Exégèse des Lieux Communs/026

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Mercure de France (p. 61-63).

XXVI

Être pratique.


À ne consulter que les dictionnaires, on pourrait croire qu’il s’agit ici tout bêtement d’une chose en opposition avec une autre qu’il faudrait appeler théorique et qui ne serait pas moins estimable, d’ailleurs.

De ce point de vue, un homme pratique serait l’instrument pour la réalisation d’une idée ou l’application d’une loi. L’homme pratique par excellence serait le bourreau. Mais il ne s’agit pas de cela.

Dans la langue du Bourgeois, langue très spéciale qu’il faut avoir peur de ne pas admirer assez, être pratique signifie un ensemble de qualités morales, un état d’âme. On dit d’un homme qu’il est pratique comme on dirait qu’il est vertueux et même avec une nuance de dédain pour la vertu.

Au fond l’homme pratique est le véritable demi-dieu bourgeois, le remplaçant moderne du Saint des légendes. La plupart des statues contemporaines ont été dressées à des hommes pratiques par d’autres hommes pratiques très avisés et toujours levés de très bonne heure.

Un propriétaire qui fait jeter dans la rue, en plein hiver, des malades et des affamés, est absolument un homme pratique, surtout s’il est millionnaire, et plus il est millionnaire plus il est pratique. Ce qui met cet homme si haut, c’est qu’il a un cœur, souvent même un cœur bien tendre, et qu’il sait le refouler généreusement. Il y a des fournisseurs de charogne pour les hôpitaux ou des marchands de lait qui empoisonnent, bon an, mal an, quinze cents enfants, et qui gagnent ainsi beaucoup de monnaie. Eh ! bien, tous ces gens-là débordent d’amour. Mais le principe les enchaîne. Il faut être pratique.

Autre règle sans exception. Un saint n’est jamais un homme pratique.