Evolution monétaire

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Evolution monétaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 315-342).
ÉVOLUTION MONÉTAIRE


I

Dans un récent article[1], nous avons exposé les diverses phases de la lutte qui se poursuit aux États-Unis entre les défenseurs de la monnaie saine, monométallistes or ou plus simplement partisans du statu quo, d’une part, et les argentistes de l’autre. Ces derniers se disent bimétallistes et se bornent à demander l’admission de l’argent aux hôtels des monnaies américains concurremment avec l’or, dans le rapport de seize à un : ils voudraient que seize kilogrammes d’argent fussent désormais transformés en autant de dollars qu’un kilogramme d’or. Mais la valeur comparative de ces deux métaux, sur les marchés du monde, est en ce moment de trente à un ; un kilogramme d’or achète trente kilogrammes d’argent. Le premier résultat d’une semblable législation serait d’attirer à New-York tout l’argent de la terre, qui viendrait s’y échanger contre de l’or, et d’établir dans le pays, non pas le bimétallisme, mais le mono-métallisme argent. En effet le pouvoir d’achat de l’or aux États-Unis ne serait plus que seize fois celui de l’argent, alors qu’il l’est trente fois dans les pays à étalon d’or. C’est donc vers ces derniers qu’il refluerait aussitôt.

Ce simple énoncé suffit à faire comprendre la portée de la révolution qui menaçait la grande république d’outre-mer si nos prédictions d’août ne s’étaient vérifiées et que Mac-Kinley n’eût pas remporté la victoire. Néanmoins, en admettant même que Bryan, le candidat de l’argent, fût devenu président des États-Unis, il n’en serait résulté qu’une loi de libre frappe eût été votée immédiatement par le Congrès. Tout d’abord l’élu du 3 novembre, ou plutôt le candidat dont la nomination est aujourd’hui certaine d’après le choix des électeurs présidentiels que le suffrage universel a désignés à cette date, n’entre en fonctions que le 4 mars prochain. Alors que le Sénat, avant le renouvellement du tiers de cet automne, était plutôt favorable à l’argent, les deux tiers de la Chambre actuelle des représentans lui sont hostiles, et les dernières élections partielles n’ont fait qu’accentuer ces dispositions. En tout cas, la session régulière de la nouvelle Chambre n’a lieu qu’à la fin de 1897, et ce n’est qu’en des circonstances graves que le président de la République userait de son droit pour la convoquer à une date plus rapprochée. Même dans cette dernière hypothèse, c’est au plus tôt vers l’été de 1897 que les législateurs américains auraient pu procéder à leur œuvre et modifier les bases du système monétaire.

Il convient cependant, bien que cette éventualité soit désormais écartée, d’examiner ce qu’aurait pu être au juste cette législation argentiste, et quelles en eussent été les conséquences pour l’Amérique et le reste du monde civilisé. Ce pays occupe matériellement et économiquement une place trop vaste sur notre globe, pour que rien de ce qui s’y passe doive nous laisser indifférens. Son agriculture, son commerce et son industrie exercent une telle influence sur les marchés européens et asiatiques, que le contre-coup d’un événement comme celui dont il a fallu un instant admettre la possibilité eût dérouté peut-être les calculs des économistes les plus avisés. Il ne sera pas inutile à cette occasion d’essayer de remonter à la source de l’idée monétaire, de préciser l’importance du rôle des métaux précieux dans la marche de l’humanité, et de ramener à sa juste mesure leur valeur, que l’opinion des hommes a toujours eu une tendance manifeste à exagérer.

Il n’est pas nécessaire de nous étendre sur la puissance productive de la fédération américaine, qu’un de nos collègues de la Société d’économie politique appelait l’autre jour, non sans quelque dédain, « une vaste entreprise de colonisation. » Elle est beaucoup plus que cela : une nation puissante, qui se retrouverait bien vite unie en face de la première menace venue de l’extérieur, malgré l’apparente violence des luttes politiques intestines, malgré les injures que les adversaires de l’Est et de l’Ouest s’adressent à la face du monde, malgré la dislocation actuelle des anciens partis démocrate et républicain, dont l’équilibre semblait aussi nécessaire à la bonne marche des affaires que celui des whigs et des tories au parlement anglais. Il est exact de dire, comme Talleyrand le remarquait déjà à la fin du XVIIIe siècle dans son rapport à l’Académie, que les États-Unis se composent de plusieurs tranches de civilisation : de même que, dans la formation géologique du globe, les couches de terrain se stratifient les unes au-dessus des autres, de même les États occidentaux de l’Union, venus plus tard au monde, représentent, à mesure qu’on avance vers les Montagnes Rocheuses, des organisations plus jeunes qui se superposent successivement. A la base du pays se trouvent les communautés de l’Est, qui ne datent pas de la déclaration d’Indépendance, mais qui furent déjà constituées au XVIIe siècle par d’excellens élémens venus d’Europe et forment encore aujourd’hui l’assise la plus solide de la confédération. Si un antagonisme parfois violent met aux prises ces élémens disparates, il ne s’en est pas moins formé un lien solide entre eux : la conscience de la grandeur nationale a développé leur patriotisme, et l’exalte même dans certaines circonstances. Il faut d’ailleurs pardonner aux Américains le superlatif qu’ils emploient si volontiers en parlant de leur pays. Sans même tenir compte de la rapidité avec laquelle le grand œuvre humain s’accomplit chez eux, on ne peut s’empêcher de reconnaître que les créations de l’homme y atteignent, en bien des cas, des proportions qui justifient les épithètes admiratives. Il semble qu’elles aient été taillées à la mesure de ces lacs qui sont de véritables mers intérieures, et autour desquels se développe avec le plus d’intensité la vie industrielle et commerciale du pays.

La nature a été prodigue pour ce continent. Les chutes du Niagara surpassent celles que nous connaissons dans le reste du monde ; les richesses minières de toute sorte y sont incalculables. Après la découverte des gisemens aurifères du Transvaal, les États-Unis sont encore au premier rang parmi les producteurs d’or : ils en fourniront près de 250 millions de francs dans l’année 1896. Leur extraction d’argent, quoique la baisse du métal ait forcé nombre de mines à suspendre leur exploitation, est encore la plus considérable de toutes. Une seule de leurs mines de cuivre, l’Anaconda, en produit 60 000 tonnes par an, c’est-à-dire le cinquième de la consommation de l’univers, et l’ensemble de la production cuprifère américaine en représente à peu près la moitié. Les couches de charbon y abondent au point que beaucoup d’entre elles ne sont pas exploitées, soit parce que le combustible y est de qualité inférieure, soit parce que l’éloignement des voies de communication ou des centres industriels ne permet pas une concurrence fructueuse avec d’autres gisemens mieux situés. Nulle part, sauf peut-être en Russie, le pétrole ne se rencontre en pareille abondance. Dès 1890 les États-Unis produisaient 9 millions de tonnes de fer et 140 millions de tonnes de charbon, c’est-à-dire plus de fer et presque autant de charbon que la Grande-Bretagne. Durant les dix dernières années, ils ont exporté en moyenne plus du septième de leurs récoltes. Pendant la même période, ils ont expédié à l’Angleterre et ses colonies, à la France, à l’Allemagne, à la Hollande et à la Belgique des matières premières et autres marchandises pour près de 13 milliards de francs de plus qu’ils n’ont importé de ces mêmes pays[2]. Et cependant un tiers à peine est exploité des neuf cent millions d’hectares que comprend le territoire des États-Unis.

Leur réseau de chemins de fer est d’environ 300 000 kilomètres, une fois et demie celui de l’Europe. Les transports de marchandises y sont à meilleur marché que n’importe où : le chemin de Pennsylvanie, par exemple, a transporté en 1895 treize milliards de tonnes kilométriques au prix d’un centime trois quarts la tonne. Le tarif le plus réduit des chemins de fer français, celui des houilles sur la ligne du Nord, ne descend guère au-dessous de quatre centimes. Nous sommes constamment tentés d’oublier les dimensions d’un pays qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique, et qui, depuis la cession que lui a faite la Russie des territoires et des îles de l’Alaska, couvre plus du quart d’un parallèle terrestre : quand l’habitant de New-York quitte ses affaires, le pêcheur des îles Pribilof voit à peine le soleil levant. Le centre d’un cercle qui embrasserait tous les domaines de la république des États-Unis se trouve dans l’océan Pacifique. Il faut cent vingt heures pour se rendre de New-York à San Francisco, et dix jours de navigation pour aller de San Francisco au point extrême de l’archipel qui forme la limite occidentale des domaines américains. Seule, la Russie réunit sous une même loi une plus grande étendue de terre : mais les États-Unis sont bien plus favorisés quant au climat : peu de portions de leur territoire sont inhabitables. Si le Texas était, proportionnellement à sa surface, aussi peuplé que l’État de New-York, il compterait à lui seul plus de 30 millions d’habitans, alors que le total de la population des quarante-neuf États et territoires, dont l’ensemble constitue la République[3], n’atteint que 75 millions d’âmes. Lorsque nous songeons que New-York[4] à lui seul en compte 3 millions et Chicago 1 600 000, nous mesurons à la fois le chemin parcouru et l’horizon qui reste ouvert. Il n’était pas hors de propos de citer ces quelques chiffres, qui rappelleront aux plus incrédules de quel poids les destinées de l’Amérique doivent peser dans celles du monde économique moderne. Grande est la force de cette nation. Mais les tempéramens vigoureux sont ceux chez qui la maladie se déclare parfois avec le plus de violence : la dernière crise en est une preuve.


II

Que se serait-il passé si un président favorable au libre monnayage de l’argent avait été élu, et que la majorité du Congrès fût également acquise à cette mesure ? Bien qu’aucun pays européen n’ait eu le courage d’affronter un pareil danger, les démocrates américains ont déclaré dans leur plate-forme qu’ils se sentaient de force à se passer du reste du monde. Jusqu’ici les gouvernemens qui se sont déclarés en principe pour le bimétallisme ont eu soin de proclamer que rien n’était possible sans une entente internationale : la convention de Chicago leur a répondu qu’elle n’attendait l’aide ni le consentement d’aucune autre nation. Supposons donc qu’une loi ouvre les hôtels des monnaies des Etats-Unis à la libre frappe de l’argent dans le rapport de seize à un, le fameux sixteen to one, dont les échos des Montagnes Rocheuses, des vallées du Mississipi et du Missouri retentissent depuis de longs mois. Malgré l’imperturbable confiance qu’affectent les argentistes dans le rétablissement immédiat de ce rapport sur les marchés du monde, où il est aujourd’hui d’environ trente à un, il est à supposer qu’ils établiraient un droit d’entrée élevé sur l’argent : de cette façon, le bénéfice plein de la législation nouvelle serait réservé au métal extrait des mines américaines, et l’intensité de la crise réduite dans la mesure même de cette protection. Il est vrai que le nombre de mines argentifères aux Etats-Unis est tel que la production indigène prendra aussitôt des proportions énormes ; il ne sera pas nécessaire de mettre les prospecteurs en campagne et de courir à la recherche de nouveaux gisemens ; il suffira de rouvrir d’anciennes mines parfaitement connues et qui travailleront avec bénéfice lorsque l’argent sera pris par les hôtels de monnaies à 129 cents l’once, tandis qu’au cours actuel d’environ 08 cents, ces mines ne couvrent pas leurs frais d’exploitation.

Il est difficile d’assigner un chiffre à cette production ainsi stimulée et de prévoir à quel montant serait portée l’extraction annuelle, qui est en ce moment d’environ 50 millions d’onces, valant au cours du jour à peu près 175 millions de francs ; mais il est hors de doute qu’il s’élèverait rapidement à une hauteur telle que la circulation américaine ne tarderait pas à être saturée d’argent : les électeurs les plus enthousiastes de Bryan refuseraient bientôt de régler leurs transactions quotidiennes au moyen de masses métalliques aussi encombrantes. Il ne faut pas oublier que le peuple américain est un des plus réfractaires à l’emploi du métal, et non pas seulement du métal blanc, mais même de son rival heureux, le métal jaune. Sauf en Californie, on voit fort peu d’or en circulation. Les habitans de l’Est et du Centre sont tellement habitués à se servir de papier, que beaucoup d’entre eux ignorent l’usage de l’or et considèrent avec surprise les pièces de ce métal qu’un étranger leur offre en paiement. L’existence de quantités considérables de billets de 1, 2, 3 et 5 dollars, a peu à peu habitué jusqu’aux ouvriers à ne se servir que de papier, pour tous les paiemens supérieurs à un dollar. Il est téméraire de penser qu’on forcera des populations qui ont de semblables habitudes à se charger de quantités importantes d’argent[5]. Celui-ci refluera donc vers les caisses publiques, à qui le public demandera des certificats de dépôt en échange des dollars déposés (silver-cortificates).

Mais le point capital de la question n’est pas là. La tendance manifeste du monde moderne est de se servir de moins en moins de métal effectif dans les transactions quotidiennes. Dès qu’il s’agit de sommes importantes, l’or lui-même devient encombrant, et c’est le billet représentatif des espèces qui est employé de préférence comme monnaie. Le billet à son tour, dans les affaires de banque et même entre particuliers, tend à céder la place au chèque et au mandat de virement, instrumens de paiement les plus perfectionnés que l’humanité connaisse à ce jour. S’il est hors de doute que les Etats-Unis n’emploieront pas beaucoup plus de dollars d’argent en nature qu’ils ne le font aujourd’hui, les argentistes répondent que le papier gagé par ces dollars sera aisément admis. Examinons donc comment ce dollar d’argent, sans nous occuper de savoir s’il circulera en nature ou sous forme de billets gagés par lui, se comporterait vis-à-vis des marchandises indigènes, et des marchandises et monnaies étrangères.

Le grand argument des argentistes est que la frappe d’une quantité considérable d’argent élèvera les prix de toute chose, que les produits agricoles en particulier reverront des cours bien supérieurs à la cote actuelle et qu’une prospérité générale s’ensuivra. C’est, en même temps qu’une apologie de la cherté de la vie, une application directe de la théorie quantitative de la monnaie, qui prétend que les prix des marchandises varient en raison de la masse monétaire existant dans le pays. Cette théorie ne pourrait se défendre que si d’une part la vie économique d’une nation était strictement renfermée dans ses frontières, sans qu’elle eût aucune communication avec le dehors, et qu’ensuite il fût exact de dire que chaque transaction se règle effectivement et matériellement au moyen d’espèces. Or la première hypothèse est absurde, en particulier lorsqu’il s’agit des Etats-Unis et de la fin du XIXe siècle. Il n’est pas possible de considérer un pays isolément des autres : ce sont des vases communicans, et l’effet de l’action exercée sur l’un d’eux se répartit sur l’ensemble.

La seconde assertion est journellement démentie par les progrès mêmes de l’organisation économique moderne, grâce à laquelle des affaires de plus en plus nombreuses et de plus en plus considérables se font avec un moindre stock métallique, représenté lui-même par des instrumens d’échange et de paiement de plus en plus perfectionnés. M. Atkinson calcule que les seules transactions internes des Etats-Unis s’élèvent quotidiennement à cent millions de dollars. Acceptons ce chiffre, qui nous paraît faible : il démontre déjà que la plupart d’entre elles se règlent autrement qu’en numéraire ; nous employons ici le mot dans son sens le plus large, en y comprenant le métal et le papier. Car si nous évaluons ce total des monnaies et des billets des Etats-Unis à un milliard de dollars, cent millions en représenteraient le dixième. Il est certain que cette proportion du stock monétaire n’est pas mise chaque jour en circulation et matériellement remuée dans le pays. Si même les Etats-Unis étaient isolés du reste du monde, ils ne doubleraient pas les prix de leur stock de marchandises en doublant leur masse monétaire circulante, parce que ce qui en existe sert déjà de véhicule à des transactions multipliées à l’infini.

Mais peu importe ! Admettons que toutes les promesses des argentistes se réalisent et que les prix de toute chose doublent, jusqu’aux salaires eux-mêmes, bien plus lents cependant à se mouvoir que le reste, ainsi que le prouve une expérience séculaire. Il va falloir nous démontrer que cette augmentation générale des prix est un bienfait. A première vue la proposition paraît singulière, lorsqu’on songe que l’effort des philanthropes et des hommes d’État dignes de ce nom ne cesse de tendre à procurer au peuple le plus de choses au meilleur marché possible. Les Américains seront-ils alors plus heureux ? Si l’ouvrier reçoit six dollars par jour au lieu de trois, mais que son pain, sa viande, son vêtement, son logis, lui coûtent deux fois plus, qu’aura-t-il gagné au bout de l’année ? Aura-t-il mis un centime de plus à la caisse d’épargne, aura-t-il mieux nourri, mieux habillé, mieux abrité ses enfans ? Et que l’on ne nous objecte pas que certains prix pourraient s’élever alors que d’autres resteraient stationnaires : ce serait la condamnation la plus éclatante des réformateurs, qui ne cessent de proclamer qu’ils travaillent pour le bien public, c’est-à-dire celui de chaque citoyen. S’il était au contraire prouvé que la réforme favorisera les uns au détriment des autres, la théorie argentiste serait ruinée du coup. Et s’il apparaissait en fin de compte que les favorisés seraient les industriels, et les ouvriers les victimes, nous n’avons pas besoin de dire en quoi se changeraient les applaudissemens prodigués au programme argentiste. Nous nous bornons pour l’instant à constater que, même en acceptant les conséquences de la théorie telle qu’elle est exposée ; par ses partisans, on n’arrive pas à prouver que le sort de la masse soit le moins du monde amélioré.


III

Aucun homme sensé ne demandera de changement aux lois de son pays, s’il lui est démontré que le résultat le plus heureux à attendre de cette modification serait de rétablir au bout d’une certaine période un état de choses analogue à celui qui existait auparavant. Mais en admettant même que l’équilibre soit rétabli à un moment donné, le retour au calme eût été précédé d’oscillations violentes qui causeraient les perturbations les plus graves à l’intérieur même des frontières, et cela par suite des mille points de contact qui existent entre l’Amérique et le reste du monde. Il n’est pas possible de considérer un pays, et surtout un pays comme celui qui nous occupe, abstraction faite de ses relations avec l’étranger, et c’est précisément par suite de ces relations que l’adoption de la libre frappe de l’argent apporterait un trouble considérable dans la vie nationale.

Les États-Unis sont à la fois de grands exportateurs et de grands importateurs. Ils exportent beaucoup de matières premières et importent certains produits alimentaires tels que le thé, le café, le sucre, et des objets fabriqués. Ils importent aussi des capitaux étrangers, qui les ont aidés à mettre plus vite en valeur leurs propres richesses. Etudions quel serait l’effet de la législation nouvelle à ces divers points de vue.

Sans refaire ici la théorie du change[6], il est aisé de deviner ce qui arriverait, en examinant un pays, le Mexique, où la libre frappe de l’argent existe, et dont l’exemple, par conséquent, doit donner l’idée de ce qui se passerait partout où une législation monétaire semblable serait adoptée. Il convient seulement de tenir compte de l’importance relative des pays dont il s’agit : une masse comme celle des Mats-Unis est moins prompte qu’une communauté plus petite à ressentir le contre-coup des influences extérieures. Or la piastre mexicaine, qui contient un peu plus de métal argent qu’une pièce de 3 francs française, vaut en ce moment 2 fr. 75 ; elle monte et baisse selon les fluctuations du cours du métal blanc. Le fait qu’elle a force libératoire au Mexique ne l’empêche pas de subir les oscillations du marché des métaux précieux. Il en serait de même pour le dollar américain. Si un droit de douane était mis sur l’argent à son entrée aux Etats-Unis, la valeur du dollar pourrait augmenter d’autant, mais elle n’en resterait pas moins instable, tout en étant majorée par rapport à celle du métal non monnayé.

En admettant donc que le pouvoir d’achat du dollar restât à l’intérieur ce qu’il est aujourd’hui, — et cela n’est ni probable, ni admis par les partisans de la réforme, puisqu’ils prédisent une hausse générale des prix, — il est hors de discussion qu’il baisserait au dehors aussi longtemps que l’argent serait lui-même déprécié par rapport, à l’or, c’est-à-dire aussi longtemps que l’argent vaudrait moins que le seizième de son poids en or, le rapport de seize à un étant celui que les réformateurs américains annoncent vouloir adopter. Ce qu’un Américain achète maintenant en France ou en Angleterre pour un dollar, il ne pourrait désormais l’obtenir à moins de deux dollars environ, si le cours de l’argent se maintient au niveau actuel. De ce chef donc les Américains ne recueilleraient aucun avantage, à moins que l’on ne considère comme tel une restriction apportée à l’importation : la brusque hausse des marchandises étrangères, évaluées en dollars, bouleverserait les affaires et ralentirait singulièrement, tout au moins au début, les achats faits par les Américains à l’étranger. Quant aux produits indigènes, si le raisonnement des argentistes est exact, ils doubleront, eux aussi, de valeur nominale : par conséquent le fermier qui aura reçu 1 000 dollars contre mille boisseaux de blé au lieu de 500 qu’il encaisse aujourd’hui, se procurera juste autant de vêtemens, de chaussures, de viande, de fruits, pour 1 000 dollars qu’auparavant pour 500. La seule économie qu’il fera peut-être au début de l’ère nouvelle sera sur les sommes qu’il paie à ses ouvriers. Une expérience fort ancienne a prouvé que le taux des salaires changeait moins vite que les prix de toutes autres choses. En Amérique même, pendant la guerre de sécession, alors que les paiemens en espèces étaient suspendus, les journées d’ouvriers avaient augmenté moins que les prix des objets de consommation. C’est donc en définitive la classe pauvre, celle dont les agitateurs actuels prétendent servir les intérêts, qui souffrirait le plus d’une dépréciation de la monnaie. Observons d’ailleurs que cette dépréciation serait un véritable effet de langage et non une réalité. Le dollar actuel, qui n’est autre chose qu’un poids certain d’or fin, n’aurait rien perdu de sa valeur. Mais on aurait conservé le nom de dollar à une nouvelle monnaie, constituée par un certain poids d’argent. Quoi d’étonnant dès lors si cette unité, différente de l’ancienne, n’avait plus le même pouvoir d’achat ?

L’effet sur le commerce d’importation est indiscutable : les nations qui vendent aux États-Unis n’ayant pas changé leur système monétaire en même temps qu’eux, et le prix d’une marchandise devant s’acquitter dans la monnaie du vendeur, celle-ci coûtera aux Américains d’autant plus qu’ils ne pourront l’acquérir qu’au moyen de leur dollar déprécié. Ils ne se procureront par exemple cent francs français que moyennant quarante dollars, au lieu des vingt à peu près que cette quantité leur coûte aujourd’hui, cent livres sterling qu’au prix de mille dollars au lieu de cinq cents. Il en résulterait une diminution des importations, que les partisans de la vieille théorie de la soi-disant balance commerciale salueraient avec joie, mais qui ne prouverait qu’une chose, à savoir que, sous le nouveau régime, l’Amérique aurait une capacité d’achat moindre que par le passé.

La plaisanterie des argentistes qui vont partout s’écriant que l’argent est la monnaie du pauvre et l’or celle du riche est un des plus jolis paradoxes économiques qui se puisse soutenir, mais ne résiste pas au moindre examen. Les échanges ont lieu indistinctement entre tous les hommes, sans que le plus ou moins de fortune de chacun ait pour résultat de parquer les individus en groupes qui ne communiqueraient pas les uns avec les autres. Si l’or a plus de valeur pour le patron, il en aura davantage pour l’ouvrier, qui recevra sa paye en or ; si ce dernier la touche au contraire en argent déprécié, le patron aura obtenu lui-même une plus grande quantité d’argent en échange des produits de son industrie. Le résultat final sera toujours le même.

Les humoristes américains ne se sont pas fait faute de s’emparer de l’accusation enfantine qui prétend que le monométallisme or a méchamment enlevé à l’humanité des milliards, en empêchant la frappe d’autant de dollars d’argent, qui eussent doublé les prix et en lié les salaires. « Pourquoi s’arrêter à l’argent ? » écrivait récemment M. Alexandre P. Hull, d’Atlanta. « C’est le fer qu’il nous faut monnayer. Un crime a été commis il y a deux mille deux cents ans, lorsque certains auristes et argentistes, afin d’augmenter le pouvoir d’achat de leurs biens mal acquis, ont, comme des voleurs nocturnes, grâce à de ténébreuses manœuvres, obtenu par surprise le rappel de la bonne et antique loi du sage Lycurgue, l’ami de nos ancêtres, de la loi de libre frappe du fer. La Chine est de nos jours le seul pays assez correct pour monnayer le fer : là, le fortuné travailleur a besoin d’une brouette pour emporter le prix de son honnête labeur. Une chute ruineuse des prix a suivi la démonétisation du fer, et s’est continuée pendant plus de deux mille ans. J’ai calculé les pertes que l’honnête ouvrier a subies de ce chef ; la somme est si effroyable que je redoute une révolution quand les gens apprendront de combien ils ont été volés. Mais, après tout, les faits sont les faits, et la meilleure façon de redresser un mal est de l’aborder carrément. Ces pertes s’élèvent à vingt et un quatrillions de dollars. Je conclus en insistant sur ce point que la libre frappe du fer amènera tous les résultats qu’on attend de celle de l’argent et infiniment davantage. Le peuple sera riche et prospère. L’homme jadis pauvre paiera ses dettes au moyen de son vieux fourneau. Les chemins de fer déclareront des dividendes payables en rails réformés et en matériel hors d’usage. Le gamin ramassera sur les routes, en clous et en fers à cheval, de quoi nourrir sa famille. Enfin il n’y aura plus ni dettes ni paupérisme ! »

Cette réfutation par l’absurde est très juste, sous son apparente insanité. Elle reproduit à peu près textuellement les argumens argentistes, en remplaçant le mot argent par le mot fer et en ajoutant, comme il convient, quelques zéros à la droite des nombres. Si le fait d’exprimer les prix en chiffres plus forts devait faire le bonheur de l’humanité, il n’y aurait qu’à choisir l’étalon de la valeur intrinsèque la plus faible. Mais puisque chacun touche du doigt la naïveté de ce raisonnement, il en résulte que l’adoption de l’étalon à valeur intrinsèque maximum. c’est-à-dire de l’or, ne nuit à personne.

Si l’importation, par suite des causes que nous avons exposées, se ralentit passagèrement, le commerce d’exportation devrait être affecté en sens inverse. Les marchandises expédiées par les Américains au dehors leur étant payées en monnaie des pays acheteurs, et une même quantité de cette monnaie représentant désormais une somme plus grande de dollars, les exportateurs encaisseront en apparence plus que par le passé. C’est-à-dire ils n’encaisseront pas plus de francs ou de livres sterling ; mais la même quantité de francs ou de livres sterling pourra être transformée en un plus grand nombre de dollars. Ce simple énoncé prouve une fois de plus quelle est la chimère des argentistes. Ils conservent le nom de dollar, mais fabriquent en réalité une nouvelle monnaie différente de l’ancienne. Celle-ci était un certain poids d’or. Aussi longtemps qu’elle n’est pas métamorphosée en un poids d’argent, elle ne varie pas par rapport aux monnaies d’or des autres pays. La classe des exportateurs sera favorisée jusqu’à ce que le prix général de la vie aux États-Unis ait renchéri dans une proportion égale à celle de cet accroissement de bénéfices et annule les avantages qui sembleront tout d’abord en résulter pour cette catégorie particulière de citoyens. En admettant que cet avantage soit de quelque durée, il ne ferait que compenser pour l’ensemble de la nation les pertes résultant du renchérissement des objets d’importation.

Parmi ces derniers, l’Amérique compte au premier rang les capitaux européens, qui ont commandité une partie de ses chemins de fer, de ses industries, et qui ont également acquis nombre d’obligations du gouvernement fédéral, des États et des municipalités. Il convient d’envisager ce côté de la question, essentiel dans la dernière crise.


IV

L’Amérique se trouve dans la situation de la plupart des nations jeunes, qui, pour mettre en valeur leurs ressources naturelles et donner à l’activité de leurs populations l’occasion de s’exercer plus vite et plus fructueusement, ont fait appel aux capitaux du dehors. Les vieilles civilisations européennes regorgent de réserves, qui ont peine à s’employer là où l’outillage industriel est presque complet, où le taux d’intérêt est bas : une sorte de loi d’équilibre universel attire ces réserves vers les contrées récemment ouvertes. Nulle part cet effet ne s’est produit avec plus d’intensité qu’aux États-Unis, où tout concourait à rendre les placemens de fonds attrayans pour les étrangers : ressources naturelles infinies, territoires pour ainsi dire illimités, climat en général tempéré et salubre, enfin et surtout caractère énergique et entreprenant des habitans, capables de concevoir et d’exécuter les entreprises les plus hardies. Il est difficile d’évaluer les capitaux européens qui ont, au cours de ce siècle, franchi l’Atlantique afin de s’employer dans les affaires les plus diverses, mais il est certain qu’ils se sont élevés à un chiffre énorme : pour l’Angleterre seule, ils représentent beaucoup de milliards. Quoique les Américains, devenus rapidement très riches, au point que leur fortune nationale est évaluée à plus de trois cents milliards de francs, aient commencé à racheter dans beaucoup de cas la totalité ou une partie des entreprises ainsi fondées avec des commandites étrangères, celles-ci forment encore un total considérable et par suite un facteur de première grandeur dans l’équilibre économique du pays.

Si nous cherchons à analyser les diverses formes sous lesquelles elles se sont produites, nous trouvons que c’est surtout par la souscription aux emprunts d’État et par celle aux actions et obligations d’entreprises industrielles, en particulier de chemins de fer. A l’époque de la guerre de sécession, les États du Nord émirent des milliards de titres de rente 6 pour 100, que l’Europe absorba. Depuis ils ont été rachetés ou convertis, et la dette publique à intérêt a baissé dans des proportions si rapides qu’on a pu croire un moment qu’elle serait entièrement éteinte, grâce aux énormes excédens budgétaires et à la sage politique qui appliquait ces excédens au rachat des obligations de la Confédération. Aujourd’hui encore, malgré les emprunts répétés des dernières années, le total de cette dette ne dépasse guère cinq milliards de francs, soit un quart de la dette anglaise ou un sixième de la nôtre. La plus grande partie de cette dette est représentée par un emprunt i pour 100, qui n’est pas remboursable avant 1907, et par les emprunts récemment contractés sous la présidence de Cleveland et remboursables en 1904 et 1925. Le capital et les intérêts de ces divers titres ont été stipulés payables en métal, ce qui laisse au Trésor fédéral l’option de se libérer en argent, faculté, hâtons-nous de le dire, dont il n’a pas songé à faire usage jusqu’ici. Mais elle n’en existe pas moins ; le président Cleveland avait en vain essayé d’obtenir du Congrès l’autorisation d’émettre des obligations remboursables en or, qu’il eût pu placer à un taux d’intérêt beaucoup plus avantageux.

Les emprunts payables en or seraient une charge d’autant plus onéreuse pour le débiteur que la prime sur ce métal serait plus élevée et qu’il lui faudrait débourser un plus grand nombre de dollars d’argent pour se procurer des dollars en or. Toutefois la plus grande partie des rentes fédérales étant aux mains des Américains, la question de savoir dans quel métal elles sont payables ne joue plus un rôle important dans l’évaluation des dettes du pays vis-à-vis de l’étranger. Il en est autrement des titres de chemins de fer, qui se trouvent en larges quantités aux mains des capitalistes anglais, et dans une mesure importante, quoique moindre, dans les portefeuilles hollandais, allemands, suisses et français. Ici la situation mérite d’être examinée de près. Il faut tout d’abord distinguer entre les actions et les obligations. Les actionnaires, étant les associés de l’entreprise à laquelle ils participent, doivent en courir toutes les chances : si les résultats de l’exploitation ne permettent pas la distribution d’un dividende, ils n’auront aucune réclamation à élever contre les gérans de l’affaire ; mais les obligataires sont dans une situation différente : ils sont des créanciers, en droit d’exiger l’accomplissement des engagemens pris vis-à-vis d’eux. Beaucoup d’obligations de chemins de fer américains sont payables en dollars d’or. En supposant que le dollar d’argent devienne l’unité monétaire américaine, c’est en dollars d’argent que les compagnies encaisseront leurs recettes, tout en ayant à remettre à leurs obligataires la même quantité de dollars d’or qu’auparavant. Cette nécessité équivaudrait pour plusieurs d’entre elles à la faillite ; il en serait de même pour d’autres entreprises placées dans la même situation, c’est-à-dire liées par des contrats antérieurs qui ont fixé la nature de la monnaie seule susceptible de résoudre leurs obligations.

Elles trouveraient peut-être une certaine compensation dans un relèvement de leurs tarifs ; mais il en est un peu de ceux-ci comme des salaires. Un brusque changement est difficile, et soulèverait d’ailleurs bien des oppositions. D’autre part la concurrence est âpre entre les divers réseaux américains, et ceux qui n’ont pas de dette en or se trouveraient, par ce seul fait, jouir d’un avantage marqué sur leurs rivaux. Ce que ces derniers pourraient espérer de mieux serait d’accroître leurs recettes de façon à équilibrer en partie l’augmentation de charges que nous venons d’expliquer. Dans la République Argentine, où plusieurs compagnies de chemins de fer avaient contracté des emprunts en or à l’étranger, le gouvernement, après avoir établi le cours forcé qui a brusquement triplé les charges des compagnies, ne leur a pas permis d’élever leurs tarifs au niveau nécessaire pour faire face à leurs obligations : elles ont dû demander des concordats à leurs créanciers. C’est le jeu de la libre concurrence qui aux Etats-Unis s’opposerait à une élévation semblable, au détriment des entreprises dont la marge de recettes n’est pas assez grande pour leur permettre d’affronter une crise comme celle dont le programme argentiste menace le pays.

Mais le mal ne se bornerait pas là : l’avenir serait lui aussi compromis. L’Amérique se mettrait de gaieté de cœur dans la situation inférieure où se trouvent les pays dont l’étalon est déprécié et qui, pour obtenir du crédit à l’étranger, ont dû contracter leurs obligations vis-à-vis de leurs créanciers, non pas en monnaie nationale, mais en or, ou, ce qui revient au même, dans la monnaie du pays prêteur, lorsque celui-ci vit sous le régime de l’étalon d’or. C’est ainsi que l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la plupart des républiques de l’Amérique du Sud ont émis sur les marchés de Paris et de Londres des rentes dont les intérêts et le capital sont stipulés en francs ou en livres sterling. Le fardeau de ces dettes s’est accru pour les pays emprunteurs de tout le montant de la prime sur l’or, qui varie aujourd’hui de 8 pour 100 en Italie à 200 pour 100 au Brésil. Le même phénomène se produirait aux États-Unis : la prime sur l’or augmenterait avec la quantité d’argent frappée dans le pays.

D’une façon générale, tous les débiteurs américains de l’étranger, particuliers ou sociétés, seraient les premiers à souffrir. Ceux au contraire qui sont créanciers du dehors, notamment les exportateurs agricoles et industriels, se défendraient mieux, puisque les monnaies étrangères qu’ils recevraient en paiement de leur blé, de leur maïs, de leur pétrole, de leur cuivre, équivaudraient à une quantité nominale de dollars plus grande qu’auparavant. Mais qui donc profiterait du changement ? Il est aisé d’énumérer ceux qui seraient atteints, ceux qui seraient à peu près indemnes, mais il n’est guère possible de déterminer la classe de citoyens dont la situation serait améliorée de ce chef, sauf celle des propriétaires de mines d’argent. Est-ce pour arriver à ce résultat que l’on agite 70 millions d’hommes ? Il n’est pas un électeur sur cent, parmi ceux qui ont voté pour Bryan, qui n’eût déchiré son bulletin s’il se fût rendu compte des conséquences du scrutin. Malheureusement la question qui passionne les États-Unis est une des plus compliquées de l’économie politique, malgré sa simplicité apparente. La notion exacte de la monnaie, sa signification philosophique, son rôle vrai dans les transactions humaines, sont ignorés de la plupart des hommes, et mal compris souvent par ceux-là mêmes que leurs études ou tout au moins leur genre d’occupations auraient dû préparer à l’intelligence des lois monétaires. Lorsqu’on voit des personnages aussi considérables que ceux dont les noms figurent à la tête des ligues bimétallistes défendre une théorie scientifiquement incorrecte et pratiquement inapplicable, puisque six congrès internationaux n’ont pu se mettre d’accord sur un commencement d’exécution quelconque, on ne s’étonne plus de la facilité avec laquelle des travailleurs agricoles ou industriels applaudissent la creuse rhétorique d’un Bryan.

Déjà la perspective d’une législation argentiste avait semé l’inquiétude parmi les porteurs de titres américains stipulés en or, et encore plus parmi ceux qui possèdent des créances exprimées simplement en dollars, c’est-à-dire en monnaie nationale, sans spécification du métal dans lequel les débiteurs devront s’acquitter. Pour cette dernière catégorie, il est certain que le préjudice subi par le créancier eût été proportionnel à la dépréciation qu’eût subie le futur dollar d’argent, érigé à la dignité de monnaie libératoire, par rapport au dollar actuel. Celui-ci, sous toutes ses formes, a été maintenu jusqu’à l’heure actuelle à la parité du dollar or. Le Trésor américain, suivant en cela une politique immuable depuis un quart de siècle, ne cesse de délivrer de l’or directement ou indirectement à tous les porteurs de billets, que ceux-ci émanent des banques nationales ou du gouvernement, qu’ils soient des certificats d’argent, ou des greenbacks créés lors de la guerre de sécession. Mais à la minute où la libre frappe de l’argent serait décrétée, le maintien de cette politique deviendrait impossible, à moins que le rêve des argentistes ne se réalise et que le seul fait de l’ouverture des hôtels des monnaies américaines au métal blanc en double instantanément la valeur et rétablisse du jour au lendemain le rapport de seize à un. En admettant que cette demande soudaine d’argent cause une hausse sérieuse du métal, il est peu probable qu’elle atteigne cette amplitude. Si le cours de l’once, qui est aujourd’hui à New-York aux environs de 68 cents, s’élève à un dollar, le rapport entre les deux métaux serait d’environ vingt-trois à un, c’est-à-dire que la prime de l’or serait de 25 pour 100. Il n’est personne, pouvant de par la loi s’acquitter en argent, qui consente alors de gaieté de cœur à aggraver d’un quart le fardeau de ses obligations.

Il n’en va pas de même des contrats stipulés en or. Bien que le programme démocrate de Chicago déclare que de tels contrats doivent être interdits comme contraires au bon ordre public, il n’est pas à supposer qu’on tente de donner à la loi un effet rétroactif. Les débiteurs d’or souffriraient donc aussi longtemps que leurs obligations n’auraient pas été éteintes. D’autre part la loi serait impuissante à empêcher, même dans l’avenir, les contrats en or. Au lieu de stipuler le paiement des intérêts et du capital en dollars, le créancier ferait reconnaître son droit à tant de grammes d’or fin. Beaucoup de conventions de ce genre sont déjà en vigueur aux Etats-Unis. Aucune législation ne pouvant prohiber cet échange d’une marchandise contre une autre, l’étalon d’or se trouverait rétabli pour toutes les transactions réglées par ce détour.

A mesure que la campagne argentiste devenait plus violente, la méfiance se répandait et les avertissemens se faisaient entendre de divers côtés. Sans parler de la dépression générale des affaires, sur les véritables motifs de laquelle il est toujours possible de discuter à l’infini, des indices plus précis montrèrent bien que c’est la crainte d’une dépréciation de l’étalon américain qui amena la plupart des troubles économiques du printemps et de l’été de 1896. Les grandes compagnies d’assurances sur la vie, tout en reconnaissant loyalement que leurs engagemens vis-à-vis de leurs assurés ont été contractés en or, déclarèrent qu’elles ne se croient pas en mesure de les acquitter dans cette monnaie, si la législation argentiste est votée. Et cependant parmi leurs dix millions d’assurés, auxquels elles paient annuellement plus de 800 millions de francs, que de veuves et d’orphelins intéressans, à qui un changement de législation monétaire causerait ainsi le plus grave préjudice ! Au Canada, les monnaies d’argent des Etats-Unis, dollars, demi-dollars, quarts de dollar, pièces de dix cents, qui y circulaient jusqu’ici aussi aisément que la monnaie nationale, commençaient à y être refusées. Ces divers indices durent faire réfléchir le peuple américain, dont le bon sens s’est rarement refusé à reconnaître l’évidence des faits et vient de se manifester avec un incomparable éclat.


V

Ce que l’humanité devrait commencer à comprendre et ce qu’elle comprendra dans les siècles à venir, plus vite même peut-être qu’on ne se l’imagine, c’est le peu de valeur intrinsèque de la monnaie métallique par rapport aux autres richesses. Les métaux ont rendu des services considérables à la civilisation en permettant aux sociétés humaines de s’assimiler la notion de l’équivalence des différens produits sous une forme simple. Grâce à eux, le troc direct d’une marchandise contre l’autre a fait place à l’échange de chaque marchandise contre une certaine quantité de métal, laquelle à son tour sert à acquérir telle autre marchandise dont le vendeur de la première a besoin. Il a été fort naturel que les hommes attribuassent la valeur maximum à ce qui devenait ainsi l’instrument d’échange par excellence. Puisque avec le métal on pouvait tout acheter, l’homme qui détenait le métal avait la richesse la plus enviée de toutes, celle qui frappait l’imagination de la foule. L’âme populaire se représente encore un Crésus sous les espèces d’un potentat assis sur des sacs d’or.

Mais le progrès de l’esprit d’analyse tendra à diminuer de plus en plus le rôle des espèces métalliques dans le monde. Déjà aujourd’hui l’Angleterre donne l’exemple de la nation qui a le commerce international le plus considérable, puisque la somme de ses importations et exportations approche de vingt milliards de francs, et qui fait ses affaires aussi bien intérieures qu’extérieures avec un petit approvisionnement métallique de deux à trois milliards de francs, inférieur à celui de la France, des Etats-Unis et bientôt de la Russie. Plus une société est civilisée et moins on y constate, aux mains des individus, de ces accumulations de numéraire que les particuliers affectionnaient jadis. Ce n’est plus que dans les caves des grandes banques d’émission que s’entassent les pièces ou les lingots d’or et d’argent, gage de la circulation fiduciaire, c’est-à-dire des billets qui servent à régler nombre de transactions. Mais le métal lui-même apparaît de moins en moins. Ou nous répondra qu’il est à la base de ces billets, échangeables à tout moment contre du métal, du moins dans les pays où le cours forcé ne règne pas. Cela est exact. Poursuivons toutefois notre examen des instrumens modernes d’échange : non seulement l’argent et l’or, mais les billets de banque eux-mêmes en constituent une fraction de plus en plus insignifiante ; c’est le chèque, le mandat de virement, le simple transfert en compte courant, qui règlent les neuf dixièmes des dettes et des créances nées entre habitans d’un même pays, ou de pays et continens différens. Ici encore on pourra nous faire observer que le paiement d’un chèque, d’un mandat, d’un solde créditeur chez un banquier est directement ou indirectement exigible en billets de banque ou en espèces sonnantes, et qu’en dernière analyse celles-ci finissent toujours par apparaître. Mais s’il est difficile d’arriver par cette voie à bien réduire à sa véritable importance le rôle de la monnaie, un autre raisonnement y mènera aisément. Que l’on mette en parallèle la somme de numéraire existant dans un pays donné avec le total de la richesse de ce pays évaluée en cette même monnaie : on se rendra compte aussitôt de la petitesse de cette dernière quantité par rapport à la première.

Les seuls dépôts confiés aux banques de Londres s’élèvent à environ vingt milliards de francs, alors que les statistiques les plus larges n’attribuent pas à l’Angleterre le sixième de ce chiffre en numéraire. La richesse publique de la France, c’est-à-dire l’addition de la valeur des immeubles et meubles possédés par les Français, a été évaluée à deux cents milliards de francs : bien que nous soyons le pays du monde le mieux pourvu en numéraire, il ne circule certainement pas chez nous le trentième de cette somme en or ou en argent. On touche ici du doigt la naïveté de la conception qui voudrait mettre dans un plateau de la balance la fortune publique et l’équilibrer de l’autre côté au moyen des métaux précieux. Ceux-ci ne représentent pas cette fortune ; ils servent à la mesurer et à en échanger des fractions entre elles. Leur utilité intrinsèque est faible par rapport à la valeur que le consentement commun des peuples civilisés leur a attribuée. D’un lingot de fer sortiront une foule d’instrumens indispensables à la vie, des charrues, des roues de voiture, des couteaux. Le plomb, le cuivre, le zinc, sont d’un usage constant. Nous pourrions au contraire fort bien exister sans bagues d’or ni bracelets d’argent. C’est l’accord tacite des hommes à travers les siècles qui a élevé l’or et l’argent à la dignité dont ils sont investis. Mais cet accord n’a été possible que grâce à deux circonstances spéciales : d’une part les qualités physiques de ces métaux, inoxydables, parfaitement homogènes et divisibles ; d’autre part, leur rareté et la difficulté de leur extraction. Si jamais l’adage économique « le capital n’est que du travail accumulé » s’est vérifié, c’est bien ici. Tous ceux qui savent ce qu’est une mine, le labeur opiniâtre et persévérant, souvent infructueux, qu’en exige l’exploitation, comprennent quelle somme de travail humain représente chaque gramme d’or ou d’argent arraché aux entrailles du sol. Si ces métaux s’obtenaient aussi aisément que la houille et en quantités comparables, ils n’auraient jamais été aptes à remplir la fonction monétaire. Il faut avoir présente à l’esprit la réunion des conditions diverses qui s’est rencontrée ici, pour se faire une idée juste de cette création subtile de l’esprit humain qui se nomme la monnaie. Il est impossible de soutenir qu’elle n’est qu’un signe, une mesure, puisqu’elle a une valeur propre ; mais il ne serait pas plus exact de croire que cette valeur est indépendante de la volonté humaine, de la législation des divers pays. Un morceau de pain, pour l’homme qui a faim, un verre d’eau pour celui qui a soif, un vêtement pour celui qui a froid, une arme pour celui qui est attaqué, un outil pour celui qui veut travailler, représentent une utilité directe, c’est-à-dire une richesse sur la nature de laquelle aucun doute ne peut s’élever ; il n’en va pas de même des disques blancs ou jaunes dont nous nous servons, sans trop nous demander en vertu de quelle puissance mystérieuse ils nous procurent la satisfaction de nos besoins matériels.

Tout n’est donc pas erreur dans les idées des argentistes, qui ne sont en réalité que des bimétallistes : car il n’est pas un d’entre eux qui demande ouvertement la démonétisation de l’or. D’ailleurs, si les argentistes réclamaient cette démonétisation, il suffirait, afin de les arrêter, d’exiger qu’ils nous démontrassent la supériorité du métal argent sur le métal or pour la fonction monétaire, démonstration impossible et qu’ils ne tentent même pas. La source véritable de leur erreur est dans une demi-vérité. Ils ont été frappés de la part que la loi de chaque pays a dans la constitution des métaux précieux en monnaie. Mais ils ont négligé l’autre moitié de la question ; ils ont oublié les conditions de rareté et de difficulté d’extraction grâce auxquelles chaque parcelle d’or ou d’argent incarne une certaine quantité de travail humain, source incontestable de richesse. Ils ont oublié la loi de l’offre et de la demande, en vertu de laquelle un métal, comme toute autre marchandise, est d’autant moins demandé qu’il en existe de plus fortes quantités.

A cela les bimétallistes répondent : En ouvrant les hôtels des monnaies du monde entier à la libre frappe de l’argent et de l’or, nous créons une demande illimitée pour l’un comme pour l’autre : il n’y aura donc jamais excès de production. Cela est vrai. Si cet accord international, vainement tenté par une demi-douzaine de congrès et de conférences, était possible ; si tous les pays civilisés et sauvages sans exception édictaient une législation uniforme qui décrétât la frappe libre de l’or et de l’argent et un rapport fixe entre les deux métaux, le rapport légal, quel qu’il fût d’ailleurs, deviendrait le rapport commercial. L’exploitation des mines d’argent reprendrait de plus belle, la production annuelle de ce métal doublerait ou triplerait, le volume de la monnaie en serait accru d’autant dans les cinq parties du monde. Mais quel avantage en résulterait-il pour l’humanité ? Le caractère conventionnel de la monnaie apparaîtrait d’autant plus vite. La contradiction flagrante qui existe déjà entre la recherche fiévreuse des gisemens métalliques et la diminution évidente de l’emploi de ces mêmes métaux précieux dans les transactions humaines, éclaterait au grand jour plus rapidement encore : elle hâterait le moment où la masse ignorante elle-même se demandera dans quel intérêt, après tout, tant d’êtres humains consacrent leurs efforts à l’extraction de métaux stériles, dont l’usage direct est restreint et n’absorbe qu’une faible fraction des quantités annuellement produites. C’est à la somme requise pour ces usages industriels de l’or et de l’argent que se limiterait alors la production.

Ceux qui nous disent que le prix de l’or et de l’argent est uniquement fixé par l’éternelle loi de l’offre et de la demande ont à la fois raison et tort. Ils ont raison, parce qu’il est certain que nul ne songerait à travailler une mine s’il ne comptait pas avoir un acheteur, c’est-à-dire une demande pour ses produits. Ils ont tort, en ce sens que le marché de l’or et, dans les pays comme le Mexique qui ont conservé la libre frappe de l’argent, celui de ce dernier métal, ne sont pas des marchés libres ou du moins naturels. La loi y a créé une demande inépuisable, indéfinie, à prix fixe, qui empêche toute fluctuation nominale dans la valeur du métal. Aussi longtemps qu’il sera possible d’extraire d’une mine un kilogramme d’or à un prix moindre que les 3 444 francs que paie la Monnaie française pour ce poids d’or fin, aussi longtemps qu’on pourra extraire un kilogramme d’argent à un coût inférieur aux quarante piastres que le gouvernement mexicain donne en échange de ce kilogramme, on travaillera les mines. Mais que la demande pour la frappe cesse : c’est alors seulement qu’on verra s’établir le prix commercial de l’or et de l’argent, limités à leurs emplois industriels[7]. C’est alors qu’on pourra vraiment dire que ce prix est fixé par l’offre et la demande commerciales.

Cette époque est peut-être moins éloignée qu’on ne se l’imagine au premier abord, avant d’avoir pris la peine d’examiner la situation monétaire de l’univers. Les pays possédant à l’heure actuelle la quantité d’or qui leur est nécessaire pour le règlement de leurs transactions intérieures et leur commerce international sont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la Hollande, la Roumanie, les royaumes Scandinaves, le Canada, le Venezuela, l’Australie. La Russie et l’Autriche sont à la veille de reprendre les paiemens en or. Ces deux puissances, la première surtout, ont accumulé des quantités considérables de métal jaune, qu’elles vont mettre en circulation et qui les classeront parmi les pays suffisamment pourvus d’or. Les Etats-Unis d’Amérique ont maintenu jusqu’à ce jour les paiemens en or. Le Chili fait de vaillans efforts pour revenir à cet étalon. L’Europe est donc pourvue, sauf l’Italie, la Grèce, l’Espagne, quelques petites principautés qui n’ont pas tout le métal jaune dont elles ont besoin, ou plutôt qui, par suite d’une situation financière et économique imparfaite, n’ont pas la force d’attirer chez elles et d’y retenir l’or. Dans l’Amérique du Nord, le Mexique seul a l’étalon d’argent, tandis que la plupart des républiques de l’Amérique du Sud souffrent du papier-monnaie. L’Australie produit de grandes quantités d’or et en garde ce qui lui est nécessaire. La partie la plus civilisée de l’Afrique est dans le même cas. Il ne reste, comme véritable domaine de l’argent, que les Indes, la Chine et le Japon. Cette masse énorme de 700 ou 800 millions d’hommes représente une moitié du genre humain par le nombre, mais non par la civilisation et l’influence : en dépit de la révélation japonaise de 1895, il serait excessif de dire que ces trois pays ont une importance comparable à celle du reste du monde moderne. On assure d’ailleurs que le Japon songe déjà à adopter l’étalon d’or. Sans hâter de nos vœux l’accomplissement de cette évolution, qui serait prématurée aujourd’hui, nous pouvons mesurer par la pensée la période nécessaire pour alimenter d’or la circulation de tous les peuples qui ne se servent pas encore de ce métal. Déjà en 1895 la production de l’or dans le monde s’est élevée à un milliard et soixante millions de francs. Elle se rapprochera en 1896 de douze cents millions, et il n’est pas invraisemblable que, pour une longue période, elle se maintienne à ce niveau et peut-être le dépasse. La consommation industrielle de l’or est tout au plus de deux à trois cents millions. C’est donc près d’un milliard, peut-être davantage, qui va s’ajouter chaque année au stock monétaire d’or du monde. Avant que le premier quart du XXe siècle soit écoulé, ce stock, évalué aujourd’hui à une vingtaine de milliards, s’élèvera à quarante ou cinquante milliards de francs. Si l’on songe au volume d’affaires que l’Angleterre règle avec l’approvisionnement que nous avons rappelé tout à l’heure, il n’est pas téméraire de conclure que cinquante milliards suffiront aux transactions du genre humain, d’autant plus que, selon toute probabilité, la tendance actuelle, qui est de substituer, comme nous l’avons expliqué, le billet au métal, le chèque et le mandat au billet, et la simple compensation en compte courant chez le banquier à tout autre mode de paiement, ne fera que s’accentuer. Mais en admettant même qu’il faille cent milliards d’or pour organiser sur une base uniforme les systèmes monétaires de toutes les nations, on peut conjecturer que, vers le milieu du siècle prochain, cette quantité aura été produite.

Déjà les Américains, dont la vue perce l’avenir, se préoccupent de l’organisation des comptes dans les banques et des viremens de ces banques entre elles plus encore que de l’émission des billets : c’est ce que déclarait à mes élèves de l’Ecole des sciences politiques un de mes collègues transatlantiques, professeur dans l’une des grandes universités de là-bas : il assistait à mon cours, un jour où je définissais le billet de banque, et fit sur ma demande un bref exposé des idées essentielles sur la matière des économistes ses compatriotes : il insista sur ce fait que déjà maintenant ils relèguent au second plan la monnaie proprement dite comme moyen de régler les transactions. Aussi est-il étrange d’assister à une campagne argentiste endiablée précisément dans un pays où certains penseurs ont déjà la perception claire de la prochaine étape du développement économique de l’humanité. La rage avec laquelle les partisans de Bryan réclamaient l’accroissement énorme du stock monétaire des Etats-Unis, qui résulterait de la libre frappe de l’argent, ne peut s’expliquer que par une méconnaissance absolue des véritables principes sur lesquels repose la monnaie et sur une idée aussi fausse qu’exagérée de son pouvoir. Une simple réflexion à cet égard fera toucher du doigt la grossièreté de l’erreur dans laquelle tombent ceux qui croient que le moyen le plus efficace d’améliorer la situation d’un peuple est d’accroître sa richesse métallique. Concevons pour un instant la France isolée du reste du monde et vivant sur son fonds, ce qui ne lui serait pas impossible, puisqu’elle produit dans une bonne année tout le blé qu’il lui faut, qu’elle exporte du vin et du sucre et qu’elle peut élever et nourrir assez d’animaux de toute sorte pour ses besoins. Supposons que, dans une France ainsi entourée d’une muraille de Chine, un coup de baguette double tout à coup la quantité de monnaies d’or, d’argent, de cuivre, que renferment les caves de nos banques et les poches des particuliers. En serons-nous plus riches ? La position relative de chacun par rapport à son voisin n’aura pas changé. Nous n’aurons ni plus de céréales, ni plus de viande, ni plus de fruits, ni plus de maisons, ni plus de vêtemens parce que nous aurons plus de monnaie. Mais ce qui est vrai, c’est que, avec cette monnaie plus abondante, nous pourrions, en supposant alors la muraille abattue et le contact rétabli entre l’univers et nous, acheter au dehors d’autres produits, matières premières ou objets fabriqués, dont nous désirerions faire l’acquisition.

C’est au point de vue des échanges internationaux que, dans l’état actuel de l’humanité, les métaux universellement admis en paiement nous rendent le plus de services, et c’est précisément parce que l’argent n’est plus admis en paiement par les pays civilisés que les Américains feraient fausse route en voulant lui rendre la force libératoire. Ils auraient eu beau légiférer en ce sens : si les puissances européennes conservent leur système monétaire actuel, le dollar d’argent américain frappé en quantités illimitées ne vaudrait que son poids d’argent sur le marché international, comme la piastre mexicaine ou le yen japonais. Nous avons montré la crise violente que ce changement d’étalon amènerait pour les particuliers et les sociétés américaines qui ont contracté des dettes à l’étranger. En admettant même que, au bout d’un certain temps, les blessures cruelles infligées de ce chef se cicatrisent, que l’équilibre se rétablisse, notamment pour les compagnies de chemins de fer, par l’élévation des tarifs, nous ne voyons pas qui, sauf les propriétaires de mines d’argent, retirerait un avantage de cette révolution. Nous ne pouvons donc, en amis sincères, que féliciter nos voisins d’outre-mer d’avoir élu un président qui leur épargne une semblable expérience. Souhaitons que, loin de les entraîner à l’aventure périlleuse où une partie de la nation semblait prête à se lancer. Mac-Kinley les retienne au port et leur inspire, grâce à une vue plus réfléchie des choses, le désir d’asseoir définitivement leur système monétaire et fiduciaire sur la base solide du monométallisme, seul capable d’épargner au pays le retour des épreuves qu’il vient de traverser.

VI

L’étalon d’or marque l’étape contemporaine du développement économique de l’humanité. Combien de temps s’y arrêtera-t-elle ? Combien de temps les hôtels de monnaies du monde resteront-ils ouverts à la libre frappe de l’or ? Si plaisante que puisse paraître aujourd’hui cette préoccupation, il est permis de la concevoir à celui qui cherche à jeter quelque clarté sur l’avenir des peuples et à deviner la route où ils chemineront demain. Il lui est loisible d’envisager dès aujourd’hui l’époque où l’or subira, lui aussi, la loi des destinées. L’airain a fait place au cuivre, le cuivre à l’argent : ce dernier est déjà déchu dans une partie du monde de sa force libératoire ; le roi de la terre, comme l’écrivait il y a quelques années un illustre économiste allemand, est détrôné. Notre génération a vu le jour à une époque où les craintes de dépréciation de l’un des deux métaux ne s’appliquaient pas à l’argent ; son attention n’a pas été suffisamment arrêtée sur les évolutions historiques qui auraient pu la préparer à comprendre la transformation dont elle est le témoin et en partie l’acteur inconscient ; elle vit enfin à une époque où les événemens se précipitent avec une rapidité dont rien dans les siècles passés ne peut donner une idée. De même que le globe n’est plus, sous beaucoup de rapports, qu’une seule contrée, parcourue en tous sens par plus d’hommes durant leur vie qu’il n’y avait au siècle dernier de Parisiens ayant visité Marseille, de même la facilité extrême des communications semble avoir imprimé une allure vertigineuse aussi bien à l’existence des nations qu’à celle des individus. Il a fallu des siècles pour amener la démonétisation successive de métaux qui furent, eux aussi, des métaux précieux, c’est-à-dire monétaires, tels que le fer à Sparte, le cuivre en Égypte et dans les premiers temps de Rome. Peu d’années ont suffi de nos jours pour enlever à l’argent un caractère qui ne lui avait été contesté dans aucune des civilisations dont la nôtre est sortie et qu’il avait conservé durant dix-huit siècles de l’ère chrétienne. Ces substitutions, à travers les âges, d’un étalon à l’autre ne nous frappaient pas, parce qu’elles s’étaient opérées lentement et surtout parce que les études historiques n’avaient pas jusqu’ici mis en relief leur caractère et leurs conséquences. Nous voici réveillés de notre indifférence et contraints d’ouvrir les yeux. Le calcul que nous avons fait plus haut prouve qu’il n’y a rien d’absurde à prévoir le jour où For à son tour sera surabondant.

Non seulement la production annuelle s’en élève aujourd’hui à des chiffres qui n’avaient jamais été atteints, même à l’époque de la découverte des gisemens californiens et australiens, qui amenèrent pourtant des hommes comme Michel Chevalier à demander la démonétisation de l’or ; mais l’or une fois produit se conserve bien mieux, parce qu’il circule beaucoup moins. Il a une tendance constante à s’accumuler dans les caves des grandes banques d’émission, où il échappe aux chances de perte et d’usure par le frai ; des pièces et des lingots ainsi enfermés gagent les billets ou les simples viremens qui les représentent et servent à régler les transactions. Déjà les expéditions d’espèces à l’intérieur d’un pays comme la France deviennent une rareté. Entre Paris et Lyon, entre Marseille et Bordeaux, les dettes s’éteignent et les créances s’encaissent par des transferts de banque, en particulier de la Banque de France. Il n’en va pas encore ainsi pour tous les règlemens internationaux. Les lingots et les monnaies d’or circulent d’un pays et d’un continent à l’autre. Ces expéditions ont joué un grand rôle dans les relations financières et commerciales des Etats-Unis avec l’Europe. Depuis un quart de siècle, depuis notamment que les blés américains ont pris une place considérable dans l’approvisionnement du Vieux Monde, les banquiers ont eu les yeux fixés sur les mouvemens du numéraire entre New-York d’une part, Liverpool et le Havre de l’autre. Il y a une quinzaine d’années, quand notre récolte de céréales était médiocre, nous entrevoyions avec terreur les saignées que l’automne devait apporter à l’encaisse de la Banque de France, quand il nous faudrait payer les blés importés. Depuis lors, le stock d’or des grands instituts d’émission a augmenté dans des proportions telles que la perspective d’un retrait de quelques centaines de millions de francs, à prélever sur les dix milliards qui reposent dans les capitales européennes, n’inspire plus les mêmes craintes. Au contraire, les exportations d’or de New-York ont à un moment ému la place de Londres, en produisant une baisse des fonds américains, en particulier des titres de chemins de fer dont une grande quantité se trouve dans les portefeuilles anglais. Par un effet très curieux, qui indique l’étroite solidarité qui unit les marchés financiers les uns aux autres, l’Europe redoutait cet été de voir arriver dans ses banques l’or qu’elle convoitait jadis si ardemment et dont l’exode l’inquiétait au plus haut degré. C’est qu’elle commence à sentir qu’elle en possède assez, et que le contrecoup d’une crise américaine lui ferait beaucoup plus de mal que des centaines de millions d’or ne peuvent lui faire de bien. Lorsque à la fin d’août 1896 des expéditions d’or de France à New-York se sont produites, elles ont été saluées avec satisfaction : peu s’en est fallu qu’on ne votât des remerciemens à la maison de banque qui les opérait ! C’était précisément la même qui dans les années précédentes en avait été l’importateur le plus actif.

Ces allées et venues de lingots d’or en sens contraire, à quelques semaines d’intervalle, sont la démonstration la plus claire de l’intérêt qu’il y aurait à établir la Chambre de compensation internationale dont nous avons émis l’idée et exposé le projet[8]. Cette chambre remplacerait, par de simples viremens de lingots préalablement déposés par chaque pays dans ses caves, les envois d’espèces qui, entre pays à étalon d’or, sont le moyen par excellence de régler les soldes créditeurs ou débiteurs. Ces soldes ne résultent pas seulement de ventes ou d’achats de marchandises. Les exportations d’or américaines de 1896 ont été en grande partie dues à ce que beaucoup de capitalistes américains, par crainte d’une détérioration de l’étalon national, transformaient leurs dollars en francs ou en livres sterling, c’est-à-dire les expédiaient en France ou en Angleterre. Comme aucun de ces deux pays n’est menacé d’une révolution monétaire, ces capitalistes comptent qu’à tout moment une livre sterling ou un franc y représentera un poids d’or déterminé. Inversement des Européens qui avaient effectué des placemens en Amérique faisaient revenir leurs fonds de là-bas, avant que la dépréciation redoutée ait eu lieu. Ces mouvemens d’espèces procèdent donc de la crainte de l’avenir et non pas de causes naturelles, telles que des exportations ou importations. Car cette année même, les capitaux se sont resserrés en Amérique, le taux de l’escompte s’y est élevé, et, s’il n’y avait pas d’inquiétude monétaire, la logique voudrait que l’or européen allât s’employer là où les taux d’intérêt sont plus rémunérateurs que de ce côté-ci de l’Océan. C’est ce qui se passerait par exemple entre la France et l’Angleterre, si le marché de l’un des deux pays éprouvait une secousse. C’est ce qui advint en 1891 lors de la suspension Baring, quand nous avons prêté 75 millions d’or à la Banque d’Angleterre : nous aidions à conjurer une crise dont le contre-coup nous atteignait et nous savions que nous serions, sans difficulté, remboursés dans la monnaie que nous prêtions.

Ce ne serait pas un des moindres désastres amenés par la législation argentiste que d’empêcher précisément les étrangers de continuer à l’Amérique leurs prêts, dont ce pays jeune a encore besoin, ou de les obliger à stipuler dans une monnaie qui ne serait plus l’étalon légal. Dès ce moment, l’Américain débiteur, s’obligeant à rembourser en or, ne pourrait pas chiffrer en dollars l’étendue de l’engagement qu’il contracterait ; car la prime sur l’or pourrait varier du simple au double, au triple, au quadruple, entre le jour de la signature du contrat et celui de l’exécution. Les hommes prudens éviteraient le plus possible de souscrire de pareilles obligations, et éprouveraient d’ailleurs beaucoup de peine à trouver des prêteurs qui consentissent à courir les risques énormes qu’elles impliquent.

Les argentistes américains et les bimétallistes d’Europe auront rendu, sans le vouloir, un service à l’humanité, en la forçant à serrer de plus près le problème monétaire, à saisir corps à corps ce mystère qui a tourmenté tant de philosophes et donné naissance à d’innombrables erreurs. Ce qui se passe maintenant servira plus à faire comprendre la véritable nature de la monnaie que les études économiques des siècles passés. Quel qu’eût été le résultat de l’élection américaine du 3 novembre, un enseignement d’une haute portée, quoique d’une nature bien différente dans l’un ou l’autre cas, devait s’en dégager. En mettant en minorité les argentistes, le peuple américain s’est prononcé en faveur du maintien de l’étalon d’or, et a coupé court aux idées de restauration bimétalliste qui ont agité le monde depuis quelques années. Et si nous croyons au triomphe universel à un moment donné de cette solution, ce n’est nullement par haine de l’argent, comme se l’imaginent les partisans de l’opinion contraire. La théorie scientifique n’exige qu’une chose : la constitution de la monnaie libératoire en un seul métal. Peu lui importe que ce métal soit l’or ou l’argent. Mais l’expérience nous démontre que l’or, ayant aujourd’hui, de par le consentement universel, une valeur trente fois supérieure à celle du métal blanc, est mieux apte à remplir le rôle d’étalon.

Que si au contraire Bryan eût été nommé, et que toutes les autres conditions nécessaires pour l’adoption d’une loi de libre frappe de l’argent se fussent trouvées réunies, les États-Unis auraient donné encore une fois à l’univers une incomparable leçon de choses, comme ils l’ont fait de 1878 à 1893 sous le régime du Bland bill et du Sherman bill. L’expérience cette fois ne se bornant pas à un achat de quantités limitées d’argent, la production argentifère du monde eût afflué aux hôtels des monnaies des États-Unis. Non content de cette perspective, trop lente peut-être à se réaliser, un fanatique n’a-t-il pas déclaré qu’après tout il est inutile d’extraire l’argent des mines ? Il se conserve là aussi bien que dans les caves de la Trésorerie à Washington et peut servir à gager les billets, en continuant à reposer dans les puits et les galeries d’abatage !

Nous avons essayé de montrer quels seraient les effets d’une législation de ce genre sur la vie économique du pays. Combien de temps aurait-il fallu à l’opinion publique pour s’en émouvoir ? Au bout de combien de mois le bon sens du peuple eût-il fait justice des chimères des politiciens et les eût-il forcés d’arrêter l’accumulation d’un métal inutile, à un prix factice ? L’avenir seul nous l’eût appris. Mais ce qui semble certain, c’est que le rappel d’une loi semblable se serait moins fait attendre que celui de la loi Sherman en 1893 : elle ne serait pas restée trois ans en vigueur. D’un autre côté, il n’y a plus lieu de supposer qu’une augmentation brusque de la production, déjà si considérable, de l’or, doive jamais éveiller dans le monde des craintes semblables à celles d’il y a une quarantaine d’années et inspirer des idées de démonétisation du métal jaune et de retour au monométallisme argent. La production de ce dernier métal est elle-même trop grande et peut être trop facilement accrue pour qu’il y ait chance de voir son prix s’élever beaucoup par rapport à celui de l’or. La connaissance que nous avons de la répartition des gisemens métalliques à la surface du globe ne nous permet pas de supposer que l’univers ait jamais intérêt à bouleverser encore une fois son organisation économique actuelle et à revenir en arrière.

Une des conquêtes des dernières années a été de mettre en lumière la nécessité de n’avoir qu’un seul métal pour étalon monétaire. Nous avons démontré que l’or est ou va être, dans un laps de temps qui ne dépassera pas deux générations, assez abondant pour tous les besoins. Les peuples qui l’ont déjà le garderont et ceux qui ne l’ont pas encore l’adopteront comme mesure de la valeur, en attendant la future évolution qui ne nous mènera ni au bimétallisme, ni au monométallisme, mais peut-être à l’amétallisme, c’est-à-dire un état dans lequel les hommes auront trouvé, pour évaluer leurs richesses et opérer leurs échanges, une commune mesure plus simple encore que les métaux précieux.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. A la veille d’une élection présidentielle, Revue du 15 août.
  2. Atkinson, Engineering Magazine, juillet 1896.
  3. Outre les quarante-cinq États et les quatre « territoires » d’Alaska, Arizona, New-Mexico, Oklahoma, il convient de mentionner le district de Colombie, où se trouve la capitale fédérale Washington.
  4. Depuis la récente annexion de Brooklyn.
  5. En Russie cependant, où se poursuit une réforme monétaire dont l’un des objets est de substituer, dans les transactions journalières, les espèces métalliques aux billets d’un faible montant, le peuple accueille avec faveur les roubles d’argent. Il est vrai que cette pièce ne pèse pas beaucoup plus de la moitié d’un dollar, que la moujik russe est plus malléable que l’ouvrier américain, et enfin surtout que la quantité d’argent ainsi frappée est contenue dans des limites raisonnables.
  6. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1894.
  7. Parmi ces emplois industriels, il convient de faire figurer la frappe de monnaies divisionnaires d’argent : ces pièces n’ont pas force libératoire illimitée, ne sont frappées que par les gouvernemens eux-mêmes, qui achètent le métal au plus bas prix possible sur le marché et s’obligent par contre à reprendre, à tout moment et pour toute somme, ces monnaies auxquelles ils ont donné une valeur fictive.
  8. Annales de l’École des sciences politiques, janvier 1893.