Exégèse des Lieux Communs/142

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Mercure de France (p. 240-241).

CXLII

Avoir le travail facile.


C’est le degré le plus haut, l’échelon suprême dans la hiérarchie intellectuelle des bourgeois. Les notaires et les matelassiers pensent qu’un grand homme doit avoir le travail facile. Un écrivain de génie qui peine mortellement, plusieurs années, sur trois ou quatre cents pages, incarne pour eux la plus honteuse impuissance.

Entre quinze et vingt ans, j’ai furieusement entendu parler d’Alexandre Dumas père qui était encore, à cette époque, l’interminable pluie de mucus tiède qui parut à deux générations de graveurs sur bois la rupture ou l’éclatement des cataractes de la lumière. — En voilà un qui a le travail facile ! disait-on, en computant et en supputant les deux ou trois cents volumes de ce noir.

Aujourd’hui, il y en a d’autres, prétendus faciles, qui ont un mal inouï à sortir leurs glaires et leurs catarrhes. C’est consternant de songer qu’un polygraphe comme Bourget, dont les écrits ressemblent à une diarrhée de colle de poisson, est pourtant l’un de nos faiseurs les plus opiniâtrement constipés.

Mais ne multiplions pas cet exemple. Se crever en accomplissant du travail facile, tel est le cas plus que bizarre d’une multitude littéraire. Faut-il conclure qu’il en est ainsi dans les autres troupes contemporaines, et dois-je croire que mon épicier, par exemple, gros imbécile gouverné par la plus rosse des femmes, a besoin de se fendre en quatre et de suer sang et eau pour me filouter ?