Evolution de la puissance défensive des navires de guerre/02

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Evolution de la puissance défensive des navires de guerre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 113-144).
ÉVOLUTION DE LA PUISSANCE DÉFENSIVE
DES
NAVIRES DE GUERRE

DERNIÈRE PARTIE[1]

DE 1880 A 1906


III

Au printemps de 1881, la France se préparait à construire, en guise de croiseur de premier rang, après l’Iphigénie, l’Aréthuse, la Naïade, le Dubourdieu, une cinquième frégate en bois, qui devait porter le nom du capitaine Lucas, le commandant du Redoutable, digne adversaire du Victory : les charpentiers de Rochefort en taillaient déjà les premières varangues. Autour de nous, cependant, tout avait marché. L’Italia et le Lepanto entraient en essai, sans justifier aucune de nos craintes de 1873 au sujet de la complication de la tranche cellulaire. J’avais été envoyé en Angleterre, où j’avais vu à l’œuvre les deux grands constructeurs de la fin du siècle dernier, sir Nathaniel Barnaby et son digne collaborateur d’alors, sir William White, qui devait lui succéder. J’avais rapporté des croquis complets de l’Inflexible et du Comus, avec la certitude que ces bâtimens étaient bien accueillis par la marine anglaise. Dans les bureaux de la rue Royale, où l’on connaissait maintenant le poids du cloisonnement, sans erreur de virgule, la tranche cellulaire commençait à être envisagée sans horreur. Enfin un heureux changement se produisit, au moment propice, dans le personnel dirigeant des constructions navales ; la maladie terrassa le successeur de Dupuy de Lomé, ingénieur d’un grand mérite pour la construction des machines, mais sans initiative dans la conception des navires de guerre ; et l’autorité passa ainsi temporairement aux mains de M. Lebelin de Dionne, qui, de son trop court passage aux affaires, a laissé un souvenir de droiture, d’intelligence et de volonté. M. Lebelin de Dionne était l’auteur du Duquesne ; il connaissait à fond la question des croiseurs ; il suivait d’un œil attentif les progrès de l’étranger. C’est au milieu de ces circonstances favorables que je me trouvai, quand, m’étant remis à l’œuvre, je présentai deux projets de bâtimens, analogues, comme système de protection et comme grandeur, à la corvette de 1873. Les deux dispositions de l’artillerie différaient entre elles et différaient de celle de 1873. Il y avait, sur l’un et l’autre projet, tout un ensemble de tubes sous-marins pour torpilles, qui servait de prétexte et comme d’enseigne à mon nouvel envoi, et qui eut l’heureuse chance de nôtre jamais exécuté.

Le Conseil des travaux donna un avis défavorable, simple marque de déférence pour les votes de 1873 et de 1878, et pour la récente décision ministérielle qui prescrivait la construction du Capitaine-Lucas. Mieux éclairé sur la valeur des frégates en bois, le même Conseil, composé des mêmes membres, délibérant dans les mêmes conditions, ne devait plus désormais accepter, comme croiseurs, que des bâtimens en fer à pont blindé sous-marin et tranche cellulaire plus ou moins complète. De tels reviremens se comprennent sans peine, si l’on songe à tous les aléas et aux incertitudes du vote de vingt membres, appelés par fonction à trancher des questions sur lesquelles, dans tout l’ensemble des marines du monde, il ne se trouverait pas quatre donneurs d’avis compétens ; ils appellent et ils justifient l’intervention directe d’un ministre bien conseillé et sachant peser les voix au lieu de les compter. Dans le cas actuel, l’approbation ministérielle était acquise d’avance à l’un des deux projets, sur la présentation de M. Lebelin de Dionne. Le Conseil des travaux reçut une satisfaction partielle, par une demande de remaniemens répondant aux critiques de détail qu’il avait formulées ; ainsi, pour lui complaire, le gouvernail fut placé en plein air, au lieu de conserver l’abri du pont blindé.

Un changement de ministre se produisit, sur ces entrefaites, mais n’arrêta rien. L’amiral Fauque de Jonquières qui, treize ans auparavant, avait, comme rapporteur au Conseil des travaux, fait approuver mon projet de ventilation du transport Calvados, présenta à la signature du ministre Gougeard les plans du navire modifiés suivant les décisions antérieures. L’ordre de mise en chantier fut envoyé à Brest ; le nouveau croiseur prit dans le budget la place du Capitaine-Lucas, mais il reçut le nom de Sfax.

L’auteur des plans des navires doit, de toute nécessité, avoir autorité sur les chantiers et action directe sur le personnel d’exécution. Dans le cas du Sfax, je dirigeai moi-même la construction, ce qui était particulièrement heureux. Le ministre, tiraillé sans doute au dernier moment par des influences contraires, n’avait signé que l’ordre de construire, et non les plans les plus importans. La décision, indéniable au fond, était imparfaitement exprimée ; c’était un vice de forme, pouvant entraîner de nouveaux retards et peut-être l’arrêt final, sur lequel j’ai eu soin de rester muet en 1882. Le Sfax a été mis à l’eau, une année environ après l’arrivée des fers de membrure sur sa cale ; c’était le début de l’arsenal de Brest, dans un genre de sport où il s’est surpassé depuis lors,

La description du système défensif de notre premier bâtiment à flottaison cellulaire a été donnée à l’occasion des projets de 1872-73. J’ajouterai seulement qu’au point de vue de l’installation du cofferdam et de son drainage, de la protection des écoutilles par des glacis très préférables aux surbaux et par des cofferdams munis eux-mêmes de drains, etc., tous les détails du Sfax ont été étudiés avec une minutie peut-être excessive, qui ne s’est répétée pour aucun autre navire. La hauteur de la tranche cellulaire et la distribution des cloisons avaient été déterminées à l’aide de calculs rudimentaires ; l’efficacité de la protection qu’elles assuraient à la stabilité n’a été exactement établie que dix ans plus tard, et elle a été reconnue satisfaisante.

Deux séries de projets dérivant directement du Sfax ont ensuite été étudiées, l’une pour la France, l’autre pour le Japon, et ont eu des destinées différentes.

Il n’y a qu’un mot à dire de la série française. Elle portait sur un Sfax agrandi qui me fut demandé vers 1883 et qui, sous sa forme finale, se retrouve à peu près dans le D’Entrecasteaux. Le projet fait, refait, remanié, fut finalement repousse en 1885. il n’y avait là que des questions de personnes. Ministres et directeurs avaient changé depuis 1882.

La seconde série, composée des premiers bâtimens à flottaison vraiment cellulaire qui aient subi l’épreuve du feu, mérite à ce titre une mention spéciale. Elle a été, comme on sait, dessinée à Tokio au commencement de l’année 1886.

Les trois gardes-côtes Matsou-sima, Itsoukou-sima, Hasidaté, ont reproduit les dispositions générales du Sfax, ainsi que ses dimensions et son déplacement. L’étude nouvelle a uniquement porté sur l’artillerie. Les canons de moyen calibre du gaillard, qui convenaient au croiseur, ont été, pour les bâtimens de combat en vue, remplacés par une pièce de très grande puissance. La longueur dame fut, d’un coup, portée à dix calibres, au delà de toutes celles adoptées précédemment, en même temps que le poids du projectile en kilogrammes atteignait quatorze fois le cube du calibre en décimètres : l’efficacité contre les cuirasses fut ainsi assurée à toutes les distances de tir. Ce canon de perforation fut protégé par un blindage en rapport avec la puissance des canons chinois alors en construction chez Krupp. La batterie d’artillerie moyenne fut conservée sans protection, telle qu’elle était sur le Sfax et aussi, d’ailleurs, sur les cuirassés de ligne de ce temps-là : sa seule particularité fut l’adoption, dès 1887, de l’affût à berceau, dont les attachés navals du Japon avaient fait connaître toute la supériorité pour le tir rapide, et qui a été adopté récemment en France. Cette artillerie était bien en rapport avec la puissance défensive du navire ; l’une et l’autre répondaient aux qualités militaires des adversaires probables, les cuirassés chinois, uniquement armés de canons de perforation de médiocre puissance et en petit nombre.

L’intérêt excité phis tard par ces trois petits bâtimens et leur rôle en 1895 ont fait surgir mille commentaires au sujet de leur nom de gardes-côtes. Ce nom exprime simplement la modestie des ambitions japonaises d’il y a vingt ans. L’unique préoccupation était la sécurité de l’Archipel : « Nous sommes comme un parc ouvert aux rôdeurs dans toutes les avenues, m’avait dit l’amiral Saïgo, ministre de la Marine, en ouvrant notre première conférence avec ses principaux officiers ; nous. vous demandons de mettre quelques barrières. » Il notait prévu que des gardes-côtes, avec des torpilleurs. Le crédit total à ma disposition, quinze millions de yens ou dollars argent, sur lequel il fallut prélever l’achèvement d’anciens navires à Yokoska, l’achat de seize torpilleurs, la construction ou la commande de trois éclaireurs dont le Yayé-yama et de cinq petites canonnières, enfin l’achat du terrain et le commencement des travaux pour les deux arsenaux de Kré et de Sacébo, n’aurait guère permis de songer à des cuirassés de 14 000 tonnes, La solution des canonnières cuirassées, françaises ou allemandes, convenablement améliorées, mais toujours sans vitesse ni charbon, était admissible pour la défense de la mer intérieure et des grandes rades du Japon ; elle fut étudiée à Yokoska. La solution différente, adoptée en conservant le nom de gardes-côtes, a permis d’aller garder, la côte ennemie. Le Japon s’en est bien trouvé.

Les officiers japonais ne se préoccupèrent nullement du nom de leurs navires, mais ils furent frappés de la nouveauté du système défensif et soucieux de ses conséquences pour la manœuvre et la tactique. Ils me prièrent de leur faire à cet égard quelques conférences au cercle de la Marine, ce que j’acceptai d’autant plus volontiers que leur désir répondait à mes préoccupations et qu’il me suffisait, pour y satisfaire, de développer les considérans de ma première note de 1872. L’affluence dans la salle habituellement déserte de Sé-i-Kosia témoigna du zèle des officiers pour leur métier. Deux séances suffirent pour prémunir contre le danger de l’ordre d’attaque en pointe, classique et même renouvelé des Grecs, avec les croisemens qui en résultent. La tranche cellulaire n’est efficace que dans le combat du travers ; elle suppose la faculté d’écraser l’adversaire par un feu commencé à bonne portée et régulièrement soutenu, en maintenant autant que possible la distance constante. La tactique du combat du travers par des évolutions en ordre de file avait été prévue d’ailleurs et se trouvait matériellement imposée par la position donnée au canon de perforation du Matsou-sima.

Le Matsou-sima, l’ltsoukou-sima, le Hasidaté ont fait d’excellente besogne à la bataille du Yalou, et donné lieu à quelques critiques irréfléchies. Il est arrivé à la tranche cellulaire d’être traversée, mais le pont blindé n’a pas été directement touché. Un malencontreux projectile, éclatant au-dessus d’un panneau, a blessé un chauffeur devant les feux. Un autre, plus funeste, a fait exploser, dans la batterie du Matsou-sima, tout un lot de gargousses extrait de la soute. De tels accidens prouvent clairement que l’affaire était chaude et que des plaques de vingt ou trente centimètres n’auraient pas été inutiles, sur les murailles frappées. Personne ne songe à le nier. La conclusion vraiment instructive porte sur la différence, signalée plus haut, entre les navires à flottaison cellulaire et les simples protégés ; elle est donnée par l’aptitude au chavirement, dont ont fait preuve plusieurs croiseurs chinois après quelques coups reçus ; l’un de ces « protégés » a ainsi disparu, d’une manière foudroyante, au moment où il évoluait brusquement pour aborder, dit-on, le Yamato.

En 1904 et 1905, particulièrement le 27 mai dernier, les trois mêmes bâtimens ont fait bonne figure encore. Leur gros canon, modifié et muni d’un appareil de chargement moins imparfait, a même fonctionné beaucoup plus activement qu’au Yalou. Dans aucune action, ils n’ont souffert gravement. Ainsi se trouve confirmée l’assertion que la puissance défensive assurée par la tranche cellulaire est plus durable que la protection donnée par les plaques contre l’artillerie de perforation.

Le temps, que le Japon utilisait ainsi à se créer une flotte, fut employé, en France, à la construction de diverses sortes de croiseurs protégés, évidemment préférables aux frégates ou corvettes en bois, mais en recul très manifeste sur la puissance défensive du Sfax.

Sur les croiseurs dits de première et de deuxième classe, de cette époque, le défaut primordial, résultant de l’insuffisance du cloisonnement, a son excuse dans l’impossibilité, où l’on était alors, de déterminer les pertes successives de stabilité, conséquences de coups répétés reçus à la flottaison. La première méthode pratique pour établir la valeur de ces pertes, celle des expériences sur modèles décomposables, date de la fin de 1890. Elle a permis de mesurer immédiatement, d’un navire à l’autre, le degré comparatif du danger de chavirement, et de constater, par exemple, que le Tage et le Cécille sont, après deux ou trois coups reçus, dans la même situation que le Sfax après quatre ou cinq, et qu’une seule brèche a, pour le Davout, les mêmes conséquences que trois sur le Sfax.

Sur une troisième classe, celle dite des croiseurs-torpilleurs, la moins importante de toutes, l’expérience de modèle décomposable n’était pas nécessaire pour démontrer l’imminence du danger. Le cloisonnement avait été totalement supprimé. La seule précaution avait consisté à surélever le pont blindé, dans la région axiale du navire, de manière à lui faire englober, au-dessous de lui, un volume de carène un peu supérieur au déplacement du navire. La flottabilité, recherchée par un tel moyen, ne pouvait être obtenue que qu’ille en l’air, en supposant les écoutilles closes. Le chavirement était assuré dès la première brèche. L’erreur de principe commise, bien apparente à la seule inspection du plan, s’est trouvée confirmée authentiquement, par une tentative de justification de l’auteur en date du 17 février 1891, d’après laquelle le remède au défaut signalé aurait consisté à établir un tuyautage transversal permettant à l’eau de se répandre également sur les deux bords du navire. La cause première des obstacles opposés à l’établissement d’un système de protection efficace a donc été la confusion entre la notion d’équilibre et celle d’équilibre stable. On avait oublié que l’eau, abandonnée à elle-même, a l’habitude de descendre toujours, sans remonter jamais.

On a dû en entendre de belles, au pays des ombres, si M. Reech, une des gloires les plus ignorées de la science française, y est chargé, comme il en a tous les droits, de demander compte de leurs erreurs en stabilité, aux quarante promotions d’ingénieurs qui, sur le globe sublunaire, ont subi ses doctes, mais chaotiques leçons. L’auteur de la note du 17 janvier 1891 avait sûrement mérité une de ces tonitruantes objurgations, que rehaussait le pur accent d’Alsace et dont je n’ai pas perdu le souvenir ; il n’a pu que courber l’échine sous l’averse. J’ai travaillé, pour ma part, à m’assurer, en vue des éventualités futures, le pardon pour mes peccadilles passées de mauvais élève. Tout le monde n’a pas été aussi sage.

Les erreurs commises en France, les seules dont j’ai parlé, ont eu du moins un mérite, celui du silence et de la modestie. Il s’en est produit d’autres, et de non moindres, sur des navires construits à l’étranger, qui ont eu les honneurs d’une presse dithyrambique.

En continuant à suivre l’ordre chronologique, nous arrivons à une classe nouvelle de croiseurs, plus grands et plus puissans, qui se sont d’abord appelés croiseurs de combat, et qui sont en réalité des contre-croiseurs. L’apparition de ces bâtimens peut être regardée comme la conséquence de la multiplication rapide des croiseurs proprement dits, qui, bien ou mal protégés, étaient devenus une terrible menace pour la marine de commerce. Il était naturel que ces grands bâtimens fussent le sujet de perfectionnemens dans la puissance défensive. Par une anomalie bizarre, ils ont devancé les cuirassés de ligne eux-mêmes, en inaugurant les premiers la combinaison du cuirassement et du cloisonnement, qui donne le maximum de protection.

La question de savoir si la cuirasse convient aux croiseurs, ou, en d’autres termes, si l’on doit destiner à la croisière les bâtimens revêtus d’une cuirasse, ne se résout point par raison démonstrative ; elle ne se résout même pas du tout, si l’on ne vient pas à s’accorder d’abord sur le rôle des navires qualifiés de croiseurs. La marine anglaise et la marine française lui donnèrent d’abord des réponses différentes.

La marine anglaise resta fidèle à la distinction bien nette qui régnait, il y a quinze à vingt ans, entre les bâtimens de combat d’escadre, tous munis de cuirasse, et ceux construits pour opérer isolément, tous simplement protégés. Aux croiseurs étrangers, elle en opposa de plus grands, en plus grand nombre, comme ceux du type Diadem. Pour le Terrible et le Powerful, elle accepta un déplacement supérieur à quatorze mille tonnes, c’est-à-dire égal environ à celui de l’Italia et à trois fois et demie celui du Matsou-sima, sans mettre une plaque sur les murailles. Tout était consacré à la vitesse, qui atteignait vingt-deux nœuds, à l’approvisionnement de charbon, et, sous le rapport militaire, au développement de l’artillerie. L’espèce d’équilibre, auquel nous nous sommes habitués, entre la puissance défensive et la puissance offensive d’un même bâtiment, était sacrifié sans doute, mais cet équilibre est de pure convention ; la défense sera toujours parfaite, quand l’ennemi aura été détruit. Cette remarque justifie la répugnance, publiquement témoignée par sir William White, à reprendre, pour les croiseurs, l’ancienne lutte du canon et de la cuirasse, et à inaugurer l’emploi de cuirasses, efficaces contre certains petits calibres seulement, devenant une charge inutile lorsque ces calibres sont abandonnés. La vérité est que l’adoption de la cuirasse est, pour les croiseurs, une simple affaire de convenance temporaire et d’à-propos. La seule protection qui soit à sa place, toujours et partout, est celle donnée parle cloisonnement et le charbon, parce que celle-là ne pèse rien.

Dans la marine française, où l’apparition des obus à la mélinite causa une émotion plus vive qu’en Angleterre, on eut tout de suite recours au cuirassement. Le Dupuy de Lome, notre premier croiseur de combat, est un véritable cuirassé ; il est même, par l’étendue de la surface blindée, le plus cuirassé de tous les cuirassés construits depuis la grande série des frégates de Dupuy de Lomé ; il porte d’ailleurs un pont blindé à l’emplacement convenable pour la protection des parties vitales, avec, au-dessus de ce pont, une tranche cellulaire contenant le charbon. Après avoir combiné d’une manière si rationnelle la protection de l’ancienne Gloire et celle du Sfax, l’auteur du Dupuy de Lome n’aurait pas dû s’arrêter là ; on s’étonne vraiment qu’il n’ait pas proposé, pour le Masséna par exemple, l’amélioration du système de protection qui était plus particulièrement nécessaire aux cuirassés d’escadre.

Il est très digne de remarque que le modèle offert par le Dupuy de Lome, comme superposition des effets protecteurs de la cuirasse verticale et du pont blindé, n’est point ce qui attira l’attention sur ce navire. On a, au contraire, admiré l’accumulation des qualités de combattant et de croiseur réalisée avec un faible déplacement, accumulation plus apparente que réelle. Le Dupuy de Lome contient en effet de tout, mais trop peu de chaque élément. A l’artillerie, par exemple, il n’a été attribué qu’un poids égal au trentième du déplacement, 217 812 kilogrammes exactement, munitions comprises, et cette part, déjà faible, s’évanouit, si l’on considère que, dès le premier armement, les prévisions de poids ont été dépassées de 288 291 kilogrammes. Il aurait donc fallu débarquer l’artillerie, avec quelque chose en plus, pour mettre le navire dans ses lignes d’eau. Pour ce motif, le Dupuy de Lome n’a été reproduit, ni en France ni à l’étranger. On ne se contente plus aujourd’hui de satisfaire fidèlement au devis des poids ; on veut, avec raison, garder du disponible pour faire face au danger de la surcharge, si fatale aux bâtimens qui vieillissent.

Plusieurs petits cuirassés français, mis en chantier après le Dupuy de Lome, ont présenté la même disposition générale de protection, mais avec un cuirassement vertical limité à la tranche cellulaire et aux postes des canons. Leurs qualités, trop insuffisantes comme croiseurs, ont empêché de rendre justice à la perfection de leurs détails et à l’exactitude avec laquelle ils ont satisfait à leur devis. Ils ont souffert des erreurs de leur programme qui répondait à la vieille manie de construire, pour les stations lointaines, non des bâtimens appropriés à cet emploi, mais de simples réductions des navires étudiés pour un autre service.

En résumant ce rapide historique, nous voyons que les diverses combinaisons que l’on peut faire, du cuirassement et du cloisonnement, pour la protection des navires contre l’artillerie, avaient toutes été essayées et pratiquées en 1890. Ces combinaisons sont au nombre de trois :

1° Emploi exclusif du cuirassement sur certains bâtimens et de la tranche cellulaire sur d’autres. C’est la solution adoptée en France. Elle a donnée, d’une part, le Duperré et les nombreux cuirassés qui en dérivent, classe Bayard comprise ; d’autre part, le Sfax et tous les croiseurs qui l’ont suivi, jusqu’au Dupuy de Lome. Cette solution, légèrement mitigée par le cuirassement de la grosse artillerie, se retrouve sur les trois gardes-côtes japonais type Matsou-sima.

2° Emploi simultané du cuirassement et du cloisonnement, par juxtaposition sur un même navire. La partie centrale est blindée. Les extrémités sont protégées par une tranche cellulaire. Le pont blindé change de position, en passant du caisson central aux régions cloisonnées ; le raccordement de ses trois tronçons est fait par deux traverses cuirassées. Cette solution a été surtout adoptée en Angleterre, où elle a donné les séries successives de navires à citadelle types Inflexible, Collingwood, Royal Sovereign, et aussi les deux croiseurs cuirassés ou plutôt les deux cuirassés de station Impérieuse et Warspite. Elle a été reproduite dans divers pays, mais non en France.

3° Emploi simultané, par superposition, des deux modes de protection, la cuirasse recouvrant les flancs de la tranche cellulaire. La cuirasse verticale ajoute ainsi son action à celle du pont blindé pour protéger les parties vitales ; la tranche cellulaire atténue l’effet des brèches, principalement en ce qui concerne la stabilité. Cette solution vient d’être spécialement signalée à l’occasion du Dupuy de Lome ; elle a été adoptée en 1888 pour le petit croiseur japonais Chiyoda et elle a reçu, vers la même époque, une application beaucoup plus importante en Italie, sur les cuirassés type Sardegna.

De ces trois solutions du problème de la protection à donner à la flotte de combat contre l’artillerie, la troisième a prévalu à juste titre pour tous les bâtimens auxquels leur fort tonnage permet de porter une cuirasse. Il nous reste à étudier son développement, en insistant sur les motifs qui le justifient, et à décrire deux formes différentes, et toutes deux rationnelles, sous lesquelles elle peut être appliquée.


IV

Bien des choses changent en France, en quatre ans. Cependant, quand je rentrai du Japon en 1890, la marine cuirassée était restée stationnaire, et elle me sembla momifiée dans ses vieilles bandelettes. J’avais, à Brest, travaillé à l’Amiral-Baudin et commencé la construction du Neptune ; je trouvais à Toulon le Magenta, leur frère, encore inachevé, le Marceau en essais, le Hoche arrivant de Lorient après une traversée très dure et bien supportée. Tous ces bâtimens appartenaient à un modèle qui m’était connu, et auquel j’avais opposé, en 1878, le projet d’un très inconfortable monitor, seule solution permise par l’exiguïté du déplacement et l’ensemble des conditions imposées. Les successeurs que l’on se préparait à leur donner étaient, comme eux, affligés, par le programme, d’une insuffisance de déplacement d’environ 2 000 tonnes, et ils ne pouvaient que perpétuer, à tous égards, leurs vices fondamentaux.

Sur les croiseurs, il se rencontrait quelques innovations, spécialement dans la manière de comprendre la stabilité et les moyens propres à la protéger. Nous en avons vu les mérites, surtout en ce qui concerne les croiseurs-torpilleurs.

En somme, l’étude de la puissance défensive était à reprendre par la base, pour toutes les classes de navires, en se préoccupant enfin de ce que devient la stabilité, quand la coque est trouée. Le plus urgent, en raison des mises en chantier prochaines, était d’améliorer la situation des cuirassés.

Ce qui a été dit à l’occasion du Tonnerre a pu faire pressentir assez bien quels étaient, en 1890, les deux défauts communs à tous nos cuirassés. Ces défauts peuvent être exposés avec autant de clarté que de précision, si l’on veut bien accepter tout d’abord le monitor comme terme de comparaison.

Comme les monitors, mais sans les motifs qui imposent cette disposition aux monitors, nos cuirassés avaient leur pont blindé au cap supérieur de la ceinture cuirassée. Tout projectile perforant la cuirasse devait donc pénétrer dans les parties vitales des navires ; le coup était mortel.

Comme les monitors aussi, mais en opposition formelle avec les principes qui justifient à cet égard les monitors, les mêmes cuirassés avaient le can supérieur de leur ceinture, — c’est-à-dire le dessus de leur caisson blindé, — à un mètre environ au-dessus de la flottaison ; parfois même s’était-on contenté d’une hauteur de caisson très inférieure à celle des monitors. Or les monitors, qui n’éprouvent jamais des roulis étendus, reçoivent impunément une largeur supérieure de plusieurs mètres à la limite imposée aux cuirassés de forme ordinaire, par la crainte des roulis trop durs. Il résulte de là que la hauteur de caisson, suffisante pour assurer la stabilité des monitors, est insuffisante sur les cuirassés, sans l’appoint de la superstructure légère en prolongement de la muraille du caisson. Cet appoint est assuré en temps de paix ; mais il ne survit pas à la première phase d’un combat. Le cuirassé peut ainsi tomber dans une situation critique, bien que sa cuirasse soit restée intacte, ce qui, à une époque d’artillerie moyenne à tir rapide, diminue, dans une singulière proportion, l’importance du cuirassement et la valeur militaire des bâtimens qui en sont munis.

Considérons maintenant ce que devient la stabilité, quand la cuirasse est perforée, sans que le navire soit détruit. Il ne s’agit plus ici, bien entendu, que de la série de navires commençant au Brennus et mis en chantier à partir de 1890. Ces bâtimens ont reçu, comme correctif au premier des défauts signalés, un second pont blindé légèrement, qualifié du nom de pare-éclats et placé au-dessous du pont blindé principal, au can inférieur de la ceinture cuirassée. La hauteur de la ceinture restait la même que sur la série Magenta. Une tranche cellulaire se trouvait établie, à l’état rudimentaire, sans avoir été avouée ; pour juger de sa valeur, il faut maintenant, après avoir comparé le cuirassé avec le monitor, le comparer avec le croiseur à flottaison cellulaire.

Intact, le caisson protecteur des navires à flottaison cellulaire, qui s’élève au-dessus de la mer à plus du cinquième de la demi-largeur des bâtimens, suffit à lui seul à assurer, et au delà, leur stabilité contre tous les efforts extérieurs de chavirement qui peuvent être prévus. La perforation de la muraille met rapidement fin à cette situation favorable, en ouvrant des compartimens à la mer et en supprimant ainsi, pour ces compartimens, les forces hydrostatiques alternatives dont le balancement seul soutient les navires debout malgré la position élevée de leur centre de gravité. L’effet de chaque brèche à la flottaison équivaut à celui d’une diminution de largeur du navire, ou bien, au point de vue où nous sommes placés, à une diminution de hauteur du caisson. Si serré que soit le cloisonnement, si parfait que soit le compartimentage, quand le charbon des cellules a été consommé, il suffit de trois brèches, quatre au plus, pour amener le bâtiment à la situation inquiétante du cuirassé à caisson bas, et à cuirasse intacte. Les impulsions extérieures possibles, produites par la houle ou l’action du gouvernail, deviennent capables de faire chavirer. En allant plus loin, comme avaries, on arriverait rapidement à l’état où l’intervention du dehors ne serait plus nécessaire et où le navire tendrait de lui-même vers une position d’équilibre nouvelle, stable cette fois, la quille en l’air. Ces indications suffisent, sans qu’il y ait lieu d’insister, pour faire deviner l’effet des coups perforans sur le cuirassé dont la hauteur du caisson protecteur au-dessus de l’eau est trois fois moindre, et le compartimentage quatre ou cinq fois moins serré, qu’à bord du croiseur à flottaison cellulaire.

Ces vérités élémentaires, tenues pour évidentes aujourd’hui, étaient contestées, il y a quinze ans, non sans acrimonie, par les coupables, que la courtoisie d’une polémique essentiellement impersonnelle n’empêchait pas de se sentir implicitement en cause, et qui se montraient peu enclins à « perdre la face. » Il me fallut donc les établir par un procédé très simple, et cependant irréfutable. Tel fut l’objet des expériences sur modèles décomposables, exécutées à Toulon en 1890 et 1891. La méthode consiste à représenter le navire par un modèle, dont on enlève les parties, qui, sur le navire perforé, cessent de contribuer à la stabilité, et à passer ensuite graphiquement, par des tracés élémentaires, du cas du modèle à celui du navire ; elle n’exige aucun déploiement de connaissances scientifiques, ni pour être appliquée, ni pour être comprise. Depuis lors, on est parvenu à appliquer, aux navires en avarie, les procédés de calcul créés pour les navires intacts, mais l’emploi du modèle offre toujours plus de garanties. Deux séries d’expériences conduites avec une grande célérité permirent de porter un jugement, la première sur les croiseurs récemment mis en service, la seconde sur les cuirassés en projet : elles confirmèrent nettement les conclusions qui pouvaient jusque-là être repoussées comme pessimistes, et fournirent les règles certaines pour assurer aux navires la sécurité indispensable.

Tous les navires de combat, cuirassés ou non cuirassés, doivent recevoir une tranche cellulaire, aussi compartimentée pour le moins que celle du Sfax. Tous ceux qui ne jouissent pas de la propriété des monitors doivent être ainsi protégés au-dessus de la flottaison, sur une hauteur dépassant le dixième de la largeur du navire, et atteignant, par conséquent, deux mètres et demi sur les cuirassés d’escadre. À ces conditions seulement, la perforation de la tôlerie légère au-dessus du caisson protecteur est pratiquement indifférente, au point de vue du chavirement, et la présence de deux ou trois brèches à la flottaison n’a jamais de conséquences immédiates, fatales à la stabilité.

La grande hauteur, ainsi nécessaire aux plaques qui doivent recouvrir entièrement les murailles de la tranche cellulaire sur un cuirassé, oblige, pour ne pas exagérer leur poids, à réduire leur épaisseur. De là, un motif impérieux, s’ajoutant aux raisons déjà connues, et obligeant à donner au pont blindé la même position, sur les cuirassés, que sur les navires simplement protégés. Un exemple numérique fera bien comprendre cette nécessité. Supposons que, sur un ancien navire à disposition défectueuse comme le Duperré, la résistance de la ceinture à la perforation soit égale à celle du pont, et représentons-la par un : la protection des parties vitales se trouve ainsi représentée par un. Si le pont blindé est simplement transporté au bas de la ceinture cuirassée, la protection des parties vitales sera représentée par deux. Si, en même temps, l’épaisseur de la ceinture est réduite de moitié en raison de l’augmentation de la surface (nous faisons une pure hypothèse), la protection des parties vitales sera ramenée à un et demi, ce qui est encore un progrès convenable par rapport à l’état primitif. Si, au contraire, le pont blindé restait au-dessus de la ceinture réduite d’épaisseur, la protection des parties vitales tomberait à la valeur un demi, ce qui serait inacceptable.

Le respect pour les cloisons et pour le contenu de la tranche cellulaire a conduit, en France, à conserver un blindage horizontal qui recouvre cette tranche à la partie supérieure L’utilité de ce pont est évidemment secondaire ; son but est entièrement atteint quand il a fait ricocher ou éclater un projectile, tout en étant lui-même perforé ou déchiré d’une manière quelconque. L’épaisseur de ce pont est, en général, la moitié environ de celle du pont blindé principal ; mes projets de 1891 ne prévoyaient que l’épaisseur des tôles d’un pont ordinaire.

Aux innovations proposées en 1891, qui ont été réalisées dix ans plus tard sur les cuirassés type Patrie, en était jointe une autre que la Patrie n’a pas reproduite. C’est la protection contre la torpille automobile, dont l’apparition du premier sous-marin, le Gymnote, faisait prévoir, dès 1890, la nécessité prochaine. La disposition de blindage imaginée à cet effet a été très exactement appliquée plus tard au Cezarewitch par les chantiers de la Seyne.

Plusieurs projets complets de cuirassés furent préparés dans ces conditions en 1891. Ils se ressentaient plus ou moins de la gêne d’une limite de déplacement de 12 000 tonnes, à laquelle les programmes s’attachaient aveuglément depuis plus de dix ans et qui était en contradiction absolue avec la réalisation d’une bonne puissance défensive associée aux autres conditions imposées. Le dernier de ces projets, dans lequel je m’étais affranchi de cette entrave, atteignait 14 000 tonnes ; il est bien le prototype des cuirassés type Patrie ; il ne fut terminé qu’au commencement de l’année 1892, et ne put, en raison des circonstances, être présenté au ministère que sous une forme officieuse.

Les projets de 1891 eurent le même sort que jadis celui de 1872. Ensevelis pendant le même laps de temps, ils ne ressuscitèrent qu’après le signal de l’étranger. Les motifs d’accueillir avec confiance les innovations proposées, de les approuver sans retard, de les appliquer avec célérité, étaient cependant bien plus probans et plus graves qu’en 1872. Il est juste de dire que le Conseil des travaux fut divisé et hésitant. Le ministre se montra perplexe. Le chef d’état-major garda la décision envoyée à son visa, et tint à laisser à son successeur, qui s’exécuta en bon soldat devant une consigne, le soin d’expédier la dépêche dont les termes ne me permettaient pas d’envoyer officiellement mon travail définitif.

L’échec venait du côté du chiffre du déplacement, au sujet duquel l’opinion était très divisée et déroutée dans la marine, tandis qu’un accord unanime était établi, assurait-on, dans le Parlement. La presse suivait l’opinion du Parlement, ou l’inspirait. À permettre l’addition de 100 tonnes, aux 12 000 concédées, un ministre se serait cru exposé à recevoir le lendemain son diplôme d’éleveur de mastodontes, sans motif, d’ailleurs, à l’appui d’un qualificatif si désobligeant. Il eût donc fallu travailler d’abord l’opinion par un recours à la publicité, ce qui est une analogie de plus avec la situation de 1873. À cette époque déjà, devant le parti pris, dans la marine seule cette fois, contre la corvette à flottaison cellulaire, l’amiral Coupvent-Desbois m’avait signalé une campagne de presse comme indispensable. Mais, les études d’ordre militaire me semblent plutôt faites pour rester ignorées du public jusqu’au jour où elles ont abouti, comme c’est le cas aujourd’hui par la construction du Henri IV et de la Patrie. Le scrupule, discutable en 1873, était justifié en 1891 par la gravité même des défauts de nos cuirassés, et aussi par la violence des critiques injustifiées dont la marine se trouvait alors l’objet. A la lutte, aussi ardente qu’enténébrée entre ennemis et partisans des gros déplacemens, s’enchevêtrait une campagne intéressée concernant le modèle de chaudières. A propos d’accidens survenus dans le tuyautage en cuivre qui ne convenait plus aux nouvelles pressions, la marine était prise violemment à partie pour ses vieilles chaudières cylindriques. On faisait flèche de tout bois. De ce qui avait transpiré, par les expéditionnaires, de mon rapport de février 1891 relatif aux croiseurs, sortit, dans le plus répandu des journaux de Toulon, un article au titre suggestif de : « Chaudières qui éclatent et croiseurs qui chavirent. » Je ne saisissais pas encore la liaison qui existait entre les deux sujets et qui devait amener, cinq ans plus tard, la construction de « Cuirassés qui chavirent » pour permettre plus commodément la commande de « chaudières qui éclatent ; » mais je voyais flotter une bannière qui n’était pas la mienne. Au sujet de la stabilité des cuirassés, je m’abstins de tout rapport écrit, me bornant aux déclarations verbales, dont la trace est conservée par les procès-verbaux du Conseil des travaux.

Les années qui suivirent 1891 furent infertiles en progrès ; je les consacrai surtout à m’édifier de mon mieux sur la question obscure des nouvelles chaudières qui prenait décidément une tournure inquiétante. On ne rencontre à cette époque, concernant la stabilité des cuirassés, qu’une disposition ingénieuse adoptée sur le Jauréguiberry et un incident ridicule survenu au Magenta. On avait évidemment glosé, dans le port de Toulon, sur les expériences de modèles décomposables, et, malgré la discrétion observée au sujet des cuirassés, ou peut-être à cause de cette discrétion, une légende absurde s’était formée, concernant la sécurité du Magenta. Il en résulta une panique à bord, au cours d’une manœuvre d’artillerie faisant prendre au navire une inclinaison prononcée. L’affaire, aujourd’hui oubliée, fit du bruit dans la presse parisienne. Le ministre d’alors se plaisait à découvrir des responsabilités et avait ensuite la main lourde, surtout pour frapper à faux, comme il fit après l’accident de tuyautage de l’Aréthuse : il songea à sévir contre l’auteur des plans, mais il se renseigna heureusement à bonne source. On lui démontra sans peine que la panique était sans fondement et le Magenta sans défaut à l’état intact ; qu’un ingénieur est hors de cause, d’ailleurs, quand il a préparé des plans conformes aux instructions ministérielles les plus précises ; et qu’il ne pourrait être, sans injustice, sacrifié, de ce fait, au profit des incapables ou des paresseux qui n’ont, de leur vie, dessiné ni un navire, ni une gaffe. L’affaire en resta là ; mais la connaissance des effets d’une avarie de combat sur la stabilité commença à se répandre. La situation où, vers le même temps, la simple rupture d’un couvercle d’écubier voisin de la flottaison mit un instant le Formidable, pendant une tempête, fut plus directement démonstrative. Personne ne bougeait toutefois, on attendait toujours un signal venant du dehors.

En 1893, survint l’affreuse catastrophe du Victoria éperonné par le Camperdown. L’avant du navire, ouvert à la mer, cessa de coopérer à la stabilité. Rien n’était désespéré si le danger eût été connu à bord, et la manœuvre dirigée en conséquence. Marchant en avant, le Victoria chavira brusquement, au premier mouvement du gouvernail.

La leçon fut comprise en Angleterre, et, comme on pense, rapidement mise à profit par un constructeur de l’envergure de sir William White. Dès l’année 1893, les cuirassés type Majestic apparaissaient sur les chantiers, avec leur pont blindé unique placé au can inférieur de la cuirasse, et leur ceinture de plaques, de grande hauteur, couvrant un entrepôt cloisonné. Depuis lors, les constructions nouvelles se sont rapidement succédé, par séries renouvelées presque chaque année, en étendant le blindage aux extrémités, corrigeant successivement toutes les anciennes défectuosités des navires anglais, réalisant chaque fois un progrès nouveau, avec, chaque fois, le déplacement, accepté sans marchander, qu’exigent les qualités de puissance et de vitesse demandées. Au début de 1905, l’Angleterre ne comptait pas moins de quarante-cinq bâtimens du nouveau modèle, achevés ou en chantier, dont plusieurs en service depuis l’année 1896.

Telle fut la confiance, au point de vue de la sécurité des fonds, inspirée en Angleterre par la nouvelle disposition inaugurée sur le Majestic, que l’on ne craignit pas de réduire, d’environ moitié, l’épaisseur des plaques de ceinture. On descendit même à quinze centimètres, soit le quart de l’épaisseur des plaques de l’ancien Inflexible, sur l’une des classes qui succédèrent au Majestic, celle du Canopus. On s’arrêta généralement à vingt-trois centimètres. Cette diminution du cuirassement coïncide, il est vrai, avec l’adoption du harvéyage, une de ces révolutions soudaines dans la résistance du métal, par lesquelles la cuirasse a répondu, de temps à autre, au progrès lent et continu du canon. Les plaques de quinze centimètres harvéyées à double trempe ne sont pas loin de valoir les anciennes plaques en fer doux de soixante et un centimètres.

On sait que la réforme inaugurée en Angleterre en 1893, dans le système de protection, fut appliquée aux quatre derniers des six grands cuirassés que le Japon a commandés aux chantiers anglais en prévision du conflit avec la Russie, et auxquels il doit sa fortune.

En France, le dispositif protecteur nouveau n’ayant été adopté sur les cuirassés de combat qu’après les croiseurs, son histoire s’enchevêtre pour ces deux classes de navires, de telle sorte que notre récit doit présenter ici une certaine incohérence pour être le tableau fidèle des faits.

En 1882, furent commencés à Rochefort les plans d’un croiseur de vingt-deux nœuds de vitesse, dérivés exactement de ceux qui venaient d’être terminés à Toulon pour un cuirassé. La cuirasse, disposée de la même manière, couvrait la tranche cellulaire complète, toute la coque à l’avant, jusqu’au gaillard, les tourelles principales et partiellement la moyenne artillerie ; son épaisseur, au milieu de la ceinture, était de douze centimètres. Les expériences de tir exécutées à Toulon contre une vieille frégate, du type Gloire, la Gauloise, je crois, avaient montré que l’obus à la mélinite, du calibre de quatorze centimètres, auquel s’arrêtait l’artillerie à tir rapide, était sans aucun effet contre les plaques en fer doux de dix centimètres d’épaisseur ; il était permis d’en conclure qu’une cuirasse en acier de douze centimètres assurerait pour quelque temps la supériorité militaire contre les navires non blindés, si puissante que pût être leur artillerie. Un changement de service m’obligea à interrompre cette étude, en en confiant la poursuite à un ingénieur expérimenté, qui avait su faire des croiseurs simplement médiocres, d’après des programmes éminemment défectueux, mais que cette espèce de sauvetage des erreurs officielles savait seul intéresser. Le projet resta tel que je l’avais laissé, une ébauche faite sur des données heureusement exactes. Les choses en étaient là, quand, en 1895, une crise d’excitation succédant à une période de somnolence, des rivaux furent réclamés au Powerful et au Terrible qui se terminaient en Angleterre, avec vingt-deux nœuds de vitesse. Les grands croiseurs surgissaient un peu partout, avec le Rurik en Russie, le New-York et le Brooklyn aux États-Unis. Nous n’avions rien de prêt, sauf les plans d’une Jeanne d’Arc, genre D’Entrecasteaux, de dix-neuf nœuds, plans qui faisaient depuis longtemps la navette entre Paris et Toulon où on les renvoyait pour retouches. La besogne manquait depuis plusieurs mois à Toulon, où les ouvriers, disait-on, arrachaient l’herbe autour des chantiers déserts. Le travail de Rochefort fut exhumé et jugé utilisable. Le modèle des chaudières fut changé, la chambre des machines un peu allongée, le blindage intérieur contre les torpilles supprimé ; cela donna l’espace et le poids pour un vingt-troisième nœud possible. Un léger remaniement dans la répartition de l’épaisseur des plaques permit d’utiliser le harvéyage, qui exigeait alors quinze centimètres d’épaisseur. Le plan des formes ne fut même pas refait. Au bout d’un mois, le tracé à la salle était en main et les premières commandes de matériaux préparées. On prévoyait qu’on en pourrait faire l’essai au bout de trois ans. Telle est l’histoire de la Jeanne d’Arc, qui compte aujourd’hui de si nombreux similaires en France et à l’étranger. Son système défensif a été exactement reproduit sur tous nos croiseurs, et ensuite sur tous nos cuirassés, sauf le Henri IV.

Il eût été naturel de mettre en chantier, en même temps que la Jeanne d’Arc, son ancêtre direct, le cuirassé du futur modèle Patrie, mais, dès qu’il en fut question, au commencement de 1896, la difficulté du déplacement surgit à nouveau. Les factions n’avaient pas désarmé depuis 1891, et, la passion s’en mêlant, tout le monde ayant pris parti, il restait peu de place au simple sens commun. L’école favorable aux gros déplacemens eût été la plus puissante, si elle eût voulu admettre les motifs qui lui donnaient raison ; mais elle regardait à peu près comme crimes de lèse-majesté les critiques adressées aux navires sur lesquels tant d’officiers avaient loyalement gagné leurs grades ; et, pour préférer quatorze mille tonnes à douze, elle se plaçait à un point de vue purement esthétique. L’école contraire n’avait aucun programme ; elle était divisée ; son avant-garde aurait volontiers composé la flotte de torpilleurs de soixante à quatre-vingts tonnes, soutenus par des canonnières de quatre cents comme mastodontes ; elle n’était unie que pour condamner, comme inutilement colossal, tout ce qui approchait de douze mille tonnes. Le ministre, sans s’associer aux exagérations des sectaires, subissait quelque peu l’influence des partisans des petits navires, et se montrait mal disposé, au début, à dépasser douze mille tonnes. Il lui répugnait même d’accroître le déplacement de huit mille tonnes prévu par son prédécesseur pour l’unique cuirassé inscrit au budget. Les idées régnantes, au sujet de la puissance défensive, n’avaient encore été modifiées, en 1895, ni par les essais de modèle de 1890-91, ni par la catastrophe du Victoria, ni par l’exemple de l’Angleterre. Le cuirassé de huit mille tonnes prévu à cette date, qui aurait porté le nom du Henri IV, était un Tréhouart empiré, avec une hauteur de caisson blindé égale au huitième de celle exigée par sa largeur, et sans tranche cellulaire. Aux pians de ce navire étaient joints, encore inachevés au ministère, ceux d’une Jeanne d’Arc qui, abandonnant le modèle Dupuy de Lome, revenait au système de protection du Duperré et du Bayard. Les plans de ces singuliers navires ont été terminés, et conservés soigneusement à titre de curiosités historiques.

En présence de l’impossibilité d’aborder le déplacement de quatorze mille tonnes, le recours à la disposition générale des monitors restait ouvert, comme l’unique moyen d’obtenir un bâtiment exempt de vices rédhibitoires. Cette solution fut proposée et agréée en principe, au mois de février 1896, pour le Henri IV actuel, dont les plans furent commencés. L’opposition surgit aussitôt, plus universelle et plus violente que contre le cuirassé du modèle Patrie. En désespoir de cause, le ministre accepta, au mois d’avril, le déplacement de quatorze mille tonnes et mit à l’étude un cuirassé genre croiseur. Cette dénomination, après la mise en chantier de la Jeanne d’Arc, convenait très bien à définir le système défensif du nouveau cuirassé, comparativement à celui du Henri IV. Un instant, on put croire résolu le problème du modèle de cuirassé à adopter pour la nouvelle flotte. Quelques semaines plus tard, l’étude commencée en avril fut arrêtée net. Puis le service des constructions navales fut divisé de manière à perdre toute autorité et tout moyen d’action. La bizarre organisation, œuvre d’ineptie orgueilleuse à l’origine, qui devait avoir la même durée que ses causes, a été attribuée au soupçon, qui pesait sur moi, de manquer de la souplesse d’opinions qu’impose en dogme l’évangile des temps nouveaux, et qu’excuserait, hélas ! l’exemple de quelques braves gens, fils de gens d’honneur. Je ne m’en défendrai pas. Cependant, des indices immédiats et surtout la suite des événemens m’ont montré qu’il s’était agi de satisfaire aux convenances du ministre, en lui épargnant la peine d’écarter l’intervention du service technique dans le choix des modèles de chaudières. Mais je n’ai ici à mentionner les mesures prises à la fin de 1896 qu’au point de vue de leur influence sur l’évolution de la puissance défensive de nos navires.

D’abord la construction des bâtimens commencés fut subordonnée à l’achèvement de quelques rafistolages, et conduite ainsi avec une extrême lenteur, ce qui eut des conséquences désastreuses, surtout pour le Henri IV, que la faiblesse de son déplacement avait fait finalement accepter. En effet, si le Henri IV, commencé en 1896, avait été essayé en 1900 ou même 1901, on aurait pu choisir, en connaissance de cause, entre les deux modèles, cuirassé-croiseur et cuirassé-monitor, dont nous ferons plus loin le parallèle.

Pour les cuirassés, la réforme urgente du système de protection fut ajournée à plusieurs années. Dans l’intervalle, deux nouvelles unités ajoutèrent une soixantaine de millions au demi-milliard déjà sorti des escarcelles françaises pour la construction d’une flotte de combat défectueuse.

En même temps que les cuirassés étaient frappés dans leurs qualités militaires, les croiseurs le furent dans celles de navires de course. Le caisson protecteur de la Jeanne d’Arc était assez bien accepté, pour que les réclamations d’un ingénieur et de quelques officiers en faveur du retour au cuirassement du Bayard ne fussent pas entendues ; mais la nouvelle Jeanne d’Arc, qui figurait au budget sous le nom de C3, et dont les plans avaient été refaits à loisir, fut abandonnée. La lutte pour la supériorité de vitesse sur les croiseurs des marines rivales fut arrêtée, et resta arrêtée jusqu’en 1902. Notre ancien Conseil d’amirauté, ressuscité avec ses membres presque au complet, fut convoqué à cet effet ; ses délibérations, qui furent extrêmement confuses, limitèrent finalement aux environs de huit mille tonnes le déplacement des croiseurs cuirassés, en réduisant de deux nœuds la vitesse et d’un millier de milles la distance franchissable attribuées au C3. Cela ne pouvait donner que le type Dupleix. En revanche, le nombre des croiseurs cuirassés fut accru bien au delà de toutes les anciennes prévisions.

J’aurais certes mauvaise grâce à critiquer trop vivement des bâtimens tels que le Montcalm, le Sully, la Marseillaise, pour lesquels l’opinion maritime est indulgente, et qui tous ont un peu dépassé les conditions de leur programme, tout en présentant, à l’état neuf, le disponible en poids assuré par une étude sincère. J’avouerai cependant que la nécessité de construire des croiseurs inférieurs à leurs rivaux, à la fois en puissance et en vitesse, ne m’a jamais paru démontrée. Naviguer isolément et sans soutien est fort dangereux pour de semblables navires. Se réunir en escadres secondaires, sous l’appui des cuirassés, pour soutenir l’escadre principale dans ses combats, comme l’a indiqué le rapport à l’appui d’un budget, est vraiment tirer un pauvre profit d’une vitesse de vingt et un nœuds. Dans la tactique des batailles, on obtiendra toujours de meilleurs services, à prix égal, d’une escadre de cuirassés type Patrie, éclairée par les croiseurs genre Jurien de la Gravière et par de simples coureurs de trois mille tonnes, que d’une escadre de croiseurs cuirassés. Dans les stations lointaines, la France, à supposer qu’elle puisse s’offrir le luxe d’une flotte spéciale, sera toujours représentée insuffisamment par tout navire jugé indigne de servir dans les mers d’Europe. Enfin et surtout, l’affaiblissement relatif, qui pour les navires vient vite avec l’âge, se chargera trop bien de nous pourvoir de navires lents et faibles, pour qu’il convienne d’en construire de neufs.

Le croiseur cuirassé se comprend bien, au contraire, dans le rôle de coureur isolé, maître des routes de la mer, partout où n’atteint pas le boulet d’une escadre ennemie. Les navires propres à capturer les paquebots et à échapper par leur vitesse à l’atteinte des croiseurs sont déjà un porte-respect sérieux vis-à-vis des puissances à grand commerce maritime : tel a été le rôle prévu pour le Château-Renault et le Guichen. Si, de plus, ils sont capables de détruire ceux qui tenteraient de contrecarrer leurs opérations, ils deviennent, à la fois, une menace formidable pour le commerce ennemi et une protection efficace pour le commerce national. Tel est le rôle ; pour lequel la Jeanne d’Arc et le C3 auraient dû être terminés en 1899 au plus tard. A côté de leurs qualités brillantes, de tels navires ont le défaut de perdre, plus vite que tous les autres, leur suprématie du début. Le progrès continu des vitesses les relègue vite au second rang. Leur puissance militaire elle-même a quelque chose de particulièrement éphémère. C’est ainsi que le cuirassement complet du Dupuy de Lome, en acier ordinaire de dix centimètres, n’a eu l’importance prévue que durant une courte période, com- prise entre les expériences de tir contre la Gauloise en 1889, et celles contre le La Galissonnière en 1896 ; à cette dernière date, il ne valait même plus la protection légère du D’Entrecasteaux. La ceinture harvéyée de quinze centimètres des nouveaux croiseurs, de même, perdra vite sa valeur, par suite de l’amélioration des projectiles en général et de l’accroissement du calibre des pièces à tir rapide. Les croiseurs cuirassés doivent donc être construits très vite et en très petit nombre à la fois. Pour eux, du reste, la valeur individuelle est tout ; leur nombre importe moins, parce que, à les réunir en escadre, on additionne bien ensemble leurs puissances militaires, mais non pas leurs vitesses individuelles, et que la vitesse est la qualité principale d’où dépend l’excellence de leur service.

Cette petite digression termine tout ce que nous avons à dire sur les croiseurs, car l’évolution de leur puissance défensive a été terminée dès l’année 1896.


V

Pour les cuirassés de combat, le revirement de l’opinion, qui, à défaut de l’autorité hésitante, décida enfin l’adoption d’un système de protection efficace, date du commencement de l’année 1898.

La conversion des pêcheurs eut lieu à l’occasion des expériences de modèles décomposables, reprises à Brest par un ingénieur venu de Toulon, qui fit, au sujet du Charles Martel, un rapport complet, catégorique et lumineux. Les prédicateurs qui eurent le mérite de cette conversion, furent les ingénieurs qui, sur des programmes issus du Conseil des travaux, avaient autrefois produit les pires chavirables de nos cuirassés. Entrés à leur tour au Conseil, ils donnèrent un bel exemple de probité professionnelle. Grâce à eux, le Conseil sentit passer de nouveau le souffle intermittent qui l’avait animé en 1872.

Un projet conforme aux études de mars 1892 et d’avril 1896 sous le rapport du système de protection, du déplacement, etc., un peu différent comme vitesse et comme disposition de l’artillerie moyenne, présentant l’épaisseur de cuirasse de trente centimètres, à laquelle l’Amirauté anglaise s’est ralliée l’an dernier, fut demandé par le ministre à la section technique, le 5 mai 1898. La préparation des plans fut menée rondement. Elle prit en tout cent jours de travail, plus vingt-cinq employés à des discussions préliminaires, et à de petites retouches résultant de modifications au programme initial.

En dépit de tout le temps perdu depuis l’année 1890, nous pouvions encore arriver en assez bon rang. L’Angleterre, à la vérité, et par circonstance le Japon à sa suite, avaient pris sur nous une avance de près de cinq ans ; mais la marine anglaise n’est plus, comme il y a trente ans, la seule avec qui nous ayons à compter. Les États-Unis devaient tâtonner encore, avant d’aboutir au type Louisiana. L’Allemagne ne devait adopter qu’en 1901 la disposition du Majestic, sur ses dix cuirassés de treize mille tonnes du type Braunschweig. La Russie devait rester plus en arrière encore. L’Italie avait bien devancé tous les autres pays, Angleterre comprise ; mais la disposition du Sardegna, parfaite pour la protection des parties vitales, garantissait insuffisamment la stabilité ; le défaut de hauteur de la ceinture et de la tranche cellulaire s’était encore accentué, par suite d’une forte surcharge.

Notre situation était d’ailleurs avantageuse à quelques égards. En premier lieu, l’étude du nouveau système défensif, reprise à six ou huit fois pour les cuirassés, appliquée et expérimentée sur plusieurs séries de croiseurs depuis 1872, nous met- tait à labri des erreurs ou des imperfections initiales dont les autres marines ne se sont affranchies que progressivement. La protection était aussi bien assurée aux extrémités du navire qu’à la région centrale, ce qui mettait à l’abri des changemens d’assiette tels que celui du Mikaça, plongeant de près de deux mètres à l’arrière, pendant la bataille de Tsou-sima, à la suite de l’explosion d’un obus de quinze centimètres dans la partie non cuirassée. De plus, sur d’autres points que la bande voisine de la flottaison, la puissance défensive de nos navires pouvait prétendre à quelque supériorité. Il y a plaisir à parler des tourelles blindées, qui, au cours de l’expérience de tir contre le Suffren, ont si vigoureusement renvoyé les projectiles dans l’estomac de leurs détracteurs. Les études persévérantes, à la suite desquelles mon excellent collaborateur M. Gayde a su associer la solidité irréprochable du support à l’élasticité qu’exige la parfaite sécurité des organes et du personnel, n’ont pas, à ma connaissance, leur équivalent ailleurs. La race des bons serviteurs du pays ne s’éteint ni ne veut s’éteindre chez nous. Nous pouvions donc espérer, au cours de l’été 1898, mettre en chantier les meilleurs cuirassés du monde, et voir les premiers d’entre eux arriver en service à la fin de 1901.

Mais le dossier des nouveaux navires, muni de toutes les approbations, visas et sacremens réglementaires, qui n’avaient pas rempli moins de onze mois, ne put être présenté à la signature du ministre que le S août 1899. Une variante concernant le calibre de l’artillerie moyenne fut indiquée simplement et non discutée. La nécessité, pour un nouveau ministre, de s’éclairer et d’éclairer le parlement, jointe au désir de fondre la réforme des cuirassés dans un programme général de la flotte, fit ajourner jusqu’au 28 janvier 1901 la commande du premier bâtiment, qui est la Patrie. A la suite, s’échelonnèrent les commandes successives de la République, de la Démocratie, de la Justice, de la Liberté et de la Vérité. C’est alors que se produisit l’intervention imprévue du cabinet du ministre arrêtant des marchés urgens. Pour les tourelles des pièces de trois cent cinq millimètres, dont l’exécution demande presque autant de mois que la construction du navire lui-même, un marché, souscrit le 16 mai 1902, fut notifié à l’adjudicataire le 4 août 1903, peu de jours avant l’expérience de tir du Suffren. Les premiers de nos six cuirassés arriveront ainsi à l’année |1 906 pour commencer leurs essais. L’Allemagne a terminé en 1905 quatre au moins, sinon six, de ses dix nouveaux cuirassés. Quant à l’Angleterre, lorsque nos six bâtimens de combat seront tous entrés en service, elle aura armé, ou peu s’en faudra, les quarante-cinq dont nous avons parlé. Notre lenteur à aboutir n’a trouvé jusqu’ici d’adeptes dans aucun pays.

En attendant l’apparition de la Patrie et de ses congénères, nous avons la consolation de posséder un premier cuirassé non chavirable, le Henri IV ; celui-ci, en raison de son faible déplacement, ne présente sans doute pas une puissance militaire de premier ordre, mais il a le mérite d’expérimenter un système de protection entièrement nouveau et certainement efficace pour les cuirassés de haute mer. Le Henri IV, dont nous avons indiqué les péripéties en 1896, et dont la conception est postérieure de cinq ans à celle de la Patrie, dérive, dans une certaine mesure, des deux projets de monitors à flottaison cellulaire préparés en 1870 et en 1878 ; mais il en diffère, ainsi que de tous les monitors passés, par des innovations assez étendues pour avoir entièrement transformé leur rôle militaire.

Les monitors présentent deux défauts, sous le double rapport de l’habitabilité et de la marche mer debout, qui les confinent dans le service de gardes-côtes. Ils ont, en revanche, une qualité qui leur serait précieuse comme bâtimens de haute mer, celle de rouler très peu. Le but visé dans la conception du Henri IV, a été de supprimer les deux défauts et de conserver la qualité. Sur le Henri IV, tous les logemens sont établis dans une superstructure présentant les conditions d’hygiène requises pour les plus longues opérations à la mer. Cette superstructure dote le bâtiment d’un avant de croiseur, et lui assure les qualités correspondantes de marche mer debout. Cette même superstructure se restreint, au milieu du navire, de manière à cesser de coopérer à la stabilité, et à livrer à la mer deux plages destinées à combattre le roulis comme sur les monitors ; elle s’arrête, à l’arrière, de manière à y produire un second effet de plage efficace à la fois contre le tangage et contre le roulis. Le Henri IV n’est donc point un garde-côtes ; il sera, au contraire, le plus marin des cuirassés de haute mer, si l’expérience, seul arbitre en ces questions, montre que les plages donnent les résultats attendus au point de vue des qualités nautiques.

Les détails précédens sont destinés, la question étant d’importance, à imposer l’impartialité dans les jugemens sur le Henri IV, et à mettre on garde contre le dédain affecté par les quelques attardés de la flotte chavirable et par leur clientèle. Revenons aux considérations spéciales à la puissance défensive.

L’efficacité du caisson cuirassé et cloisonné, pour la protection de la stabilité après avaries, peut, comme nous savons, être demandée, soit à sa grande hauteur, soit à sa grande largeur. Une circonstance très remarquable est la nécessité d’associer ensemble deux dimensions transversales, l’une très grande, l’autre très petite. La combinaison d’une hauteur moyenne de caisson avec une largeur moyenne aurait les conséquences les plus fâcheuses sur le roulis, et celle d’une hauteur et d’une largeur grandes toutes deux serait pire encore, au même point de vue. Quant à la combinaison d’une faible hauteur et d’une faible largeur, elle doit être écartée a priori : c’est celle qui a donné les cuirassés chavirables.

Le caisson étroit et haut conduit au cuirassé-croiseur, genre Patrie, Majestic, Mikaça, Louisiana, Braunschweig, etc. Le caisson large et bas conduit au cuirassé-monitor genre Henri IV.

Ces deux appellations de cuirassé-croiseur et de cuirassé-monitor ont été imaginées principalement pour caractériser les deux différentes manières de réaliser une même qualité, celle de ne pas chavirer trop facilement. Elles ont donné lieu à des interprétations singulièrement erronées. On a cru voir annoncer, par le nom des cuirassés-croiseurs, l’apparition d’une classe intermédiaire de navires, augmentant la série déjà trop nombreuse de nos modèles. En réalité, la Patrie n’est pas plus un croiseur que ne le sont ses prédécesseurs plus chavirables ; elle ne l’est pas plus que le Henri IV, actuel ou agrandi, n’est un monitor ou un garde-côtes.

Aussi bien la question importante n’est-elle pas dans le choix des noms, mais dans le choix même du modèle, sur lequel on peut hésiter. Le problème ne date pas d’hier ; il s’est présenté en Angleterre, il y a trente-cinq ans, lorsque sir Edward Reed, après avoir construit l’Hercules, proposa la Dévastation. Le premier lord de l’amirauté était alors M. Goschen, depuis comte Goschen, un homme de caractère et de décision, comme il nous est aussi arrivé d’en trouver pour ministres ; il raconte volontiers l’animosité des deux camps égaux entre lesquels la marine se partagea, et l’hésitation qu’il éprouva un instant, avant de prendre la résolution d’approuver les plans, qu’il n’a pas regrettée. En France, l’opinion a été, au début, plus franchement hostile au Henri IV ; mais les raisons en faveur de l’adoption étaient plus fortes. Le modèle du Henri IV est évidemment beaucoup plus marin que celui de son devancier la Dévastation ; il présente d’ailleurs des défauts certains, en regard de ses avantages évidens.

Le motif qui plaide surtout en faveur du cuirassé-monitor est l’économie sur le poids de la cuirasse. Si l’on calcule que le poids de la ceinture cuirassée n’est pas de moins de 60 tonnes par décimètre de hauteur, et qu’il faut à un navire 150 tonnes de plus de déplacement pour supporter un accroissement de charge de 60, on suppute facilement la différence entre les deux modèles. C’est, pour 1 mètre et demi de hauteur de ceinture en plus, 2 250 tonnes de déplacement à ajouter, sur le cuirassé-croiseur. Si tout se bornait là, le choix pourrait se faire sans hésiter ; mais le cuirassé-monitor craint, beaucoup plus que son rival, les coups de pont, surtout ceux des obus à grands explosifs atteignant les plages. L’augmentation de largeur du navire ne donne pas de poids de cuirasse appréciable ; une forte augmentation d’épaisseur des plaques qui couvrent les plages, au contraire, si elle est nécessaire, peut manger une grosse part du bénéfice sur le poids de la ceinture. La question exige ainsi, pour être complètement traitée et résolue, quelques expériences de polygone, depuis longtemps demandées et non encore exécutées.

Un argument décisif serait la différence des qualités nautiques, si l’immobilité du Henri IV sur mer agitée était bien établie, parce que la première qualité des navires de combat est de pouvoir tirer, et de tirer juste.

Laissant à l’avenir, parmi les problèmes en suspens, le choix du modèle de cuirassé, Henri IV ou Patrie, nous pouvons résumer, dans les termes suivans, le progrès qui résulte de l’évolution du système de protection contre l’artillerie : le danger du coup de canon mortel est, dans tous les cas et à tous égards, écarté dès à présent ; les bâtimens nouveaux sont assurés de soutenir le feu assez longtemps pour pouvoir rendre, avec usure, les coups qu’ils reçoivent.

Reste un autre danger grave, celui dont l’apparition du Gymnote en 1889 a annoncé l’approche, et dont la réalisation du programme des torpilleurs submersibles de 1895 a précipité la marche. Le système défensif, pour être complet dans le sens où nous avons cherché à l’établir, doit assurer la protection contre une torpille automobile, aussi bien que contre un projectile de grosse artillerie et une bordée de moyen calibre. L’étude de ce côté est en retard ; poursuivie depuis quinze ans avec de longues intermittences, elle est à reprendre avec plus de suite et surtout avec la volonté d’aboutir ; il n’y a pas à reculer devant la dépense, en présence de la grandeur de l’intérêt en jeu. De ce côté, le cuirassé à grande largeur, du genre monitor, présente des facilités d’exécution beaucoup plus grandes, qui sont déjà utilisées sur le Henri IV ; des résultats sérieux ont été obtenus par des dispositions exigeant une augmentation de déplacement de moins de mille tonnes.

La protection contre la torpille-automobile, même imparfaite à cet égard, serait excellente contre l’obus-torpille.


VI

L’exposé, parvenu ici à son terme, de la transformation qui, au cours du dernier quart de siècle, a le plus accru la valeur du navire de guerre, et qui a parfois influé sur le rang des puissances maritimes dans le monde, ne prétend qu’à la sincérité. Dans son cadre restreint, il n’appelle pas de conclusions étendues. Il contient toutefois quelques enseignemens, au moins pour ce qui est du remède à l’incapacité, mentionnée plus haut, où se trouve la marine, de se suffire à elle-même et de jalonner sa voie, dès qu’il lui faut sortir d’une ornière tracée.

Comme travaux exacts, initiatives hardies, projets en avance sur ceux des marines rivales, aussi bien que comme soin dans l’exécution des travaux, nous n’avons certainement pas déchu. Il est réconfortant de voir que le vieil arbre n’a pas cessé de vivre sous le lierre et les ronces, et que la sève y circule toujours. L’art de récolter les fruits ne serait pas le plus difficile à acquérir ou à retrouver.

Il n’est pas possible, d’autre part, en suivant le récit de nos tergiversations, de n’être pas frappé de la pénurie d’hommes capables d’apprécier la portée d’un raisonnement précis, et même d’une expérience exacte, en matière d’architecture navale. Il nous faut, pour l’instant, en prendre notre parti : nous sommes loin du temps où marins et constructeurs, si légèrement chargés de bagage initial, créaient chez nous, comme en se jouant, la science sur laquelle les marines ont vécu plus d’un siècle, et où la France comptait des hommes comme Borda parmi les chefs d’escadre, et comme Bourdé de Villehuet parmi les capitaines d’une simple compagnie marchande. Le pire est que le cercle où l’on s’occupe des questions navales s’est étendu, autant que celui où on les connaît s’est rétréci. La proportion entre le nombre des hommes compétens et celui des donneurs d’avis pourrait-elle aujourd’hui s’exprimer en centièmes ? C’est douteux. Que de gens auraient à faire leur examen de conscience, au sujet de ces erreurs, qui ont trop duré, sur le déplacement nécessaire au cuirassé de ligne et au croiseur de combat ! Que de gens ont parlé, écrit, opiné et même voté à l’aveugle ! Dans le déluge des dissertations, critiques, louanges et propositions, où voit-on surnager une œuvre sérieuse ? Où trouver des vues un peu pénétrantes sur les qualités qui font les bons navires de mer et de combat, et sur les moyens d’associer les nouvelles exigences militaires aux nécessités permanentes de l’architecture navale ? Les quelques pages où l’amiral Mottez a manifesté sa clairvoyance sont déjà loin. La science « paie » mal ; l’art d’avaler gracieusement des couleuvres rapporte davantage. On aperçoit surtout aujourd’hui l’impuissance au travail, qui met les polémiques personnelles à la place des discussions réelles ; les partis pris obstinés ; l’habitude, qui s’enracine, de se contenter des à-peu-près, sans oser pénétrer au fond des choses.

Nos procédés, en matière de publicité ou plutôt de publication, sont, il faut le reconnaître, peu d’accord avec les institutions qui nous régissent. En créant au XVIIIe siècle, époque où la marine semblait immuable, une sorte de régime parlementaire de commissions et de conseils échelonnés, de même qu’en acceptant plus récemment l’opinion courante comme souveraine maîtresse, on a négligé de préparer à leur tâche les futurs membres des conseils et d’éclairer les organes de l’opinion. J’ai eu un jour occasion, en traitant de la renaissance si rapide de la marine aux Etats-Unis, de signaler comment, dans ce pays, tout se publie, même les plans détaillés des navires de guerre, surtout les rapports techniques des chefs de service, et cela dans l’unique dessein de satisfaire la curiosité du contribuable, car l’autorité est plus centralisée que nulle part, aux mains du secrétaire d’Etat. En France, sans faire de grands mystères, nous répandons très peu, même dans la marine, la connaissance des rapports, des projets, des discussions, des décisions ; ensuite, n’ayant instruit personne, nous prenons l’avis de tout le monde. Il y a là une contradiction. Les Etats-Unis pourraient très bien vivre avec nos institutions ; nos usages s’accommoderaient mieux de l’autorité concentrée des États-Unis.

Sur ce point, cependant, comme sur d’autres, les institutions, auxquelles nous nous attachons par crainte de pire, sont moins à accuser que les personnes. Nos archives sont en bon ordre. Les armoires à secrets s’ouvrent facilement, pour les membres de nos conseils, tout au moins. Trop peu utilisées sont les facilités de s’instruire, qui existent en réalité. Il m’est arrivé d’entendre parler, et bien parler, un amiral, et de constater son ignorance des documens originaux relatifs au sujet traité, qu’il eût pu faire quérir par son planton. Les erreurs, relatives à l’origine de la question, étaient d’ordre purement historique, et n’avaient rien de choquant ; mais elles dénotaient le défaut, vraiment trop répandu parmi ceux que leur grade ou leur fonction appelle à participer à la conduite des affaires et à l’orientation des esprits, de limiter leurs connaissances à ce qu’ils entendent dire autour d’eux, d’accepter les opinions toutes faites, ou, en présence d’une difficulté technique, de rechercher les oracles d’une pythie élevée sur le trépied pour les moins scientifiques des motifs. De tels procédés ne conviennent qu’aux simples comparses, forcément prêts à accepter l’avis des autres pour leur complaire et résignés à n’avoir d’âme que parce que tout le monde en a une, le règlement le voulant ainsi.

Cette paresse d’esprit, cette défiance de soi-même, peut-être, qui tantôt font reculer devant toute tâche exigeant une application un peu soutenue, tantôt font même négliger de prendre l’information exacte qu’on a sous la main, ne sont point sans conséquences désagréables pour ceux qui s’y abandonnent ; par suite, le moindre sentiment de charité bien placée suffirait pour inciter à les en prémunir. De vifs remords ont dû couver longtemps, car ils se sont plus tard manifestés discrètement, chez un homme de cœur, qui avait pris grande part à une mesure néfaste à la stabilité de dix cuirassés, faute d’une heure de travail personnel employée à se rendre maître de la question. Nous trouverons un exemple plus typique dans un incident, d’ailleurs sans gravité ni importance, survenu au plus vif du débat de 1896 sur les modifications nécessaires au système défensif de nos navires. Un amiral, non des moindres, que ses relations personnelles avec les deux ministres successifs de la Marine mettaient à même de connaître leurs opinions, leurs intentions, leurs projets, et à qui ses fonctions faisaient un devoir de s’en informer, avait, par circonstance, suivi d’assez près les études que j’avais faites à Toulon et les projets que j’avais envoyés cinq ans auparavant. Au mois de septembre 1896, lors du changement d’attributions dont j’ai parlé, et qui présentait un caractère marqué d’hostilité à mon égard, cet amiral me fit visite, dans le bureau que je me préparais à quitter, et dans une intention évidemment ironique, il m’adressa, en substance, l’observation qu’après avoir fait autrefois de superbes projets de cuirassés agrandis, je venais de passer au ministère plusieurs mois sans les exécuter. Je lui présentai l’ordre du ministre précédent, signé sur ma proposition, de mettre à l’étude les cuirassés dont il parlait, avec, au-dessous, mention de l’ordre du ministre nouveau arrêtant le travail entrepris. L’étonnement changea de côté. Je ne voudrais point rappeler, à mon interlocuteur d’alors, l’exclamation que lui inspira sa confusion ; elle était trop flatteuse et je ne la méritais pas.

Maintenant il ne suffirait plus à la marine d’apprendre à s’orienter et à se régir, sans attendre l’impulsion extérieure que nos institutions ne comportent pas ; il lui faut, de plus, se protéger parfois contre les pilotes improvisés qui peuvent la mener effrontément aux écueils. L’effort de travail, qui évitera le retour des graves erreurs techniques, facilitera la défense contre les intrusions intempestives d’une politique désorganisatrice, parce que la marine, plus sûre d’elle, plus unie surtout, à la suite de consciencieuses études, sera plus à même de dédaigner ou de repousser les attaques injustifiées. C’est en s’appliquant à écarter le danger d’un Trafalgar que l’on calmera le mieux, par surcroît les tempêtes de la presse et les agitations de la rue Royale.


L. E. BERTIN.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre. L’étude du 1er novembre 1876, sur la Marine militaire de la France et son budget, est du Prince de Joinville.