Examen de conscience philosophique

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(1823 – 1892)
Examen de conscience philosophique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 721-737).
EXAMEN
DE
CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE


I

Le premier devoir de l’homme sincère est de ne pas influer sur ses propres opinions, de laisser la réalité se refléter en lui comme en la chambre noire du photographe, et d’assister en spectateur aux batailles intérieures que se livrent les idées au fond de sa conscience. On ne doit pas intervenir dans ce travail spontané ; devant les modifications internes de notre rétine intellectuelle, nous devons rester passifs. Non que le résultat de l’évolution inconsciente nous soit indifférent et qu’il ne doive entraîner de graves conséquences ; mais nous n’avons pas le droit d’avoir un désir, quand la raison parle ; nous devons écouter, rien de plus ; prêts à nous laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs argumens nous entraînent. La production de la vérité est un phénomène objectif, étranger au moi, qui se passe en nous sans nous, une sorte de précipité chimique que nous devons nous contenter de regarder avec curiosité. De temps en temps, il est bon de s’arrêter, de se recueillir en quelque sorte, pour voir en quoi la façon dont on envisage le monde a pu se modifier, quelle marche, dans l’échelle de la probabilité à la certitude, ont pu suivre les propositions dont on a fait la base de sa vie.

Une chose absolument hors de doute, c’est que, dans l’univers accessible à notre expérience, on n’observe et on n’a jamais observé aucun fait passager provenant d’une volonté ni de volontés supérieures à celle de l’homme. La constitution générale du monde est remplie d’intentions, au moins apparentes ; mais dans les faits de détail, rien d’intentionnel. Ce qu’on attribue aux anges, aux daimones, aux dieux particuliers, provinciaux, planétaires, ou même à un Dieu unique agissant par des volontés particulières, n’a aucune réalité. De notre temps, rien de ce genre ne se laisse constater. Des textes écrits, si on les prenait au sérieux, feraient croire que de tels faits se sont passés autrefois ; mais la critique historique montre le peu de crédibilité de pareilles narrations. Si le régime des volontés particulières avait été, à une époque quelconque, la loi du monde, on verrait quelque reste, quoique arrachement d’un tel régime dans l’état actuel. Or l’état actuel ne présente aucune trace d’une action venant du dehors. L’état que nous avons devant nous est le résultat d’un développement dont nous ne voyons pas le commencement ; dans les innombrables mailles de cette chaîne, nous ne découvrons pas un seul acte libre, avant l’apparition de l’homme ou, si l’on veut, des êtres vivans. Depuis l’apparition de l’homme, il y a eu une cause libre qui a usé des forces de la nature pour des fins voulues ; mais cette cause émane elle-même de la nature ; c’est la nature se retrouvant, arrivant à la conscience. Ce qui ne s’est jamais vu, c’est l’intervention d’un agent supérieur pour corriger ou diriger les forces aveugles, éclairer ou améliorer l’homme, empêcher un affreux malheur, prévenir une injustice, préparer les voies à l’exécution d’un plan donné. Le caractère de précision absolue du monde que nous appelons matériel suffirait à éloigner l’idée d’intention ; l’intentionnel se trahissant presque toujours par le manque de géométrie et l’à-peu-près.

Ce que nous venons de dire s’applique avec une certitude en quelque sorte expérimentale à la planète Terre, dont l’histoire nous est assez bien connue pour qu’une grosse particularité de son régime ne puisse nous échapper. Nous pouvons l’appliquer sans hésitation au soleil et au système solaire tout entier, qui ne forment avec nous qu’un seul petit cosmos. Nous pouvons même l’appliquer à tout le système sidéral qui se révèle aux habitans de la terre grâce à la transparence de l’air et de l’espace[1]. Malgré les distances dépassant toute imagination qui séparent ces différens corps les uns des autres et de nous, on a pu constater que la physique, la mécanique, la chimie de ces corps sont les mêmes que celles du système solaire. Nul doute qu’ils ne suivent, comme le système solaire, les lois d’un développement ayant ses causes en lui-même. En tout cas, s’il en était autrement, l’onus probandi incomberait à ceux qui soutiendraient le contraire, en vertu de ce principe que l’on ne doit pas discuter comme possible ce qu’aucun indice ne porte à supposer. Tout indice, même faible, doit être suivi par la science avec acharnement. Mais l’assertion gratuite n’a pas besoin d’être réfutée ; quod gratis asseritur gratis negatur.

De même que nous ne voyons pas au-dessus de nous de trace d’intelligence agissant en vue de fins déterminées, nous n’envoyons pas non plus au-dessous. La fourmi, quoique très petite, est plus intelligente que le cheval ; mais si, dans l’ordre microbique, il y avait des êtres très intelligens, nous nous en apercevrions à des actions réfléchies émanant d’eux. Or l’action de ces petits êtres, qui sont la cause de presque tous les phénomènes morbides, a si peu de portée qu’il a fallu une science très avancée pour l’apercevoir ; à l’heure qu’il est, leur action se confond presque encore avec les forces chimiques et mécaniques. D’après notre expérience, bornée sans doute, l’intelligence paraît limitée au règne du fini ; au-dessus et au-dessous, c’est la nuit.

On peut donc poser en thèse que le fieri par développement interne, sans intervention extérieure, est la loi de tout l’univers que nous percevons. Le nombre infini des coups fait que tout arrive et que des buts atteints par hasard semblent atteints par volonté. Notre univers expérimentable n’est gouverné par aucune raison réfléchie. Dieu, comme l’entend le vulgaire, le Dieu vivant, le Dieu agissant, le Dieu-Providence, ne s’y montre pas. — La question est de savoir si cet univers est la totalité de l’existence. Ici le doute commence. Le Dieu actif est absent de cet univers ; n’existe-t-il pas au-delà ?

Et d’abord, cet univers est-il infini ? La poussière d’or, inégalement répartie, que nous voyons au-dessus de notre tête, dans une nuit claire, remplit-elle l’infini de l’espace ? Est-il sûr qu’il n’y ait pas des stations dans l’espace d’où un œil verrait : d’un côté, un ciel peuplé d’étoiles comme celui que nous contemplons ; de l’autre, un abîme noir, le vide de tout corps lumineux ? Immense, cet univers l’est assurément. Mais qu’est-ce qu’un décillion de lieues auprès de l’infini ?

Et quand il serait sûr que l’espace rempli de soleils est sans limites, s’ensuivrait-il qu’il n’y a pas d’autres infinis d’un ordre supérieur ou inférieur ? Le calcul infinitésimal ne roule assurément que sur des formules ; mais ces formules sont des symboles frappans. Il y a des ordres divers d’infini, dont les inférieurs sont zéro à, l’égard des supérieurs. Ce paradoxe apparent sert de base à des calculs d’une absolue vérité. Toute quantité finie, ajoutée à l’infini ou retranchée de l’infini, équivaut à zéro ; toute quantité finie n’est rien comparée à l’infini. Nos idées de l’espace et du temps sont toutes relatives. La distance de la terre à Sirius est énorme d’après nos mesures. Les vides intérieurs d’une molécule peuvent être aussi considérables pour des êtres doués d’un autre critérium de la grandeur. La longévité de notre monde pourrait, aux yeux d’un dieu, paraître l’équivalent d’un jour.

Tout semble ainsi composé de mondes existant à peine au regard les uns des autres, et pour eux-mêmes étant l’infini. Celui qui connaît le mieux la France ignore ce qui se passe dans les mille petits centres de province ; celui qui connaît un de ces petits centres ne voit rien au-delà et le trouve composé de centres plus petits encore, dont chacun ne voit que lui-même. Des mondes renfermant des mondes, l’infiniment petit de l’un étant l’infiniment grand de l’autre, voilà la vérité. Notre réalité (celle où nous vivons et qui pour nous est le fini) est faite avec des infinis d’un ordre inférieur ; elle sert elle-même à faire des infinis supérieurs. Elle est un infiniment grand pour ce qui est au-dessous, un infiniment petit pour ce qui est au-dessus, un milieu entre deux infinis.

Nous voyons peu l’ordre d’infini qui nous dépasse ; mais l’ordre d’infini qui est au-dessous de nous, le monde de l’atome, de la cellule, du microbe composé de microbes, est d’une existence aussi certaine que l’ordre du fini, qui est le sujet habituel de nos recherches et de nos méditations. Les clichés de la mémoire, ces innombrables petites images que nous pouvons épousseter et faire revivre à volonté, tiennent sous la boite osseuse de notre cerveau, dans un espace très limité. Les types de la génération, renfermés les uns dans les autres, comme le bouton de fleur dans le bouton, sont un autre exemple de la flexibilité infime de l’espace ou plutôt de sa relativité[2]. L’atome peut renfermer un infini. Le charbon de terre qui entretient la chaleur dans nos cheminées est un composé de petits mondes que notre monde emploie ; nous sommes peut-être l’atome de carbone qui entretient la chaleur d’un autre monde. Nous ne voyons pas Dieu en cet univers ; l’athéisme y est logique et fatal ; mais cet univers est peut-être subordonné ; on est peut-être athée pour ne pas Voir assez loin. Des cercles sans fin se commandent-ils les uns les autres, ou bien un absolu fixe et immobile englobe-t-il ces zones infinies du variable et du mobile, selon la belle formule biblique : Tu autem idem ipse es, et anni tui non deficiant ? Nous l’ignorons absolument.

C’est dans la comparaison de l’atome à l’univers que les considérations infinitésimales ont leur juste application. Relativement à l’ordre de grandeurs où nous vivons, l’atome est un infiniment petit, un zéro. Relativement à un ordre de grandeur au-dessous, l’atome est un infiniment grand. L’atome est pour nous un point résistant ; la conception de l’atome comme un solide plein, aussi petit que l’on voudra, parait devoir être écartée ; le plein indivisible n’existant pas dans la nature. Notre univers, quoique composé de corps laissant entre eux d’immenses vides, est en réalité impénétrable. Supposons une flèche tirée avec une force infinie aux confins de l’univers ; cette flèche ne traverserait pas l’univers, en apparence si clairsemé ; elle rencontrerait des corps sans nombre, qui l’arrêteraient ; de même qu’une balle ne réussirait pas à traverser un nuage sans se mouiller.

Un atome de corps simple, un atome d’or, par exemple, peut ainsi être connu comme un univers, dont les différens composans, loin de former un solide plein, seraient aussi éloignés l’un de l’autre que les différens centres de systèmes solaires. L’impénétrabilité résulterait de l’invariabilité interne d’un tel corps, à laquelle aucun moyen naturel ou scientifique n’a pu jusqu’ici porter atteinte. L’inattaquabilité du corps simple serait un fait analogue à la stabilité des lois de notre univers ou plutôt à l’absence de volontés particulières dans le gouvernement de cet univers. L’absence de toute intervention externe dans l’ordre de choses que nous voyons répondrait à ce fait qu’aucun chimiste n’a réussi jusqu’ici à détruire le groupement d’une force primordiale infinie qui constitue un atome.

Il n’est donc pas exact de dire : « l’univers que nous voyons est éternel, » pas plus qu’il n’est exact de dire : « l’atome est éternel. » L’atome est un phénomène qui a commencé ; il finira ; notre univers est un phénomène qui a commencé ; il finira. Ce qui n’a jamais commencé et ne finira jamais, c’est le tout absolu, c’est Dieu. La métaphysique est une science qui n’a qu’une ligne : « Quelque chose existe ; donc quelque chose a existé de toute éternité ; » une telle affirmation équivaut à « Nul effet sans cause, » assertion qui a bien quelque chose d’expérimental. Mais, entre cette existence primordiale et le monde que nous voyons, il y a des infinis d’intervalle. Le monde que nous voyons et l’atome de corps simple ont peut-être des décillions de décillions de siècles d’existence ; ou, ce qui revient au même, depuis des décilliens de décillions de siècles, aucune volonté particulière n’a atteint ni notre univers ni l’atome. Comme l’imagination humaine ne saisit pas la différence entre l’infini et l’indéfini, cela suffit pour les certitudes dont nous avons besoin. Entre une probabilité d’un milliard contre un et la certitude nous ne distinguons pas. L’induction : « Le soleil s’est levé aujourd’hui, il se lèvera demain, » nous donne une pleine sécurité ; cette grande construction par à peu près, qui est la vie humaine, trouve une base plus solide qu’elle-même dans ce fait que jamais, à notre connaissance, les lois de la nature n’ont subi d’infraction.

Mais, de ce que cela n’est point arrivé, au moins depuis un temps énorme, est-on en droit de conclure que cela n’arrivera jamais ? Le monde est peut-être le jeu d’un être supérieur, l’expérience d’un savant transcendant, possédant les derniers secrets de l’être. Un chimiste de génie réussira-t-il un jour à décomposer l’atome simple ou à le supprimer ? Jusqu’à la veille du jour où une telle découverte se fera, les consciences qui peuvent exister dans l’atome[3] diront, comme nous disons : « Le monde est immuable, éternel, » et, au moment de la découverte, elles reconnaîtront leur erreur. De même, un être supérieur portera peut-être un jour atteinte à la loi de stabilité de notre univers, sans avoir beaucoup plus de souci des êtres qui s’y trouvent que le manœuvre qui gâche une motte de terre n’en a des insectes qui peuvent y mener leur petite vie. Sans aller jusqu’aux profondeurs de. L’action chimique, prenons pour objet de notre méditation tel atome perdu dans les masses de granit qui forment les substructions de nos rivages. Voilà des milliers de siècles qu’il existe, et, s’il y a dans cet atome des êtres pensans, leur opinion doit être que leur monde, si petit pour nous, si grand pour eux, est impénétrable, infini, autonome, vivant de lui-même. Ils se tromperaient cependant. Vis-à-vis de la côte de Bretagne où j’écris ces lignes[4], j’ai vu dans mon enfance une île, l’île Grande, qui a maintenant presque disparu. C’est M. Haussmann qui l’a fait disparaître ; les masses de granit qui la composaient forment, à l’heure qu’il est, les trottoirs des boulevards de Paris construits sous le second empire. Quand la mine commença de jouer dans ces profondeurs, l’étonnement des millions de milliards de petits mondes qui étaient là, cachés dans une ombre pour nous absolue, a dû être grand. Et seuls les univers granitiques placés sur les points de brisement ont dû s’apercevoir de quelque chose. À l’intérieur des dalles que nous foulons aux pieds à Paris, des millions d’univers dorment, aussi tranquilles dans leur erreur de l’autonomie de leur monde, que quand ils faisaient partie des rochers de Bretagne. La lumière ne viendra pour eux que le jour où ils seront réduits en macadam.

La surprise qu’éprouvèrent les petits univers des rochers granitiques de l’île Grande, la surprise qu’éprouverait le monde caché dans un atome d’or, si l’or venait à être dissous, peut nous être réservée. Un Dieu se révélera peut-être un jour. L’éternité de notre univers n’est plus assurée, du moment que l’on est en droit de supposer qu’il est un fini, subordonné à un infini. L’infini supérieur peut disposer de lui, l’utiliser, l’appliquer à ses fins. « La nature et son auteur » n’est peut-être pas une expression aussi absurde qu’il semble. Tout est possible, même Dieu. L’histoire de l’univers, dirait-on, n’a jamais montré, autant que l’homme peut savoir, aucune raison de former une telle hypothèse. Sans doute ; mais les atomes des profondes couches de granit de l’île Grande ont été bien longtemps aussi avant de s’apercevoir de l’existence de l’humanité. Dieu ne fait pas d’apparitions dans le monde que nous mesurons et observons ; mais on ne peut prouver qu’il n’en fasse pas dans l’infini du temps. L’homme ne voit pas faux, comme le supposent les sceptiques subjectifs ; il voit borné. Son univers est grand et vieux sans doute ; c’est a dans la formule ∞ + a, or dans ce cas a = 0.

Il n’est donc pas impossible qu’en dehors de l’univers que nous connaissons (fini ou infini, n’importe) il y ait un infini d’un autre ordre, pour lequel notre univers ne soit qu’un atome. Cet infini, qui pour nous serait Dieu[5], peut ne se révéler qu’à des intervalles selon nous extrêmement longs, insignifians au sein de l’absolu. À ce point de vue, l’existence d’un Dieu aux volontés particulières, qui n’apparaît pas dans notre univers, peut être tenue pour possible au sein de l’infini, ou du moins il est aussi téméraire de la nier que de l’affirmer.

II

Les innombrables consciences individuelles que la planète Terre a produites, que les autres planètes, les autres soleils, les autres univers ont pu produire, ont bien l’air de devoir rester encapsulées dans l’univers auquel elles ont appartenu. La reviviscence de ces consciences serait un miracle, comme l’ont pensé les théologiens qui ont soutenu que l’âme de l’homme est immortelle, non par sa nature, mais par une volonté particulière de Dieu. Dans le milieu que nous expérimentons, il ne se passe pas de miracles ; mais, au point de vue de l’infini, rien n’est impossible. Il est bien curieux que les juifs, qui, sans croire aucunement à une âme immortelle, ont le plus contribué à répandre les idées des récompenses futures, sous la forme de croyance au royaume de Dieu et à la résurrection, se formaient une imagination analogue, concevant les apparitions de la justice divine comme intermittentes et le réveil des justes comme un miracle directement opéré par Dieu. Cela valait mieux assurément que les sophismes du Phédon. L’infinité de l’avenir noie bien des difficultés. Si Dieu existe, il doit être bon, et il finira par être juste. L’homme serait ainsi immortel dans l’infini, à l’infini. Les deux grands postulats de la vie humaine, Dieu et l’immortalité de l’âme, gratuits au point de vue du fini où nous vivons, sont peut-être vrais à la limite de l’infini.

Le temps, en effet, n’existant que d’une manière toute relative, un sommeil d’un décillion d’années n’est pas plus long qu’un sommeil d’une heure. Le paradis n’existe pas ; dans un décillion d’années, il existera peut-être. Ceux qu’une tardive justice y replacera croiront être morts de la veille. Comme dans la légende du moyen âge, en palpant leur lit d’agonie, ils le trouveront encore chaud. Avoir été, c’est être. La successivité est la condition absolue de notre esprit ; mais, dans l’objet, la successivité et la simultanéité se confondent. À ce point de vue, un feu d’artifice est éternel. Mon petit-fils, qui a cinq ans, s’amuse tellement à la campagne qu’il n’a qu’une tristesse, c’est de se coucher. « Maman, demande-t-il à sa mère, est-ce que la nuit sera longue aujourd’hui ? » Quand, en présence de la mort, nous nous demandons : « Cette nuit sera-t-elle longue ? » nous ne sommes pas moins naïfs.

Ici le mystère est absolu ; nous sentons bien en nous la voix d’un autre monde ; mais nous ne savons quel est ce monde. Que nous dit cette voix ? Des choses assez claires. D’où vient cette voix ? Rien de plus obscur. Cette voix se fait entendre à nous dans des attraits inexpliqués, des plaisirs impalpables, des petits airs de farfadets, fugaces, insaisissables, qui nous insinuent le dévoûment, nous rendent capables du devoir, nous inspirent le courage, nous font subir les séductions de la beauté. Elle éclate surtout dans ces sublimes absurdités où l’on s’engage, tout en sachant fort bien que l’on fait un mauvais calcul, dans ces quatre grandes folies de l’homme, l’amour, la religion, la poésie, la vertu, inutilités providentielles que l’homme égoïste nie et qui, en dépit de lui, mènent le monde. C’est quand nous écoutons ces voix divines que nous entendons vraiment l’harmonie des sphères célestes, la musique de l’infini. Prœstet fides supplementum sensuum defectui.

L’amour est le premier de ces grands instincts révélateurs qui dominent toute la création et qui semblent édictés par une volonté suprême[6]. Sa grande excellence, c’est que tous les êtres y participent et qu’on en voit évidemment le lien avec les fins de l’univers. Son premier nid paraît bien avoir été aux origines de la vie, dans la cellule. Le commencement de la dualité des sexes y donna une direction qui ne changea plus et produisit de merveilleuses éclosions. La dissonance des deux sexes, se réunissant à une certaine hauteur en une consonance divine, d’où naît l’accord parfait de la création, est la loi fondamentale du monde. Dans le règne végétal, ces aspirations mystérieuses se résument en la fleur, la fleur, ce problème sans égal, devant lequel noire étourderie passe avec une inattention stupide ; la fleur, langage splendide ou charmant, mais absolument énigmatique, qui semble bien un acte d’adoration de la terre à un amant invisible, selon un rite toujours le même. La petite fleur, en effet, que l’homme voit à peine, est aussi parfaite que la grande. La nature y met la même coquetterie ; un même être se mire dans les deux.

Au sein du règne animal, l’équivalent de la fleur est l’ivresse de joie de l’enfant, la beauté de la jeune fille, cette lueur d’un jour, cette exsudation lumineuse qui, comme la phosphorescence du ver luisant, montre l’ardeur fiévreuse d’une vie aspirant à l’épanouissement. Comme la fleur, la beauté est impersonnelle ; l’effort de l’individu n’y est pour rien. Elle naît, apparaît un moment, disparaît, comme un phénomène naturel. La nature tout entière est elle-même une grande fleur pleine d’harmonie. On n’y trouve pas une faute de dessin. — C’est nous, dit-on, qui y mettons cette eurythmie. — Comment se fait-il alors que l’homme gâte si souvent la nature ? Le monde est beau jusqu’à ce que l’homme y touche ; le ridicule, les gaucheries, le mauvais goût, les fausses couleurs, les crudités, les laideurs, les saletés, commencent avec l’apparition de l’homme dans ce paradis auparavant immaculé.

Chez l’animal, l’amour a été le principe de la beauté. C’est parce qu’à ce moment l’oiseau mâle fait un effort suprême pour plaire, que ses couleurs sont plus vives et ses formes mieux dessinées[7]. Chez l’homme, l’amour a été une école de gentillesse et de courtoisie, j’ajoute de religion et de morale. Une heure où l’être le plus méchant a un mouvement de tendresse, où l’être le plus borné a le sentiment d’une communion intime avec l’univers, est sûrement une heure divine. C’est parce qu’à ce moment-là l’homme entend la voix de la nature, qu’il y contracte de hauts devoirs, y prête des sermens sacrés, y goûte des joies suprêmes ou se prépare de cuisans remords. C’est, en tout cas, l’heure de sa vie passagère où l’homme est le meilleur. La sensation immense qu’il éprouve, quand il sort ainsi en quelque sorte de lui-même, montre qu’il touche véritablement l’infini. L’amour, entendu d’une manière élevée, est ainsi une chose religieuse, ou plutôt fait partie de la religion. Croirait-on que cet antique reste de parenté avec la nature, la frivolité et la sottise aient réussi à le faire envisager comme un reste honteux de l’animalité ? Est-il possible qu’une fin aussi sainte que celle de continuer l’espèce ait été attachée à un acte coupable ou ridicule ? On prête ainsi à l’Éternel une intention grotesque, une véritable drôlerie.

Le caractère sérieux de l’amour a été oblitéré par la légèreté. Le devoir est sûrement quelque chose de plus haut, puisqu’il n’est accompagné d’aucun plaisir et souvent entraine de durs sacrifices. Et pourtant l’homme y tient presque autant qu’à l’amour. L’homme est reconnaissant quand on lui donne des raisons de croire au dévouaient ; lui prouver le devoir, c’est lui retrouver ses titres de noblesse. On est mal venu à lui proposer de l’en délivrer. Le soin de l’animal pour sa progéniture, une foule de faits qui nous montrent le besoin du sacrifice dans les consciences en apparence les plus égoïstes, prouvent que très peu d’êtres se soustraient tout à fait aux commandemens établis par la nature en vue de fins dont eux-mêmes se soucient fort peu. Le devoir et les instincts de nidification et de couvée chez l’oiseau ont la même origine providentielle. Même dans la vie la plus vulgaire, la part de ce que l’on fait pour Dieu est énorme. L’être le plus bas aime mieux être juste qu’injuste ; tous nous adorons, nous prions bien des fois par jour, sans le savoir.

Ces voix, tantôt douces, tantôt austères, d’où viennent-elles ? Elles viennent de l’univers, ou, si l’on veut, de Dieu. L’univers, avec qui nous sommes en rapport comme par un conduit ombilical, veut le dévoûment, le devoir, la vertu ; il emploie, pour arriver à ses fins, la religion, la poésie, l’amour, le plaisir, toutes les déceptions. Et ce que veut l’univers, il l’imposera toujours ; car il a pour appuyer ses volontés des ruses inouïes. Les raisonnemens les plus évidens des critiques ne feront rien pour démolir ces saintes illusions. Les femmes, en particulier, résisteront toujours ; nous pouvons dire ce que nous voudrons, elles ne nous croiront pas, et nous en sommes ravis. Ce qui est en nous sans nous et malgré nous, l’inconscient, en un mot, est la révélation par excellence. La religion, résumé des besoins moraux de l’homme, la vertu, la pudeur, le désintéressement, le sacrifice, sont la voix de l’univers. Tout se résume en un acte de foi à des instincts qui nous obsèdent, sans nous convaincre, en l’obéissance à un langage venant de l’infini, langage parfaitement clair en ce qu’il nous commande, obscur en ce qu’il promet. Nous voyons le charme ; nous le déjouons ; mais il ne sera jamais rompu pour cela. Quis posuit in visceribus hominis sapientiam ?

De cette résultante suprême de l’univers total, nous ne pouvons dire qu’une seule chose, c’est qu’elle est bonne. Car si elle n’était pas bonne, l’univers total, qui existe depuis l’éternité, se serait détruit. Supposons une maison de banque existant depuis l’éternité. Si cette maison avait le moindre défaut dans ses bases, elle eût mille fois fait faillite. Si le bilan du monde ne se soldait point par un boni au profit des actionnaires, il y a longtemps que le monde n’existerait plus. De l’immense balancement du bien et du mal sort un profit, un reliquat favorable. Ce surplus de bien est la raison d’être de l’univers et la raison de sa conservation. Pourquoi être, s’il n’y avait pas du profit à être ? Il est si facile de n’être pas. Je trouve superficielles les objections que quelques savans élèvent contre le finalisme, en faisant remarquer certaines imperfections de la nature, les défauts du corps humain, par exemple, tel muscle constituant un levier de l’espèce la moins efficace, l’œil construit avec un singulier à-peu-près. On oublie que les conditions de la création, si l’on peut s’exprimer ainsi, sont limitées par le balancement d’avantages et d’inconvéniens contradictoires. C’est une courbe déterminée par la rencontre de ses coordonnées et écrite d’avance dans une équation abstraite. Un meilleur levier à l’avant-bras nous eût conformés comme des pélicans. Un œil qui éviterait les défauts de l’œil actuel tomberait probablement dans des inconvéniens plus graves. Des cerveaux plus puissans que les meilleurs cerveaux humains se conçoivent ; mais ils eussent amené pour ceux qui en auraient été doués des congestions, des lièvres cérébrales. Un homme qui ne serait jamais malade, au contraire, serait probablement condamné à une incurable médiocrité. Une humanité qui ne serait pas révolutionnaire, tourmentée d’utopies, ressemblerait à une fourmilière, à une Chine croyant avoir trouvé la forme parfaite et y restant. Une humanité qui ne serait pas superstitieuse serait d’un positivisme désespérant. Or la nature a une sorte de prévoyance ; elle ne crée pas ce qui serait destiné à mourir par un vice interne. Elle devine les impasses et ne s’y engage pas.

Certains inconvéniens du corps sont comme des abus historiques que le progrès de l’évolution n’a pas eu un intérêt suffisant à réformer. Quand l’inconvénient a été assez grave pour tuer l’individu et supprimer l’espèce, la lutte a été à mort ; le vice mortel a été corrigé ou l’espèce a disparu ; mais quand le vice (par exemple, le prolongement inutile du cœcum) n’était de nature qu’à produire quelques maladies, quelques morts, la nature n’a pas jugé qu’il valût la peine de faire un coup d’étal pour si peu de chose. C’est ainsi que, dans une société, l’extirpation des grands abus est plus facile que la correction des petits ; car, dans le premier cas, c’est une question de vie et de mort ; dans le second, personne n’a assez d’intérêt à la réforme pour engager une lutte radicale. Les objections des savans qui se mettent en garde contre ce qu’ils tiennent pour une résurrection du finalisme portent à fond contre le système d’un créateur réfléchi et tout-puissant. Elles ne portent en rien contre notre hypothèse d’un nisus profond, s’exerçant d’une manière aveugle dans les abîmes de l’être, poussant tout à l’existence, à chaque point de l’espace. Ce nisus n’est ni conscient, ni tout-puissant ; il tire le meilleur parti possible de la matière dont il dispose. Il est donc tout naturel qu’il n’ait pas fait des choses offrant des perfections contradictoires. Il est naturel aussi que la partie du cosmos que nous voyons offre des limites et des lacunes, tenant à l’insuffisance des matériaux dont la productivité de la nature disposait sur un point-donné. C’est le nisus agissant sur la totalité de l’univers qui sera peut-être un jour conscient, omniscient, omnipotent. Alors pourra se réaliser un degré de conscience dont rien maintenant ne peut nous donner une idée.

Au moyen âge, le plus haut résultat du monde, au moins de la planète Terre, était un chœur de religieux chantant des psaumes. La science de notre temps, répondant au désir qu’a le monde de se connaître, atteint des effets bien supérieurs. Le Collège de France est fort au-dessus de la plus parfaite abbaye de l’ordre de Citeaux. L’avenir amènera sans doute de bien plus beaux résultats encore. À l’infini, l’Être absolu, arrivé au comble de ses évolutions déifiques, et se connaissant parfaitement lui-même, réalisera peut-être ces beaux vers du mystique chrétien :


Illic secum habitans in penetralibus
Se rex ipse suo contuitu beat.


III

Les deux dogmes fondamentaux de la religion, Dieu et l’immortalité, restent ainsi rationnellement indémontrables ; mais on ne peut dire qu’ils soient frappés d’impossibilité absolue. Les touchans efforts de l’humanité pour sauver ces deux dogmes ne doivent pas être taxés de pure chimère. Une conscience générale de l’univers, une âme du monde, sont choses que l’expérience n’a jamais prouvées ; mais une molécule d’un de nos os ne se doute pas non plus de la conscience générale du corps dont elle fait partie, de ce qui constitue notre unité.

L’attitude la plus logique du penseur devant la religion est de faire comme si elle était vraie. Il faut agir comme si Dieu et l’âme existaient. La religion rentre ainsi dans le cas de ces nombreuses hypothèses telles que Luther, les fluides électriques, lumineux, caloriques, nerveux, l’atome lui-même, que nous savons bien n’être que des symboles, des moyens commodes pour expliquer les phénomènes, et que nous maintenons tout de même. Dieu créant le monde en vertu de profonds calculs est une formule bien grossière ; mais les choses se comportent à peu près comme si cela avait eu lieu. L’âme n’existe pas comme substance à part ; mais les choses se passent à peu près comme si elle existait. Rien n’a jamais été révélé à aucune famille humaine par des voix surnaturelles, et pourtant la révélation est une métaphore dont l’histoire religieuse a de la peine à se passer. Le paradis éternel promis à l’homme n’a pas de réalité, et pourtant il faut agir comme s’il en avait ; il faut que ceux qui n’y croient pas surpassent en bonté, en abnégation, ceux qui y croient.

On a coutume de présenter ces grands dogmes consolateurs, Dieu et l’immortalité, comme des postulats de la vie morale de l’humanité ; et certes on a raison à beaucoup d’égards. Agir pour Dieu, agir en présence de Dieu, sont des conceptions nécessaires de la vie vertueuse. Nous ne demandons pas un rémunérateur ; mais nous voulons un témoin. La récompense des cuirassiers de Reichshofen dans l’éternité, c’est le mot du vieil empereur : « Oh ! les braves gens ! » Nous voudrions un mot de Dieu comme celui-là. Les sacrifices ignorés, la vertu méconnue, les erreurs inévitables de la justice humaine, les calomnies : irréfutables de l’histoire légitiment ou plutôt amènent fatalement un appel de la conscience opprimée par la fatalité à la conscience de l’univers. C’est un droit auquel l’homme vertueux ne renoncera jamais. Dans les situations héroïques de la Révolution, la nécessité de l’immortalité de l’âme fut réclamée à peu près par tous les partis. Le souci des mémoires et des papiers justificatifs tenait, chez les hommes de ce temps, au même principe. Ils écrivaient, écrivaient, persuadés qu’il y aurait quelqu’un pour les lire. On voulait absolument un juge au-delà de la tombe ; on le demandait à la conscience du monde ou à la conscience de l’humanité. L’humanité est ainsi acculée à cette singulière impasse que, plus elle réfléchit, mieux elle voit la nécessité morale de Dieu et de l’immortalité, et mieux aussi elle voit les difficultés qui s’élèvent contre les dogmes dont elle affirme la nécessité.

Ces difficultés sont des plus graves ; il ne faut pas se les dissimuler. Les anciennes idées religieuses étaient fondées sur le concept étroit d’un monde créé il y a quelques milliers d’années, dont la terre et l’homme étaient le centre. Une petite terre, contenant un nombre compté d’habitans, un petit ciel la surmontant comme une coupole, une cour céleste à quelques lieues en l’air, tout occupée des enfantillages des hommes, des îles des Bienheureux, situées vers l’Ouest, où les morts se rendent en barque, ou bien un paradis de papier que la moindre réflexion scientifique crèvera, voilà le monde qu’un Dieu à grande barbe blanche enserre facilement dans les pans de sa robe. Quand Nemrod tirait ses flèches contre le ciel, elles lui revenaient ensanglantées ; nous avons beau tirer, les flèches ne reviennent plus. L’élargissement de l’idée du monde et la démolition scientifique de l’ancienne hypothèse anthropocentrique, au XVIe siècle, est le moment capital de l’histoire de l’esprit humain. Aristarque de Samos avait eu à cet égard les premières lueurs et passa pour un impie. La rage de l’Église contre les fondateurs de l’ordre nouveau, Copernic, Giordano Bruno, Galilée, fut de même assez conséquente. Le petit monde sur lequel l’Église avait régné, avec ses dogmes restreints à la terre, était brisé sans retour. Les vues plus modernes sur les âges de la nature et les révolutions du globe, en ouvrant à l’homme la perspective de l’infini du temps en arrière, ont eu le même résultat, d’une façon encore plus démonstrative.

On ne reconstituera pas les anciens rêves. Si la loi du monde était un fanatisme étroit, si l’erreur était la condition de la moralité humaine, il n’y aurait aucune raison pour s’intéresser à un globe voué à l’ignorance. Nous aimons l’humanité, parce qu’elle produit la science ; nous tenons à la moralité, parce que des races honnêtes peuvent seules être des races scientifiques. Si on posait l’ignorance comme Rome nécessaire de l’humanité, nous ne voyons plus aucun motif de tenir à son existence. L’humanité qu’appellent de leurs vœux nos réactionnaires serait si insignifiante que j’aimerais autant la voir périr par anarchie et manque de moralité que par sottise. Le retour de l’humanité à ses vieilles erreurs, censées indispensables à sa moralité, serait pire que son entière démoralisation.

Il faut donc en prendre notre parti, et, dans nos vues sur l’univers, éviter le ridicule des provinciaux qui, ne voyant rien au-delà de leur clocher, s’imaginent que tout le monde s’inquiète de leurs affaires, que le roi n’a de souci que pour leur petite ville, que Dieu même a une opinion sur les petites coteries qui la divisent. L’humanité est dans le monde ce qu’une fourmilière est dans une forêt. Les révolutions intérieures d’une fourmilière, sa décadence, sa ruine, sont choses secondaires pour l’histoire d’une forêt. Que l’humanité sombre faute de lumières ou de vertu, qu’elle manque à sa vocation, à ses devoirs, des faits analogues sont arrivés mille fois dans l’histoire de l’univers. Gardons-nous donc de croire que nos postulats soient la mesure de la réalité. La nature n’est pas obligée de se plier à nos petites convenances. À cette déclaration de l’homme : « Je ne peux être vertueux sans telle ou telle chimère, » l’Éternel est en droit de répondre : « Tant pis pour vous. Vos chimères ne sauraient me forcer à changer l’ordre de la fatalité. »

Ce qui affaiblit encore les raisonnemens a priori sur ce point, c’est que, parmi les postulats de l’humanité, il y en a de notoirement impossibles. Il faut bien remarquer que le dieu que postule la plus grande partie de l’humanité n’est pas le dieu situé à l’infini, dont nous admettons l’existence comme possible. Ce dieu-là est trop éloigné pour que la piété s’y attache. Ce que veut le vulgaire, c’est un dieu qui certainement n’existe pas, un dieu qui s’occupe de la pluie et du beau temps, de la guerre et de la paix, des jalousies des hommes entre eux, que l’on fait changer d’avis en l’importunant. L’humanité, en d’autres termes, voudrait un dieu pour elle, un dieu qui s’intéresse à ses querelles, un dieu particulier de la planète, la gérant en bon gouverneur, comme les dieux provinciaux que rêva le paganisme en décadence. Chaque nation va plus loin : elle voudrait un dieu pour elle seule. Une idole lui conviendrait mieux encore, et, si on laissait un libre cours aux vœux des hommes, ils réclameraient des pouvoirs pour les reliques nationales, pour les images sacrées[8]. Que de postulats dont il ne sera tenu aucun compte ! L’homme a besoin d’un dieu qui soit en rapport avec sa planète, son siècle, son pays : s’ensuit-il que ce dieu existe ? L’homme a besoin d’immortalité personnelle : s’ensuit-il que cette immortalité existe ? En d’autres termes, l’homme est désespéré de faire partie d’un monde infini, où il compte pour zéro. Un paradis composé d’un décillion d’êtres n’est pas du tout ce petit paradis en famille, où l’on se connaît, où l’on continue de voisiner, de potiner, d’intriguer ensemble. Il faut demander à Dieu de rapetisser le monde, de donner tort à Copernic, de nous ramener au cosmos du Campo-Santo de Pise, entouré des neuf chœurs d’anges, et tenu entre les bras du Christ.

Ainsi, on arrive à ce résultat étrange, que l’immortalité est, a priori, le plus nécessaire des dogmes et, a posteriori, le plus faible. Comme la fourmi ou l’abeille, nous travaillons par instinct à des œuvres communes dont nous ne voyons pas la portée. Les abeilles cesseraient de travailler, si elles lisaient des articles où on leur dirait qu’on leur prendra leur miel et qu’elles seront tuées en récompense de leur travail. L’homme va toujours, malgré le sic vos non vobis. Nous ne voyons pas ce qui est au-dessus de nous ni ce qui est au-dessous de nous ; « nous faisons la chaîne, » me disait un esprit supérieur. Les volontés divines sont obscures. Nous sommes un des millions de fellahs qui travaillèrent aux pyramides. Le résultat, c’est la pyramide. L’œuvre est anonyme, mais elle dure ; chacun des ouvriers vit en elle. Ce qui ne serait vraiment pas injuste, c’est ce que demandent les ouvriers des manufactures, c’est que nous fussions associés à l’œuvre de l’univers en participation des bénéfices, que nous sussions du moins quelque chose du résultat de notre travail. Or, admis aux labeurs, nous ne sommes fias admis aux dividendes, et même notre salaire nous est assez mal payé. D’autres se mettraient en grève ; nous, nous allons tout de même.

En résumé, l’existence d’une conscience supérieure de l’univers est bien plus probable que l’immortalité individuelle. Nous n’avons d’autre fondement à nos espérances à cet égard que la grande présomption de la bonté de l’être suprême. Tout lui sera un jour possible. Esperons qu’alors il voudra être juste, et qu’il rendra à ceux qui auront contribué au triomphe du bien le sentiment et la vie. Ce sera un miracle. Mais le miracle, c’est-à-dire l’intervention d’un être supérieur, qui maintenant n’a pas lieu, pourra un jour, quand Dieu sera conscient, être le régime normal de l’univers. Les rêves judéo-chrétiens, plaçant au terme de l’humanité le règne de Dieu, conservent encore ici leur grandiose vérité. Le monde, gouverné maintenant par une conscience aveugle ou impuissante, pourra être gouverné un jour par une conscience plus réfléchie. Toute injustice alors sera réparée, toute larme séchée. Absterget Deus omnem lacrymam ab oculis eorum.

L’huître à perles me paraît la meilleure image de l’univers et du degré de conscience qu’il faut supposer dans l’ensemble. Au fond de l’abîme, des germes obscurs créent une conscience singulièrement mal servie par les organes, prodigieusement habile cependant pour atteindre ses fins. Ce qu’un appelle une maladie de ce polit cosmos vivant amène une sécrétion d’une beauté idéale, que les hommes s’arrachent à prix d’or. La vie générale de l’univers est, cumule celle de l’huitre, vague, obscure, singulièrement gênée, lente par conséquent. La souffrance crée l’esprit, le mouvement intellectuel et moral. Maladie du monde, si l’on veut, en réalité perle du monde, l’esprit est le but, la cause finale, le résultat dernier et certes le plus brillant du monde que nous habitons. Il est bien probable que, s’il y a des résultantes ultérieures, elles sont d’un ordre infiniment plus élevé.


Ernest Renan.
  1. C’est là ce que, dans tout ce morceau, j’appellerai univers.
  2. Les considérations de la géométrie moderne sur l’espace ayant plu » de trois dimensions ont peut-être ici un lien avec la réalité.
  3. L’atome n’est pas plus conscient que l’univers ; rien, du moins, ne le prouve ; mais, de même que l’univers, inconscient dans son ensemble, renferme des consciences, celle de l’homme, par exemple, qui ne se font pas sentir dans le tout ; de même l’atome, dans ses élémens, deux fois infiniment petits relativement à nous, peut renfermer des consciences, qui ne se font pas non plus sentir dans le tout.
  4. Septembre 1888.
  5. Je parle au sens relatif. Un être nous dépassant de l’infini et se décelant à nous par des actes particuliers intentionnels, serait Dieu pour nous, comme l’homme est le dieu de l’animal.
  6. Il est surprenant que la science et la philosophie, adoptant le parti-pris frivole des gens du monde de traiter la chose mystérieuse par excellence comme une simple matière à plaisanterie, n’aient pas fait de l’amour l’objet capital de leurs observations et de leurs spéculations. C’est le fait le plus extraordinaire et le plus suggestif de l’univers. Par une pruderie qui n’a pas de sens dans l’ordre de la réflexion philosophique, on n’en parle pas, ou l’on s’en tient à quelques niaises platitudes. On ne veut pas voir qu’on est là devant le nœud des choses, devant le plus profond secret du monde. La crainte des sots ne doit pourtant pas empêcher de traiter gravement de ce qui est grave. Les physiologistes ne veulent voir que ce qui tient au jeu des organes. Je parlai un jour à Claude Bernard de ce que le fait universel de l’attrait sexuel a de profond. Il me répondit, après un moment de réflexion : » Non ; ce sont là des fonctions claires, des conséquences de la nutrition. » Très bien ; mais qu’alors ou fonde une science qui s’occupera des conséquences obscures des fonctions claires. Pourquoi, par exemple, la fleur a-t-elle le parfum ?
  7. Les choses ont été renversées par l’humanité. Le vrai analogue de la beauté du mâle, c’est la pudeur de la femme. Un petit air de réserve, de timidité, de sujétion touchante, a fini par devenir pour l’homme quelque chose de plus attrayant que la beauté.
  8. Voilà pourquoi la dévotion du vulgaire va bien plus aux saints qu’à Dieu. Le déisme pur ne sera jamais la religion du peuple ; en fait, le déiste et le vulgaire n’adorent, pas le même Dieu. Il y a là un malentendu dont une certaine philosophie a pu se couvrir en temps de guerre, mais dont elle devrait se faire scrupule en temps de paix.