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Excursion aux Antilles françaises/Les Antilles

La bibliothèque libre.
H. Lecène et H. Oudin (p. 4-47).
Vue du littoral de Saint-Pierre à la Martinique.
Vue du littoral de Saint-Pierre à la Martinique.

LES ANTILLES


POSITION. — ÉNUMÉRATION.


On désigne sous le nom d’Antilles un groupe d’îles situé entre les deux immenses presqu’îles américaines, et qui, par leur réunion, constituent un des plus grands archipels connus. Elles forment une longue chaîne arrondie depuis l’extrémité orientale du Yucatan et le sud de la Floride, jusqu’au littoral du Venezuela, sur une longueur de 3.450 kilomètres. Leur superficie totale est de 247.500 kilomètres carrés, et leur population de 3.700.000 habitants environ.

Ce groupe s’est d’abord appelé archipel de San Salvator, nom donné par Christophe Colomb à la première terre qu’il découvrit. Plus tard, les îles furent désignées par le nom de leurs habitants : on les appela îles des Caraïbes. Enfin on les a encore appelées îles du Vent et îles Sous-le-Vent, à cause des vents alizés, qui pendant une partie de l’année soufflent dans ces parages ; mais nous rappelons seulement pour mémoire cette désignation qui est défectueuse, car elle ne s’applique pas chez toutes les nations aux mêmes groupes d’îles.

L’archipel se divise en quatre parties : les îles Lucayes, les Grandes et les Petites Antilles, la Chaîne du Sud.

Les Grandes Antilles sont : Cuba, Haïti, la Jamaïque et Porto-Rico.

Toutes ces terres, grandes ou petites, appartiennent à l’Angleterre, à la France, à l’Espagne, au Danemark, à la Suède, à la Hollande et à la République de Venezuela, sauf pourtant Haïti ou Saint-Domingue, qui est indépendant depuis 1865.

Les Petites Antilles sont innombrables ; c’est de ces dernières seulement, ou plutôt de quelques-unes d’entre elles, que nous avons à nous occuper ici.

La France, en effet, après avoir conquis ou créé, dans la mer des Antilles, un empire colonial remarquable par son étendue et sa richesse, n’y compte plus maintenant que quelques rares établissements, importants sans aucun doute, mais qui ne sont que les débris d’une puissance disparue. Nous avons possédé et perdu Tabago, Sainte-Lucie, la Grenade, les Grenadilles, la Dominique, Antiguo, Montserrat, Saint-Christophe, Sainte-Croix, etc., sans compter la plus belle moitié de Saint-Domingue. Il ne nous reste aujourd’hui que la Guadeloupe et ses dépendances (Marie-Galante, les Saintes et la Désirade), — la Martinique, Saint-Martin et Saint-Barthélemy.



HISTOIRE GÉNÉRALE

DES ANTILLES

De 1625 à nos jours.

En 1625, Belain d’Enambuc ou d’Esnambuc, gentilhomme dieppois, fréta un brigantin, et fit voile vers le nouveau monde, en quête d’aventures. Attaqué dans le golfe du Mexique par un navire espagnol, il lui échappa après une lutte héroïque. Mais il dut, pour réparer de graves avaries, relâcher à la première terre qu’il rencontra : c’était l’île de Saint-Christophe. En même temps que lui y débarquait un Anglais, sir Warner. Ils trouvèrent l’île occupée déjà par quelques Français qui vivaient en parfaite intelligence avec les Caraïbes, et ils en partagèrent par moitié la possession et le gouvernement.

D’Esnambuc organisa de son mieux la partie qui lui était échue, favorisa surtout la culture du tabac, et put, dès 1626, revenir en France avec un précieux chargement. Il profita de son voyage pour obtenir de Richelieu l’autorisation de fonder une colonie. Le cardinal lui accorda la possession des îles Saint-Christophe et autres, « et ce, pour y trafiquer, et négocier des denrées et marchandises qui se pourraient recueillir et tirer desdites îles et autres ».

À son retour à Saint-Christophe, d’Esnambuc chargea un sieur d’Orange de visiter les îles environnantes encore inoccupées. Celui-ci, à son retour, signala favorablement la Martinique, la Dominique et surtout la Guadeloupe. D’Esnambuc confia alors à son lieutenant Liénard de l’Olive la mission de se rendre en France pour y traiter avec la Compagnie, en leurs noms à tous deux, de l’exploitation de ces différentes terres. L’Olive se laissa séduire à Dieppe par Duplessis, sieur d’Ossonville, et passa bien le contrat désiré, mais pour son propre compte et celui de Duplessis.

D’après les statuts de la Compagnie, les gens qui voulaient se rendre aux îles, et qui ne pouvaient pas payer leur passage, devaient servir pendant trois ans ceux qui en avaient fait les frais, c’est-à-dire la Société ou les colons. Ce laps de temps écoulé, ils recevaient une concession de terre, ou étaient libres d’aliéner à nouveau leur liberté. C’est ce qu’on a appelé les engagés ou les trente-six mois. L’Olive et Duplessis embauchèrent dans ces conditions 550 individus, parmi lesquels 400 laboureurs environ, et l’expédition quitta Dieppe le 25 mai 1635.

Parvenu dans la mer des Antilles, on essaya d’abord de débarquer à la Martinique ; mais on dut en repartir aussitôt, tant fut grande la frayeur inspirée aux engagés par la vue d’innombrables serpents.

On atterrit à la Guadeloupe le 27 juin, un mois et deux jours après avoir quitté la France. Les deux chefs se partagèrent les hommes, les provisions, les outils, la terre, et s’établirent sur les points qui depuis reçurent les noms suivants : l’Olive à l’ouest de la pointe Allègre et sur la rivière du Vieux-Fort ; — Duplessis à l’est de cette même pointe, sur la rivière du Petit-Fort. Ils entendaient gouverner chacun par une méthode absolument différente : le premier ne comptait que sur la force et les mesures énergiques, souvent cruelles : le second employait toujours la douceur et la persuasion.

Duplessis mourut six mois après son arrivée, et l’Olive, resté seul, s’abandonna à son caractère violent.

Le but de toute sa vie devait être désormais l’extermination des Caraïbes, dont les réserves de patates et de manioc suppléeraient avantageusement, pensait-il, à l’insuffisance de ses provisions. Un jour, des Caraïbes s’étant emparés d’un hamac abandonné sur le rivage, en laissant en échange un porc et des fruits, le cruel capitaine trouva là le prétexte d’un guet-apens suivi de massacre. La guerre était allumée, guerre d’embûches, terrible des deux côtés, qui ne devait finir que de longues années après l’extermination des plus faibles.

Case et groupe de Caraïbes.
Case et groupe de Caraïbes.

Après l’Olive, vint une série de gouverneurs, sous l’administration desquels il n’y a rien d’important à signaler, sauf pourtant la colonisation des dépendances de la Guadeloupe, dont nous dirons quelques mots en nous occupant de chacune d’elles.

Pendant que ces faits s’accomplissaient à la Guadeloupe, Belain d’Esnambuc, désireux de faire tout au moins aussi bien que son infidèle lieutenant, avait pris possession de la Martinique, à la tête d’une centaine d’hommes. Il y jeta les fondations de la ville de Saint-Pierre en juillet 1635 ; puis, ayant confié à son second Dupont la direction du nouvel établissement, il retourna à Saint-Christophe.

De 1636 à 1642, trois compagnies possédèrent successivement la Guadeloupe et la Martinique. Aucune d’elles ne sut comprendre qu’il importait de remplacer dans la pratique le droit exclusif de commerce, par un droit de simple préférence. Elles auraient dû, moyennant redevance, laisser toute liberté aux transactions ; loin de là, de peur qu’il n’entrât aux îles une seule marchandise qui ne fût expédiée par elles-mêmes, elles préférèrent y entretenir une innombrable armée de commis qui, après avoir épuisé les colons, finirent par dévorer aussi les compagnies. Toutes trois furent ruinées par leur propre avidité, et aussi par les luttes incessantes qu’il leur fallut soutenir contre les indigènes.

En 1649, le marquis de Boisseret, agent de la dernière compagnie, acquit d’elle, pour lui et son beau-frère Houel, la propriété de la Guadeloupe et de ses dépendances. Le prix d’achat fut de 60,000 livres tournois une fois payées, plus une redevance annuelle de 300 kilogrammes de sucre.

C’est de cette époque que date la prospérité de l’île. Elle fut quelque peu entravée par une nouvelle période de la guerre contre les Caraïbes, qui se ralluma à la Martinique en 1653[1] ; mais, pendant les hostilités, un grand événement s’accomplit à la Guadeloupe. Neuf cents Hollandais, suivis de douze cents esclaves, chassés du Brésil par la persécution religieuse, se présentèrent dans notre île, où Houel les accueillit avec empressement ; ils débarquèrent le 28 février 1654, date mémorable pour l’île, car ces étrangers devaient y introduire la culture du cacaoyer et de la canne à sucre, et y établir les premières sucreries.

Malheureusement les successeurs de Boisseret, loin de suivre les exemples de justice et de sage administration qu’il leur avait laissés, se signalèrent à l’envi par leurs exactions et leur impéritie. Aussi, en 1664, Colbert, fatigué des plaintes qu’ils provoquaient, décida Louis XIV à racheter la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances. Il est à regretter que le ministre ait cru devoir confier alors l’exploitation des îles à une nouvelle compagnie, la Compagnie des Indes Occidentales.

Il semble que celle-ci ait pris à tâche de commettre exactement les mêmes fautes que les précédentes. À cette époque, les colons eurent beaucoup à souffrir, car la compagnie se trouva au début dans l’impossibilité d’envoyer aux îles aucune denrée ; d’autre part, sous prétexte que la peste exerçait ses ravages à Amsterdam, elle avait interdit tout commerce avec la Hollande. La vérité, c’est que les Hollandais se rendaient un peu partout maîtres des marchés, par leur bonne foi commerciale et les bas prix auxquels ils livraient leurs marchandises.

La Hollande, notre alliée depuis 1662, venait de recommencer la guerre contre les Anglais, et la flotte ennemie, enlevant les navires de la compagnie, s’apprêtait à diriger une attaque contre nos colonies. Complètement abandonnées par la métropole, nos possessions n’avaient pas de forces régulières ; le soin de la défense reposait entièrement sur les habitants, et encore étaient-ils insuffisamment armés. Les gouverneurs, à la vérité, recevaient des fusils, mais avec ordre de les vendre aux colons. Cependant, ces milices organisées à la hâte ne tardèrent pas à devenir des troupes redoutables, et c’était un dicton courant chez l’ennemi, que mieux valait avoir affaire à deux diables qu’à un seul habitant français.

Au mois de juillet 1666, l’amiral anglais Willougby, qui croisait dans la mer des Antilles avec une flotte composée de 14 vaisseaux et 3 barques portant 2,000 soldats, envoya cinq de ses navires attaquer les Saintes.

Malgré une brillante défense de Baron et Desmeuriers, elles s’emparèrent du fortin qui commandait la position. Le lendemain, un orage épouvantable dispersa la flotte ennemie, et la détruisit en partie ; deux navires seuls échappèrent au naufrage. Dulion attaqua alors le fortin, et, grâce à l’aide de 200 Caraïbes venus de la Dominique pour offrir leurs services, les soldats anglais durent se rendre à discrétion.

Dulion était si heureux de sa victoire, qu’il assura aux Pères Jacobins une rente de 1.000 kilogrammes de sucre, à charge par eux de chanter annuellement un Te Deum.

En 1674, la Martinique, qui prospérait sous l’habile direction de son gouverneur M. de la Barre, fut subitement attaquée par la flotte hollandaise sous les ordres de l’amiral Ruyter. Malgré une défense héroïque, les milices ne purent empêcher le débarquement et, sans une circonstance fortuite, c’en était fait de la Martinique. À peine débarqués, les Hollandais occupèrent l’entrepôt, qui contenait une quantité considérable de rhum ; quelques heures après, tous les marins étaient ivres ; les défenseurs de l’île fondirent immédiatement sur eux, en massacrèrent un grand nombre, et le reste dut regagner à la hâte les vaisseaux qui s’éloignèrent.

Dans le courant de mars 1691, les Anglais débarquèrent à Marie-Galante et s’en emparèrent, car ses habitants, trop faibles pour résister, abandonnèrent l’île sans combat et se replièrent sur la Guadeloupe. Deux mois après, l’ennemi parut devant la Basse-Terre, conduit par Codrington le père.

À cette époque, la guerre se faisait aux îles presque comme aux temps les plus reculés de l’antiquité. Une position prise, les plantations étaient dévastées, les esclaves enlevés, etc. La seule différence, c’est que les blancs étaient chassés, au lieu d’être réduits en esclavage. Aussi le premier soin de Hincelin, alors gouverneur de la Guadeloupe, fut-il de mettre en sûreté les femmes, les enfants, les vieillards et le gros des esclaves dans le réduit de la colonie, qui était alors le Dos d’âne, position à peu près inaccessible. Une ardeur incomparable animait tous les habitants et même quelques esclaves fidèles auxquels on avait confié des armes.

Les Anglais concentrèrent leurs efforts sur le fort Saint-Charles, commandant le bourg de Saint-François et celui de la Basse-Terre proprement dit, séparés par la Rivière aux Herbes, qui plus tard, par leur réunion, ont formé le chef-lieu actuel. Après bien des feintes pour amener Hincelin à dégarnir un point de la côte, Codrington, n’y ayant pas réussi, se décida enfin à prendre terre à l’Anse à la Barque, distante de la Basse-Terre d’environ 15 kilomètres, à vol d’oiseau. L’aide-major Bordenave, à la tête de 25 hommes et de quelques esclaves connaissant bien le terrain, y mit hors de combat une centaine d’ennemis. Malheureusement il fut tué, et les survivants de sa petite troupe se replièrent alors jusqu’à la rivière Beaugendre, où ils rencontrèrent le major Ducler, commandant cent hommes. Là eut lieu un combat meurtrier, où les Anglais perdirent beaucoup de monde ; mais ils étaient infiniment plus nombreux que nous, et continuaient toujours à avancer, brûlant et pillant tout sur leur passage. Un troisième combat, à la rivière Duplessis, leur enleva encore 300 hommes ; mais on ne put les empêcher de s’établir à terre. Nos forces alors se partagèrent. Hincelin tint la campagne, harcelant sans cesse l’ennemi, et pendant ce temps le chevalier de la Malmaison, avec une poignée de braves, occupait le gros de leurs troupes au siège du fort Saint-Charles. Il résista pendant trente-six jours à leurs efforts les plus acharnés, et donna ainsi au marquis d’Eragny, gouverneur général, le temps d’arriver de la Martinique avec des forces suffisantes, composées de flibustiers et de quelques soldats de marine. Codrington se rembarqua avec précipitation, abandonnant ses canons et même quelques blessés ; mais il trouva le temps, en se retirant, d’incendier les bourgs de Saint-François, de la Basse-Terre, du Bailli, et toutes les habitations qu’il rencontra sur son chemin.

De nouvelles épreuves étaient encore réservées à la Martinique, devenue l’objet de la convoitise de toutes les nations maritimes de l’Europe. Le 1er avril 1693, une flotte anglaise commandée par l’amiral Veller pénétrait dans la rade de Saint-Pierre, tandis que le colonel Faulk débarquait à la tête de quinze cents hommes et essayait de s’emparer de la ville ; il ne put y réussir, mais ses troupes se répandirent dans les campagnes et causèrent les plus grands dommages aux récoltes.

La guerre se termina le 30 septembre 1697 par le traité de Ryswick. Malheureusement la paix ne fut pas de longue durée, car en 1703 nous retrouvons l’Europe de nouveau coalisée contre la France, dans la guerre de la Succession d’Espagne.

Les hostilités contre nos colonies recommencèrent par une attaque de Codrington le fils contre la Guadeloupe. Il s’empara de Marie-Galante, échoua dans une tentative contre les Saintes, et le 20 juillet il parut devant la Basse-Terre, où il débarqua 400 hommes au quartier de la Bouillante. Auger, gouverneur de la Guadeloupe, ne les attendait pas sur ce point ; ils se livrèrent au pillage et à l’incendie, puis se rembarquèrent, non sans laisser quelques hommes que leur tuèrent des vieillards et des esclaves embusqués derrière les halliers. Le 22, ils débarquèrent aux Habitants, mais furent presque aussitôt rejetés à la mer ; le 23, toutes leurs forces atterrirent simultanément au Gros-François, au Val de l’Orge et aux Habitants. Sur ces deux derniers points, ils ne rencontrèrent presque pas de résistance, mais au premier on leur livra un combat qui dura deux heures et où ils perdirent 300 hommes. Ayant réussi à s’établir à terre, ils mirent le siège devant le fort Saint-Charles. On les fatiguait par des sorties continuelles, on les usait dans des combats de détail, et enfin sur 4.000 Anglais qui avaient débarqué, 2.000 seulement survivaient : les autres avaient été enlevés par les maladies ou les escarmouches ; Codrington, désespérant de faire avec la moitié de ses forces ce qu’il n’avait pu mener à bonne fin avec la totalité, se rembarqua le 18 mai, deux mois juste après son arrivée.

La Guadeloupe, débarrassée de ses ennemis, souffrit longtemps encore de la pénurie de vivres ; le peu de navires qui échappaient aux croiseurs anglais se rendaient à la Martinique. Aussi le chiffre de la population resta stationnaire, l’agriculture ne fit aucun progrès, et cet état pénible dura jusqu’au traité d’Utrecht en 1713. Cette année-là même, la Guadeloupe fut ravagée par un ouragan terrible.

En revanche, du traité d’Utrecht à la guerre de la Succession d’Autriche (1713-1741), s’étend une longue période de paix, pendant laquelle la colonie fit de sensibles progrès. Ils furent dus en grande partie à l’introduction du café que le commandant de Clédieu avait apporté à la Martinique. C’est aussi dans cette période que disparaissent les engagés, dont il n’est plus fait mention à dater de 1735. Les capitaines furent tenus désormais de transporter à leur place un même nombre de soldats et d’ouvriers destinés au service des colonies.

En 1741, éclata la guerre de la Succession d’Autriche ; la prospérité de la colonie se trouva de nouveau arrêtée, parce que les habitants employèrent tous leurs capitaux à armer des corsaires qui donnèrent la chasse à l’Anglais. Chasse fructueuse, à vrai dire, car les corsaires des îles réunies prirent neuf cent cinquante bâtiments, dont la valeur a été estimée à 30.000.000 de francs. La guerre se termina en 1748 par le traité d’Aix-la-Chapelle.

Quelques années de paix s’écoulèrent bien rapidement, et la guerre de Sept Ans éclata en 1756.

Trois ans après, l’amiral anglais John Moore reçut l’ordre de s’emparer de la Martinique. L’attaque, dirigée contre Fort-Royal et le morne Bourbon, demeura sans succès ; grâce à la vigoureuse résistance des milices les Anglais durent se retirer. L’amiral se dirigea alors sur la Guadeloupe, qui devait être moins heureuse. Certains auteurs affirment bien à tort que les habitants n’opposèrent à l’ennemi qu’une molle résistance. C’est là une opinion erronée, que réfutent amplement les termes mêmes de la capitulation que nous citons plus loin, et les détails suivants qui montrent aussi à qui incombent les responsabilités de la défaite.

Rivière Madame à Fort-de-France.
Rivière Madame à Fort-de-France.

La flotte ennemie comptait 12 vaisseaux de haut bord, 6 frégates, 4 galiotes à bombes et 80 bateaux portant 8.000 hommes de troupes.

Or, combien de défenseurs l’île pouvait-elle opposer à ces forces redoutables ? Quatre mille en tout, composés de 2.000 miliciens et de 2.000 esclaves qu’on avait enrégimentés. Ce dernier fait, qui est prouvé par l’article 20 de la capitulation, démontre clairement combien les habitants étaient désireux de vaincre une fois de plus ; car il était fort à craindre que, sous le feu de l’étranger, les esclaves ne tournassent contre leurs maîtres les armes qu’on leur avait confiées.

Les Anglais, arrivés le 22 janvier, commencèrent l’attaque dès le lendemain. Ils s’établirent à terre et remportèrent plusieurs avantages, car ils étaient nombreux et bien commandés ; les Français, au contraire, avaient à leur tête deux chefs incapables, qui ne s’entendaient pas entre eux : de la Poterie, lieutenant du roi, et Nadau du Treil, gouverneur de l’île.

La Guadeloupe résista désespérément pendant trois mois. La même ardeur animait tous les habitants et s’était emparée même de quelques femmes courageuses : une dame Ducharmoy, à la tête de ses esclaves, repoussa plusieurs détachements anglais, qui voulaient s’emparer de son habitation. Au bout de ce temps, la famine se faisait cruellement sentir dans l’île, surtout au réduit du Trou-au-Chien, et la démoralisation commençait à exercer ses tristes effets : on était las d’attendre en vain les secours que le gouverneur général aurait dû envoyer de la Martinique. À l’origine, il est vrai, les moyens de transport avaient pu manquer au marquis de Beauharnais ; mais on savait que depuis le 8 mars il avait à sa disposition la flotte de Bompars. On ne comprenait rien à son inaction et on s’en désespérait.

La Guadeloupe fut obligée de se rendre le jour même où apparurent à l’horizon les voiles des navires que M. de Beauharnais s’était enfin décidé à expédier. Hâtons-nous de citer à l’honneur des colons l’article 1er de l’acte de capitulation :

Article 1er. — « Les habitants sortiront de leurs postes avec deux pièces de canon de campagne, leurs armes, enseignes déployées, tambour battant, mèche allumée, et recevront tous les honneurs de la guerre. »

En marge est écrit de la main du commodore : « Accordé en considération de la belle défense que les habitants ont faite pendant 3 mois de siège ».

Le dénouement de cette affaire fut à la fois triste et comique : d’une part, Nadau du Treil fut mis en jugement, dégradé, et condamné à la prison perpétuelle ; d’autre part, le roi crut devoir rendre une ordonnance par laquelle il faisait défense à tout gouverneur, commandant, ou autre chef dans les colonies, d’y acquérir des biens-fonds ni d’y contracter mariage avec aucune créole.

En 1762, les Anglais firent une nouvelle tentative contre la Martinique. Ils échouèrent une première fois, mais le 16 janvier 1762 ils débarquèrent des forces imposantes à la pointe des Nègres et à Case Pilote ; 12.000 hommes donnèrent l’assaut au morne Bourbon et à Tartenson, et, malgré une défense digne d’un meilleur sort, ces deux positions furent enlevées. L’ennemi se dirigea alors sur Fort-de-France dont il s’empara et occupa Saint Pierre qui était à peine fortifié. Le 12 février, Levassor de la Touche traita de la reddition de l’île, qui passa aux mains de l’Angleterre.

Le traité de Paris, qui porta un coup si fatal à notre puissance coloniale, rendit cependant la Martinique et la Guadeloupe à la France.

La Guadeloupe fut à ce moment dotée d’une constitution indépendante. C’est à cette date également que fut fondée la ville de la Pointe-à-Pitre. En 1769, on replaça encore la Guadeloupe sous la dépendance de la Martinique. Les considérations stratégiques qui inspirèrent cette mesure n’avaient pourtant plus aucune raison d’être, puisque les Anglais étaient devenus possesseurs de la Dominique placée entre les deux îles. On finit par s’en apercevoir, et en 1775 la Guadeloupe fut définitivement affranchie de toute tutelle.

Nos colonies avaient à peine eu le temps de reprendre possession d’elles-mêmes, et de travailler à réparer les désastres causés par la dernière guerre et l’occupation anglaise, qu’une parole imprudente du maréchal Biron ramenait les flottes ennemies devant les Antilles.

L’amiral anglais Rodney, retenu à Paris pour dettes, s’écriait un jour devant le maréchal : « Si j’étais libre, je voudrais anéantir jusqu’au dernier vaisseau de la marine française ». — « Vous êtes libre, Monsieur », répondit le maréchal ; et il paya les dettes de l’amiral. Ce trait chevaleresque devait coûter cher à la France.

De retour en Angleterre, Rodney, à la tête de vingt vaisseaux, se dirigea vers les Antilles, détruisant sur son passage tous les navires français qu’il rencontrait. Le 19 mai 1780, il se présente devant la Martinique ; mais l’amiral français Guichen lui infligea des pertes sérieuses.

De 1781 à 1784, la guerre se continua, acharnée de part et d’autre, et se termina par la défaite, dans les eaux des Saintes, de notre flotte commandée par de Grasse.

Nous voici arrivés à la Révolution française. Un premier décret rendu par l’Assemblée nationale déclara que les hommes de couleur étaient les égaux des blancs ; un second, dû à la Convention, devait, le 16 pluviôse an II (4 février 1794), donner la liberté aux nègres. Ces mesures de justice et d’humanité, inspirées par les sentiments les plus nobles et les plus généreux, furent mal heureusement appliquées avec une précipitation si maladroite qu’elles eurent pour premier résultat de faire éclater la guerre civile. Des désordres épouvantables ensanglantèrent la Guadeloupe, mais plus encore Saint-Dominique et la Martinique. Dans cette dernière île, après un apaisement passager obtenu par l’énergie de Dugommier, recommencèrent des scènes de carnage et d’horreur telles que nous croyons plus patriotique de ne pas insister.

Les Anglais ne pouvaient manquer de mettre à profit nos discordes.

Le 10 janvier 1794, John Jervis, avec 31 vaisseaux et six canonnières, arrivait devant la Martinique. Sir Grey débarqua six mille hommes à la Trinité, s’en empara, malgré la belle défense du mulâtre Belgrade, commandant de la milice des gens de couleur. Le 14 janvier, Fort-Royal était bloqué et, le 22 mars, Rochambeau signait la reddition de l’île ; le 21 avril, ce fut la Guadeloupe qui tomba aux mains des généraux Graham et Prescott. Deux commissaires envoyés par la Convention et arrivés en juin, Chrétien et Victor Hugues, accomplirent de tels prodiges de valeur, qu’avec 2 frégates et 1.550 hommes ils réussirent à expulser 8.000 Anglais soutenus par une escadre considérable. Il convient d’ajouter qu’ils furent puissamment secondés par les habitants, et que les noirs en particulier, ces nouveaux citoyens français, prirent à la lutte une part très glorieuse. Victor Hugues était heureusement parvenu à leur inspirer une terreur salutaire. Telle était sa réputation d’énergie et de sévérité, que son nom seul suffisait à faire rentrer les rebelles dans le devoir.

Après la paix d’Amiens, qui, en 1801, nous rendit nos colonies, éclata une nouvelle guerre civile. Hugues n’était plus là : il rendait à Cayenne des services analogues à ceux que nous venons de rappeler. En 1802, le premier consul commença par rétablir l’esclavage par décret, et, l’année suivante, il envoya à la Guadeloupe 3.500 hommes sous le commandement du général Richepance. Les noirs, ayant à leur tête des chefs mulâtres, défendirent vigoureusement leur liberté ; la lutte dura plusieurs mois, et quand ils succombèrent à la fin, ils avaient fait couler des flots de sang. À ce moment, la colonie se serait trouvée dans un état de pauvreté extrême, si les corsaires de la Point-à-Pitre n’avaient fait des courses, d’où ils rapportaient presque toujours de grands approvisionnements de vivres et d’argent.

Le 24 février 1809, la Martinique retomba encore une fois aux mains des Anglais commandés par Cochrane. Pareil sort échut en 1810 à la Guadeloupe, qui fut cédée à la Suède. Nos colonies, qui nous furent rendues en 1814 par le traité de Paris, subirent pendant les cent jours un nouvel envahissement, et nous revinrent enfin en 1816, pour ne plus nous être enlevées.

Malgré la période extraordinairement agitée qu’elles venaient de traverser, nos colonies se trouvaient, à ce moment, dans un état de prospérité relative, et la dernière occupation anglaise leur avait même, jusqu’à un certain point, profité. À leur arrivée dans les îles, les Anglais ne modifièrent en rien l’administration, les fonctionnaires furent conservés et les créoles gagnèrent à la fréquentation continuelle de ces hommes pratiques, laborieux et économes.

Le soin des plantations, négligées pour la course, redevint la seule occupation des colons, qui ne tardèrent pas à renouer des relations commerciales avec l’Europe.

Malheureusement, les rivalités de races, sur lesquelles nous donnerons plus loin des détails, devaient amener de graves conflits à l’intérieur.

Les noirs, qui sentaient leur supériorité numérique — à la Martinique, par exemple, ils étaient 80.000 environ, tandis que les blancs ne représentaient que 10.000 individus, et les mulâtres 11.000 — les noirs, depuis longtemps, cherchaient une occasion de secouer le joug pesant de l’esclavage.

Un complot fut organisé à la Martinique et dirigé par quatre nègres : Narcisse, Jean-Louis, Jean et Baugio ; il éclata dans la nuit du 13 au 14 octobre 1822 ; des colons furent assassinés, leurs demeures pillées, les récoltes incendiées. C’était le signal d’une révolte, que les noirs espéraient rendre générale ; mais, grâce à l’énergie du gouverneur et des autorités militaires, le soulèvement fut réprimé dès son début. Soixante nègres furent arrêtés et livrés aux tribunaux : sept des accusés eurent la tête tranchée, quatorze furent pendus et dix subirent le supplice du fouet. Ces exécutions jetèrent la terreur parmi les nègres, et tout rentra bientôt dans l’ordre.

Cependant, depuis cette époque jusqu’en 1833, il y eut encore bien des révoltes ; la plus fameuse est celle des mulâtres en 1824. Le chef du mouvement était un homme de couleur du nom de Bisette ; son but était de chasser tous les blancs de l’île. La conspiration fut découverte, et Bisette arrêté avec treize des mulâtres les plus notables de Saint-Pierre. On les interna à Fort-de-France.

Traduit devant les tribunaux, le chef de la révolte fut condamné, avec trois de ses complices, aux travaux forcés, trente-sept autres au bannissement.

Citons encore la révolte de 1833 dirigée par Rosemond et Louis-Adolphe, sous-officiers de la milice mulâtre, qui, à cette occasion, fut licenciée.

Le 27 avril 1848, la République proclama de nouveau l’abolition de l’esclavage, qui cette fois devait être définitive. L’expérience faite en 1794 ne servit absolument à rien, et les nouveaux législateurs s’y prirent aussi maladroitement que les anciens. Il eût été facile de préparer cette modification si profonde de tout un monde en poussant les colons à faire des affranchissements multipliés, alors même qu’on eût dû les provoquer à prix d’or, puisqu’on était décidé à leur accorder une indemnité. Il eût été absolument nécessaire, avant de disperser d’un seul coup toute la classe des travailleurs, d’introduire aux Antilles des immigrants destinés à les remplacer ; la chose était possible, puisqu’elle fut faite à la Réunion. La justice et l’humanité qui réclamaient impérieusement le décret rendu le 27 avril 1848, n’auraient rien perdu à ces deux précautions.

Les désordres les plus graves éclatèrent à la Martinique comme à la Guadeloupe ; principalement à la Grande-Terre et à Marie-Galante. Nous n’en raconterons pas les détails, car nous pourrions être accusés de charger à plaisir le tableau.

Citons seulement un incendie qui, le 12 mai 1850, dévora soixante maisons de la Pointe-à-Pitre ; le 19, le feu reprit à l’endroit où il s’était arrêté, sept jours auparavant, et consuma encore une douzaine de maisons. On se décida à faire un exemple : un nègre nommé Sixième, qu’on avait pris la mèche à la main, fut décapité sur la place de la Victoire ; de plus, la Pointe-à-Pitre et son arrondissement furent mis en état de siège, et la tranquillité finit par se rétablir.

Ce qui mit beaucoup plus de temps à revenir dans nos colonies, ce fut la prospérité et la richesse ; les y rencontre-t-on même aujourd’hui ? Hélas !… Les citoyens de la métropole, qui n’ont d’autres bases d’appréciation que des renseignements presque toujours inexacts, peuvent se laisser égarer par des apparences trompeuses ; mais nous savons bien quelle réponse feraient les habitants des Antilles, si on les interrogeait.

Les propriétaires d’esclaves commencèrent par être tous à peu près ruinés par l’émancipation même. Il se rencontre des hommes sérieux pour déclarer que la possession d’esclaves étant chose contraire au bon droit, il n’y a pas lieu de plaindre ceux qui, ayant placé leurs capitaux sur une marchandise humaine, les ont subitement perdus. Nous ne saurions trop répéter à ces philanthropes que donner satisfaction à la morale et à l’humanité, c’est bien, mais que ruiner les gens en leur nom, c’est, pour détruire un abus, commettre une iniquité. Mais, répliquent-ils, on a indemnisé les propriétaires d’esclaves ! — En effet, nous soumettons à leurs méditations les chiffres suivants. D’après la loi votée par la Chambre le 30 avril 1849, le gouvernement acheta pour 6 millions de francs de rente 5 % partageable entre toutes les colonies, et leur alloua en outre en commun une autre somme de 6 millions. La Guadeloupe, pour sa part, toucha 1.947.164 fr. 85, et chaque propriétaire eut environ 500 fr. par tête d’esclave. Or, le prix brut d’un esclave variait de sept cent à deux mille francs, et sa valeur devait être en outre augmentée de ce qu’il avait coûté en nourriture, médicaments, soins, éducation, etc…

Enfin, ce qu’il y eut de plus grave, c’est que le travail fut absolument désorganisé, l’agriculture manqua de bras pendant près de deux ans, et jusqu’à présent, la question du travail aux colonies est encore très grosse d’embarras. Pour parler plus catégoriquement, aujourd’hui la Martinique ne bat plus que d’une aile et la Guadeloupe est presque morte : la monotonie de la vie n’y est plus guère rompue que par l’imprévu et l’importance des catastrophes commerciales.

En résumé, l’émancipation était souhaitée par tous les esprits justes, elle s’imposait à l’humanité, et l’on ne saurait trop louer ceux à qui on la doit ; mais l’application de cette mesure généreuse fut si maladroite qu’elle constitua, nous avons le regret de le dire, cette chose grave que qualifiait si sévèrement Talleyrand : — une faute.



  1. C’est dans cette guerre que Duparquet commit un acte atroce : il envoya aux sauvages du tafia empoisonné, « dont crevèrent un grand nombre », dit le Père Dutertre.