Excursions dans le Dauphiné/02

La bibliothèque libre.


EXCURSIONS DANS LE DAUPHINÉ,

PAR M. ADOLPHE JOANNE[1].
1850-1860


Le Vercors et le Royannais, distants de dix ou douze kilomètres à peine, ne pouvaient communiquer ensemble que par les montagnes qui les séparaient. Il fallait, parvenu à l’entrée des Grands ou des Petits-Goulets, escalader la montagne de l’Allier, s’élever jusqu’à plus de mille deux cents mètres et redescendre. Le sentier était escarpé, difficile, dangereux même, surtout du côté de Pont-en-Royans, au-dessous du col de Chatelus. On avait dû tailler çà et là des degrés dans les rochers, tant la pente était roide. Chaque année, malgré cette précaution, des mulets tombaient avec leur chargement dans les précipices. L’hiver, les communications devenaient souvent impossibles. Elles étaient en toute saison si lentes, si pénibles, si coûteuses, que le Vercors se dépeuplait ; les habitants ne pouvant tirer parti, faute de voies de communication, des richesses naturelles de leur territoire qui se trouvait enfermé de tous côtés entre des montagnes trop difficiles à franchir.

Dès l’année 1829, des ingénieurs avaient conçu le hardi projet d’ouvrir une route de voitures dans ces deux massifs de rochers à travers lesquels la Vernaison avait su se creuser patiemment un passage, dont elle s’était, avec un égoïsme bien digne d’un châtiment exemplaire, réservé la jouissance exclusive. Ces projets, plusieurs fois abandonnés et repris, furent enfin approuvés par l’administration départementale. L’adjudication des travaux eut lieu le 9 septembre 1843, et, en 1851, la Vernaison, justement humiliée, vaincue, punie, vit enfin passer avec elle et au-dessus d’elle, non-seulement des piétons et des mulets, mais des voitures, dans ces deux défilés où elle se riait si orgueilleusement depuis tant de siècles des fatigues et des dépenses qu’occasionnait à la population du Vercors et des Échevis le voyage de Pont-en-Royans. Cette route serait à elle seule une des merveilles du Dauphiné, quand bien même les gorges qu’elle traverse ne mériteraient pas une égale admiration.

Le pont de Pont-en-Royans franchi, on gravit une rue étroite, pittoresque, à l’extrémité supérieure de laquelle on découvre, en se retournant, l’ancienne capitale du Royannais dominée par les ruines de son vieux château. La route redescend alors dans une petite vallée que la Vernaison ravage trop souvent, comme pour donner une dernière preuve de sa force avant de mêler ses eaux à celles de la Bourne. Cette vallée traversée, on en remonte la rive gauche à travers d’agréables vergers, et bientôt on aperçoit en face de soi, au-dessous d’un vaste cirque de montagnes chenues, l’ouverture ou plutôt la sortie des Petits-Goulets qu’on ne tarde pas à atteindre. Le torrent s’élance, en formant une petite cascade, d’une fente étroite entre deux parois de roches calcaires presque perpendiculaires, dont quelques maigres bouquets d’arbustes, venus on ne sait comment sur la pierre, font ressortir les teintes grisâtres. Pour faire passer des voitures dans ce défilé où l’homme n’avait jamais mis le pied, les ingénieurs ont dû employer le pic et la mine, et percer la montagne. Cinq tunnels, longs de soixante-dix mètres, soixante-quinze mètres, vingt-cinq mètres, soixante-quinze mètres et quarante-cinq mètres environ, s’y succèdent à des distances inégales. Dans les intervalles la route est en certains endroits protégée contre les éboulements des parois supérieures par le rocher qui surplombe, taillé en forme de berceau. De ces galeries, on voit, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, la Vernaison dont les eaux rapides et écumeuses continuent à creuser leur lit profondément encaissé. Sur la rive opposée se dresse une montagne calcaire, non moins curieuse par ses formes que par sa couleur, et dans laquelle s’ouvre une sorte de grotte naturelle d’une configuration singulière. Au delà du quatrième tunnel on est sorti de la gorge des Petits-Goulets pour entrer dans cette vallée d’Échevis qui, avant le percement de la route actuelle, ne pouvait communiquer que par les montagnes avec les vallées voisines. Ce n’est pas un paradis terrestre assurément ; elle est même un peu trop nue ; mais, au débouché de ce défilé rocheux, et toujours un peu sombre bien qu’il soit assez large, on revoit déjà avec plaisir le ciel et la verdure. Les premières pentes de la vallée sont couvertes de champs et de vignes, parsemées de mûriers, de châtaigniers et de noyers. On y désirerait plus de gazon et plus d’arbres. Au-dessus des terrains cultivés s’étendent de vastes forêts dominées par des rochers à pic, que couronnent çà et là des bouquets de sapins. L’ensemble est gracieux mais un peu froid.

Après être descendue par une pente douce au bord de la Vernaison, la route traverse ce torrent sur un pont de pierre d’une seule arche, puis monte aux Grands-Goulets le long et au-dessus de la rive droite. La longueur de cette rampe est de cinq mille cinq cents mètres ; sa pente moyenne de cinq centimètres par mètre. À quinze minutes du pont se trouvent le presbytère et l’église, entourés de quelques maisons. Les autres habitations de la commune, assez éloignées l’une de l’autre, se cachent sous les arbres à fruits qui les protégent pendant l’été des rayons trop ardents du soleil. Les figues y mûrissent en plein vent et la vigne exposée au midi y produit un vin estimé. En gravissant cette longue rampe, presque toujours tracée en zigzag, on découvre sous tous ses aspects la vallée d’Échevis, dont le calme profond, et l’isolement complet, maintenant plus apparent que réel, font rêver une longue retraite dans ses solitudes les plus boisées avec un petit nombre d’amis préférés.

Quand on a atteint le dernier lacet, à une hauteur de six cents mètres environ au-dessus de la mer, de trois cents mètres au-dessus de la sortie des Petits-Goulets, on commence seulement à apercevoir l’entrée des Grands-Goulets, car la vallée, dans sa partie supérieure, incline légèrement à l’est. Le paysage prend alors un caractère plus grand et plus alpestre. Toute culture a disparu. D’immenses parois de rochers, ici grises, là jaunâtres, dominent la route d’où l’on découvre comme d’une terrasse la Vernaison qui se brise en écume à une grande profondeur contre les blocs de pierre qui interceptent son cours. Sur la rive gauche, de beaux massifs de pierre, aux formes et aux accidents bizarres, se dressent presque à pic au-dessus de bois escarpés. Avant de pénétrer dans la gorge mystérieuse dont on ne voit encore que l’ouverture, il faut traverser un premier tunnel de soixante mètres environ de longueur. Ce souterrain est précédé et suivi de remarquables travaux d’art. Sur ce point, en effet, le rocher surplombait tellement que toute base manquait aux ingénieurs ; ils durent donc creuser dans cette paroi, — plus éloignée et son extrémité inférieure qu’à son extrémité supérieure de la paroi qui lui fait face, — des trous profonds destinés à recevoir les barres de fer qui supportent le tablier de la route, espèce de pont latéral ainsi suspendu sur l’abîme. Tout en admirant l’œuvre de la nature, on ne peut s’empêcher de songer avec émotion à l’audace et à l’adresse qu’ont déployées dans ce curieux passage les ouvriers mineurs pour accomplir la tâche difficile et périlleuse dont ils s’étaient chargés. On les descendait du haut de la montagne au fond, ou plutôt au milieu, du précipice, avec des cordes auxquelles étaient attachés deux bâtons en croix qui leur servaient de siége. Sur ce frêle support, ils flottaient en. l’air comme des moucherons suspendus a un fil, et se balançaient au-dessus du torrent, essayant d’atteindre, dans un de leurs élans, sous l’espèce de grotte que formait le rocher, une aspérité assez saillante pour qu’ils pussent s’y cramponner. Après avoir ainsi conquis, au risque de leur vie, une base solide d’opérations, ils y plantaient un crochet de fer auquel ils s’amarraient, et commençaient aussitôt à creuser des trous de mines. « Les mineurs qui préparaient ainsi les chantiers avaient acquis une telle habitude de ce genre de travail, a dit un des ingénieurs, que, vers la fin de l’entreprise, ils ne prenaient même plus la peine, quand ils avaient mis le feu à une mèche, de faire remonter la corde à laquelle ils étaient attachés ; ils se contentaient de frapper le rocher du pied avec assez de force pour aller presque toucher la paroi opposée, et, pendant cette émouvante excursion dans le vide, la mine avait le temps de produire son effet ; à leur retour, tout danger avait disparu. Une fois, cependant, une pierre coupa, comme l’eût fait un couteau, la corde de l’un de ces imprudents travailleurs qui tomba dans l’abîme, d’où ses camarades ne retirèrent quelques heures après qu’un cadavre défiguré. »

À partir de ce point, les travaux d’art se multiplient tellement, que leur simple énumération deviendrait fastidieuse. Ce ne sont plus que tunnels, galeries, encorbellements, pour me servir de l’expression technique. La gorge se rétrécit. De distance en distance on aperçoit au fond de l’abîme, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, dans une sinistre obscurité, l’écume blanche de la Vernaison qui continue sans repos son œuvre de percement ; d’autres fois on entend mugir le laborieux torrent sans le voir, tant les ténèbres où il se cache sont profondes. Des deux côtés de la route, entre les tunnels, se dressent, à une grande hauteur, de magnifiques rochers aux superbes teintes d’un gris bleuâtre, complétement dépourvus de végétation, et dont les échos répètent incessamment les plaintes lamentables des eaux. Ici, une petite cascade tombe en se jouant capricieusement dans le gouffre qui dérobe ses derniers ébats aux regards du voyageur attristé de sa fin précoce ; là, des tapis de mousse et des bouquets d’arbustes voilent avec un art charmant la nudité trop crue de la pierre ; ailleurs, dans un détour, on embrasse d’un coup d’œil la gorge que l’on a déjà parcourue et celle où l’on va s’engager. Le passage le plus saisissant est celui que représente notre dessin (voir la page 372). On s’est rapproché du torrent qui se calme ou plutôt qui n’est pas encore devenu furieux ; mais les deux parois se resserrant encore plus, on pourrait craindre qu’elles ne finissent par se toucher. Il a fallu faire passer la route de la rive droite sur la rive gauche. Au delà du pont, les tunnels, devenus plus nombreux, se succèdent à de plus courts intervalles. Même dans le milieu du jour, quand le ciel est sans nuages, une faible lumière se glisse à peine à travers les branches des arbustes qui sont parvenus à croître sur les escarpements des rochers que l’homme a su percer aussi pour s’ouvrir un passage. Si le soleil a disparu derrière un épais rideau de vapeurs, une nuit presque complète règne au fond de cette solitude ou la voix gémissante du torrent couvre tous les autres bruits de la terre. On ne peut se défendre d’une émotion indéfinissable… Malgré les beautés merveilleuses de ce paysage, peut-être unique, on se sent presque fatigué d’admirer ; on éprouve le besoin de respirer un air plus libre, de revoir le soleil, des arbres, de la verdure, des êtres animés ; on se trouve heureux enfin quand, au sortir d’un dernier souterrain, on débouche dans une vallée supérieure brillamment éclairée, dont les versants boisés sont éloignés l’un de l’autre de plus d’un kilomètre, et dont les terres cultivées témoignent de la présence de l’homme… À deux cents mètres plus loin, en se retournant, on aperçoit à peine dans la montagne l’ouverture des Grands-Goulets, a demi cachée par des guirlandes de broussailles…


IV

Les gorges d’Omblèze.

Des Grands-Goulets, on peut aller à Die par la Chapelle-en-Vercors, le col de Rousset et Chamaloc ; mais la route de voitures n’est pas encore terminée, car on doit percer un tunnel de quatre cents mètres dans la montagne de Rousset. Si intéressante d’ailleurs que soit cette route, il me faut suivre mon habile dessinateur, M. A. Muston, par un autre chemin plus curieux pour les artistes. Cette fois nous partirons, non de Pont-en-Royans, mais de Saint-Jean-en-Royans, chef-lieu de canton de deux mille sept cent trente et un habitants, qui n’est éloigné de Pont que de deux heures à pied, et qui appartient déjà au département de la Drôme.

Saint-Jean-en-Royans n’a de remarquable que sa situation sur la Lyonne, les trois arbres de liberté — des peupliers — qui ombragent l’abondante fontaine de sa place principale, et ses magnifiques noyers dont les produits s’exportent à l’étranger, surtout dans le nord de l’Europe.

À une heure environ de Saint-Jean, quand on a dépassé Oriol et Saint-Martin-le-Colonel, la vallée de la Lyonne, moins riante et plus resserrée entre des montagnes plus hautes, devient plus pittoresque et plus sauvage. Bientôt elle se bifurque. Du sud descend la Lyonne de Bouvante : notre route remonte, en se dirigeant au sud-ouest, la Lyonne de Léoncel, qui roule ses belles eaux dans une longue gorge droite, presque partout stérile et nue. Jadis d’admirables forêts couvraient entièrement ces pentes aujourd’hui dépouillées de végétation ; mais ils sont depuis longtemps tombés sous la hache du bûcheron, tous les arbres qui, abattus et transportés dans la plaine, pouvaient produire le plus faible bénéfice. L’exploitation de ceux qui restent debout sur des hauteurs d’un accès difficile serait trop coûteuse, aussi les respecte-t-on encore.

Cette gorge un peu triste aboutit à un vallon également nu, mais tapissé en partie de belles prairies, au milieu desquelles s’épanouit à l’aise le petit village de Léoncel, peuplé seulement de quatre cent quarante-cinq habitants. Une abbaye de l’ordre de Giteaux avait été fondée au douzième siècle dans ce vallon alors entièrement boisé. Il n’en reste aujourd’hui que des ruines, assez belles toutefois pour avoir mérité d’être classées parmi les monuments historiques de la France. Les derniers débris de l’église, entretenus avec soin, servent de succursale. Un autre village, situé sur notre route, à deux kilomètres de Léoncel, témoigne encore par son nom de l’importance qu’eut cette antique abbaye : il s’appelle la Vacherie. Les moines avaient en effet établi sur ce point une grande ferme dont le nom seul a subsisté.

La vallée de Léoncel. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

À cent mètres environ de la Vacherie, on voit se développer sur la droite une route de voitures qui décrit de longs lacets. C’est la route de Chabeuil par Peyrus. Bien que nous allions à Die, c’est-à-dire dans une direction opposée, nous descendrons pendant quelques instants cette route pour contempler l’admirable vue que l’on découvre du haut des pentes abruptes qui dominent la grotte ou balme du Pialoux.

La vallée de la Véoure et la plaine du Rhône vues des hauteurs de la Vacherie. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Des rochers aux formes étranges, tapissés de plantes rares, ombragés çà et là de pins sylvestres ou de pins maritimes, composent le premier plan du tableau ; sur le second, des collines de sable et de gravier, entièrement nues, ondulent comme les vagues d’une mer furieuse. Au delà de cette ligue jaunâtre, la Véoure déroule ses rubans argentés à travers une plaine accidentée et couverte d’une luxuriante végétation, où tous les tons du vert, habilement fondus, forment un harmonieux ensemble. À l’extrémité de cette mer de verdure, le Rhône, à demi perdu dans les vapeurs de l’horizon, apparaît çà et là au pied de la chaîne des montagnes du Forez et de l’Ardèche, que l’on découvre depuis les vignobles de Saint-Péray jusqu’aux cimes du Mezenc et du Gerbier-de-Joncs. Parmi les innombrables maisons blanches qui surgissent comme des îlots du sein des flots d’arbres, on distingue surtout les groupes plus importants qui portent les noms de Romans, Chabeuil et Valence.

Remontons maintenant à la Vacherie pour gagner, par un chemin qui n’est pas encore praticable aux voitures, le vallon des Pêcheurs, d’où nous irons explorer les gorges d’Omblèze. D’abord le vallon est trop cultivé ou trop aride ; mais bientôt le sentier, pittoresquement taillé en escalier dans les corniches ébréchées des rochers, descend le long du ruisseau qui, transformé en torrent impétueux, bondit en écume de gradin en gradin, jusqu’à ce qu’il forme une jolie cascade, la « Grande pissoire, » plus importante mais moins gracieuse que la « Petite pissoire. » Ces cascades ne sont pas visibles tous les jours, je dois en avertir les touristes ; même quand les eaux sont abondantes, elles disparaissent complétement, car elles servent à l’irrigation des prairies supérieures. Il serait donc inutile de les chercher sur ma recommandation ; on ne les trouverait pas aux heures où elles sont condamnées, pour remplir leur fonction fécondante, à se montrer plus utiles qu’agréables. Lorsqu’elles ont la liberté de se faire admirer, elles se jettent dans la Gervanne, qui arrose les célèbres gorges d’Omblèze.

Ces gorges, où nous sommes parvenus, ont environ quatre kilomètres de longueur ; mais on passerait, sans en regretter une seule minute, une journée entière à les parcourir. Elles sont, en effet, tellement variées de formes et d’aspects qu’à chaque pas que l’on y fait elles offrent un paysage nouveau. Leur largeur moyenne est de cent vingt et cent cinquante mètres ; et parfois le torrent y dispute à la route l’espace dont il a besoin. Ces jeux, ces caprices de la nature, sont aussi charmants qu’extraordinaires. Ce qui donne aux parois de cette gorge un aspect tout particulier, ce sont les gracieux bouquets de verdure qui les décorent ; de toutes les fentes, de toutes les corniches, pendent de vigoureux arbustes ou des fleurs odorantes. Le cri du pluvier domine par moments les murmures des eaux et les bruissements du feuillage. Tous les sens sont ravis à la fois. Comme le moine de la légende dont le sommeil dura mille ans, on oublierait aisément les heures dans cette gorge solitaire, à contempler les tableaux qui s’y déroulent incessamment aux regards, à respirer les senteurs embaumées des plantes, à écouter les chants des oiseaux.

Le charme cesse toutefois si l’on continue trop longtemps sa promenade ; la gorge s’élargissant prend une direction droite, les rochers qui s’abaissent perdent leurs formes pittoresques, la culture reparaît. Dans le fond de ce bassin vulgaire se dresse la montagne d’Ambel aux pentes rapides, aux flancs déchirés, à la base de laquelle se tapit le village d’Omblèze qui a donné son nom à la vallée. Mais, si au lieu de continuer à remonter le ruisseau, nous le descendons, d’autres curiosités nous attendent.

Peu de temps, en effet, après être sortie des gorges d’Omblèze, la Gervanne, parvenue sur le bord d’un escarpement de quarante mètres de hauteur environ, s’élance d’un bond dans l’abîme ou ses eaux, tout à, l’heure si calmes sous un épais berceau de saules, se brisent en écume avec le bruit de la foudre. Cette belle cascade se nomme la Druïse. Quelle description pourrait valoir la gravure qu’en ont faite, d’après un dessin de M. A. Muston, MM. Français et Lavieille ?

Cascade de la Druïse. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Au-dessous de la Druïse, la vallée de la Gervanne, plus large, devient par conséquent moins intéressante ; mais, en revanche, deux curieuses montagnes en forment les deux versants : l’une, celle de la rive gauche, domine le village d’Ansage qui lui a pris son nom ; l’autre, celle de la rive droite, s’appelle le Velan et porte sur ses flancs herbeux et boisés le village de Plan-de-Baix. Ces deux montagnes se distinguent de toutes celles que nous avons vues jusqu’ici par les crêtes abruptes, les arêtes vives des grands et beaux rochers arides de leur sommet ; quand le soleil les dore de ses plus chauds rayons, leur couleur éclatante fait un contraste saisissant avec les teintes, plus foncées et plus pâles tout à la fois, des tapis de gazon ou des bois qui s’étendent en pente douce de leur base jusqu’au fond de la vallée.

Le Velan et Plain-Baix vus des sources du Ruidoux. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Le Velan ne doit pas seulement nous attirer par lui-même de son côté, bien qu’il ne soit pas sur notre route. Au-dessus et au-dessous de Plan-de-Baix, nous avons, comme en témoigne la gravure de la page 394, deux excursions à faire : l’une au château de Montrond, l’autre aux sources du Ruïdoux. Le château de Montrond, dont l’histoire m’est restée inconnue, malgré mes recherches, n’est plus qu’une ruine entourée de vieux arbres. On y arrive par un plateau d’un accès facile, d’un aspect riant, mais, des fenêtres de la façade opposée à celle de la porte d’entrée, on domine les rochers abrupts et sauvages au pied desquels coule la Gervanne. Le Ruïdoux est un ruisseau qui sort d’une grotte à la base d’un escarpement aride, et qui coule dans une gorge profonde que côtoie la route de Beaufort. Ce chef-lieu de canton est trop éloigné de Plan-de-Baix pour que nous allions le visiter. D’ailleurs, la route n’est pas seulement longue, elle manque d’intérêt ; et Beaufort, qui n’a conservé que des débris insignifiants de son ancien château fort et de ses vieilles fortifications, n’aurait rien à nous montrer que sa belle situation au-dessus de l’étroite vallée de la Gervanne. Retournons donc à la Druïse et franchissons la Gervanne, près des moulins, pour monter, par une pente assez roide et rocailleuse, au hameau d’Ausage, puis, au delà d’un petit plateau, sur la montagne de Birchos, que la carte du Dépôt de la guerre appelle les Berches.

Beaufort. — Dessin de Français d’après M. A. Muston.

Après avoir dépassé plusieurs petits vallons gazonnés, on contourne l’extrémité supérieure d’un bassin plus considérable et plus profond, la vallée d’Eyglui ou du Cheylard, et, laissant cette vallée à sa droite, on monte par des terrains rocailleux jusqu’à un petit col d’où l’on aperçoit tout à coup sous ses pieds une autre vallée, celle dans laquelle nous allons descendre par le hameau des Petites-Vachères. Cette vallée, c’est la vallée de Quint. La Suze, qui l’arrose et qui se jette dans la Drôme à Sainte-Croix, prend sa source au Pas de l’Infernay dont le signal atteint dix-sept cent trois mètres. L’attention est surtout attirée par les montagnes, très-extraordinaires de formes et de couleurs, au-dessus desquelles se dressent dans le lointain le mont Glandaz et le grand pic de Saint-Géniz. « C’est, en effet, selon l’expression pittoresque de M. A. Muston, qui les a aussi bien décrites que dessinées, une véritable bataille de montagnes, saisie dans son tumulte et immobilisée dans son mouvement le plus impétueux. »

Sainte-Croix et les ruines du Château de Quint. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

À l’entrée de la vallée de Quint ou nous nous dirigeons, s’élève une colline isolée qui semble la barrer, et dont la Suze est obligée de contourner la base avant de pouvoir se jeter dans la Drôme. Cette colline, qui porte le village de Sainte-Croix, a joué un rôle important dans l’histoire militaire du Diois. Le château fort en ruines que l’on aperçoit à son sommet avait été bâti par les Romains pour protéger leurs communications sur la route de Vienne à Milan, qui traversait le mont Genèvre, et mettre en même temps Die, la capitale des Voconces (dea Vocontia), à l’abri d’une attaque des peuplades voisines. Il appartint longtemps aux empereurs d’Occident. En 1215, l’empereur Frédéric II le donna aux évêques de Saint-Paul-Trois-Châteaux ; mais, vers la fin du treizième siècle, la maison de Poitiers le possédait. Pendant les guerres de religion, les catholiques et les protestants l’occupèrent tour à tour. Ces derniers le gardèrent jusqu’à la prise de la Rochelle. Richelieu, les en ayant expulsés, le fit démolir. Sa forte position témoigne seule maintenant de son importance passée, car les ruines ne se composent que de quelques fragments de murailles. Le vaste bâtiment qui attire les regards au milieu du village de Sainte-Croix n’est point un château moderne, construit dans une situation plus facilement abordable après la destruction de la vieille forteresse romaine et féodale ; c’est un couvent d’Antonins, supprimé avant la Révolution, et dont les biens avaient été donnés à l’ordre de Malte. Des belles terrasses de ce monastère, transformé en ferme, on découvre une jolie vue sur la vallée de la Drôme, qui décrit une courbe elliptique de Sainte-Croix jusqu’à Pontaix.

Pour aller visiter Pontaix, situé à deux kilomètres en aval de Sainte-Croix, il nous faudrait descendre la vallée de la Drôme en suivant la rive gauche de la rivière. Nous allons au contraire la remonter jusqu’à Die. D’ailleurs Pontaix est aussi mal bâti et aussi malpropre que pittoresquement situé.

Pontaix. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Le petit bassin qui commandait la forteresse de Sainte-Croix aboutit, en amont de l’embouchure de la Suze, à un défilé au sortir duquel on découvre devant soi le vaste et beau bassin de Die. Nous revoyons de plus près et mieux dégagées quelques unes des montagnes que nous avons déjà remarquées au col des Vachères. Le mont Glandaz se distingue entre toutes ces montagnes par son étendue, sa forme et sa couleur. On chercherait en vain dans toute la chaîne des Alpes une masse de rochers aussi étrangement singulière. Elle ressemble en effet à une immense forteresse flanquée de tours et de bastions. À la gauche de ces hautes parois verticales qui dominent le Val Croissant, caché derrière un chaînon de collines, se dressent les deux pointes de la Dent de Die, au pied de laquelle passe la route du Monétier de Clermont ; le Grand-Weymont se montre quand le temps est clair au-dessus du pic de Chamaloc. Enfin, au delà du plateau supérieur du Vercors, le pic de Saint-Genix, dont le signal atteint quatorze cent soixante-six mètres, domine la vallée de Quint.

DIE ET LA VALLÉE DE ROUMEYER ; VUE PRISE DES HAUTEURS DE SAINT-JUSTIN. — Dessin de Français d’après M. A. Muston.


V

Die. — La vallée de Roumeyer. — La forêt de Saou.

Die est, à certains égards, une ville heureuse entre toutes les villes : elle occupe une agréable situation, sous un climat tempéré, dans une vallée aussi riante que fertile ; elle contemple à son aise de belles montagnes assez éloignées de son territoire pour qu’elle n’ait jamais à souffrir de leur ombre ; une rivière suffisamment abondante l’arrose ; ses vignes produisent un petit vin blanc, une clairette justement célèbre, qui, au charme piquant du champagne mousseux, unit un caractère plus inoffensif. Elle possède un assez grand nombre d’antiquités pour se distraire à perpétuité par l’étude de ces respectables débris du passé, quand elle sera rassasiée de tous les bienfaits dont la nature s’est plu à la combler ; et cependant cette cité, trop favorisée du ciel, n’a jamais joui d’un bonheur complet. Au lieu de se laisser vivre au jour le jour, en admirant les délicieux et beaux paysages qui les entouraient de toutes parts, en dégustant, dans un doux far niente, sous leurs fraîches tonnelles, l’excellent vin qu’ils avaient l’inappréciable chance de pouvoir récolter sans trop de fatigue, en se livrant même, si l’envie les en eût pris, à des discussions historiques et archéologiques, ses habitants n’ont jamais laissé échapper une occasion de se quereller, de se battre, de s’égorger ; que dis-je ? dès qu’elle leur manquait, ils s’empressaient de la faire naître. L’homme est trop souvent inquiet, maladroit, pour ne pas dire sot, envieux, entêté, vindicatif, dominateur. L’histoire de Die servira-t-elle de leçon à d’autres villes ? J’en doute ; mais, pour justifier mes reproches, je vais essayer de la raconter le plus brièvement que je pourrai.

Ce n’est pas l’étymologie du nom de la ville qui a divisé la population en deux ou plusieurs camps rivaux. Cette étymologie, malgré les savants, paraît à peu près certaine. Die vient de dia, c’est-à-dire de dea, en français déesse. Sous les Romains, pour ne pas remonter plus haut, cette ville était consacrée à Cybèle, la déesse ou la bonne déesse, à laquelle elle rendait un culte particulier. Les Voconces ou Vocontiens, — on appelait ainsi les habitants de la vallée de la Drôme et d’autres vallées voisines, — avaient alors la passion des tauroboles, sacrifices des taureaux. C’était une distraction assez sauvage, comme vous allez en juger. Il fallait être singulièrement Voconce pour se complaire à de pareils divertissements. Ne désirant nullement me faire un mauvais parti dans la Dea Vocontiorum, j’emprunte les renseignements suivants à Millin, etje déclare solennellement que je lui en laisse toute la responsabilité :

« On creusait une grande fosse où descendait le prêtre qui devait faire l’expiation ; il avait une robe de soie, une couronne sur la tête et des bandelettes. Le plancher de la fosse était percé de plusieurs trous. Le sang de la victime arrosait le prêtre qui devait se retourner pour le recevoir partout ; alors chacun se prosternait devant lui, comme s’il représentait la divinité. Ses habits ensanglantés étaient conservés avec un respect religieux. Le taurobole était donc une expiation, un baptême de sang : on le renouvelait tous les vingt ans. Les femmes recevaient cette régénération comme les hommes. »

Aujourd’hui encore, on trouve à Die cinq autels tauroboliques bien conservés ; d’autres, dont les inscriptions sont parvenues jusqu’à nous, ont été détruits ; mais ces inscriptions et les autels qui restent suffisent pour témoigner de la sottise et de la brutalité de ses anciens habitants. Du reste, les tauroboles ne sont pas les seules antiquités de Die. « Il est peu de villes, dit le savant auteur de la Statistique de la Drôme, M. Delacroix, où l’on remarque un aussi grand nombre de monuments anciens, d’inscriptions, de colonnes et de bas-reliefs. Beaucoup de ces fragments sont employés dans des bancs et des chambranles de portes et fenêtres. La porte de Saint-Pierre, par laquelle on arrive à Die, en venant de Saillans, est un reste de construction romaine. On y voyait autrefois une inscription portant que Sextus Vencius Juventianus, prêtre augustat, agrégé au corps des citoyens et élevé à la dignité de sénateur de Lyon, etc., avait obtenu des Vocontiens les honneurs d’une statue, à cause de sa grande libéralité pour les spectacles et les jeux publics. À gauche, hors de la même porte, est un lieu vulgairement appelé palat : on croit que c’est l’emplacement de l’ancien palais. Un peu plus loin, et tout près des remparts, on remarque des restes de murailles en forme d’hémicycle, qui font conjecturer que ce sont les ruines d’un théâtre. À quelque distance de là, on reconnaît les vestiges des aqueducs qui amenaient à Die les eaux de la vallée de Roumeyer et du Val Croissant. La porte Saint-Marcel, avec ses deux tours, est un arc de triomphe auquel furent ajoutées, dans le moyen âge, des constructions qui contrastent avec ce qui reste de cet ancien édifice… Les belles colonnes de granit qui forment le péristyle de l’église cathédrale et celles qui supportent les voûtes supérieures des divers étages du clocher ont évidemment appartenu à des monuments antiques… De tous côtés, on a découvert des bas-reliefs, des mosaïques, des inscriptions… »

Die, s’étant convertie au christianisme dès le troisième siècle, renonça sans doute à ses pratiques païennes, mais elle s’était trop habituée aux sacrifices des taureaux pour se priver du plaisir de verser ou de voir couler le sang. À défaut de taureaux, elle immola des hommes. Ses évêques et ses comtes s’en disputant incessamment la possession, elle prit parti tantôt pour les évêques, tantôt pour les comtes, afin de satisfaire à discrétion ses appétits de bête fauve. Aussi grand fut son mécontentement lorsque, en 1201, l’intervention du dauphin du Viennois, Guignes André, vint mettre un terme à une lutte civile qui durait depuis des siècles. Sous le prétexte assez spécieux, je l’avoue, de revendiquer les droits naturels ou les priviléges dont l’avaient dépouillée ses seigneurs ecclésiastiques, la population se souleva, et, ce qui est beaucoup moins excusable, se permit, sans doute pour s’entretenir la main, de massacrer son évêque, Humbert, devant l’une des portes de la cathédrale, appelée depuis cette époque la porte rouge. Ce sacrifice d’un prélat, substitué, malgré le progrès général de l’humanité, à celui d’un taureau, eut lieu le 3 novembre 1222. Il devait être et il fut inutile. Humbert mort, Amédée lui succéda, et le comte de Valentinois, investi du fief des anciens comtes, lui déclara la guerre. Toutes ces querelles impatientèrent à la fin le pape Grégoire X, qui, pour en finir, employa un moyen moins violent, mais plus sûr que celui dont s’était servi jadis la populace : au lieu de supprimer l’évêque (Amédée venait de mourir), il supprima l’évêché qu’il réunit à celui de Valence (1275). Le remède fut, hélas ! pire que le mal. Les chanoines et les habitants, ligués ensemble, s’insurgèrent aussitôt contre le titulaire des deux évêchés, et le contraignirent à confirmer leurs priviléges. Les chanoines avaient leur petite armée de mercenaires qui se battaient contre leurs adversaires, quels qu’ils fussent ; quand ils se sentaient assez riches pour augmenter le nombre de leurs soldats, ils essayaient à leur tour de se rendre indépendants et d’asservir les bourgeois. C’était un tohu-bohu souvent impossible à comprendre. Cependant, après s’être tour à tour administré de sévères leçons, le chapitre et le peuple firent définitivement cause commune, et, n’étant pas assez forts pour triompher seuls de leur évêque, se donnèrent d’abord au pape, puis, cet appui leur ayant manqué lorsque le pape dut quitter Avignon, au dauphin, roi de France, Charles VI. Ainsi, dès les premières années du quinzième siècle (1404), le Diois fut réuni au Dauphiné.

Les querelles politiques apaisées, Die resta quelque temps tranquille ; mais les passions religieuses ne tardèrent pas à lui procurer les émotions fortes dont elle s’était montrée si avide pendant tant de siècles. Les catholiques et les protestants s’en emparèrent à tour de rôle, et y commirent d’odieux excès. Toutefois, la population plus éclairée commençait à se lasser de tous ces plaisirs sanglants. Quand l’édit de Nantes lui rendit la paix et lui garantit la liberté de conscience, elle employa toutes ses facultés à son développement physique, intellectuel et moral. Elle s’accrut en s’enrichissant par l’industrie et le commerce, et en s’efforçant d’augmenter le petit trésor de ses connaissances. Ses fabriques étaient renommées au loin ; on enseignait même les langues orientales dans son académie protestante. Malheureusement la révocation de l’édit de Nantes vint l’arrêter dans son essor. La moitié de ses habitants émigrèrent, et c’étaient, comme partout, les plus intelligents, les plus instruits, les plus industrieux. Elle ne s’est jamais relevée de ce coup fatal. Bien que Louis XIV lui eût rendu un évêché séparé que la Révolution a supprimé, aujourd’hui elle ne compte que trois mille neuf cent douze habitants. Elle est plus commerçante qu’industrielle, et on lui reproche de falsifier trop souvent, par amour du lucre, cette clairette qui lui a valu jadis une certaine réputation. Malgré ces petites tricheries sur la nature et la qualité des produits qu’elle livre à la consommation, elle s’est évidemment améliorée ; elle donne complétement raison aux défenseurs de la doctrine incontestable du progrès.

Die a conservé une partie de ses anciennes murailles, flanquées de tours, mais son église cathédrale, saccagée par les protestants, a été reconstruite au dix-septième siècle, telle qu’elle est aujourd’hui ; aussi offre-t-elle peu d’intérêt. Les antiquaires y sont généralement plus heureux que les archéologues, car ils y trouvent un grand nombre de fragments de colonnes, de pierres sculptées, de mosaïques, et ils peuvent en outre s’y procurer la satisfaction de déchiffrer, de copier, de traduire, de commenter cinquante-six inscriptions, sans compter celles qui sont encore enfouies dans les murailles ou sous le sol actuel, et qu’ils pourraient parvenir à déterrer s’ils les cherchaient bien. Parmi les touristes affligés de douleurs rhumatismales, plus d’un se félicitera d’être venu à Die et d’y avoir passé quelques jours, soit dans l’établissement du docteur Chevandier, soit dans celui du docteur Benoît, au Martouret. Les bains de vapeur résineuse, inventés par les paysans des environs et perfectionnés par ces habiles praticiens, ont, en effet, pour résultat presque infaillible de soulager et même de guérir les diverses variétés de ces maladies, aussi cruelles qu’inconnues, que la médecine désigne sous le nom général de rhumatisme.

Entrée de la vallée de Roumeyer. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Les environs de Die sont agréables à visiter. L’une des vallées les plus intéressantes est celle de Roumeyer, qui s’ouvre au nord et à peu de distance de la ville. L’entrée en est étrangement pittoresque. Si les rochers qui la forment s’avançaient encore un peu l’un vers l’autre, ils se toucheraient dans leur partie supérieure, en laissant au-dessous de ce pont naturel un passage suffisant pour la rivière et la route. Ce curieux défilé franchi, on voit s’étendre devant soi une jolie vallée, riche en prairies, bordée de collines boisées, que dominent les crêtes bizarres, majestueuses et nues du mont Glaudaz. Si, après avoir traversé le village, on continue à suivre le ruisseau en le remontant, on ne tarde pas à atteindre la source ou plutôt les sources de ce cours d’eau. Au pied d’un grand rocher de poudingues, dont une verdure variée décore toutes les fentes, jaillissent, entre les pierres, la mousse et le gazon, quatre sources limpides qui ne tarissent jamais…

Roumeyer et le mont Glandaz. — Dessin de Français d’après M. A. Muston.

Descend-on au contraire la vallée de la Drôme de Die à Valence, on traverse, avant d’atteindre la petite ville de Crest, le bourg d’Aouste (on prononce Oste), ancienne colonie romaine, connue jadis sous le nom d’Augusta. Les habitants de ce bourg, dont le nombre dépassera bientôt deux mille, ont assez d’esprit pour vivre en bonne intelligence, bien que la moitié de la population professe la religion catholique et l’autre moitié la religion protestante. Une route nouvelle, encore inachevée, et qui partira d’Aouste, doit relier dans une dizaine d’années la vallée de la Drôme à celle de l’Aygues par la forêt de Saou et Bourdeaux. Cette route s’appelle la route du Pas de Lauzun. Elle doit ce nom à un défilé assez semblable à ceux que nous avons déjà admirés dans les Goulets, dans les gorges d’Omblèze et à l’entrée de la vallée de Roumeyer. Le passage est étroit : les rochers semblent vouloir se rejoindre au-dessus de la route, taillée au ciseau en encorbellement ou en corniche. Le ruisseau fait une jolie chute au fond de la gorge. Ce chemin, attribué à tort ou à raison aux Romains, n’a jamais été honoré, que je sache, de la visite de ce favori de Louis XIV qui épousa en secret la petite-fille de Henri IV. S’il porte ce nom fameux, c’est qu’on exploite dans le voisinage une carrière de grandes pierres plates que les paysans appellent des lauzes.

À peine a-t-on dépassé le seuil de cette singulière porte naturelle, que l’on entre dans une petite vallée étroite mais verdoyante, où le ruisseau qui l’arrose, et qui descend des hauteurs de Roche-Colombe, paraît se plaire à folâtrer. On serait volontiers tenté de l’imiter. De jeunes bois taillis couvrent les deux versants qu’ombrageaient jadis des forêts séculaires. Le calme est profond, l’air embaumé : le thym, la lavande, le serpolet abondent sur les rochers où un charmant oiseau, le grimpereau des murailles, aime à faire son nid. Que de lieux obscurs et solitaires ravissent ainsi le voyageur qui voudrait s’y fixer pour longtemps, quelquefois même pour toujours, s’il lui était permis d’y vivre entouré de ceux qu’il aime, mais qui passe, comme le torrent ou le nuage, sans pouvoir s’arrêter au gré de son caprice, emportant avec ses souvenirs la triste certitude de ne jamais les revoir ! Heureusement pour lui les tableaux nouveaux que la nature lui offre incessamment adoucissent l’amertume de ses regrets en lui inspirant d’autres désirs non moins vifs et aussi vite oubliés !

Lorsqu’on est parvenu au sommet de la colline que gravit la route, on traverse un petit plateau cultivé, au delà duquel on voit s’ouvrir devant soi le bassin extraordinaire qui porte le nom de forêt de Saou (on prononce Sou). Ce bassin présente en effet, sur une longueur de douze à treize kilomètres, et une largeur moyenne de cinq à six (j’emprunte ces chiffres à M. Delacroix), la forme d’un immense vaisseau ; à l’extérieur, des rochers à pic en forment la carène ; à l’intérieur, il offre des pentes inclinées, autrefois couvertes d’arbres magnifiques qui lui ont fait donner le nom de forêt. Cette colossale corbeille contient aujourd’hui des habitations, des terres labourables, des prés, d’abondants pâturages et quelques bouquets de bois en décorent l’extrémité exposée au nord ou les hauteurs. Une mine de charbon y a été exploitée sans succès. On n’y pénètre que par deux grands portails naturels qui s’ouvrent, l’un, au nord, du côté d’Aouste, l’autre, au sud, vers le village de Saou ; ces deux portails pourraient se fermer comme les portes d’une ville. Les eaux qui y tombent ou qui y jaillissent y forment le ruisseau de Vèbre, qui en sort par le portail du défilé méridional. De tous les rochers dont elle est entourée, le plus haut, le plus abrupt, le plus déchiré est celui qu’on appelle Roche-Courbe ou des Trois-Becs. De ce rocher on découvre un vaste et curieux panorama.

La forêt de Saou. — Dessin de Sabatier d’après M. A. Muston.

La forêt de Saou, la plus belle forêt de la Drôme, appartenait autrefois à une abbaye, dont il ne reste actuellement que des ruines insignifiantes. Elle est aujourd’hui possédée presque entièrement par M. Crémieux, avocat au barreau de Paris. À l’époque où les moines l’habitaient, ils y jouissaient de la société des lynx et des aigles qui y prospéraient. également. Le dernier lynx a été tué en 1820, mais les aigles y sont encore nombreux. Ces oiseaux de proie y déploient une habileté qui dénote une certaine intelligence. Comme ils ne se sentent pas assez forts pour enlever des moutons vivants, ils se précipitent sur ceux qui paissent au bord d’un rocher, les frappent à coups d’ailes, les effrayent de leurs cris et les font tomber dans les précipices où ils peuvent dépecer en paix leurs cadavres sanglants. Quant aux renards, qui sont moins faciles à surprendre et à épouvanter, ils les saisissent avec leurs serres, les emportent à une grande hauteur, et les laissent tomber sur le rocher le plus escarpé et le plus aigu de la forêt. Si leur victime ne meurt pas de la première chute, ils recommencent l’opération et la continuent ainsi jusqu’à ce qu’elle réussisse, car ils ont grand’peur de la morsure des renards blessés.

Poët-Cellard. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Dès qu’on a atteint à peu près le milieu de cet étrange bassin, on voit s’entrouvrir à droite les rochers qui le forment, sur l’un des points où ils sont le plus élevés. La route s’engage avec le ruisseau dans cette profonde fissure appelée le Pas de Saou. En en sortant on se trouve dans une petite vallée, couverte de prairies où ne croît aucun arbre, ou nulle habitation ne s’est construite, tant les vents qui s’y engouffrent dans les jours de tempête y soufflent avec violence. Ce désert a environ deux kilomètres de longueur. À son extrémité inférieure se montre le petit village de Saou, qui avec les hameaux voisins compte environ mille habitants. Un piton isolé le domine. Un château du seizième siècle, flanqué de tourelles, a été, comme l’abbaye, transformé en ferme…

Bourdeaux. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Au delà de Saou, je pourrais aller visiter le Pas de Lestang, le vieux château de Poët-Cellar, Bourdeaux, dont notre dessinateur, M. A. Muston, l’auteur de l’Histoire des Vaudois, est l’un des ministres protestants ; enfin la Gorge de Trente-Pas, etc. Mais il me faut retourner à Grenoble pour monter à la Grande Chartreuse.

La gorge de Trente-Pas. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Durant ce petit voyage à travers le département de la Drôme, je ne me suis occupé que de la nature ; jamais je n’ai parlé des habitants. La raison de mon silence est bien simple : il n’y a rien à en dire. Les paysans drômois ressemblent aux paysans de tous nos départements, beaucoup trop nombreux, dont la population a perdu son originalité primitive. Ils n’ont aucun caractère physique qui leur soit propre ; leurs qualités ou leurs défauts, leurs vertus ou leurs vices ne se distinguent plus par aucun trait saillant ; leur costume est aussi vulgaire de forme et de couleurs que leur habitation. Enfin s’ils emploient encore entre eux un patois imagé et sonore :

Véci lou djoli mé di mai
Qui lous galans plantan lou mai,
N-en plantaré iun a ma mïo,
Saro plus iaut qui sa tiolino,

ils parlent le français avec les étrangers, et ils le comprennent

tous. On ne court même plus la chance d’éprouver, en visitant leur curieux pays, des impressions de voyage semblables à celle que racontait Racine à son ami la Fontaine en 1661, dans son voyage de Paris à Uzès.

« J’avais, dit-il, commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays, et à n’être plus intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut à Valence, et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mit un réchaud sous mon lit. Vous pouvez vous imaginer les suites de cette maudite aventure, et ce qui peut arriver à un homme endormi, qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit… »


VI

Le col de la Cochette.

Une nuit du mois dernier, à, mon retour de Grenoble, je fis un rêve singulier. Un Génie venait de me donner un talisman qui me permettait de ressusciter un mort pendant vingt-quatre heures. Mon choix avait été bientôt fait. J’étais allé, sans perdre une minute, réveiller le grand saint Bruno au fond de sa tombe, et je l’avais prié de m’accompagner incognito à la Grande-Chartreuse. Je me promettais une joie enfantine de jouir de ses surprises ; tout ce qu’il verrait, tout ce qu’il entendrait, seulement le long du chemin, lui causerait, me disais-je, un tel étonnement qu’il refuserait d’en croire ses yeux et ses oreilles. Nous eûmes ensemble la conversation suivante, des que nous approchâmes de Fourvoirie :

saint bruno. Dites-moi, je vous prie, mon cher guide, quel est ce grand bâtiment qui s’élève sur la droite de notre route ?

moi. C’est un entrepôt de liqueur.

saint bruno. Où donc est la fabrique ?

moi. À la Grande-Chartreuse.

saint bruno. Vous voulez plaisanter.

moi. Nullement, mon révérend père. Les Chartreux, vos descendants, fabriquent actuellement des liqueurs, et de fort bonnes, je vous assure. La recette est leur propriété. J’ignore à quelle époque et par qui ces liqueurs, dont la réputation, très-justement méritée, est répandue dans le monde entier, ont été inventées ; mais je sais qu’il entre dans leur composition de petits œillets rouges, de la mélisse, de l’absinthe, et aussi de jeunes bourgeons de sapin. Il y en a de trois espèces : la verte, la jaune et la blanche. La verte est la plus forte, la blanche la plus faible ; généralement on préfère la jaune. La consommation s’accroît chaque année, et les Chartreux retirent maintenant de cette fabrication des bénéfices considérables.

saint bruno. Cela n’est pas possible…

moi. Permettez-moi de vous interrompre. Tout est possible à notre époque. Ne jugez pas les Chartreux de 1860 avec vos idées, vos sentiments et vos habitudes du onzième siècle. Les temps sont bien changés. D’ailleurs cette industrie était devenue, depuis la Révolution, une nécessité pour le couvent, car les moines furent alors dépouillés de toutes leurs propriétés. Ils ne possèdent plus aujourd’hui que de vastes bâtiments d’un entretien fort coûteux et d’un rapport complétement nul. Pour subvenir à toutes leurs dépenses, et plus encore pour secourir les malheureux qui ne sollicitent jamais en vain leur pitié, ils ont dû se créer des ressources : ils se sont faits liquoristes. Qui pourrait les en blâmer ? Ne croyez pas d’ailleurs qu’ils s’occupent eux-mêmes de la fabrication, de la vente et de l’expédition de leurs liqueurs. Ce sont des domestiques salariés qui sous la direction d’un frère, s’acquittent de tous ces soins matériels.

saint bruno. Tout ce que vous m’apprenez me semble trop extraordinaire. Mais, où va cette voiture remplie de jeunes gens et de jeunes femmes et qui paraît suivre le même chemin que nous ?

moi. À la Chartreuse.

saint bruno. À la Chartreuse !

moi. Cela vous étonne. Écoutez-moi. Le désert n’est plus le désert. De votre temps, le Guiers passait seul dans cette gorge étroite qu’il avait creusée entre ces deux murailles de rochers. Un jour les Chartreux se lassèrent de suivre les mauvais chemins que vous aviez découverts en cherchant la solitude où vous vous étiez établi pour la vie. Nombreux d’ailleurs, il leur fallait absolument, à moins de se laisser mourir de faim, s’ouvrir des voies de communication plus faciles avec le reste du monde. Au commencement du seizième siècle, le trente-troisième général de l’ordre, dom Le Roux, se décida à profiter de l’exemple que lui avait donné le torrent ; il fit tailler, à l’aide de la pioche et de la mine, dans l’un des rochers qui se dressaient à pic au-dessus du Guiers, un chemin praticable aux bêtes de somme ; mais il eut le soin de se réserver l’usage exclusif de ce chemin. Le désert était tout à la fois ouvert et fermé à la volonté des Chartreux. Une double porte fortifiée, gardée par un portier fidèle, en interdisait l’entrée aux indiscrets et aux malfaiteurs. Si ce premier passage avait été forcé, il y en avait un autre d’un accès encore plus difficile et mieux défendu — la porte de l’ŒIllette — qui mettait, de ce côté du moins, le couvent à l’abri de toute attaque ennemie ou de toute invasion curieuse. D’ailleurs, ce chemin était rude, escarpé, souvent impraticable par le mauvais temps et depuis longtemps ouvert à tout venant. Il y a quelques années, l’État, devenu en 1789 propriétaire de la majeure partie des forêts qui couvrent encore les montagnes voisines de la Grande-Chartreuse, l’État, dis-je, résolut de rendre ce mauvais chemin praticable aux voitures. Un de mes bons amis, un homme de talent et de cœur, alors inspecteur des forêts, aujourd’hui bénédictin à Solesmes, M. Eugène Viaud, fut chargé de cette tâche difficile dont il s’acquitta avec autant d’habileté que de goût, avant d’embrasser la vie monastique. Cette voie nouvelle, encore plus pittoresque que l’ancienne, ne devait dans le principe servir qu’au transport des bois exploités. Mais à peine fut-elle ouverte que des voitures publiques et privées s’y aventurèrent ; aujourd’hui des espèces d’omnibus font un service régulier entre Saint-Laurent-du-Pont et la Grande-Chartreuse. C’est une promenade dangereuse, parce que la route, trop roide encore à certains tournants, n’est pas bordée de garde-fous. De temps en temps une voiture roule dans l’abîme avec le cheval, le cocher et les voyageurs. N’importe, le lendemain la procession recommence de plus belle ; on est curieux de voir, outre le désert et le couvent, l’endroit où l’événement a eu lieu. Chaque jour, pendant la belle saison, des centaines de personnes des deux sexes montent à la Grande-Chartreuse à pied, à mulet ou en voiture. Les uns en redescendent le même jour, les autres y passent la nuit.

saint bruno. Où donc, monsieur ?

moi. Dans le couvent, mon révérend père. Vos descendants se sont toujours distingués par leur hospitalité. En tout temps ils ont bien accueilli les fidèles ou les simples curieux qui venaient leur rendre visite. Depuis que le tourisme (excusez-moi, c’est un mot moderne que vous ne devez pas comprendre) est devenu à la mode, le nombre de leurs hôtes s’est accru dans une telle proportion que souvent ils sont fort embarrassés pour les loger. Une nuit de cette année, ils ont pu donner des lits à deux cent cinquante individus. L’entrée du couvent reste interdite aux femmes ; elles dînent et couchent dans un bâtiment séparé habité par des religieuses. L’inconvénient grave de cette situation, c’est la nécessité où se voient aujourd’hui les Chartreux de recevoir indistinctement toutes les personnes qui se présentent à la porte du monastère. Or, parmi leurs innombrables visiteurs, se trouvent des individus indignes d’un tel honneur et qui en abusent ! En outre, quand les Chartreux, privés désormais de toutes leurs propriétés productives, ont, pour ne pas déroger à leurs nobles habitudes, résolu d’accorder l’hospitalité à tous les étrangers, quelles que fussent leur nationalité, leur condition, leur religion, leur profession, leur moralité, ils ont dû forcément leur demander au départ une certaine rétribution. Cette rétribution est assurément toujours trop faible, mais les voyageurs mal élevés qui la payent sans réflexion, ceux surtout qui n’auraient jamais dû entrer dans ce saint lieu, s’imaginent trop souvent être par cela seul autorisés à faire entendre, comme dans une auberge, des réclamations exagérées ou des plaintes ridicules…

saint bruno. Aucun étranger ne devrait pénétrer dans le couvent, ni le jour ni la nuit.

moi. y pensez-vous, mon révérend père ? Vous seriez actuellement à la tête de l’ordre que vous ne pourriez mettre ce principe en pratique. Vous refuseriez de recevoir, je le veux bien, les simples touristes qui viendraient seulement admirer les sévères beautés de la solitude où jadis vous avez dit au monde un adieu éternel ; mais repousseriez-vous les fidèles dont les âmes souffrantes ou troublées auraient besoin de vos consolations et de vos conseils pour reprendre confiance en la bonté du Tout-Puissant et se raffermir dans la voie du devoir ? Évidemment non. Comment choisir, d’après leur apparence extérieure, à moins d’être doué d’une intuition divine, entre tous ceux qui se présenteraient sous un prétexte ou sous un autre ? Laisseriez-vous mourir de fatigue, de froid, de soif et de faim, sous les murs du monastère, le voyageur que la tempête, si fréquente dans vos montagnes, aurait surpris au milieu des forêts voisines, et qui, après avoir longtemps erré à travers les sapins, arriverait mouillé jusqu’aux os, épuisé d’émotions et d’efforts, mourant d’inanition, à l’asile où l’aurait guidé une lumière libératrice ?… Je comprends et je respecte votre silence. Si vous n’osez pas me répondre, c’est que dans ces diverses circonstances, vous ouvririez votre demeure et votre cœur à tous ceux qui solliciteraient de votre bonté, de votre dévouement, un secours physique et moral. Écoutez le court récit que je vais vous faire et vous reconnaîtrez avec moi que vos successeurs sont vraiment dignes de vous.

Il y a quelques années, la cohue de badauds que l’on rencontrait déjà sur cette route, alors ouverte seulement aux piétons et aux bêtes de somme, avait fini par m’impatienter. Cette foule vulgaire, qui ne sait ni regarder ni comprendre la nature, ou qui n’a aucun sentiment religieux, et qui monte à la Grande-Chartreuse comme elle irait au parc d’Asnières, uniquement parce que c’est la mode d’y monter, me donnait des crispations de nerfs dont je soufrais trop pour pouvoir admirer les magnifiques tableaux que formaient, sous mes yeux ravis, les arbres, les rochers, la route et le torrent. Je résolus de chercher, pour mon pèlerinage annuel, un chemin moins fréquenté, fût-il moins beau. Un de mes bons amis du Dauphiné, le docteur E…, m’offrit de me conduire par les cols de la Charmette et de la Cochette. « Nous étions sûrs, me dit-il, de jouir, dans une solitude complète, des innombrables beautés de ce passage ; car ce chemin, presque inconnu, est peu fréquenté, et le col escarpé de la Cochette ne peut être escaladé que par des piétons exercés aux courses de montagnes ; les mulets ne sauraient y passer. » Je m’empressai d’accepter. Nous partîmes donc, accompagnés de sa femme et de ses deux filles. Malheureusement le docteur, qui est la personnification du dévouement, avait cru devoir sacrifier une partie de sa matinée à une pauvre femme malade. Il était neuf heures quand nous quittâmes le village de Saint-Robert, situé sur la route de Lyon, à six kilomètres de Grenoble, pour monter à Proveysieux. Plus malheureusement encore, nous rencontrâmes le curé de ce dernier village, et, malgré les protestations du docteur, qui avait déjà fait plusieurs fois cette belle course, il persuada à Mme E… que trois heures devaient nous suffire pour aller à la Grande-Chartreuse ; or, il nous en fallait au moins encore sept. On se reposa trop souvent pour jouir des paysages charmants et variés que nous offrit le chemin : là, un ruisseau qui bondissait de roche en roche, sous des arbres touffus, ou qui serpentait mélancoliquement à travers une jolie prairie ; ici, des grottes nombreuses, percées dans les flancs arides d’une montagne chenue ; derrière nous, au delà de la longue et gracieuse vallée de Proveysieux, entre le casque de Néron et Rochepleine, tout un monde de cimes lointaines ; plus loin, au-dessous du col de la Charmette, un hardi promontoire de rochers tout couvert de sapins séculaires, comme l’abîme imposant qu’il domine ; plus loin encore, un petit vallon solitaire, dont les herbes et les fleurs s’élevaient jusqu’à la ceinture. La montée du col de la Cochette fut un peu pénible. On se reposa ; puis il fallut gravir une aiguille voisine pour découvrir un splendide point de vue. Au sortir des forêts, ou le sentier est fort roide, on rencontre une si ravissante prairie qu’on est toujours tenté de faire une courte halte sur ses épais tapis de gazon. D’ailleurs n’est-il pas nécessaire d’achever ses provisions ? À quoi bon se fatiguer plus longtemps à les porter ? N’aperçoit-on pas les clochers du monastère ? Le jour commence à baisser ! Qu’importe ? le couvent est en vue ! pourquoi se presser ? Nous ne hâtâmes donc point le pas, et, quand nous atteignîmes les prairies de Vallombrée, la nuit y était aussi arrivée. Nous avions à traverser, pour descendre au Guiers, une épaisse forêt de sapins. À peine nous fûmes-nous engagés sous cette voûte sombre que le sentier nous manqua. Nous nous jetâmes sur la gauche, afin de ne pas prendre à droite un chemin qui devait nous conduire à la porte du désert. Le lit alors desséché d’un torrent nous parut être le sentier que nous cherchions. Nous le descendîmes, mais nous ne tardâmes pas à reconnaître notre erreur ; car nous étions obligés de nous laisser glisser de bloc en bloc, et nous entendions déjà, à l’extrémité inférieure de ce couloir escarpé formé par les eaux, le Guiers se briser avec un fracas étourdissant contre les rochers qu’il roule depuis des siècles. L’obscurité était profonde ; le froid devenait très-vif. Notre inquiétude croissait de minute en minute. Que faire ? Continuer à descendre, c’était se vouer à une mort presque certaine ; remonter jusqu’à la prairie, il n’y fallait pas songer. Nous eûmes un moment l’idée de bivaquer, mais nous n’avions ni vivres pour ranimer nos forces épuisées, ni vêtements pour nous garantir de l’humidité glaciale de la nuit, et nous étions déjà affamés et tout mouillés de sueur. Une simple halte eût été surtout pour les deux jeunes filles un véritable danger.

En vain j’appelai du secours de toutes mes forces ; en vain je fis retentir tous les échos de la forêt d’un cri prolongé bien connu des montagnards. Le torrent qui menaçait de nous engloutir répondit seul à mon appel. Je tentai un dernier effort ; abandonnant un moment mes compagnons, je me lançai résolument à travers les ténèbres dans la direction ou j’espérais retrouver le sentier perdu. Cette fois j’eus le bonheur de réussir, et bientôt nous fûmes tous cinq réunis dans la bonne voie. Mais le plus difficile restait encore à faire. Il fallait dans cette forêt même franchir le Guiers sur un vieux pont de pierre, construit en dos d’âne à une assez grande élévation au-dessus du torrent, et fort insuffisamment garni de parapets. Or, ce pont nous ne pouvions pas le trouver. Toutes les allumettes dont nous étions porteurs avaient été inutilement brûlées. Nous sondions le terrain à droite et à gauche pour ne pas nous précipiter dans les Guiers, et nos bâtons ferrés s’enfonçaient d’un côté dans le vide. Nous ignorions alors que le pont fût en biais. Jamais, je crois, voyageurs attardés n’ont été égarés, dans une obscurité plus profonde. Enfin à une nouvelle tentative mon bâton alla chercher si bas un point d’appui qu’il n’en rencontra plus. Je tombai avec lui dans l’abîme. Mes amis me crurent perdu. Par bonheur un bloc de rocher m’arrêta ; mais, comme je ne voyais pas le danger que je courais (j’en frémis plus tard quand je vins au grand jour explorer ce terrible passage), je n’eus aucune frayeur, et, en me relevant, j’aperçus l’arche du pont qui se dressait à sept ou huit mètres au-dessus de ma tête. Le torrent franchi, nous étions sauvés. Toutefois il y avait encore un long trajet à parcourir avant d’atteindre le couvent. Les émotions que nous avions éprouvées, lus pour les autres que pour nous-mêmes, avaient doublé notre fatigue. Onze heures sonnaient quand nous frappâmes à la porte du monastère. Nous avions, tous cinq, grand besoin d’un bon souper, d’un grand feu, de quelques verres de liqueur et d’un lit… et pourtant le temps était beau. Si vous nous aviez entendus, mon révérend père, ne seriez-vous pas venu nous ouvrir, et, si vous étiez venu nous ouvrir, auriez-vous refusé de nous recevoir malgré le règlement qui fixe à huit heures, je crois, la fermeture définitive des portes ? Non certainement. On nous entendit, on nous ouvrit, on s’empressa de nous offrir tout ce dont nous avions besoin, et nous en conserverons une reconnaissance éternelle. Cependant, je l’avoue entre nous, chaque fois que j’entre dans la salle des voyageurs, que je vois l’excellent frère Gérasime vendre des caisses de liqueurs, faire faire l’addition des voyageurs qui fument leur cigare en soldant leur compte, à côté d’une affiche jaune indiquant le service des omnibus de Saint-Laurent-du-Pont à la Grande-Chartreuse et la marche des trains du chemin de fer de Paris-Lyon à la Méditerranée, j’éprouve quelques-unes des émotions qui ne manqueront pas de vous troubler lorsque nous arriverons tout à l’heure au couvent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Notre conversation dura encore longtemps, mais il faut que je cède la place à mon collaborateur et ami, M. Élisée Reclus, qui va conduire mes lecteurs dans d’autres régions du Dauphiné, qu’il connaît et qu’il décrira mieux que moi.

Adolphe Joanne.



  1. Suite. — Voy. page 369.