Exégèse des Lieux Communs/137

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Mercure de France (p. 234-235).

CXXXVII

Je ne suis pas plus bête qu’un autre.


Donc je possède une intelligence au moins égale à celle de n’importe qui. Cette conséquence ne paraît pas rigoureuse, mais il en est de la logique des bourgeois comme de certaines lois grammaticales que l’usage seul détermine. Si le vieux marchand de parapluies disait au jeune télégraphiste : « Je ne suis pas plus bête qu’un autre et la preuve, c’est que je vous ai vu naître », il est certain que le papetier et le fabricant de galoches ne manqueraient pas de crier à l’évidence.

La force d’un homme qui peut affirmer, en conscience, qu’il n’est pas plus bête qu’un autre est incalculable. Il y a un tel mystère dans ce diable de Lieu Commun qu’on est presque tenté de croire qu’il peut bien avoir été pour quelque chose dans la création du monde.

Vous faites lire à votre médecin, à votre dentiste, à votre entrepreneur de pompes funèbres, à votre empailleur, à votre notaire, une phrase magnifique de Barbey d’Aurevilly, de Villiers de l’Isle-Adam, une pensée ingénieuse d’Ernest Hello, une vivante strophe de Paul Verlaine. Que répondront ces hommes ? Simplement ceci : « Nous ne comprenons pas. Cependant nous ne sommes pas plus bêtes que d’autres. » Et, à l’instant, sans qu’un ange même pût dire pourquoi, Verlaine, Hello, Villiers, Barbey et même, si vous voulez, Napoléon et tous les grands personnages seront aperçus sous leurs pieds…

L’universelle supériorité de l’homme qui n’est pas plus bête qu’un autre est ce que je connais de plus écrasant.