Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/1

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I

DU LIVRE DE M. DARWIN


M. Darwin vient de publier un livre sur l’Origine des espèces.

L’ingénieux et savant auteur pense que l’espèce est muable. Malheureusement, il ne nous dit pas ce qu’il entend par espèce, et ne se donne aucun caractère sûr pour la définir.

En second lieu, il voit très-bien la variabilité de l’espèce. Qui ne la voit pas ? Mais il ne voit pas la limite de cette variabilité ; et c’est précisément ce qu’il fallait voir.

Enfin l’auteur se sert partout d’un langage figuré dont il ne se rend pas compte et qui le trompe, comme il a trompé tous ceux qui s’en sont servis.

Là est le vice radical du livre.


On personnifiait la nature ; on lui prêtait des intentions, des inclinations, des vues ; on lui prêtait des horreurs (l’horreur du vide) ; on lui prêtait des jeux (les jeux de la nature). Les monstruosités étaient les erreurs de la nature.

Le xviiie siècle fit mieux. À la place de Dieu il mit la nature. Buffon disait à Hérault de Séchelles : « J’ai toujours nommé le Créateur, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature[1]. »

« La nature, dit Buffon, n’est point une chose, car cette chose serait tout ; la nature n’est point un être, car cet être serait Dieu ; » en quoi il a parfaitement raison, mais ce qui, comme on vient de voir, l’effrayait fort peu.

Il ajoute : « La nature est une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, qui, subordonnée au premier Être, n’a commencé d’agir que par son ordre et n’agit encore que par son consentement[2]… »

C’est de cette prétendue puissance que les naturalistes font leur nature, quand ils la personnifient.

Cependant M. Cuvier les a, depuis longtemps, avertis de tous les périls d’un pareil langage. « Par une de ces figures, dit-il, auxquelles toutes les langues sont enclines, la nature a été personnifiée : les êtres existants ont été appelés les Œuvres de la Nature, les rapports généraux de ces êtres entre eux sont devenus les Lois de la Nature, etc… C’est en considérant ainsi la nature comme un être doué d’intelligence et de volonté, mais secondaire et borné quant à la puissance, qu’on a pu dire qu’elle veille sans cesse au maintien de ses œuvres, qu’elle ne fait rien en vain, qu’elle agit toujours par les voies les plus simples, etc… On voit combien sont puérils les philosophes qui ont donné à la nature une espèce d’existence individuelle, distincte du Créateur, des lois qu’il a imprimées au mouvement et des propriétés ou des formes données par lui aux créatures, et qui l’ont fait agir sur les corps avec une puissance et une raison particulières. À mesure que les connaissances se sont étendues en astronomie, en physique et en chimie, ces sciences ont renoncé aux paralogismes qui résultaient de l’application de ce langage figuré aux phénomènes réels. Quelques physiologistes en ont seuls conservé l’usage, parce que, dans l’obscurité où la physiologie est encore enveloppée, ce n’était qu’en attribuant quelque réalité aux fantômes de l’abstraction, qu’ils pouvaient faire illusion à eux-mêmes et aux autres sur la profonde ignorance où ils sont touchant les mouvements vitaux[3]. »


Dans cet examen du livre de M. Darwin, je me propose deux objets : le premier, de montrer que l’auteur fait illusion à lui-même, et peut-être aux autres, par un abus constant du langage figuré ; et le second, de prouver que, contrairement à son opinion, l’espèce est fixe, et que, loin d’être venues les unes des autres, comme il le veut, les diverses espèces sont et restent éternellement distinctes.


M. Darwin commence par imaginer une élection naturelle ; il imagine ensuite que ce pouvoir d’élire qu’il donne à la nature est pareil au pouvoir de l’homme. Ces deux suppositions admises, rien ne l’arrête ; il joue avec la nature comme il lui plaît, et lui fait faire tout ce qu’il veut.

Le pouvoir de l’homme sur les êtres vivants est parfaitement connu.

L’espèce est variable. Elle varie de soi. C’est ce que savent tous les naturalistes, et ce que nul n’a mieux prouvé, dans ces derniers temps, que M. Decaisne, dans ses directes et décisives expériences.

Or, parmi les variations de l’espèce, les unes sont utiles aux vues de l’homme, et les autres y sont contraires. L’homme choisit les variations utiles, il écarte les variations contraires.

Ce n’est pas tout. Après avoir choisi les individus à variations utiles, il les unit ensemble ; et par là il accumule ces variations, il les accroît, il les fixe ; il se fait des races. C’est encore là ce que savent tous les naturalistes.

À propos du chien, Buffon dit : « L’homme a créé des races dans cette espèce, en choisissant et mettant ensemble les plus grands ou les plus petits, les plus jolis ou les plus laids, les plus velus ou les plus nus, etc[4]. »

Dans l’histoire du pigeon, il dit : « Le maintien des variétés et même leur multiplication dépend de la main de l’homme. Il faut recueillir de celle de la nature les individus qui se ressemblent le plus, les séparer des autres, les unir ensemble, prendre les mêmes soins pour les variétés qui se trouvent dans les nombreux produits de leurs descendants, et, par une attention suivie, on peut, avec le temps, créer à nos yeux, c’est-à-dire amener à la lumière une infinité d’êtres nouveaux que la nature seule n’aurait jamais produits[5]. »

Il ajoute : « La combinaison, la succession, l’assortissement, la réunion ou la séparation des êtres, dépendent souvent de la volonté de l’homme : dès lors il est le maître de forcer la nature par ses combinaisons et de la fixer par son industrie : de deux individus singuliers qu’elle aura produits comme par hasard, il en fera une race constante et perpétuelle, et de laquelle il tirera plusieurs autres races, qui, sans ses soins, n’auraient jamais vu le jour[6]. »

Voilà les faits que Buffon a vus, et que chacun connaît. M. Darwin n’en a pas vu d’autres. Seulement il mêle à tout cela un langage métaphorique qui l’éblouit, et il imagine que l’élection naturelle qu’il donne à la nature aurait des effets incommensurables (c’est son mot), immenses et que n’a pas le faible pouvoir de l’homme.

Il le dit en termes exprès : « De même que toutes les œuvres de la nature sont infiniment supérieures à celles de l’art, l’élection naturelle est nécessairement prête à agir avec une puissance incommensurablement supérieure aux faibles efforts de l’homme[7]. »

Il dit encore : « Si l’on pouvait appliquer à l’état de nature le principe d’élection que nous voyons si puissant dans les mains de l’homme, quels n’en pourraient pas être les immenses effets[8] ! »

« J’ai donné, dit-il enfin, le nom d’élection naturelle au principe en vertu duquel se conserve chaque variation, à condition qu’elle soit utile, afin de faire ressortir son analogie avec le pouvoir d’élection de l’homme[9]. »

C’est-à-dire tout simplement que vous avez personnifié la nature, et c’est là tout le reproche que l’on vous fait.

« Plusieurs écrivains, dit M. Darwin lui-même, ont critiqué ce terme d’élection naturelle… Dans le sens littéral du mot, ajoute-t-il, il n’est pas douteux que le terme d’élection naturelle ne soit un contre-sens[10]. »

On ne peut mieux dire ; mais alors pourquoi s’en servir ? Pourquoi accommoder surtout à ce langage faux toutes ses explications, tout son livre ? Pourquoi écrire un livre tout entier dans l’esprit faux que ce langage implique ?

Sans doute, mais voilà le procédé constant de M. Darwin : il commence par demander la permission de personnifier la nature, et puis par un dato non concesso, il raisonne comme si cette permission était accordée.

« Puisque l’homme, dit-il, peut produire, et qu’il a certainement produit de grands résultats par ses moyens d’élection, que ne peut faire l’évolution naturelle ? L’homme ne peut agir que sur les caractères visibles et extérieurs, la Nature, si toutefois l’on veut bien nous permettre de personnifier sous ce nom la loi selon laquelle les individus variables sont protégés… La Nature peut agir sur chaque organe interne, sur la moindre différence organique. L’homme ne choisit qu’en vue de son propre avantage, et la Nature seulement en vue du bien de l’être dont elle prend soin[11]… »

« On peut dire par métaphore, ajoute M. Darwin, que l’élection naturelle scrute journellement, à toute heure et à travers le monde entier, chaque variation, même la plus imperceptible, pour rejeter ce qui est mauvais, conserver et ajouter tout ce qui est bon ; et qu’elle travaille ainsi insensiblement et en silence, partout et toujours, dès que l’opportunité s’en présente, au perfectionnement de chaque être organisé[12]. »

Ainsi, toujours des métaphores ! La nature choisit, la nature scrute, la nature travaille et travaille sans cesse, et travaille à quoi ?… à changer, à perfectionner, à transformer les espèces. La transformation des espèces est, dans le système de M. Darwin, le travail perpétuel de la nature.


Qu’y faire ? Ce système est un système tout comme un autre ; et ce n’est pas M. Darwin qui l’a inventé. Dans le dernier siècle, de Maillet, l’auteur du livre fameux Telliamed, couvrit le globe entier d’eau pendant des milliers d’années ; il fit retirer les eaux graduellement ; tous les animaux terrestres avaient d’abord été marins ; l’homme lui-même avait commencé par être poisson ; et l’auteur assure qu’il n’est pas rare de rencontrer dans l’Océan des poissons qui ne sont devenus hommes qu’à moitié, mais dont la race le deviendra tout à fait quelque jour.

« Maillet, dont nous avons déjà tant parlé, dit Voltaire, crut s’apercevoir, au Grand Caire, que notre continent n’avait été qu’une mer dans l’antiquité passée ; il vit des coquilles, et voici comme il raisonna : Ces coquilles prouvent que la mer a été pendant des milliers de siècles à Memphis ; donc les Égyptiens et les singes viennent incontestablement de poissons marins. »

Après Maillet vint Robinet. On connaît son livre intitulé : Essai de la nature qui apprend à faire l’homme. Maillet avait de l’esprit. Il dédie son livre à Cyrano de Bergerac, « pour lui prouver, dit-il, qu’on peut extravaguer dans la mer comme dans le soleil ou dans la lune. » Robinet n’est qu’absurde. On est fâché de trouver, parmi ces hommes à idées étranges, le respectable M. de Lamarck. Il eut du génie ; mais ce n’est pas lorsqu’il prétend que l’homme vient du polype ou de la monade.

Or, c’est précisément là ce dont M. Darwin le loue. « Lamarck, célèbre naturaliste français, dit-il, développa l’idée que tous les animaux, y compris l’homme, descendent d’autres espèces antérieures. C’était rendre un grand service à la science[13]… »

Le fait est que Lamarck est le père de M. Darwin. Il a commencé son système. Toutes les idées de Lamarck sont, au fond, celles de M. Darwin. M. Darwin ne le dit pas d’abord ; il a trop d’art pour cela. Il effaroucherait son lecteur, et il veut le séduire ; mais, quand il juge le moment venu, il le dit nettement et formellement.

« Je pense, dit-il, que tout le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus, et le règne végétal d’un nombre égal ou moindre. » — « L’analogie me conduirait même un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux et toutes les plantes, descendent d’un seul prototype[14]. »

Voilà le dernier mot de M. Darwin et de son livre. Mais, au milieu de tant de faits que réunit M. Darwin, et de tant de conclusions hardies qu’il en tire, une observation me frappe : c’est que de ces mêmes faits, Buffon, esprit très-hardi aussi et aussi très-systématique, tire des conclusions absolument contraires.


Ce que M. Darwin appelle perfectionnement, Buffon l’appelle dégénérescence. On connaît son beau chapitre sur la dégénération des animaux. Il y passe en revue tous nos animaux domestiques et leurs variétés. Toutes ces variétés lui paraissent autant d’altérations particulières de chaque espèce[15]. Il dit du pigeon, animal devenu domestique depuis un temps immémorial : « Comme l’homme a créé tout ce qui dépend de lui, on ne peut douter qu’il ne soit l’auteur de toutes ces races esclaves, d’autant plus perfectionnées pour nous qu’elles sont plus dégénérées, plus viciées pour la nature[16]. » Mais il faut se défier de Buffon ; il faut se défier de M. Darwin. Tous les gens à imagination sont gens à système ; le système consiste à ne voir les choses que d’un côté.


Heureusement que cette grande et fondamentale question de la fixité ou de la mutabilité des espèces a été traitée par un naturaliste qui avait autant de bon sens que Buffon et M. Darwin ont eu d’imagination.

On faisait à M. Cuvier cette objection, relativement aux races perdues qu’il a restaurées : « Pourquoi les races actuelles, lui disait-on, ne seraient-elles pas des modifications de ces races anciennes que l’on trouve parmi les fossiles, modifications qui auraient été produites par les circonstances locales et le changement de climat, et portées à cette extrême différence par la longue succession des années ? »

« Cette objection, dit M. Cuvier, doit surtout paraître forte aux naturalistes qui croient à la possibilité indéfinie de l’altération des formes dans les corps organisés, et qui pensent qu’avec des siècles et des habitudes, toutes les espèces pourraient se changer les unes dans les autres ou résulter d’une seule d’entre elles. »

Cela était dit alors pour M. de Lamarck, et le serait aujourd’hui pour M. Darwin. Il ne prend pas ces naturalistes au sérieux.

« Quant à ceux, continue-t-il, qui reconnaissent que les variétés sont restreintes dans certaines limites fixes, il faut, pour leur répondre, examiner jusqu’où s’étendent ces limites : recherche curieuse, fort intéressante en elle-même, et dont on s’est cependant bien peu occupé jusqu’ici. »

Il se livre donc à cette recherche ; il prend chaque espèce l’une après l’autre, et détermine, dans chacune, le degré de variation qu’elle a pu subir. « Quoique le loup et le renard, dit-il, habitent depuis la zone torride jusqu’à la zone glaciale, à peine éprouvent-ils, dans cet immense intervalle, d’autre variété qu’un peu plus ou un peu moins de beauté dans leur fourrure. J’ai comparé des crânes de renards du Nord et de renards d’Égypte avec ceux des renards de France, et je n’y ai trouvé que des différences individuelles… Une crinière plus fournie, dit-il encore, fait la seule différence entre l’hyène de Perse et celle de Maroc… Le squelette d’un chat d’Angora ne diffère en rien de constant de celui d’un chat sauvage, etc. »

Enfin il arrive au chien, et ici il a fait un travail très-approfondi, travail pour lequel il avait été aidé par son frère, Frédéric Cuvier, le naturaliste le plus exact que j’aie connu.

Les chiens varient pour la couleur, pour l’abondance du poil, qu’ils perdent même quelquefois entièrement ; pour la taille, pour la forme des oreilles, du nez, de la queue ; pour la hauteur relative des jambes, pour le développement du cerveau d’où résulte la forme de la tête, etc., enfin, « et ceci est le maximum de variation connu jusqu’à ce jour dans le règne animal, il y a des races de chiens qui ont un doigt de plus aux pieds de derrière avec les os du tarse correspondants, comme il y a, dans l’espèce humaine, quelques familles sexdigitaires[17]. »

Comme nous sommes loin de M. Darwin et des effets immenses qu’il fait produire à son élection naturelle ! Ou plutôt comme les faits, vus en eux-mêmes, diffèrent des faits vus à travers l’esprit de système et les fantômes de l’abstraction.

Il y a, dans les animaux, des caractères qui résistent à toutes les influences. Ces caractères sont les caractères intérieurs. Le plus profond de ces caractères est celui de la fécondité ; et c’est la fécondité qui fait fixité.

Les variétés de nos animaux domestiques sont innombrables. Toutes ces variétés n’en sont pas moins fécondes entre elles ; tous nos chiens, tous nos chevaux, tous nos bœufs, etc., sont féconds entre eux et d’une fécondité continue.

Les espèces diverses, unies entre elles, n’ont qu’une fécondité bornée. Ceci est le genre. En définitive, c’est la fécondité qui décide de tout. L’espèce vient de la fécondité continue ; le genre, de la fécondité bornée ; les autres groupes, l’ordre et la classe, n’ayant plus entre eux de fécondité, n’ont plus, entre eux, de rapports de consanguinité ou de parenté.


Je termine, et je reviens à mon objet principal : la fixité des espèces. Les faits sont avérés et connus de tous.

On a rapporté d’Égypte des momies d’hommes. Les hommes d’aujourd’hui sont comme étaient ceux d’alors. On a rapporté des momies d’animaux : de chiens, de bœufs, de crocodiles, d’ibis, etc. Tous ces animaux sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Les trois mille ans, écoulés depuis qu’ils vivaient, n’ont rien changé.

Il y a deux mille ans que vivait Aristote. Guidé par l’anatomie comparée, Aristote divisait le règne animal comme le divise aujourd’hui M. Cuvier.

Il y avait des quadrupèdes vivipares ou des mammifères, des oiseaux, des quadrupèdes ovipares ou des reptiles ; il y avait des poissons, des insectes, des crustacés, des mollusques, des rayonnés ou zoophytes. Le règne animal d’Aristote était le règne animal d’aujourd’hui. Les animaux d’Aristote sont reconnus par les moindres particularités qu’il a signalées.

On cherche des merveilles et l’on croit en trouver dans de prétendus changements des êtres. La plus grande merveille est que l’espèce soit fixe, et que les espèces diverses restent éternellement distinctes.

  1. Voyage à Montbard.
  2. Première Vue de la nature.
  3. Voyez l’article Nature, dans le Dictionnaire des Sciences naturelles. (Levrault.)

    C’est le plus beau morceau de philosophie qu’ait écrit M. Cuvier.

  4. Histoire du Chacal.
  5. Histoire du pigeon.
  6. Histoire du pigeon.
  7. Page 92.
  8. Page 114.
  9. Page 92.
  10. Page 116.
  11. Page 119.
  12. Page 120.
  13. Page 11.
  14. Page 669.
  15. Voyez le chapitre sur la Dégénération des animaux.
  16. Histoire du Pigeon.
  17. Discours sur les révolutions de la surface du globe.