Exégèse des Lieux Communs/152

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Mercure de France (p. 251-253).

CLII

Un livre de chevet.


Il s’agit ici de l’élite. Le commun des bourgeois ne lit rien du tout et, par conséquent, n’a pas de livre de chevet. Le seul livre capable d’intéresser un marchand de nouveautés ou un entrepositaire de vins en gros est le livre de caisse, énorme in-folio à coins de cuivre qu’on ne se représente pas sous un traversin.

Les ouvriers lisent davantage. Ils lisent, bien entendu, ce qu’ils peuvent, mais ils lisent. Ils n’appartiennent pas au Commerce. Ils ne sont pas immédiatement sous les yeux de l’Idole. Ils ont la permission de vaquer, une demi-heure par jour, à leurs âmes, à leurs pauvres âmes, et quelques-uns en profitent.

Tout de même, avouons-le, il y a une élite chez les bourgeois, une sacrée élite supposant, au moins, un livre de chevet par chaque 32e demi-brigade. Quel peut bien être ce livre ? Il m’a été impossible de le savoir. J’ai entendu parler de quelques mathématiciens qui couchent avec la table des logarithmes, mais on a dû se ficher de moi, c’est déjà trop littéraire.

Je croirais plutôt qu’il y a plusieurs vieilles dames qui s’endorment encore un peu dans les bras de Paul Bourget ou de Maupassant et des demoiselles appartenant à diverses générations qui s’enfilent carrément la Philosophie dans le Boudoir du marquis de Sade ou tout autre livre du même genre. Mais je n’ai pas d’indication précise et j’avoue ne savoir que penser de ce fameux livre de chevet qui doit exister, pourtant, puisqu’on en parle sans cesse.

Autrefois, il y avait l’Imitation — infiniment lue — de Jésus-Christ. Beaucoup plus tard, à la fin du dernier siècle, il y eut l’Imitation de Notre-Dame la Lune, dont l’auteur est à peu près mort de faim et que personne, à commencer par moi, ne lira jamais. J’ai songé, quelquefois, à une Imitation d’Hanotaux, livre de chevet à écrire, mais il faudrait une telle absence de style, une si méthodique dépression de la pensée que l’entreprise ne peut pas être proposée, même à un académicien.