Excursion dans l’Oyapock/01
Dans les premiers jours du mois d’octobre 1831, je quittai la ville de Cayenne pour me rendre dans l’Oyapock[1], la rivière la plus importante de la Guyane française après le Maroni, qui nous sépare de la colonie de Surinam, et dont la possession nous est commune avec les Hollandais. Cette traversée, qui n’est que de trente lieues, n’exige ordinairement que deux ou trois jours ; mais les vents de sud-est, qui soufflent constamment dans cette saison sur les côtes de la Guyane, forcèrent la goëlette sur laquelle j’avais pris passage à relâcher dans l’Approuague, et je ne parvins à ma destination que dix jours après mon départ.
En se jetant dans la mer, l’Oyapock donne son nom à une vaste baie dont le cap d’Orange (Lat. N. 4° 8′. Long. O. 54° 40′ 15″) forme la limite sud-sud-est, et la Montagne d’Argent celle nord-nord-ouest. Ces deux points extrêmes sont éloignés de sept lieues. À partir de l’embouchure de la rivière jusqu’au cap d’Orange, on n’aperçoit qu’une longue lisière de palétuviers qui défendent l’accès du rivage, et qui vont en s’abaissant jusqu’au cap, où ils paraissent se confondre avec la mer et le ciel. Cette côte monotone n’est interrompue que dans un seul endroit, là où la rivière d’Ouassa, après avoir parcouru les savannes de ce nom, vient décharger ses eaux dans la mer. L’autre côté de la baie forme un demi-cercle qui commence, à l’embouchure de la rivière, par le Morne Lucas, taillé à pic, et qui n’est que le prolongement des montagnes de l’intérieur, dont on aperçoit les diverses chaînes vers un horizon peu éloigné. Deux lieues plus loin est l’embouchure du Ouanary, petite rivière sur les bords de laquelle existe une sucrerie fondée en 1741 par la compagnie du Sénégal, qui y cultiva d’abord l’indigo, industrie abandonnée aujourd’hui dans toute la colonie. À partir de ce point jusqu’à la Montagne d’Argent s’étendent des terres basses, incultes et couvertes de bois, si ce n’est au pied de la montagne, où règnent de vastes plantations de coton créées récemment. De son sommet on jouit de la vue de toute cette scène.
L’Oyapock, à son embouchure, n’a pas moins d’une grande lieue de large. À peine a-t-on doublé le Morne Lucas, en y entrant, qu’on découvre deux îles étroites, qui occupent presque le milieu de la rivière. La première, nommée Îlet Perroquet dans le langage du pays, est de forme quadrangulaire, et n’a pas plus d’un tiers de lieue de long sur une faible largeur. Elle est couverte de bois et inhabitée, ainsi que la seconde, appelée Îlet Biche, qui a environ deux lieues de long sur une largeur peu considérable, et tend sans cesse à s’accroître par les alluvions qu’y forme le retrait des eaux. Vis-à-vis de son extrémité supérieure, sur la rive gauche de la rivière, s’avance une légère pointe sur laquelle était située, dans le dernier siècle, la paroisse de l’Oyapock, où les missionnaires avaient rassemblé un assez grand nombre d’Indiens, et qui était protégée par le fort Saint-Louis, bâti en 1726, et défendu par une faible garnison. Ce fort fut pris et incendié, ainsi que la bourgade, en 1744, par les Anglais, qui y commirent des actes de cruauté dont on peut voir le récit dans une lettre du père Fauque, insérée dans les Lettres édifiantes. Depuis cette époque, la paroisse et le fort n’ont pas été relevés, et il n’en reste plus que de faibles traces, qu’il faut chercher au milieu d’une végétation épaisse qui les recouvre. Il en est à peu près de même de quelques fortifications que les Hollandais avaient construites au pied du Morne Lucas pendant leur domination momentanée sur la colonie en 1676.
Jusqu’à ce point, les bords de l’Oyapock sont incultes et déserts. Les habitations commencent non loin de l’ancienne Mission, et se succèdent, tantôt rapprochées, tantôt isolées, jusque près du premier saut, qui est éloigné de quatorze lieues de l’embouchure. La rivière diminue insensiblement de largeur, et offre, de distance en distance, des îlots inhabités dont le nombre et l’étendue vont sans cesse croissant. Le rivage, d’abord plat des deux côtés, s’élève peu à peu et finit par être bordé de collines, dont l’élévation est peu considérable, mais qui présentent çà et là des points de vue de l’effet le plus pittoresque, et qui fourniraient aux peintres les sujets d’études les plus variés. Cette scène s’étend sans interruption jusqu’au premier saut, au pied duquel se développe une magnifique nappe d’eau, dont le coup-d’œil est ordinairement animé par les canots des Indiens occupés à pêcher. Un souvenir se rattache à ce site : c’est celui de ce vieux soldat de Louis xiv, que M. Malouet, alors ordonnateur de la colonie, trouva établi en 1776, au pied du Morne qui domine le Saut sur la rive droite. Fixé là depuis longues années, et privé de la vue, le bruit des eaux était devenu nécessaire à son existence, et il refusa toutes les offres que lui fit M. Malouet, de l’emmener à Cayenne, et de pourvoir à tous ses besoins. Les détails touchans de cette histoire se trouvent dans les Mémoires de cet administrateur, et depuis, M. Alibert en a fait le sujet d’une nouvelle dans sa Physiologie des Passions. Ce centenaire se nommait Jacques, et il a légué son nom à la partie du saut près de laquelle il était établi ; on l’appelle encore aujourd’hui Jacques-Saut par abréviation.
La population civilisée de l’Oyapock ne s’étend pas au-delà de ce point. Assez florissante dans le dernier siècle, elle ne s’est jamais relevée du coup que lui porta la destruction de la bourgade de la Mission, et se compose aujourd’hui presque entièrement de gens de couleur et de nègres libres, parmi lesquels se trouvent confondus un petit nombre de blancs. Presque tous, sans distinction de races, végètent sur de chétives habitations, qui suffiraient à peine à leur existence, si la pêche ne leur offrait une ressource assurée. La plupart se bornent à cultiver du manioc, des ignames, des bananes ; les autres cultures ont été graduellement abandonnées par eux, depuis que presque tous les produits de la colonie sont tombés à vil prix, et couvrent à peine les frais d’exploitation. Aussi voit-on, de distance en distance, d’anciennes habitations délaissées, et des plantations considérables de rocouyers, cacaoyers, etc., dont on laisse pourrir le fruit sur l’arbre, ou qu’on abat pour leur substituer d’autres cultures. Les mœurs des habitans se ressentent nécessairement du peu de fertilité du sol sur lequel ils sont placés ; ils s’abstiennent, en général, de travaux pour ainsi dire inutiles, et passent leur temps dans une oisiveté presque complète. Il s’est introduit parmi eux un usage singulier, emprunté, comme plusieurs autres, aux Indiens qui vivent au milieu d’eux. Lorsque le moment de faire leur abatis[2] annuel est arrivé, au lieu de travailler avec zèle pendant quelque temps, il n’est pas rare de les voir déclarer à tout le voisinage qu’il y aura mahuri chez eux tel jour ; cela signifie qu’il y aura régal ce jour-là pour tous ceux qui voudront venir les aider dans leur travail. Tous les oisifs et les amateurs de tafia se rendent ordinairement à l’appel ; chacun travaille un peu, on boit largement, et l’abatis se trouve fait presque subitement, tandis que le propriétaire y eût mis plusieurs jours, en n’employant que ses propres forces. La fête se termine le plus souvent par d’abondantes libations, où chacun achève de perdre le peu de raison qui lui reste.
Le reste de la population de l’Oyapock se compose des Indiens dont on voit çà et là les carbets et les plantations sur les deux bords de la rivière. Les dernières ne consistent d’ordinaire qu’en un espace étroit de quelques toises carrées, couvert d’arbres abattus, à demi consumés par le feu, dans les intervalles desquels croissent le manioc et les autres végétaux qu’ils y ont plantés. Le carbet, formé de quelques pieux enfoncés en terre, et supportant un toit de feuilles de palmier, s’élève au centre de l’abatis, à demi caché par un rideau d’arbres que les Indiens laissent toujours à dessein sur le bord de la rivière. On sent, de reste, qu’ils mourraient de faim avec d’aussi misérables plantations, si la chasse et la pêche, leur élément naturel, ne leur fournissaient pas autant de vivres qu’il leur en faut. La majeure partie même de leur manioc, au lieu d’être convertie en couac ou en cassave, est gaspillée à faire du cachiry, leur boisson favorite, dont je parlerai plus tard.
Quoique vivant au milieu des blancs, ces Indiens n’ont adopté aucun de leurs usages. Ils ont seulement, suivant la coutume, contracté la plupart de leurs vices, et s’adonnent avec excès au tafia, qu’ils recherchent avec passion et se procurent assez facilement. Il y a parmi eux beaucoup moins de bonne foi et de sincérité que parmi ceux du haut de la rivière, qui conservent encore en partie leurs mœurs primitives. La chasse et la pêche sont leurs occupations habituelles, et ils se louent volontiers aux blancs qui ont besoin de leurs services. Ils vivent en bonne intelligence avec eux ; et il faut, à ce sujet, rendre justice à l’administration de la colonie, qui depuis long-temps veille à ce qu’ils soient à l’abri de toute vexation. En retour, elle exige d’eux un service qui consiste à aller à tour de rôle, et au nombre de trois ou quatre, passer un mois chez le commandant du quartier[3], qui les emploie à porter ses ordres partout où cela est nécessaire. Cette corvée est peu préjudiciable à ceux qui sont établis dans le voisinage ; mais il n’en est pas de même pour les autres, qui demeurent au-delà des sauts. Il leur faut long-temps dans la saison des pluies, lorsqu’elles ont gonflé la rivière, pour regagner leurs habitations ; et si leur tour arrive pendant la belle saison, époque à laquelle ils font leurs abatis, et réparent leurs carbets pour l’hivernage, ces derniers travaux souffrent nécessairement de leur absence.
Ces Indiens, au reste, sont très-peu nombreux, et appartiennent à diverses nations dont ils sont les derniers débris. On trouve dans les récits des missionnaires et des anciens auteurs qui ont écrit sur la Guyane, les noms d’une foule de peuplades qui sont aujourd’hui tout-à-fait inconnues. Barrère[4] seul en compte cinquante-six qu’il donne comme habitant le littoral et l’intérieur du pays, jusqu’à une distance qu’il ne désigne pas ; mais il est probable qu’il n’avait vu des individus que d’un petit nombre d’entre elles. Il confond les nations des bords de l’Amazone avec celles de la Guyane française, et il est évident qu’il a puisé dans les relations des missionnaires ce qu’il dit de leurs mœurs et de leurs usages. Depuis ces derniers, on a ajouté peu de chose aux faits qu’ils avaient observés, et il faut convenir que, sous ce rapport seul, la destruction de leur Mission est une perte irréparable, sans parler de la civilisation des Indiens et de la géographie de l’Amérique, soit qu’ils s’occupassent eux-mêmes de cette dernière, soit à cause des secours qu’ils donnaient aux voyageurs, que leur zèle pour les sciences conduisait dans ces pays inconnus. Sans les Missions du Haut-Orénoque, M. de Humboldt n’aurait peut-être jamais pu exécuter son périlleux voyage.
Quoi qu’il en soit, les seules nations de la Guyane française dont l’existence soit authentique, et qui aient des relations plus ou moins directes avec les blancs, sont aujourd’hui les suivantes :
Les Galibis, qui habitent sous le vent les rivières de Sinnamary, Iracoubo, Organabo et Mana. Leur nombre s’élève à environ quatre cents individus, et diminue chaque jour ; quelques-unes de leurs peuplades existent encore à l’embouchure de l’Orénoque.
Les Arouas, vivant dans les mêmes rivières que les précédens, et infiniment moins nombreux. Ils formaient autrefois le fond de la population de l’ancienne Mission de Kourou, où les avait rassemblés le père Lombard. On en trouve aussi quelques individus dansl’Oyapock.
Les Palicours ; ils habitent les savannes d’Ouassa et de Rocawa, entre l’Oyapock et le cap d’Orange, et c’est à tort que les cartes les reportent beaucoup plus avant dans les terres. Leur nombre s’élève de cent à cent dix individus, d’après les derniers recensemens. Les Pirious, nation réduite à une quinzaine d’individus, qui presque tous habitent avec leur capitaine, nommé Alexis, sur les bords de la crique Aramontabo qui se jette dans l’Oyapock, au-dessus du saut Cachiry, à vingt-deux lieues de l’embouchure de la rivière.
Les Cariacouyous, presque éteints, et dont il ne reste plus que quelques individus confondus avec les autres Indiens de l’Oyapock, et sans demeures fixes.
Les Noragues, réduits à rien comme les précédens.
Les Marawanes, établis dans la rivière d’Approuague près des sauts de Maparou et de Tourépé, ainsi que sur les bords de la crique de la Mission qui se jette dans l’Oyapock, près du lieu où était la bourgade dont j’ai parlé plus haut. Ils sont très-peu nombreux. Cette nation est originaire des bords de l’Amazone, et il n’y a que peu d’années que ceux qui habitent maintenant l’Approuague, y arrivèrent en canot par mer, fuyant la tyrannie des Brésiliens.
Les Oyampis, la plus forte peuplade aujourd’hui de la Guyane, et originaire, comme les Marawanes, des bords de l’Amazone. Suivant leurs traditions, une nation plus puissante qu’eux, et leur ennemie, les chassa de leur pays à une époque récente, et ils vinrent, en traversant les forêts, jusque sur les bords de l’Oyapock, où ils eurent à combattre, pour s’y établir, les Roucouyennes et les Ouens qu’ils exterminèrent en partie. Les restes de ces deux nations se sont enfoncés dans les bois, et n’ont plus reparu jusqu’à ce jour. Le gros de la nation Oyampi s’établit entre les sources de l’Oyapock et celles de l’Arawari, et on dit qu’il s’élève à trois ou quatre mille individus. Le reste s’est répandu le long de l’Oyapock et de ses affluens jusqu’au près du Camopi, qu’ils n’ont pas encore dépassé. Ces derniers peuvent se monter à trois cents individus, disséminés sur une étendue de quatre-vingts lieues en longueur. Au dire des autres Indiens, le mot Oyampi signifie, dans la langue de cette nation, mangeur d’hommes, et lui a été imposé par suite de ses habitudes d’anthropophagie. Cette assertion est probablement fausse comme tant d’autres de ce genre, car les Oyampis de l’Oyapock n’offrent aucune trace de cette horrible coutume, et sont les plus doux des hommes.
Les Coussanis ; ils habitent dans le voisinage des précédens, entre les sources de l’Oyapock et l’Arawari. Les blancs n’ont presque aucune relation avec eux, et on ignore leur nombre.
Les Émerillons, nation établie dans le haut du Camopi, et dont on voit quelquefois des individus dans l’Oyapock. Ils passent pour plus féroces que les Indiens dont je viens de parler, et on les a même accusés d’anthropophagie avec plus de raison, je crois, que les Oyampis.
On rencontre, en outre, parmi ces nations, quelques individus qui s’y sont incorporés, et qui appartiennent à celles des bords de l’Amazone. Les Brésiliens traitant les Indiens en esclaves[5], il n’est pas rare que ceux-ci émigrent, et quittent pour toujours leur pays natal, afin de se dérober à cette tyrannie. Ceux que j’ai vus appartenaient presque tous à la nation Calipoun, l’une des plus considérables de l’Amazone, et dont la langue, désignée par les Brésiliens sous le nom de lingua jeral, est parlée et comprise par une foule de peuplades, qui n’en ont pas moins leur idiome propre. C’est ainsi que le galibi dans la Guyane, le guarani au Paraguay, la quichua au Pérou, servent de langue commune sur une étendue immense de pays.
Le portrait de ces Indiens a été tracé trop souvent pour qu’on puisse encore revenir sur ce sujet. Tout le monde sait que leur couleur varie du rouge cuivré au jaune brun ; que leurs cheveux sont gros, lisses, d’un noir foncé, et ne blanchissent jamais, même dans l’âge le plus avancé. Leur barbe est peu fournie, et ils l’arrachent au fur et à mesure de son apparition : mais on a avancé à tort, et même dans des écrits tout récens, qu’ils étaient dépourvus de poils sur le reste du corps. Ils en ont seulement un peu moins que les Européens. Leurs traits n’ont pas non plus cette expression stupide qu’on s’est plu généralement à leur attribuer, et expriment plutôt l’apathie et l’indifférence que le défaut de compréhension. J’en ai vu qui, pour l’expression de la physionomie et la beauté des formes, auraient pu servir de modèles aux artistes. Ils aiment à se barbouiller de genipa et de rocou sans se faire, du reste, aucune de ces mutilations aux lèvres, au nez et aux oreilles, qui rendent si hideux les Botocudos, et d’autres peuplades du Brésil. Leur vêtement, c’est le calimbé[6] pour les hommes, et le camisa[7] pour les femmes, et ces dernières vont fréquemment toutes nues, ce qui ne se voit jamais parmi les premiers. Leur vie, à moitié sédentaire, à moitié errante, les distingue encore des peuplades brésiliennes dont j’ai parlé plus haut, qui ne vivent absolument que du produit de leur chasse ou de leur pêche, et changent continuellement de place. Ainsi que ces dernières, ils sont d’une adresse incomparable dans ces deux exercices, et l’arc est entre leurs mains une arme presque aussi redoutable que le fusil dans celles des Européens. Leur industrie se borne à fabriquer leurs arcs, ainsi que leurs canots, et les autres petits instrumens qu’ils emploient à différens usages. Je passe rapidement sur ces détails déjà connus, pour revenir à mon voyage.
On ne peut remonter l’Oyapock, ainsi que les autres rivières de la Guyane, que pendant la saison sèche, d’août en novembre inclusivement, lorsque leurs eaux, gonflées par les pluies diluviennes de l’hivernage, sont rentrées dans leur lit, et que leur courant n’oppose plus une résistance invincible aux rameurs. Lorsque j’y arrivai, les eaux étaient à leur minimum d’élévation ; mais un obstacle imprévu faillit m’arrêter. Les Indiens du bas de la rivière étaient alors occupés à brûler leurs abatis, réparer leurs carbets, et je n’en trouvai point qui voulussent se louer pour faire le voyage avec moi. Après plusieurs jours de recherches inutiles, j’appris qu’un habitant, plus heureux que je ne l’avais été, se préparait à remonter pour aller faire des échanges avec les Oyampis. Je me joignis à lui, et, le 20 octobre, nous fûmes coucher au premier saut. Nos moyens de transport consistaient en deux canots, dont le plus grand était destiné à notre usage ; l’autre contenait les femmes des cinq Indiens qui formaient notre équipage, avec leurs pagaras, leurs vivres, et les autres petits objets qu’ils ont coutume d’emporter en voyage. Chacun de ces canots était recouvert à l’arrière d’un pomacari, ou dôme fait en branchages, et recouvert de feuilles de tourloury[8], tressées ensemble. Quand ces pomacaris sont bien faits, la plus forte averse ne peut les traverser, et ils sont de longue durée. Nous passâmes la nuit dans un des carbets qui existent sur les premiers îlots du saut, et qui sont l’ouvrage des Indiens ou des habitans qui viennent quelquefois y prendre le plaisir de la pêche.
Il faut appliquer aux sauts de l’Oyapock, mais sur une moindre échelle, la description que fait M. de Humboldt de ceux d’Aturès et de Maypurès dans l’Orénoque ; ce sont, comme ces derniers, de véritables rapides ou raudales qui interrompent complètement la navigation pour tous autres bâtimens que de légères pirogues ; et encore ne peut-on les franchir avec ces dernières, qu’en les traînant sur les roches, lorsque l’eau n’offre pas une profondeur suffisante, sans toutefois être obligé d’établir un portage par terre. Ces sauts n’ont pas non plus l’effet imposant d’une cataracte ; mais cependant le genre de beauté qui leur est propre ne le cède pas à celle d’une chute d’eau perpendiculaire. Ainsi, l’Oyapock, à son premier saut, n’offre, pendant une demi-lieue et sur une largeur de cinq cents toises, que l’image du chaos. Les eaux, contrariées dans leur cours, s’échappent, en bouillonnant, par mille canaux qu’elles se sont creusés de toutes parts, et forment une multitude de petites cascades et de lagunes, du milieu desquelles s’élèvent des îlots innombrables, les uns privés de végétation, les autres couverts de verdure et d’arbrisseaux qui interceptent en tout sens la vue de l’horizon. Sur la rive droite, au pied d’un morne élevé qui domine la scène, tombe le saut de Jacques, dont la hauteur est plus considérable que celle des autres cascades. À gauche, au contraire, les collines ont diminué de hauteur, et montent insensiblement en amphithéâtre. C’est surtout pendant l’été, lorsque les eaux sont basses, que l’effet de cette scène est plus frappant. Une multitude de roches, qui sont recouvertes pendant la saison pluvieuse, se montrent alors à découvert, et leur surface blanche et polie par l’action constante des eaux contraste d’une manière pittoresque avec la verdure qui les entoure.
Le 21, nous attendîmes, pour partir, que la marée, qui se fait sentir très-fortement jusqu’au saut, fût à son maximum d’élévation. Le flot entrait avec rapidité dans les lagunes, et avec lui une multitude innombrable de petits poissons, dont les mouvemens variés faisaient bouillonner l’eau. On eût pu en prendre des centaines d’un coup de filet. Parvenus à l’extrémité d’une espèce d’anse resserrée de toutes parts, nous nous trouvâmes arrêtés par une roche non interrompue de vingt pieds de haut sur cent pas de large, qui nous séparait du courant principal du saut ; nous déchargeâmes notre bagage et le transportâmes de l’autre côté, après quoi il fallut hâler les canots. Les Indiens attachèrent à l’avant de chacun d’eux une longue liane sur laquelle les femmes et les enfans réunirent tous leurs efforts. Les hommes se mirent, ainsi que nous, sur les côtés et à l’arrière de l’embarcation, et en moins d’une heure et demie nous eûmes dépassé l’obstacle qui nous arrêtait et rechargé les canots. Nous franchîmes, non sans difficulté, plusieurs petites cascades, et nous entrâmes ensuite dans le grand courant, dont les eaux se précipitaient avec impétuosité dans le canal étroit où elles s’étaient ouvert un passage. L’eau était peu profonde, et nous y descendîmes tous pour remorquer les embarcations. C’est une chose admirable de voir, en pareil cas, l’adresse et la force que déploient les Indiens pour les diriger là où le courant présente moins de résistance, en sautant d’une roche à l’autre, ou en posant le pied dans leurs intervalles, avec autant de rapidité que s’ils marchaient sur un sol uni. L’activité et l’énergie dont ils font preuve dans ces occasions forment un contraste surprenant avec leur indolence habituelle, et bien peu d’Européens pourraient supporter aussi long-temps de pareils efforts. On est obligé d’en faire autant à chaque saut qu’on rencontre, c’est-à-dire tant que dure le voyage ; car il serait impossible de décrire ou de figurer sur une carte tous ceux qui existent dans l’Oyapock. Il faut se le représenter, dans tout son cours, comme une suite de cascades séparées par des intervalles plus ou moins longs, mais n’excédant jamais deux ou trois lieues, pendant lesquelles son cours est paisible ; et même, dans ces intervalles, les roches, dont son lit est obstrué partout, se montrent de toutes parts à découvert et gênent la navigation. La hauteur absolue du premier saut, mesurée de sa partie supérieure au bas de sa chute, est de quarante-cinq pieds.
Deux lieues plus haut, on rencontre celui de Maripa, ainsi appelé à cause de la quantité de palmiers de ce nom qui croissent sur ses bords. Il est peu considérable, et n’offre aucun obstacle comparable à ceux du précédent.
Le soir, nous nous arrêtâmes sur une roche au bord de la rivière pour passer la nuit. Les Indiens ont inventé une manière aussi simple qu’ingénieuse d’installer leurs hamacs, lorsqu’ils ne les suspendent pas aux branches des arbres. Ils coupent trois perches de dix ou douze pieds de long et d’une grosseur convenable, et les attachent ensemble avec des lianes à l’une de leurs extrémités ; en les mettant ensuite-debout et les écartant entre elles, ils obtiennent un triangle dans les intervalles duquel on peut placer trois hamacs. Si le temps est à la pluie, ils y ajoutent une sorte de toit en feuilles de tourloury, qui n’atteint qu’imparfaitement son but ; mais ils ne sont pas difficiles, et le voyageur doit les imiter. Ces perches, ainsi installées, se nomment tapayas dans leur langue, et on en rencontre à chaque instant sur les roches de la rivière.
Il faut, dans les voyages de ce genre, qu’un Européen renonce à toutes les jouissances ordinaires de la vie. On ne peut emporter d’autres vivres que la farine de manioc, du tafia et d’autres objets de même nature. La subsistance de chaque jour dépend de l’arc et des flèches des Indiens. Les nôtres avaient fléché, pendant la route, plusieurs poissons dont nous soupâmes. L’Oyapock en nourrit un grand nombre d’espèces, qui presque toutes égalent en qualité, si elles ne les surpassent pas, nos meilleurs poissons d’eau douce. Les plus communs et les plus délicats sont le coumarou et le pacou. Tous deux ont quelque ressemblance de forme avec la carpe, et vivent de préférence près des roches où l’eau est dans une agitation perpétuelle, et se nourrissent d’une espèce de cryptogame à feuilles dures, épaisses et frisées qui les tapissent partout. Ils forment en quelque sorte la base de la nourriture du voyageur. Les Indiens sont tellement passionnés pour la pêche, qu’il est inutile de leur défendre de diriger le canot sur le premier poisson qu’ils aperçoivent, en eussent-ils dix fois autant qu’ils en peuvent consommer. Le plus léger mouvement de l’eau, imperceptible à l’œil d’un Européen, leur révèle sa présence à une distance considérable, et leur cause des transports de joie. L’un d’eux se tient debout, l’arc tendu, à l’avant de la pirogue, tandis que les autres pagaient sans faire le moindre bruit ; et il est rare que le premier manque son coup, quand le but n’est pas trop éloigné. On perd ainsi un temps considérable, mais ce n’est encore rien. Si, en passant près d’un amas de roches, ils soupçonnent qu’ils y feront bonne pêche, ils attachent l’embarcation, sautent à terre, et se répandent de côté et d’autre jusqu’à ce que la fantaisie leur vienne de continuer la route, ce qui n’arrive souvent qu’au bout d’une heure ou deux. On s’opposerait vainement à ces excursions : l’Indien ne fait que ce qui lui plaît et comme il lui plaît.
Le lendemain 22, nous atteignîmes de bonne heure le saut Cachiry, le plus long et le plus beau de tous ceux de la rivière. Sa hauteur absolue est de cinquante pieds, et la largeur de sa principale cascade, qui est d’environ vingt toises, lui donne un aspect plus imposant que le saut précédent. Nous fûmes obligés, outre les difficultés ordinaires, de faire remonter à nos canots une chute perpendiculaire de quinze pieds de haut, qui nous obligea de les décharger, et nous fit perdre beaucoup de temps. Dans l’après-midi nous arrivâmes à la crique Aramontabo, sur laquelle sont établis les restes de la nation Piriou.
Le capitaine Alexis, qui la commande, habite depuis quarante ans les environs de la crique, et on voit çà et là les abatis qu’il y a faits à des époques différentes. Nous le fîmes prévenir de notre arrivée, et bientôt nous le vîmes paraître, accompagné d’une quinzaine d’Indiens, tant de sa nation qu’étrangers, que le hasard avait rassemblés en ce moment près de lui. Il était vêtu à peu près comme nos cultivateurs aisés, et tenait à la main la canne à pomme d’argent qu’il avait reçue autrefois d’un des gouverneurs de la colonie, en signe de son autorité. Quoique âgé de plus de quatre-vingts ans, sa démarche était ferme, et je l’ai vu depuis se livrer aux mêmes exercices que les autres Indiens. Nous l’invitâmes à souper pour jouir de sa conversation, qui était intéressante, attendu qu’il parlait parfaitement le créole. Il se rappelait les Missions du siècle dernier, et avait été au service de celle de Saint-Paul, lorsqu’elle fut détruite en 1762. C’était alors le temps florissant de l’Oyapock. Les nations indiennes étaient nombreuses, et les missionnaires entretenaient la paix parmi elles. Depuis leur départ la division s’était mise entre les diverses peuplades ; les Roucouyennes, les Ouens et les Pirious avaient été détruits par les Oyampis ; et son père, qui commandait les Pirious, avait été tué dans une bataille contre ces derniers. Alexis nous compléta notre équipage, et nous acquittâmes, en sa présence, le prix convenu avec les Indiens que nous avions déjà à notre service, et qui avaient différé jusque-là l’exécution de notre marché.
Le salaire d’un Indien, pour un mois, est censé être de 25 à 30 francs ; mais comme on les paie en objets sur lesquels on fait un très-grand bénéfice, ils ne reçoivent ordinairement que 10 à 12 francs. Les nôtres se contentèrent de trois aunes d’indienne, ou de guinée bleue, pour faire des calimbés pour eux et des camisas pour leurs femmes. L’argent n’a aucun prix pour les Indiens, et ils n’ont pas même une idée approximative de sa valeur. J’en ai vu, plus d’une fois, demander au hasard, et par un caprice, 15 ou 20 francs d’un objet, et le donner un instant après pour un sabre valant 3 francs, ou toute autre bagatelle de moindre valeur encore. Les articles qui leur plaisent le plus sont des guinées ou des indiennes imprimées, des sabres d’abatis, haches, couteaux, miroirs, rasades, hameçons, etc. Ils donnent en échange du couac, des coques ou canots faits d’une seule pièce avec un tronc d’arbre, des arcs, des hamacs, des animaux vivans et d’autres curiosités. Un canot vaut plusieurs haches, suivant sa grandeur ; un hamac, une hache ; un arc, un couteau ou un miroir ; un perroquet, le même prix, etc.
Le 23, nous quittâmes le capitaine Alexis. L’Oyapock forme, en cet endroit, un labyrinthe d’îles, entremêlées de roches qui se prolongent pendant une étendue considérable. Son cours devient plus régulier et plus libre à mesure qu’on approche de l’ancienne Mission de Saint-Paul, où nous arrivâmes à l’entrée de la nuit.
Cette Mission, fondée par les jésuites vers le tiers du dernier siècle, a cessé d’exister comme toutes celles de la Guyane, lors de leur expulsion en 1762. Ils en avaient choisi l’emplacement, avec leur tact ordinaire, sur la rive gauche de la rivière, dans un endroit où elle décrit une légère courbe, et présente un coup d’œil superbe de tous les côtés. La hauteur sur laquelle elle était située s’élève par une pente douce, et forme un plateau étendu adossé à d’autres collines plus élevées, du pied desquelles s’étendaient les plantations jusqu’au bord de la rivière. Il ne reste plus, des édifices élevés par les missionnaires, que quelques poutres tombées à terre et enfouies sous la végétation, que la nature du bois[9] a conservées presque sans altération jusqu’à ce jour. Les Indiens qu’ils y avaient rassemblés étaient nombreux, et se livraient, sous leur direction, à la culture en grand du cacaoyer. Lorsqu’on pénètre à quelque distance dans le bois, on en trouve des plantations immenses qui disputent encore le terrain aux arbres et aux lianes qui les enveloppent de toutes parts. On dit que, sous l’administration des Portugais, deux d’entre eux se transportèrent sur les lieux, et, dans l’espace de deux à trois mois, y récoltèrent pour 20,000 francs de cacao. Il serait facile d’en faire encore autant aujourd’hui, si cette denrée en valait la peine[10].
Rien n’indique maintenant que la Mission ait été là : soixante-dix ans écoulés depuis sa dispersion ont permis à la végétation d’y atteindre son développement accoutumé, et les arbres y égalent en grandeur ceux du voisinage. Une foule de plantes grimpantes et d’arbustes qui croissent de préférence dans les terrains abandonnés, rendent l’emplacement qu’elle occupait encore plus impraticable que les forêts vierges elles-mêmes. Un sentier tracé par les Indiens permet cependant d’y pénétrer, et à une lieue dans l’intérieur on rencontre une roche granitique isolée, d’environ deux cents pieds de hauteur, qui ne tient à aucune chaîne de montagnes des environs. De son sommet, qu’on peut atteindre en grimpant à l’aide des broussailles, on découvre une vue immense, qui ne consiste, au reste, que dans un océan de forêts sans bornes.
La Mission est éloignée de six lieues de la crique Aramontabo ; il faut encore en faire douze avant d’arriver à une habitation qui appartient à un Indien nommé Kassar. Dans cet intervalle, la rivière offre le même aspect que les jours précédens. Son lit est entrecoupé d’îles et de roches qui ne forment aucun saut digne d’être remarqué. On laisse sur la rive droite la crique Annotaye, qui est très-poissonneuse, et où les Indiens vont chaque année faire des excursions de pêche, mais dont le cours est encore plus obstrué que celui de l’Oyapock. Les Indiens prétendent qu’en la remontant très-haut, on trouve sur ses bords un reste des Toukouyennes, nation mentionnée dans les anciens auteurs, mais inconnue aujourd’hui des blancs.
Nous arrivâmes le 24 octobre chez Kassar, et nous y passâmes un jour pour nous reposer. Nous lui achetâmes différens objets que nous laissâmes chez lui pour les prendre à notre retour, et qui nous furent fidèlement remis. On peut, en général, avoir une confiance entière dans la bonne foi des Indiens. Leur paresse fait qu’ils retardent souvent l’accomplissement de leurs engagemens, mais tôt ou tard ils finissent par les remplir, et on en a vu apporter, au bout de deux ans, des objets qu’on leur avait achetés et payés d’avance, suivant l’usage, et sur lesquels on ne comptait plus. Leurs capitaines sont ordinairement ceux qui sont le moins exacts à cet égard.
En quittant l’habitation de Kassar, la rivière est plus obstruée que jamais de roches et de sauts. Nos canots touchaient fréquemment contre les premières ou s’ensablaient, et nous étions sans cesse obligés de nous mettre à l’eau pour les dégager. Nous souffrions aussi beaucoup de la chaleur, qui augmente ou diminue suivant le nombre des roches découvertes que présente la rivière. Les rayons du soleil, réfléchis par leur surface blanche et polie, élèvent la température au point que le thermomètre R. se maintient constamment, dans le milieu du jour, à 30 et 32 degrés. Pendant la nuit, les roches ne perdent qu’une partie de leur chaleur, et on éprouve une différence bien sensible, selon qu’on y installe son hamac pour dormir, ou qu’on le suspend aux arbres dans le bois.
Nous passâmes ce jour-là le saut de Memora, situé en face d’une petite crique du même nom. Le 26 nous vîmes celle de Chiqueni, indiquée sur les cartes sous le nom de Sickny. Nous entrâmes le jour suivant dans le saut Cayomou, formé par une suite immense de roches dépouillées de toute verdure, entre lesquelles il existe plusieurs passages pour les canots. Nous y tuâmes un capiaie[11], qui chercha inutilement à nous échapper en plongeant à différentes reprises ; deux flèches l’atteignirent au moment où il allait atteindre la terre, et il eut encore la force de gagner le rivage, où il expira. Il pesait cent livres, et nous fûmes obligés de le dépecer sur place pour ne garder que les meilleures parties. Les Indiens mangent cet animal, quoique sa chair soit mauvaise, et les nôtres firent boucaner, le soir, avec soin celui que nous avions tué, pour le conserver les jours suivans. Le capiaie est répandu dans presque toute l’Amérique méridionale, et aussi commun à Montevideo qu’au Brésil et dans la Guyane.
Au saut ci-dessus succède celui de Waïkaïrou, qui est infiniment plus pittoresque, et au milieu duquel nous nous arrêtâmes dans un îlot pour passer la nuit. Deux grandes îles le partagent en plusieurs parties, sans compter d’innombrables petits îlots qui s’élèvent de toutes parts, couverts d’une riche végétation. Les bords de la rivière augmentaient sensiblement de hauteur, et nous apercevions à l’horizon les montagnes du Camopi, dont nous n’étions plus éloignés que de quelques lieues. Depuis trois jours nous n’avions point rencontré de canot sur notre route ; aucune trace de cultures anciennes ou récentes n’apparaissait nulle part, et on eût dit que l’homme n’avait jamais pénétré dans ces lieux, tant leur solitude était profonde !
Le 28, dans la matinée, nous passâmes le saut de Simocou-Etan, et à midi nous arrivâmes à l’embouchure du Camopi. En face existe un îlot isolé, sur lequel nous nous arrêtâmes au pied d’une croix élevée en 1826 par l’expédition de l’ingénieur Baudin[12]. Le Camopi est l’affluent le plus considérable que reçoive l’Oyapock. Il est facile d’apprécier la masse d’eau qu’il lui porte en tribut, par l’augmentation subite de celui-ci après l’avoir reçue. Ses sources sont inconnues, et la partie de son cours qu’on a explorée est d’une navigation plus facile que l’Oyapock. Les missionnaires avaient trouvé sur ses bords plusieurs peuplades indiennes qu’ils avaient rassemblées à son embouchure sur la rive droite, de sorte que la mission donnait à la fois sur les deux rivières. Ainsi qu’à Saint-Paul, on y trouve de vastes plantations de cacaoyers, et rien n’indique extérieurement son existence passée ; elle a été dispersée à la même époque que cette dernière. Saint-Paul envoyait tous les mois un canot à Cayenne, et c’était par son intermédiaire que la mission du Camopi recevait les ordres des supérieurs et les objets d’Europe dont elle avait besoin. Il n’y a pas de doute qu’en suivant ce système de missions placées de distance en distance, les missionnaires n’eussent fini par changer la face de la Guyane. Ils avaient déjà exploré à diverses reprises la partie supérieure de l’Oyapock, mais le temps leur a manqué pour s’y établir.
Immédiatement au-dessus du Camopi, l’Oyapock se rétrécit sensiblement, et sa largeur n’est plus que d’environ cent toises. Le lit de la rivière ressemble parfois à un vaste canal qui se prolonge à perte de vue. Les collines des deux bords sont presque devenues des montagnes, et on découvre à l’horizon celles où sont situées les premières habitations des Oyampis. Nous y arrivâmes le même jour après avoir franchi le saut de Coumarawa.
L’habitation où nous nous arrêtâmes appartient à un Indien Oyampi, nommé Awarassin, chez lequel nous trouvâmes une vingtaine d’individus des deux sexes, tant de sa famille qu’étrangers. Tous étaient barbouillés de genipa et de rocou ; leurs cheveux surtout étaient couverts de cette dernière substance, qui les faisait paraître d’un rouge éclatant. Ces deux couleurs ne formaient aucun dessin régulier sur leur corps, mais un grossier barbouillage fait à la hâte avec les doigts, moins comme ornement que pour les préserver de la piqûre des maringouins qui craignent particulièrement l’odeur du rocou. Leur costume, du reste, ne différait en rien de celui des Indiens que nous avions avec nous.
Ils nous firent bon accueil, et après que le cachiry eût circulé quelque temps dans des couys[13] que les femmes remplissaient à mesure que nous les vidions à la ronde, ils s’empressèrent de nous offrir des arcs, des hamacs et autres objets, en échange de ceux que nous apportions. Awarassin avait deux femmes, ce qui se voit quelquefois parmi les Indiens. La plus jeune, qui était assez jolie, témoignait une extrême impatience d’avoir un camisa, et pressait tout haut son mari de le lui acheter. Il céda enfin à ses importunités ; mais, au lieu de lui donner ce vêtement tant désiré, il l’offrit à sa première femme, qui se tenait à l’écart sans lui rien demander, et qui était beaucoup plus âgée que l’autre. Celle-ci, piquée de cet outrage public, se retira dans sa case, et nous ne la revîmes plus. Lorsque les Indiens ont plusieurs femmes, l’usage veut que la dernière venue prenne soin du ménage, serve le mari, et soit en quelque sorte soumise aux plus anciennes ; mais presque tous se contentent d’une seule femme, et ceux qui sont polygames en ont rarement plus de deux.
Les cases d’Awarassin étaient mieux construites que celles que nous avions vues jusqu’alors. Les Indiens ont toujours deux espèces de demeures, les unes élevées de quinze à vingt pieds au-dessus du sol, et nommées sura ; les autres, basses, et qu’ils appellent koubouya. Les premières sont leurs demeures proprement dites ; ils y déposent leurs objets les plus précieux, y passent la nuit, et les femmes y préparent les alimens. Leur forme est ordinairement la même que celle de nos maisons ; mais quelquefois elles sont octogones et faites avec beaucoup de régularité ; on y monte au moyen d’une poutre posée obliquement, entaillée de distance en distance, et garnie d’une espèce de garde-fou. Le koubouya est destiné à recevoir les étrangers ; c’est là qu’on tend les hamacs pendant le jour, et qu’on se réunit pour boire les jours de réjouissances. Il forme le plus souvent un parallélogramme arrondi aux deux extrémités. Celui d’Awarassin était rond et recouvert d’un dôme assez bien fait qui lui donnait l’apparence d’une ruche. Ces carbets sont ouverts de tous les côtés ; le toit descend très-bas, et il faut se baisser pour y entrer ; quoiqu’ils soient entretenus avec beaucoup de propreté, les chiques et les blattes y abondent et sont excessivement incommodes.
À un quart de lieue de cette habitation se trouve une autre famille indienne, chez laquelle nous nous arrêtâmes un instant, le lendemain, en continuant notre route. Nous y trouvâmes deux Indiens Émerillons, qui, du haut du Camopi, étaient venus rendre visite à ceux de l’Oyapock. Tous deux paraissaient âgés d’environ vingt ans, et n’avaient pas moins de cinq pieds dix pouces ; leur figure respirait la douceur, et leurs membres avaient ces formes arrondies et féminines qui existent chez un grand nombre d’Indiens de nations différentes, et qui ne doivent pas être attribuées à la jeunesse, mais à une organisation originelle.
Nous vîmes là, pour la première fois, deux jeunes filles de quinze à seize ans dans l’état de nudité le plus complet. Toutes deux portaient autour du cou un énorme collier de rasades dont elles laissaient flotter quelques branches sur le dos, ce qui produisait un assez joli effet. Elles suivaient constamment leur mère et se cachaient derrière elle aussitôt que nous jetions un regard de leur côté, non par pudeur, mais par cet instinct qui nous porte tous dans l’enfance à chercher un refuge près des auteurs de nos jours, à la moindre crainte que nous éprouvons. Nous fîmes cadeau à chacune de ces deux enfans d’un camisa qu’elles revêtirent aussitôt, et qui parut les rendre parfaitement heureuses.
Après avoir franchi le saut Ariko-To, éloigné d’une lieue de ces derniers Indiens, nous découvrîmes des abatis assez étendus appartenant à un Oyampi nommé Oropoam. Nous ne trouvâmes dans le carbet que cinq ou six femmes, étendues dans leurs hamacs et à moitié endormies. Une d’elles se détacha pour aller chercher dans le bois les hommes qui étaient occupés à creuser un canot, et nous les vîmes paraître, un instant après, au nombre de quinze. Nous n’avions pas encore vu d’aussi beaux hommes dans l’Oyapock, et j’en remarquai un, entr’autres, d’une constitution athlétique, et de la figure la plus imposante. Leur arrivée à pas précipités, avec leurs arcs et leurs flèches en mains, leurs peintures faites avec soin, et les couronnes ainsi que les bracelets en plumes qu’ils portaient sur la tête et aux bras, nous offrirent l’image parfaite de guerriers indiens marchant au combat ; ils nous saluèrent à grands cris en répétant tous à la fois le mot banaré, ami, et pour cimenter notre nouvelle connaissance, le cachiry commença aussitôt à circuler dans d’énormes couys que les femmes ne cessaient d’aller remplir dans la sura où était la provision de ce liquide, et auquel nous fûmes obligés de faire largement honneur, chacun des assistans s’empressant de nous offrir son couy après avoir goûté de la liqueur qu’il contenait. Nous choisîmes parmi eux chacun un banaré ou ami particulier, auquel nous fîmes divers cadeaux, et qui mit dès-lors un soin particulier à nous faire boire. Au bout d’une heure, ne pouvant résister plus long-temps à une hospitalité si empressée, je sortis pour visiter les abatis que je trouvai en bon état, et remplis, outre le manioc, de patates douces, d’ignames, de bananiers, de cannes à sucre, etc. En rentrant au carbet après trois heures d’absence, je trouvai les Indiens plus occupés que jamais à boire. Tous étaient ivres, mais n’en continuaient pas moins d’avaler le cachiry à grands traits. La bonne intelligence ne cessa pas un instant de régner parmi eux, et à la nuit ils voulurent terminer la fête par des danses, mais cela leur fut impossible. Les danseurs ne pouvaient se tenir sur leurs jambes et tombaient à chaque instant. Ils prirent enfin le parti de gagner leurs hamacs.
Ceci n’est qu’une faible image des orgies indiennes dans les grands jours de réjouissances. Mais, avant de les décrire, je dois dire un mot du cachiry dont j’ai déjà parlé souvent, et des autres boissons en usage parmi eux. Toutes celles qui sont fermentées ont pour base le manioc préparé de diverses manières. Le cachiry, la plus commune de toutes, se fait avec le manioc râpé, auquel on ajoute quelques patates douces écrasées ; le tout est soumis à l’ébullition pendant sept à huit heures, après quoi on l’abandonne à la fermentation, pendant trente-six ou quarante heures. Pour hâter celle-ci, on jette quelquefois, dans le vase qui contient le liquide, du manioc mâché. On passe ensuite le tout dans un ' manaret ou tamis grossier fait avec l’écorce de l’arouma. Cette boisson est blanche comme du lait, épaisse, et a un goût aigrelet qui n’est pas désagréable et auquel on s’habitue promptement ; un Européen qui n’y est pas accoutumé peut en boire la valeur de deux bouteilles sans s’enivrer, et ce n’est qu’en en prenant des quantités énormes que les Indiens se procurent l’ivresse la plus complète.
Le ouicou se prépare en délayant dans de l’eau tiède une pâte fermentée, composée de cassave et de patates préparées d’avance. Son goût est plus doux et plus agréable que celui du cachiry ; il enivre aussi plus promptement. Le payaouarou et le paya s’obtiennent par des procédés analogues, et sont beaucoup moins en usage. Le dernier égale en force nos liqueurs spiritueuses.
Outre ces boissons, les Indiens en préparent d’autres non enivrantes, et à l’instant même, en écrasant des bananes ou des ignames dans de l’eau, et passant ensuite ce mélange dans le manaret ; et enfin, toutes les fois qu’ils le peuvent, ils jettent dans l’eau qu’ils boivent une poignée de couac, qui lui communique un léger goût aigrelet qui leur plaît, et la rend plus saine, selon leurs idées. On voit que leur industrie est assez développée sur ce point.
Lors donc qu’une fête doit avoir lieu, les femmes préparent, plusieurs jours à l’avance, une quantité énorme de cachiry, dont elles remplissent tous les vases qu’elles peuvent se procurer. S’il doit y avoir cent Indiens, on peut estimer ce qu’elles en font à huit ou dix barriques. Au jour indiqué, les Indiens arrivent parés de leurs plus beaux atours : les danses commencent et durent sans interruption, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits de suite, sans prendre d’autre repos que ce qui est absolument indispensable, et sans autre nourriture que du couac et de l’eau. Une chasse et une pêche générales leur succèdent ; au retour, les femmes apprêtent le gibier et les poissons qu’on s’est procurés ; un grand repas a lieu, pendant lequel on ne boit encore que de l’eau. Quand il est fini, les hommes se couchent dans leurs hamacs, et alors commence l’orgie la plus dégoûtante qu’il soit possible d’imaginer : les femmes apportent le cachiry dans de vastes couys, qui sont aussitôt mis à sec, et remplacés par d’autres sans fin. Bientôt l’ivresse la plus complète s’empare des buveurs, et de tous côtés on en voit qui rejettent avec effort ce qu’ils viennent de prendre, sans que cela les empêche de boire immédiatement après ; l’usage exige impérieusement qu’on ne se sépare que lorsqu’il ne reste plus une seule goutte de cachiry, ce qui demande quelquefois plusieurs jours.
Ces horribles excès sont d’autant plus extraordinaires, que les Indiens sont naturellement sobres et supportent la faim et la soif pendant des journées entières sans se plaindre. Il n’est pas rare, en entrant dans un carbet, de les trouver tous étendus dans leurs hamacs, quoiqu’il n’y ait absolument rien à manger, et que le dernier repas ait été pris depuis fort long-temps. Ce n’est que lorsque la faim commence à se faire sentir vivement, qu’ils songent à se procurer des vivres. Les femmes vont alors dans l’abatis arracher un peu de manioc ; mais comme il faut douze heures au moins pour qu’il soit converti en couac, le reste de la famille dort ou fume pour émousser son appétit. Cette imprévoyance, jointe à leur paresse, fait aussi que souvent ils ne cultivent pas la moitié des vivres nécessaires à leur subsistance pour l’année entière. Ils y suppléent par la chasse et la pêche.
Le 1er novembre, nous quittâmes l’habitation d’Oropoam, et fûmes coucher à la crique Yavey, qui en est éloignée de neuf lieues. Nous franchîmes dans la journée les sauts Machikiriou et Massara, tous deux peu importans.
Le lendemain, nous atteignîmes la crique Yarupi, sur la rive gauche de l’Oyapock. Le saut Kuépon et celui de Wià-hi, que nous eûmes à passer, ainsi que plusieurs barrages, nous prirent un temps considérable. La rivière, quoique considérablement rétrécie, conservait encore la même largeur que la Seine à Paris. Je donnerai plus tard quelques détails sur le Yarupi, que j’ai remonté dans une partie de son cours.
Le 3, après avoir passé le saut Ako, nous aperçûmes, sur la rive gauche de l’Oyapock, un carbet à demi caché entre les arbres, qui annonçait une plantation dans le voisinage. N’y trouvant personne, nous suivîmes un sentier qui, après un quart d’heure de marche, nous conduisit dans un abatis récemment brûlé, où nous trouvâmes Waninika, capitaine des Oyampis, travaillant avec l’une de ses femmes. Celle-ci était dans l’état de pure nature et resta devant nous sans chercher à se couvrir, quoique son camisa fût à terre à côté d’elle. Cet usage est fréquent parmi les Indiennes Oyampis. Quand elles veulent travailler à la terre, elles quittent leur unique vêtement, sans doute pour être moins gênées dans leurs mouvemens ; car l’économie est une vertu si étrangère au caractère indien, qu’elle ne peut être la raison de cette coutume.
L’abatis que nous venions de rencontrer n’était pas celui où demeurait habituellement Waninika. Ce dernier était situé dix lieues plus haut dans la rivière. Les Indiens se fixent rarement pour un temps très-long dans le même endroit. Un événement funeste, tel que la mort de l’un d’eux, la rareté progressive du gibier et du poisson, ou un simple caprice, les font changer de place. Ils vont alors commencer une nouvelle plantation dans quelque endroit qui les aura frappés dans leurs voyages, souvent à dix, quinze et même vingt lieues de leur première demeure. Malgré cette distance et les difficultés de la navigation, ils vont y travailler assez souvent. Lorsqu’il s’agit ensuite de s’y installer définitivement, ce qui a lieu quand le manioc est en rapport, si quelque présage funeste se présente, tel que le passage d’un animal de mauvais augure[14] dans le carbet, ils vont un peu plus loin établir leur case, sans pour cela abandonner leur récolte. C’est par ces changemens successifs que les Oyampis se rapprochent peu à peu des blancs, et qu’ils finiront peut-être un jour par arriver au bas de la rivière. Le Camopi, qu’ils ont déjà atteint, n’est qu’à cinquante lieues de son embouchure.
Waninika était, il y a peu d’années, le chef le plus puissant de l’Oyapock. Ses poitos[15] étaient nombreux et cultivaient ses abatis, chassaient et pêchaient pour lui, sans qu’il eût à s’occuper de ces divers travaux. Tant de grandeur et de bien-être a disparu à la suite d’un malencontreux voyage qu’il fit à Cayenne, lorsque M. Milius était gouverneur. Il fut revêtu par lui d’un vieil uniforme de capitaine de vaisseau, admis à sa table, invité à plusieurs bals au Gouvernement, et comblé de présens, parmi lesquels étaient des fusils et des munitions. Ces honneurs tournèrent la tête au pauvre Waninika ; de retour parmi les siens, il affecta des airs de pouvoir absolu, les maltraita de paroles, et tira même, dit-on, des coups de fusil sur plusieurs d’entre eux qui refusaient de lui obéir. Cette idée lui était venue en voyant fusiller deux soldats de la garnison, pendant son séjour à Cayenne. Les Indiens, peu accoutumés à ces façons d’agir, s’éloignèrent de lui les uns après les autres, et cessèrent de l’aider dans ses travaux. Aujourd’hui Waninika est seul avec ses deux femmes et deux petits enfans. Les mauvaises herbes et les broussailles assiègent son carbet, et aucun de ses compatriotes ne s’arrête en passant devant sa demeure ; il est devenu un des plus misérables Indiens de la rivière. Ceci donne une idée exacte de l’autorité dont jouissent les chefs de ces peuplades. Waninika, en droit, est toujours considéré par les Indiens comme leur capitaine, mais par le fait son pouvoir est complètement nul.
Nous envoyâmes un de nos Indiens prévenir ceux du Yarupi, dont nous n’étions séparés que par une distance de quelques lieues à travers les bois, où nous allions les attendre pour faire des échanges, près du saut Moutouchy, où Waninika nous avait indiqué que nous trouverions un campement plus convenable que celui où nous étions. Il nous y conduisit lui-même, et nous y arrivâmes dans l’espace de trois heures, après avoir franchi un barrage immense de roches, nommé Loulou-Aï-Tou.
Le lendemain nous vîmes reparaître notre envoyé avec quelques Indiens du Yarupi, appartenant aux habitations les plus proches du lieu où nous avions fait halte. Ceux plus éloignés se proposaient de venir nous voir chez Tapaïarwar, frère de Waninika, où nous devions nous arrêter. Ces Indiens n’offraient rien de particulier dans leur costume, et nous fîmes avec eux quelques échanges d’objets accoutumés. Ils nous quittèrent peu d’heures après leur arrivée.
Quelque temps après leur départ, nous vîmes passer un canot, que nous engageâmes à s’arrêter. Il contenait une famille d’Indiens Émerillons, qui venait du haut de la rivière à plusieurs journées de marche, et qui retournait au Camopi. Tous, hommes, femmes et enfans, étaient couverts de genipa et de rocou appliqués grossièrement, au point qu’ils conservaient à peine l’apparence d’êtres humains. Leurs traits avaient quelque chose de sauvage et de sombre, qu’on ne remarque pas chez les Oyampis, dont la figure est douce en général. Ils n’avaient pour tout bagage que quelques arcs d’un travail imparfait, et un seul hamac d’un tissu si grossier, que nous refusâmes de l’acheter, quoiqu’ils nous pressassent de le faire. Tout en eux indiquait une nation moins avancée que les autres Indiens de l’Oyapock. Nous leur fîmes quelques présens, et les laissâmes continuer leur route.
Le 7, nous quittâmes notre campement pour nous rendre chez Tapaïarwar, dont nous étions encore éloignés de six lieues. La rivière, de plus en plus rétrécie, était encombrée de roches, de sauts, de barrages, qui nous obligeaient à chaque instant de nous mettre à l’eau pour alléger nos canots. Nous franchîmes successivement les sauts de Wiri, Mapara et Mayamou. De ce dernier à l’habitation où nous nous dirigions, l’Oyapock n’est qu’une suite non interrompue de roches qui laissent à peine un passage libre aux embarcations. Nous n’arrivâmes que le soir chez Tapaïarwar. Ses carbets sont situés au centre d’une presqu’île assez considérable, et deux chemins, en sens opposés, conduisent aux bords de la rivière. Nous débarquâmes au premier qui s’offrit à nous, et, après dix minutes de marche, nous arrivâmes au koubouya, où nous trouvâmes Tapaïarwar entouré de sa nombreuse famille, qui se composait de plus de vingt-cinq personnes. Ses fils et ses gendres chassaient et pêchaient pour lui ; les femmes soignaient l’abatis, de sorte qu’il n’avait plus à s’occuper de rien. Il passait tranquillement ses journées, dans son hamac, à causer ou à dormir. Une partie des femmes n’avaient aucun vêtement : nous donnâmes à quelques-unes de quoi couvrir leur nudité ; mais nous n’avions pas une quantité d’étoffe assez considérable pour nous montrer aussi généreux que nous l’aurions voulu.
Nous eûmes, à notre arrivée, un exemple frappant du peu de force qu’ont les affections de famille parmi les Indiens. Nous avions dans notre équipage un des fils de Tapaïarwar, âgé d’environ vingt-deux ans, qui, depuis plusieurs années, avait quitté son père pour aller vivre près des blancs du bas de la rivière. Nous l’engageâmes vainement à débarquer en même temps que nous pour voir plus tôt sa famille ; il préféra rester dans le canot, qui faisait le tour de la presqu’île. Quand il parut enfin dans le carbet, où nous étions depuis deux heures, il resta debout sans adresser la parole à aucun des siens, paraissant leur être complètement étranger. Ce ne fut qu’après de vives sollicitations de notre part qu’il s’avança vers son père et lui adressa quelques mots auxquels celui-ci répondit avec la même indifférence ; l’entrevue se termina ainsi sans plus de cérémonies. Tel est en général l’usage des Indiens : après de longues absences, ils rentrent dans leur famille avec le même sang-froid que s’ils venaient de la quitter depuis peu d’instans.
Nous nous établîmes dans le carbet de Tapaïarwar, notre intention étant d’y passer quelques jours pour nous reposer avant de continuer notre route ; nous étions alors à quatre-vingt-deux lieues de l’embouchure de la rivière ; sa largeur n’était plus que d’environ vingt-cinq toises, et elle était descendue à son minimum d’élévation. Nous fîmes des excursions dans tous les sens ; la première fut consacrée à visiter Waninika, qui demeurait à quelque distance au-dessus de son frère. Nous le trouvâmes dans l’état misérable que j’ai décrit, seul avec ses deux femmes et deux petits enfans dans un carbet mal entretenu et à moitié ruiné. Il était brouillé depuis quelque temps avec Tapaïarwar, pour avoir tué un canard domestique appartenant à celui-ci, et dont il refusait de payer la valeur. Ce misérable débat avait encore augmenté la haine des Indiens contre Waninika, car le vol est une chose inconnue parmi eux. Croyant la présence de deux blancs favorable à ses intérêts, ce dernier vint un jour chez Tapaïarwar et le menaça de notre vengeance, s’il continuait de réclamer son canard. Mais on pense bien que nous nous déclarâmes neutres entre les deux frères.
Le surlendemain de notre arrivée, les Indiens du Yarupi, que nous attendions, vinrent nous trouver suivant leur promesse. Ils étaient au nombre de quinze et accompagnés de leur capitaine, nommé Paranapouna. Un vieil uniforme portugais, que le hasard avait fait tomber entre ses mains, composait tout son costume, avec le calimbé. Il était probablement en son pouvoir depuis l’occupation de la colonie par les Portugais, ou avait été apporté dans l’Oyapock, par quelque Indien de l’Amazone, dans un de ces longs voyages que la plus légère circonstance leur fait entreprendre.
Pendant notre séjour chez Tapaïarwar, nous fumes témoins de quelques danses en grand costume. Les Indiens se préparèrent à la première plusieurs jours à l’avance. Chacun d’eux confectionna ses objets de toilette et ses instruments de musique. La pièce la plus importante parmi les premiers consistait en une coiffure de la forme de nos bonnets à poil, mais un peu moins élevée. La carcasse se fait avec l’écorce solide et flexible de l’arouma, qu’on emploie ordinairement à la fabrication des pagara, sorte de paniers d’un usage universel dans la colonie. Cette carcasse est ornée de plumes de toutes couleurs, disposées avec symétrie, et trois longues plumes d’aras, plantées à sa partie supérieure, la font paraître plus élevée qu’elle n’est réellement. Sur le devant elle se termine par une espèce de visière également en plumes, qui cache la moitié de la figure. Les calimbés que portaient les Indiens ce jour-là étaient deux fois plus longs que de coutume, et leurs deux bouts touchaient presque la terre. Ils avaient le corps et principalement la figure couverts de peintures régulières noires et rouges. Ce sont les femmes qui font ordinairement ces peintures, et elles y déploient beaucoup d’adresse et surtout de patience ; elles se servent, pour appliquer la couleur, de petits bâtons terminés en pointe plus ou moins menue, selon la délicatesse des lignes qu’elles veulent tracer.
Les instrumens de musique des Indiens ne consistent qu’en flûtes qu’ils fabriquent avec les tiges du bambousier (bambusia latifolia) ; qui croît en abondance le long de toutes les rivières de la Guyane ; un morceau de tige, de trois pieds de long et d’un pouce de diamètre, forme le corps de la flûte ; ils en taillent un second de la grosseur du doigt, et de trois ou quatre pouces de long, en forme d’anche, et l’enfoncent dans l’intérieur du premier, de manière à ce qu’il soit caché tout entier et plus ou moins profondément, suivant la note qu’ils veulent produire. En soufflant dans le roseau le plus gros, ils obtiennent des sons pareils à ceux du basson dans ses notes basses, et qui n’ont de désagréable que leur monotonie. Chaque flûte ne donne qu’une note, et les Indiens se contentent de trois pour leur orchestre. Ils montent sur chacune d’elles une certaine quantité d’instrumens qui doivent jouer tous ensemble pour faire leur partie. Ils recouvrent ensuite chaque flûte avec les feuilles d’un palmier nain qui sont plissées en éventail, et qui tombent presque jusqu’à terre. Pour marquer la mesure, un ou plusieurs danseurs s’attachent au-dessus de la cheville un collier de noyaux d’ahouaye, arbre qu’ils cultivent dans ce seul but, car il est vénéneux ; ces noyaux sont de forme irrégulière et rendent un son très-bruyant.
L’usage veut que les danseurs ne paraissent pas sur le lieu de la danse, qui est ordinairement près des carbets, par le chemin ordinaire qui conduit à ceux-ci. Lors de la danse dont je parle, on en traça un nouveau dans le bois, et l’on sacrifia un espace voisin des cases, couvert de cannes à sucre, d’ignames et autres plantes utiles. À l’entrée de la nuit, le son funèbre des flûtes nous annonça l’approche des danseurs ; ils étaient précédés d’une jeune fille, portant un bâton surmonté d’une espèce d’éventail, orné de trois longues plumes, qui lui donnaient quelque ressemblance avec un trident : ils s’arrêtèrent à quelque distance des carbets, et ne reprirent leur marche qu’après avoir bu plusieurs couys de cachiry, que les femmes leur portèrent. Barrère rapporte que tous les spectateurs se cachent au moment où les danseurs arrivent, dans la croyance que celui d’entre eux qui les verrait le premier mourrait infailliblement dans l’année : nous ne découvrîmes aucune trace de cette superstition. La danse ordinaire des Indiens ne consiste pas, comme la nôtre, en une suite de pas et de figures gracieuses : ce n’est qu’une marche monotone pendant laquelle les danseurs, placés à la file les uns des autres, ont chacun leur main gauche posée sur l’épaule de celui qui précède ; la droite porte la flûte, et chaque danseuse tient son danseur embrassé, en lui passant le bras droit autour du corps. Une partie des instrumens commence un air lugubre, que les autres terminent, tandis que l’Indien qui porte les grelots d’ahouaye marque la mesure, en frappant avec force la terre du pied. À chaque pas, les danseurs se retournent à moitié, et s’inclinent comme s’ils se saluaient les uns les autres. Ces danses, exécutées la nuit, à la lueur de torches d’un bois résineux, que tiennent les spectateurs, ont quelque chose de fantastique et d’infernal, qu’il est impossible de décrire.
Outre cette danse, les Indiens en ont d’autres qui sont des espèces de pantomimes, et qui consistent à imiter les gestes de divers animaux dont elles portent le nom. Ainsi, il y a la danse du macaque, celle du toucan, du maïpouri ou tapir, du serpent, etc. Chaque danseur monte tour-à-tour sur une petite estrade, dressée à dessein, et joue son rôle, pendant que les autres tournent à l’entour en exécutant la marche que je viens de décrire, au son des instrumens. Tels sont, avec les orgies dont j’ai parlé plus haut, les seuls divertissemens des Indiens.
Le courage avec lequel ils supportent sans se plaindre les douleurs et la mort, a souvent fait l’admiration des voyageurs. Un des fils de Tapaïarwar nous en offrit un exemple. Il était affecté d’un dépôt dans l’oreille, qui lui causait les souffrances les plus aiguës, sans qu’il lui échappât la moindre plainte. Toute la famille ne paraissait nullement s’en occuper, et se contentait de mettre un peu de nourriture à côté de son hamac, quand elle prenait ses repas. Son mal paraissait incurable, et il a dû y succomber peu de temps après notre départ. À cette occasion, je pris de nouvelles informations auprès des Indiens sur la coutume qu’on leur a attribuée de se faire traiter dans leurs maladies par leurs piayes ou sorciers ; mais, soit que cette coutume soit tombée en désuétude, soit qu’elle n’ait existé que parmi d’autres nations, je n’en ai point rencontré de traces dans l’Oyapock. Le mot de piaye est bien connu des Indiens, ainsi que de tous les habitans de la colonie, et désigne simplement des individus auxquels on attribue le pouvoir de jeter des sorts sur leurs ennemis, et de leur occasionner des maladies, et même la mort ; mais, non plus que parmi nous, ces prétendus sorciers ne sont soumis, pour devenir tels, à de certaines épreuves, par d’autres sorciers plus anciens qu’eux, ainsi qu’on l’a souvent répété. Il suffit qu’un Indien ait empoisonné plusieurs de ses compatriotes pour devenir la terreur des autres, et de la crainte à la sorcellerie il n’y a qu’un pas. À la différence de nos sorciers, qui sont pour la plupart de malheureux imbéciles incapables de nuire, c’est par le mal qu’il commet qu’un piaye indien obtient sa célébrité. À des crimes réels il mêle en même temps des pratiques qui ne sont que ridicules, mais qui ne frappent pas moins l’esprit crédule de ses compatriotes. Ainsi, il cachera, dans différens endroits du carbet de l’individu auquel il veut nuire, de petits paquets contenant des fragmens de certaines plantes, des os, des plumes et autres ingrédiens semblables. Cette manière d’ensorceler n’est-elle pas absolument semblable à celle employée par nos sorciers d’autrefois ? Les nègres de la colonie ont adopté ces superstitions indiennes, ou plutôt en ont apporté de pareilles de l’Afrique, et quelques-uns d’entre eux passent pour d’habiles piayes parmi leurs camarades, et même aux yeux de certains habitans.
Je ne nie pas, d’une manière absolue, que les Indiens dans leurs maladies n’aient recours aux sortiléges ; les récits des missionnaires qui ont passé de longues années parmi eux méritent trop de confiance pour que j’essaie de les révoquer en doute ; je dis seulement que cet usage ne s’est pas offert à moi. Il est bien connu d’ailleurs que les Indiens traitent par des spécifiques le petit nombre de maladies auxquelles ils sont sujets, et qu’ils en possèdent d’excellens contre la dysenterie, la morsure des serpens, etc.
La saison des pluies, qui est d’autant plus précoce qu’on s’éloigne davantage des côtes de la Guyane, s’était annoncée, peu de jours après notre arrivée, par des grains qui augmentaient successivement en intensité et en durée. L’Oyapock commençait à hausser, et la difficulté de le remonter croissait dans la même proportion. La personne que j’accompagnais avait atteint le but de son voyage par les achats nombreux qu’elle avait faits aux Indiens ; elle renonça à aller plus loin, et se disposa à descendre avant que l’impétuosité du courant pût compromettre ses canots, qui étaient chargés à couler bas. J’aurais été obligé de faire comme elle, lorsque nous fûmes rejoints par M. Adam de Bauve, jeune voyageur chargé par le gouverneur de la colonie de préparer les voies à M. Leprieur, qui se préparait, à Cayenne, au voyage qu’il exécute en ce moment, et dont j’ai parlé au commencement de mon récit. L’intention de M. Adam de Bauve étant de visiter le Yarupi, avant de continuer sa route, je lui proposai de l’accompagner, et je laissai mon premier compagnon partir seul.
Les quinze jours que j’ai passés chez Tapaïarwar ne m’ont laissé que des impressions favorables sur les Indiens. La bonne intelligence, la paix, régnaient parmi les membres de cette famille. Tous se levaient au point du jour, allaient se baigner dans la rivière, puis revenaient au carbet prendre leur repas en commun. Chacun se livrait ensuite aux occupations que sa fantaisie lui suggérait : les hommes allaient à la chasse, à la pêche, fabriquaient des flèches, ou se couchaient dans leurs hamacs ; les femmes préparaient les alimens, travaillaient à l’abatis ou tissaient des hamacs en coton. Tous ne donnaient à la paresse qu’un temps modéré pour des Indiens, et je n’ai vu, pendant mon séjour, aucun excès de cachiry, même à la suite des danses dont j’ai parlé. Ainsi entouré des siens, Tapaïarwar, tranquille et déchargé de toute espèce de travaux, ressemblait à un patriarche qui achève en paix sa carrière ; et, en contemplant cette existence paisible et ignorée, je me suis souvent demandé ce que la civilisation pourrait faire de plus pour lui, sans trouver à cette question de réponse satisfaisante.
- ↑ Cette rivière, à laquelle ses sources, rapprochées de celles des affluens de l’Amazone, donnent quelque importance géographique, a été explorée à diverses reprises, sans qu’on ait encore reconnu le plateau qui lui donne naissance, et son cours n’est tracé sur les cartes que jusqu’au Camopi, son principal affluent, situé à cinquante lieues de son embouchure. Celles déposées en manuscrit dans les archives de Cayenne, et qui ont été dressées récemment, vont à peu près au double de cette distance. Dans ce moment même, M. Leprieur, pharmacien de la marine, chargé par le gouvernement de résoudre le problème proposé en 1829 par la Société de géographie, problème qui consiste à déterminer la direction et la hauteur du plateau qui sépare les affluens de l’Amazone de ceux de la Guyane, entre les 2 et 4 degrés de latitude N., a choisi l’Oyapock, comme l’ont fait ses prédécesseurs, pour pénétrer dans l’intérieur du pays. Ce voyageur, pourvu des connaissances et des instrumens nécessaires pour cette entreprise, complétera sans doute la reconnaissance, encore imparfaite, de cette partie de la Guyane. Le titre seul de mon récit suffit pour indiquer qu’en entreprenant ce voyage, je m’étais proposé un tout autre but. Je désirais principalement connaître les Indiens de l’Oyapock, après avoir visité ceux de Sinnamary, Cenamama, Organabo, etc.
- ↑ Ce mot signifie défrichement, plantation, etc. On dit communément : Aller à l’abatis, cultiver l’abatis, etc.
- ↑ La Guyane française est divisée en douze quartiers, dont chacun a son commandant assisté d’un lieutenant, et nommé par le gouverneur. Ils remplissent les fonctions d’officiers de l’état civil, veillent à la police, etc. Leurs fonctions sont honorifiques.
- ↑ Nouvelle relation de la France équinoxiale.
- ↑ Pour n’en citer qu’un exemple, le gouvernement du Para, craignant en 1793 la communication par terre des principes de la révolution, de la Guyane au Brésil, fit enlever tous les Indiens qui se trouvaient entre l’Oyapock et le fleuve des Amazones, et les jeta dans l’intérieur des forêts du Brésil, où la plupart sont morts de misère et de désespoir.
- ↑ Le calimbé n’est autre chose que le langouty de l’Inde, et consiste en un morceau d’étoffe long et étroit, qui se passe entre les cuisses et se fixe autour des reins, soit en l’attachant, soit en l’y fixant au moyen d’une ficelle. Il est d’un usage général parmi les nègres de la colonie.
- ↑ Le camisa, mot emprunté aux Portugais, est une pièce d’étoffe qui se roule autour du corps, et descend ordinairement un peu au-dessous du genou. Les négresses et les femmes de couleur n’ont pas d’autre vêtement les jours ordinaires.
- ↑ Espèce de palmier.
- ↑ Ces poutres sont en wacapou, arbre surnommé incorruptible à Cayenne, et le meilleur de la colonie pour tous les genres de constructions.
- ↑ Le cacao vaut en ce moment vingt centimes la livre à Cayenne ; aussi ne se donne-t-on pas la peine de le récolter, et chaque jour les cacaoyers disparaissent pour faire place à d’autres produits de plus grande valeur.
- ↑ Cavia capibara des auteurs.
- ↑ Cette expédition, organisée sur une assez grande échelle, avait pour but de reconnaître les sources de l’Oyapock et de pénétrer au-delà, s’il était possible. La manière dont elle était composée la fit échouer, et elle n’alla pas plus loin que l’habitation du capitaine Waninika, à quatre-vingt-cinq lieues de l’embouchure de la rivière. M. Baudin seul s’avança environ vingt lieues plus loin, et revint après avoir gravé sur un rocher, au milieu de la rivière, cette inscription qui subsiste encore : Consummatum est, 1826. Il mourut peu de temps après son retour à Cayenne, empoisonné, dit-on, par les Indiens ; mais, ce qui est plus probable, des suites des fatigues du voyage et de l’influence du climat.
- ↑ Vase fait avec le fruit du calebassier coupé en deux.
- ↑ Certaines espèces d’animaux ne sont pas regardées d’un mauvais augure par tous les Indiens en général, et d’un commun accord ; chacun ne suit que son caprice à cet égard, et ce qui paraît funeste à l’un est indifférent pour un autre. Ceci a quelques rapports avec le tabou volontaire que s’imposent les naturels de la Polynésie, pour certains objets qu’ils choisissent à leur gré.
- ↑ Ce mot signifie sujet, vassal, et même esclave ; il est d’un usage général parmi les Indiens de l’Amazone, de l’Orénoque, et même d’une partie du Brésil.