Existence et développement de la volonté

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I. EXISTENCE DE LA VOLONTÉ
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Beaucoup de psychologues suppriment aujourd’hui la volonté en tant que fait distinct des sensations. Ils réduisent l’état de conscience précédant le mouvement volontaire au souvenir antérieur de ce même mouvement et des sensations qui l’accompagnaient, et ils le conçoivent ainsi comme un état de conscience purement « représentatif ». Les souvenirs n’étant que des sensations affaiblies et renaissantes, la volition ne serait, en définitive, qu’un « complexus de sensations » ayant toutes une origine « périphérique ». En d’autres termes, la volonté n’existe pas, puisqu’elle se réduit à la sensation transformée. Le problème est capital pour la psychologie non moins que pour la morale et la philosophie générale. Il y a, dans tout événement physique, un ou plusieurs éléments inanalysables ou irréductibles, qui ne peuvent eux-mêmes s’expliquer en termes d’événements psychiques, puisqu’il n’est aucun de ceux-ci qui ne les contienne et ne les présuppose ; ils peuvent encore moins s’expliquer en termes d’événements physiques, car de ces derniers, en tant que tels, on ne saurait tirer le psychique. Il s’agit de savoir si l’activité, si la volonté est un de ces constituants de tout fait mental.

I. Existence de la volonté au point de vue psychologique
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Si on entend par volonté une faculté spéciale qui interviendrait au milieu des faits internes, comme un deux ex machina, pour en changer soudain la direction, l’intensité, la durée, etc., alors on a raison de rejeter cette faculté, qu’il est impossible et de constater et de comprendre. Mais, si l’on exprime par le mot de volonté ce fait que, dans tout état de conscience, même le plus élémentaire, la phase sensitive est inséparable d’une phase émotionnelle et celle-ci d’une phase appétitive ou réactive ; si l’on veut dire encore que, dès le début du processus psychologique, il y a déjà un appétit modifié par une sensation d’une manière plus ou moins agréable ou pénible, et que c’est là le fait primitif, le fait irréductible de la psychologie, exprimable en abrégé par les mots de passion et de réaction, ne peut-on alors, par l’observation et le raisonnement, établir l’existence de la volonté ? Ne peut-on démontrer cette immanence de la volonté à tous les états de conscience, à toutes les idées, qui leur confère, selon nous, leur caractère impulsif ? Un lien intime unit la théorie de la volonté avec la doctrine générale des idées-forces, qui consiste précisément à admettre l’universelle présence du vouloir et du mouvoir dans toute représentation. Cette doctrine a, ici même, donné lieu plusieurs fois à des interprétations inexactes, sans que nous ayons voulu engager de controverse à ce sujet ; si nous entrons aujourd’hui dans de nouvelles explications, c’est pour mettre en lumière notre conception de la volonté.

I.[modifier]

— La force des idées doit s’entendre en un triple sens : psychologique, physiologique et philosophique. Au point de vue psychologique, ce qui constitue la conscience, selon nous, c’est un processus à trois termes inséparables : 1° un discernement quelconque, qui fait que l’être sent ses changements d’état et qui est ainsi le germe de la sensation et de l’intelligence ; 2° un bien-être ou malaise quelconque, aussi sourd qu’on voudra, mais qui fait que l’être n’est pas indifférent à son changement ; 3° une réaction quelconque qui est le germe de la préférence et du choix, c’est-à-dire de l’appétition. Quand ce processus indivisiblement sensitif, émotif et appétitif arrive à se réfléchir sur lui-même et à constituer une forme distincte de la conscience, il peut s’appeler, au sens cartésien et spinoziste, une idée, c’est-à-dire un discernement inséparable d’une préférence.

On voit que la force inhérente à tous les états de conscience a sa dernière raison dans l’indissolubilité de ces deux phénomènes fondamentaux : le discernement, d’où naît l’intelligence, et la préférence, d’où naît la volonté. Au point de vue de l’intelligence, le discernement peut être implicite, quand un terme seulement est présent à l’esprit, sans comparaison avec un autre. Au point de vue de la volonté, il existe aussi une préférence implicite, qui n’enveloppe pas de comparaison. J’éprouve une douleur, et immédiatement je veux sa suppression, comme le montre mon effort réactif contre la douleur. Je n’ai pas besoin pour cela d’instituer une comparaison réfléchie entre les idées de deux partis possibles, ni de concevoir explicitement le contraire de ce que je veux comme étant également possible pour moi. Il y a préférence non raisonnée, mais active en faveur du plaisir, et il y a en même temps discernement de mon état actuel. Si je ne discernais pas, je ne préférerais pas.

D’autre part, la faculté de discernement ne s’est développée qu’en vue du choix : si no.us avons conscience des différences, principalement sensitives, c’est que ces différences sensitives entraînent des difféiences réactives. On peut même aller plus loin et dire que tout discernement contient déjà un choix pratique, rudimentaire, que toute détermination intellectuelle est en même temps une détermination de l’activité, surtout dans les sens primordiaux, qui sont par essence vitaux et où la réaction est inséparable de la sensation. Discerner le plaisir de manger et la douleur de la faim, c’est indivi-siblement préférer l’un à l’autre. Les discernements en apparence indifférents sont un résultat ultérieur ; et, même en ce cas, l’adhésion que nous accordons à ce qui nous paraît tel est encore une préférence intellectuelle, une détermination en un sens plutôt qu’en un autre, — ce qui, bien entendu, n’implique aucun libre arbitre. On a dit avec raison que la chimiotaxie des protozoaires, l’néliotropisme et le géotropisme des plantes mêmes, enveloppent déjà une sorte de discernement rudimentaire et une sorte de choix rudimentaire aboutissant à telle direction de mouvements. De même, a-t-on dit encore, le triage de telle substance nutriiive parmi d’autres est une sorte de choix spontané.

Cette unité indissoluble du penser et de l’agir est une loi psychologique d’importance capitale, que nous résumons dans le terme : idée-force. Tout état de conscience est idée en tant qu’enveloppant un discernement quelconque, et il est force en tant qu’enveloppant une préférence quelconque. Toute force psychique est, en dernière analyse, un vouloir.

II.[modifier]

— Si le premier principe de la doctrine des idées-forces est l’indissolubilité du sentir et du réagir, le second principe de cette doctrine en est l’indissolubilité, non seulement de chaque sensation particulière et de la sensibilité générale, mais encore de chaque réaction parliculière et de l’activité générale. C’est ce que nous allons mettre en lumière.

Rappelons-nous d’abord que nos sensations, nouvelles au moment où elles se produisent, ne demeurent point détachées dans la conscience ; elles y deviennent aussitôt parties d’une seule sensation totale et en quelque sorte massive, répondant à l’état total de notre organisme. Nous avons à chaque instant, par la combinaison de nos sensations nouvelles avec notre état précédent, un état concret de la cœnesthésie, de la conscience vitale, pour ainsi dire ; cet état est sui generis, original, comme un panorama ; de plus, il ne reviendra jamais absolument le même, malgré les ressemblances qu’on pourra établir entre lui et un état subséquent. Le son d’une cloche, par exemple, est un détail introduit du dehors dans le paysage actuel de la conscience, où il se tond aussitôt, alors même qu’il y reste dominant ; quand j’entendrai demain sonner la même cloche à la même heure, ce ne sera plus le même état général renfermant le même état particulier ; conséquemment, ce ne sera plus la même relation de la sensation sonore à l’état d’ensemble dont elle est partie, ni enfin la même sensaiion identique. En un mot, nous n’avons jamais deux fois la même représentation interne, parce que nous ne repassons jamais deux fois par le même état total de la conscience, pai1 le même sentier de la vie.

Au panorama des représentations, qui constitue toujours un tout concret, mais un tout changeant, se joint un ton général de la sensibilité, je veux dire un bien-être ou un malaise d’ensemble sur lequel se détachent des plaisirs et des déplaisirs particuliers, qui cependant ne sont jamais séparés du reste. Comme la sensation, l’émotion réelle de chaque moment est un tout concret et original, si bien que nous n’avons jamais deux fois la même émotion. Si j’entends la même symphonie de Beethoven, elle n’éveille pas en moi la même symphonie de sentiments. Et non seulement l’état émotif est un tout, mais il est inséparable de l’état représentatif, avec lequel il forme encore un tout.

En troisième lieu, nous avons toujours un ensemble de sentiments immédiats de changements. Nous n’avons point seulement une somme de représentations du moment précédent qui coexisterait immobile avec celle du moment présent, car ce total de représentations coexistantes et actuelles ne nous donnerait pas l’idée du passé ou du futur, ni celle du potentiel, qui en est inséparable. Nous avons encore le sentiment de la transition même ou du changement.

Enfin, — nous arrivons au point essentiel, — les antécédents de ce changement nous apparaissent tantôt comme n’étant pas dans l’état total précédent de la conscience, mais comme y pénétrant du dehors ; tantôt, au contraire, comm, e préexistant dans cet état antérieur. Si je ressens tout à coup une piqûre, elle a beau se fondre immédiatement avec mon état général, la conscience du changement est ex abrupto, la transition n’a été ni prévue, ni pressentie. Il y a donc, au point de vue de la ligne du temps, discontinuité entre ma conscience de tout à l’heure et ma conscience actuelle. Je dis alors que je pâtis, c’e^t-à-dire : ma conscience de tout à l’heure n’enveloppait point en elle la totalité des conditions antécédentes et immédiates de la piqûre ; elle n’en était donc pas la « cause ». Elle est fonction du dehors et non pas seulement du dedans. Si, au contraire, j’ai l’idée et le désir de prendre la plume pour écrire ma signature au bas d’un contrat, le changement de position de ma main, avec l’ensemble de sensations motrices répondant à ce changement de position, me paraît avoir son antécédent immédiat et suffisant dans mes états antérieurs de conscience, qui sont : 1° l’idée de ce mouvement comme moyen pour telle fin, 2° le désir de ce mouvement. Je me conçois ici comme agissant, c’est-à-dire conditionnant des phénomènes par mes idées, par mes désirs, par les mouvements cérébraux ou musculaires qui les accompagnent.

L’ensemble des changements ayant ainsi leur condition dans la conscience antérieure forme un tout continu par opposition à la vicissitude discontinue des sensations adventices. En encadrant ce tout dans les formes du temps et de l’espace nous nous le représentons comme un ensemble de mouvements ayant leur condition dans notre cerveau. Nous avons donc en définitive, outre la conscience sensorielle, une conscience qu’on peut appeler active et motrice. Je me sens non seulement à l’état de changé, mais encore en train à’être changé (passivité) et de changer quelque chose dans le temps (activité) et simultanément dans l’espace (activité motrice).

Ceux qui nient ce dernier aspect intérieur, s’en tiennent au point de vue statique : ils considèrent des états de conscience donnés et achevés, et négligent le point de vue dynamique des idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience en train de se produire et de changer, avec le sentiment de la transition et la possibilité de concevoir le temps. De plus, ils méconnaissent l’autre point précédemment marqué : que toute transition, tout changement a deux directions possibles, puisque, dans l’un des cas, nous voyons l’antécédent du changement, dans l’autre, nous ne le voyons pas.

Ces considérations qui précèdent montrent combien il est inexact de se figurer l’idée-force comme « une sorte d’entité, sortant tout armée de notre cerveau, venue spontanément à la conscience avec une vigueur lui appartenant par essence (1) ». Dans ce cas, une idée-force serait comme un objet détaché doué d’une certaine quantité de force toujours identique ; elle aurait « un pouvoir immanent, irréductible, inexistant sans elle, lui appartenant en propre (2) ». Or, c’est précisément ce que nous nions. Nous n’entendons point par idées des espèces d’atomes psychiques, analogues aux « idées simples » de Locke ; nous ne croyons point que tout ce qui se passe en nous soit une combinaison de certains éléments simples de conscience, qui resteraient toujours les mêmes, avec un certain quantum de force immanente. C’est là une conception atomistique de l’esprit qu’on retrouve chez Locke et chez Herbart, mais qui n’en est pas plus admissible. En premier lieu, il n’y a aucun état de conscience réellement simple ; tout état de conscience est la résultante d’un ensemble prodigieux d’actions et de réactions entre nous et l’extérieur, et il a pour corrélatif la totalité des mouvements qui, en un moment donné, s’accomplissent dans le cerveau. Cette résultante est spécifique, originale en raison même de sa complexité, mais elle n’est pas pour cela simple à la manière d’un atome indivisible et homogène. Des états de conscience vraiment simples seraient indiscernables comme les atomes mêmes, qu’on discerne uniquement par leur position dans l’espace et dans le temps. On aurait beau combiner de mille manières des atomes psychiques, on n’en ferait pas sorlir un plaisir ou une douleur, une pensée, une volition. En second lieu, les divers états de conscience et les diverses idées ne sont pas, selon nous, doués d’une force détachée « leur appartenant en propre » ; leur action est celle même de la conscience tout entière, dont ils ne sont que les formes et manifestations actuelles, en raison composée de l’activité intérieure et des activités extérieures.


1. Voir l’article de M. Banville sur l’Idée et la Force dans la Revue philosophique du lor octobre 1891.

2. Ibid.

III.[modifier]

— Une nouvelle preuve de l’existence de la volonté et du caractère réactif qu’elle confère à tous les états de conscience, c’est la tendance à projeter au dehors nos représentations. Outre qu’elles enveloppent toutes, plus ou moins, un élément extensif qui s’oppose à l’élément intensif, nos représentations sont encore toutes plus ou moins affectées, pour notre conscience, d’extériorité. Au contraire, nous ne projetons point au dehors et nous nous attribuons nos voli-tions. C’est, nous venons de le voir, qu’au lieu de tomber en nous à notre grande surprise et de pénétrer du dehors au dedans, elles se développent du dedans au dehors : elles sont pressenties dans leurs motifs et mobiles, elles sortent du groupe antérieur de représentations et d’impulsions. Elles n’ont de rapport avec l’espace, de caractère extensif, que par le but extérieur auquel elles tendent, par la représentation de tel effet à atteindre dans l’étendue ; en elles-mêmes, elles n’apparaissent qu’avec un caractère d’intensité. Il est donc légitime de les considérer comme déploiement d’une activité interne, non comme un simple complexus de sensations passives et externes.

C’est sur cette différence même et sur elle seule que peut se fonder la distinction du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, où se trouve encore une preuve de la volonté. Est mien ce que je fais ou contribue à faire par mon vouloir ; est non-mien, ce que je trouve tout fait, et souvent fait en dépit de moi. Réduit à des sensations toutes passives, s’il en pouvait exister de telles, je ne me distinguerais plus de rien et me perdrais tout entier dans l’univers. La ce représentation », comme telle, exprime surtout les relations de l’être vivant avec les autres objets, conséquemment le reflet de ces objets en lui ; la volition, le désir, le plaisir et la peine expriment, dans ce qu’ils ont de constitutif, la nature même et le développement propre de 1 être vivant. C’est pour cela que nos plaisirs et nos pûmes, nos efforts, nos désirs et nos volitions nous semblent si bien à nous, et que jamais nous ne les attribuons au non-moi, tandis que nous y localisons, même à l’excès, nos représentations, nos sensations. Nous croyons que le vert est réellement sur l’herbe, l’azur sur le firmament et les sept couleurs dans l’arc en ciel. Quelques erreurs que nous fassions ainsi dans l’orientation de nos états de conscience, nous en revenons toujours à distinguer le pôle passif et le pôle actif, le non-moi et le moi. La classification distincte en mien et tien, moi et toi, suppose sans doute un jugement réfléchi, avec la conception de deux centres opposés, si bien que les idées du moi et du non-moi sont des produits tardifs de la réflexion ; mais le sentiment du passif et de l’actif est immédiat, universel.

Non seulement la position du moi en face du non-moi serait pour nous incompréhensible s’il n’existait que des modifications passives sans réaction, mais le caractère d’unité et de continuité que nous attribuons au moi — fût-ce en définitive une unité d’apparence et une continuité d’apparence — ne se comprend encore que par l’action continue du vouloir-vivre et par le mouvement perpétuel qui en est la manifestation en nous. Les sensations de chaque moment ont beau se mêler aussitôt au continuum sensoriel, elles n’en ont pas moins des qualités tranchées qui leur confèrent une individualité apparente. Au contraire, mes volitions m’apparaissent comme des parties intégrantes et des développements de ma vie interne, combinée, il est vrai, avec les influences du dehors, réfractée et réfléchie en sensations de toutes sortes. J’ai le sentiment d’une tension interne continue, d’une sorte d’appétit vital incessant, d’un vouloir-vivre indéfectible, traduit par une motion continue. Je ressemble au nuage qui, au lieu de recevoir l’éclair, comme le reçoivent nos yeux, le produit et le tire de son sein, parce qu’il y a en lui un passage des forces de tension à des forces motrices. C’est cette continuité du désir, de l’attention, du vouloir qui nous donne le sentiment de notre existence continue. Sans doute, quand nous essayons de nous représenter le vouloir, nous n’y parvenons qu’en l’incorporant dans un objet, — désir de telle chose, vouloir de tel mouvement, — car nous ne pouvons vouloir à vide ; mais cette présence nécessaire d’un objet, qui seul donne une forme représentable et tranchée à la volonté, n’empêche pas la volonté même d’être avant tout indispensable ; aussi la volonté a-t-elle la conscience continue de soi, sans que cette conscience, comme telle, ait une forme autre que celle qui lui vient des sensations résultant de son contact avec le monde extérieur.

Par opposition au tout de la conscience sensorielle, le tout continu de la conscience motrice n’admet aucun mouvement venu de. nous qui ne nous apparaisse clairement ou obscurément comme lié à notre réaction d’ensemble et résultant de son application à quelque objet particulier. Même quand nous nous figurons créer un mouvement ex nihilo, nous nous l’attribuons à nous-mêmes ; par conséquent, nous conservons le sentiment d’un lien entre ce mouvement et ses antécédents ; mais, comme nous ne pouvons analyser totalement ces antécédents, nous nous tirons d’affaire en invoquant notre liberté d’indifférence. Si cette liberté est chimérique, il n’est pas chimérique de dire que les « actions » sont des mouvements ayant leurs principaux antécédents dans notre moi, dans la réaction nerveuse et cérébrale de notre organisme entier, manifestée sur un point particulier. De même, c’est sur tel ou tel point que l’éclair jaillit du nuage ; l’éclair n’en est pas moins la résultante et le signe de la totalité des tensions existant dans le nuage et de leur rapport avec les tensions simultanées des autres nuages.

Les interminables discussions psychologiques sur l’existence ou la non-existence d’une « activité » quelconque, soit dans l’attention et l’aperception, soit dans la volition proprement dite, viennent de ce qu’on raisonne toujours dans l’hypothèse de facultés distinctes, qu’on met en rapport et en conflit l’une avec l’autre, au lieu de considérer, ainsi que nous venons de le faire, l’évolution interne comme un développement continu et total. Mais la conception même de la volonté comme d’une faculté en opposition avec l’intelligence vient de ce sentiment obscur d’un tout continu de réactions formant à chaque instant une seule réaction d’ensemble en un sens déterminé. Ce n’est pas à une faculté que se rattache mon action présente, mais à la totalité de mes réactions nerveuses et cérébrales, dont elle est le terme et l’expression sensible.

Les actions particulières, comme lever le bras, mouvoir les jambes, prononcer telles ou telles paroles, ne sont, en effet, que des spécifications, des concentrations de notre conscience appétitive et motrice continue. Si mon petit doigt s’abaisse sur la détente d’un fusil, ce léger mouvement est le terme de la totalité des mouvements de réaction qui, composés et fondus ensemble, aboutissent, selon la loi du parallélogramme des forces, aux muscles du doigt. De même, le mouvement de la déteute du fusil aboutit à celui de la balle traversant l’air ; mais il y a cette différence que le mouvement de la détente, celui de la capsule, celui des gaz explosifs, celui de la balle, ne sont pas embrassés dans une conscience. Par quel mystère pouvons-nous faire la synthèse de toutes nos réactions motrices dans notre conscience de désirer et de faire effort ? Impossible de répondre. Mais pouvons-nous davantage expliquer comment les mouvements produits dans notre cerveau par les instruments d’un orchestre arrivent à être synthétisés dans la sensation d’harmonie ? Il y a deux faits qu’il faut admettre et qu’il ne faut pas confondre : le fait des changements subis que nous sentons, et le fait des changements imprimés auxquels nous travaillons.

IV.[modifier]

— Nous avons prouvé que tous les phénomènes intellectuels, sensation, représentation, projection au dehors, conscience du moi et de son existence continue, sont inexplicables sans la volonté ; il en est de même des phénomènes affectifs. Qui dit plaisir ou peine dit non seulement une sensation, mais une sensation favorable ou défavorable à l’ensemble des mouvements vitaux et des états de conscience corrélatifs à ces mouvements. Or, le groupe des états de conscience corrélatifs aux mouvements vitaux ne reçoit point passivement le plaisir et la peine comme une simple sensation additionnelle, comme un chiffre de plus au total antérieur. Le total attire ou repousse le chiffre nouveau ; la cœnesthésie admet ou rejette les sensations survenantes, comme l’ensemble des mouvements vitaux admet ou repousse le mouvement synergique ou antagoniste. Cette admission et ce rejet ont leur contre-partie mentale, qui n’est plus simplement le plaisir ou la peine, mais une tendance à maintenir le plaisir et à changer la peine en plaisir. En un mot, l’être qui jouit ou souffre n’est pas, dans sa totalité, indifférent à lajouissance qu’il reçoit ou à la peine qu’il reçoit ; il ne se borne pas à pâtir de telle manière, à répéter pour ainsi dire continuellement : je pâtis, donc je pâtis ; il dit : je pâtis, donc je veux continuer ou cesser de pâtir. Donnez le nom qui vous plaira à ce mouvement vers l’avenir (avenir qui n’a pas besoin d’être conçu) toujours est-il qu’il existe. Si vous placez la réaction, sous une forme quelconque, dans le plaisir et la peine, vous pourrez ne pas la mettre à part sous le nom de volonté, mais ce ne sera plus qu’une question de mots. Une fois arrivé à l’analyse du plaisir et de la peine, vous ne comprendrez plus qu’un être jouisse ou souffre, soit favorisé ou contrarié, si vous ne lui attribuez pas une direction antécédente et conséquente vers un certain but, sinon connu, au moins senti ; or, c’est ce processus même que nous appelons nppétition, volonté, vouloir-vivre, tendance à persévérer dans l’être et le bien-être. Tout psychologue est obligé, même quand il prétend n’admettre que des sensations, soit nouvelles, soit renouvelées, — d’admettre encore que l’être vivant n’est pas neutre entre ses sensations, qu’il y a toujours sélection de l’une plutôt que de l’autre, un choix non intellectuel au début, mais spontané et inévitable, par conséquent un vouloir.

Les modernes partisans de la sensation transformée profitent de ce que, d’une part, les sensations superficielles des cinq sens, ou du moins celles de la vue, de l’ouïe et du toucher, sont devenues aujourd’hui presque indifférentes, presque des sensations pures et en apparence passives, tandis que les sensations organiques et celles mêmes du goût ou de l’odorat enveloppent clairement émotion et réaction ; ils brouillent le tout et supposent des sensations isolément passives, indifférentes même, qui, combinées, produiraient : 1° l’apparence de l’activité ou de la volonté, 2° la réalité du plaisir ou de la douleur. Mais, d’abord, l’ordre suivi par les partisans exclusifs de la sensation est juste l’opposé de l’ordre véritable. Au lieu de prendre pour point de départ, en effet, et pour type de notre élément primitif les sensations à peu près indifférentes et contemplatives des sens supérieurs, derniers venus dans l’évolution, il faut, au contraire, prendre pour élément primordial la sensation organique, profonde et générale, encore à peine différenciée dans des organes spéciaux. Or, la sensation organique, vitale en quelque sorte, n’apparaît pas comme un état tout passif, sans ton émotionnel et sans réaction appétitive : elle est, au contraire, plaisir ou peine, propension ou aversion ; elle est faim ou soif, appétit sexuel, blessure, etc. Elle constitue donc un complet processus psychique avec ses trois moments inséparables : 1° modification subie et sentie par un discernement immédiat, 2° plaisir ou peine, 3° réaction vers l’objet ou à l’opposé de l’objet. Si c’est là ce qu’on entend par sensation, on pourra en effet tout expliquer par la sensation ; mais si, comme on le doit, on réserve le nom de sensation pure à la modification passive de la cœnesihésie, qui est le premier moment du processus psychique, il deviendra impossible de ne pas tenir compte de la cœnesthésie entière qui est modifiée, du caractère agréable ou pénible de cette modification d’ensemble, enfin de la réaction immédiate qui en résulte aussi sûrement que, dans le monde physique, la réaction résulte de l’action. On ne pourra plus affirmer alors que la réaction psychique soit un ensemble de sensations passives qui, combinées, donnent l’illusion de l’agir et du vouloir ; aucune combinaison de passivités n’explique d’une manière intelligible le sentiment d’activité, et le vouloir-vivre est aussi clair en nous que la sensation même. De plus, pourquoi le plaisir ou la douleur seraient-ils reconnus réels, tandis que le vouloir-vivre ne le serait pas, du moins en tant qu’activité véritable ? Le terme de sensation donné à tout mode de conscience n’a pas la vertu de supprimer les réelles différences entre les modes de conscience ; or, l’attitude sentante, dans l’expérience intérieure, ne saurait se confondre avec l’attitude de celui qui veut et fait effort pour maintenir ou supprimer la sensation.

1. Dans l’étude de M. Charlton Bastian, qu’a publiée la Bévue d’avril 1892, l’auteur admet, avec beaucoup de psychologues contemporains, que « l’attention est la faculté primordiale » dont la volition est un développement ullérieur. Nous croyons que c’est là l’inverse de la vérité et que l’attention est simplement l’appétition dirigée vers la perception au lieu d’être dirigée vers l’artion musculaire. M. Bastian ajoute que « l’atlention et la volition appartiennent l’une et l’autre à la catégorie des sensations actives », expression étrange, qui. montre comment on est obligé de rétablir d’un côté ce qu’on nie de l’autre.

Selon AI. James (Psychologie, t. I, p. 30), « des idées de sensation, des idées de mouvement, voilà les facteurs élémentaires dont notre esprit est construit ». Mais que devient alors Vappétition, que deviennent même le plaisir et la peine" ! il faudra faire entrer de furce l’appétition dans la sensation, ou dans les idées de mouvement, qui ne sont que les résidus d’impressions kinesthétiques. Esl-ce là une tlièse vraiment démontrée ? M. Bastian l’admet comme telle, mais sans preuves, et il ajoute, pour nous donner nue idée de la constitution radi-ca e delà conscience : « Nous avons dans l’écorce cérébrale un registre étendu où s’inscrivent deux espèces d’impressions sensorielles : celles qui primilivernent excitent un mouvement, et d’à itrès impressions smsorielles (kinesthétiques) résultant de ces mouvements et constituant un guide et un modèle pour l’exécution ultérieure des mouveme ts similaires. » Sur le second groupe d’impressions sensorielles, celles qui résultent du mouvement (ou sensations Uinesthé-ti<|iKs) et qui servent de guides pour les mouvements ultérieurs, nous sommes d’accord avec M. Baslian ; mais qu’est-ce, dans l’autre groupe, que ces impressions prétendues purement sensorielles « qui primitivement excitent au mouvement » ? Ce mot excitent rétablit toute la difficulté. Pourquoi certaines impressions excitent-elles à des mouvements d’écart, par exemple ? Parce qu’elles sont douloureuses. Fort bien ; mais est-il (vident que la douleur soit elle-même une pure impression et purement sensorielle1. De plus, pourquoi la douleur même excite-t-elle au mouvement, c’est-à-dire au changement, si elle ne rencontre pas une direction générale antécédente qu’elle contrarie, une appélition de bien-être à laquelle elle s’oppose ? La non-indifférence de l’être sentant à ses sensations n’est-elle elle-même qu’une sensation ?… On voit quel pêle-mêle d’idées dissemblables recouvre l’apparente simplicité de cette division en sensations excitant au mouvement et sensations résultant du mouvement.

Enfin M. Bastian pose, comme « accepté de tout le monde », non seulement que la succession de nos pensées est soumise à la loi de l’association des idées, mais que les associations ne sont qu’un « réflexe de coexistences et de séquences externes ». Cette théorie spencénenne suppose que nous enregistrons passivement par la sensation les séquences et coexistences extérieures, alors qu’en réalité nous réagissons par notre organisme : nous ne reproduisons pas exactement les séries externes, mais nous les combinons avec nos appétits, avec nos plaisirs et nos peines, avec nos habitudes, etc. L’esprit humain n’est pas, comme dit M. Bastian avec Leibniz, un simple « miroir du monde » ; il mêle sa propre nature à celle des choses, il les informe et souvent les déforme, d’abord selon ses plaisirs ou ses peines, puis selon ses appétitions. Le point de vue de la passivité est donc partout incomplet.


Dans la conception même du fait psychologique, on trouve impliquées : 1° la distinction de sujet conscient et d’objets qui sont présentés ou représentés à la conscience sous une forme quelconque (sensations, idées, etc.) ; 2° la relation des objets, harmonie ou conflit avec le sujet même, relation qui se manifeste par le caractère agréable ou pénible de la sensation ; 3° une réaction quelconque du sujet par rapport à l’objet, une activité quelconque d’ordre subjectif, émotion, volition, etc., qui est le fond du vouloir. Cette réaction peut être plus ou moins étendue ; elle peut n’embrasser qu’une faible quantité de nerfs et ne produire qu’une irradiation nerveuse peu intense ; telle est, par exemple, la sensation visuelle produite en moi par une tache grise et indifférente sur le sol. Quand je ne fais pas attention à la tache grise, la réaction n’est qu’une vibration faible qui se perd dans la masse, sans acquérir le relief d’un acte distinct. Dès que je fais attention, il y a déjà acte évident, concentration des mouvements cérébraux et même musculaires. Ne voir des actes que là où les bras font de grands gestes et où les jambes se remuent, c’est une opinion enfantine. Nous agissons toujours, nous exécutons toujours quelque chose, et même bien des choses à la fois ; nous ne pensons pas à un mouvement sans le commencer, nous ne nous représentons pas une action sans en poser les premières conditions et en esquisser le premier dessin ; toute représentation est un commencement d’exécution. Entre ce commencement et l’exécution complète, il n’y a qu’une différence : 1° de prolongation dans le temps ; 2° d’intensité ; 3° de spécification qualitative ; enfin, 4° d’extension au dehors et de rapport à l’étendue. Penser à un acte de violence, c’est commencer la violence en pensée, c’est esquisser l’acte de violence dans sa tête ; on peut s’en tenir là ; on n’en a pas moins déjà commis un premier acte ; on a eu non seulement une « mauvaise pensée », mais encore une mauvaise impulsion, un mauvais vouloir, et, en définitive, on a déjà fait une mauvaise action, dont on se repent aussitôt et dont on réprime le développement interne, puis externe. La séparation de la pensée et de l’acte est artificielle ; penser, c’est accomplir l’acte avec les cellules cérébrales ; exécuter, c’est l’accomplir avec les cellules musculaires, et jusqu’au bout. Pratiquement et socialement, il y a une grande différence, comme il y a une différence entre deux heures et une seconde, ou entre une force de mille kilogrammes et une d’un gramme, ou entre une longueur de mille mètres et une longueur d’un millimètre. Il n’en est pas moins vrai qu’une seconde est toujours une durée, qu’un millimètre est toujours une étendue, que la pensée d’une action est toujours une action, que l’idée d’un mouvement est toujours ce mouvement commencé ; s’il est arrêté ensuite, cela ne l’empêche point d’avoir existé tout d’abord. Quand nous pensons à une action simplement possible pour nous, nous voulons déjà cette action et nous la commençons. Bien plus, quand nous pensons à ce que nous ne voulons pas faire, à ce que nous déclarons énergiquement ne pas vouloir, l’acte d’attention par lequel nous pensons la chose est déjà un premier et provisoire consentement ; nous consentons à la regarder, sinon à l’exécuter ; nous entrons en pourparler avec elle. Dire : ce je ne veux pas », signifie : je ne continue pas de vouloir telle chose que j’ai bien voulu concevoir et dessiner dans ma pensée. La volonté n’apparaît pas et n’intervient pas tout d’un coup, par des actes spéciaux et des fiât, soit pour faire attention à une idée, soit même pour prendre, comme on dit, une « détermination ». Toutes les scènes intérieures qui nous paraissent et sont, en effet, si diversifiées, empruntent leur diversité aux sensations de mille sortes qui viennent se combiner avec le déploiement de notre volonté ; mais, encore un coup, ce déploiement en lui-même est toujours continu et toujours total ; nous voulons et agissons tout entiers, et les réactions tranchées contre les obstacles ne sont encore que les continuations de notre vouloir antérieur combiné avec des sensations nouvelles. Notre vie est une seule et même histoire interne, variée par tous les concours ou conflits extérieurs qu’elle rencontre. Ou la volonté n’est nulle part, ou elle est partout en nous. Nous sommes donc partout action et en mouvement, c’est là la vie, et la volonté ne cesse qu’avec la vie.

II. Existence de la volonté au point de vue physiologique[modifier]

I.[modifier]

— Ceux qui nient l’existence de la volonté s’efforcent de ramener physiologiquement tous les faits cérébraux à de simples « impressions » d’origine périphérique. Rien n’égale ici l’assurance des physiologistes parlant au nom de la science, sinon l’assurance d’autres physiologistes affirmant le contraire des premiers, toujours au nom de la science. La queslion du mécanisme de la volonté, celle du sentiment de l’effort et celle des centres moteurs en sont la preuve ; MM. Ferrier, Bastian, Wundt, Mùnsterberg, etc., paraissent également sûrs de choses opposées.

Nous avons dit qu’un acte volontaire, du côté mental, suppose la représentation d’un mouvement déterminé et un désir de ce mouvement ; or, on ne peut se représenter un mouvement déterminé dans tel membre que par le souvenir des sensations musculaires, tactiles, etc., qui se produisent pendant que ce membre est mû : nous accordons donc que toute volition enveloppe des souvenirs de sensations afférentes, qui représentent le point d’arrivée et même le chemin des cordons nerveux à partir du cerveau. Il faut, en outre, que nos membres aient d abord été mis en mouvement par une simple diffusion spontanée et irréfléchie du courant nerveux, pour que nous puissions faire connaissance avec tel mode particulier de mouvement et, en nous représentant notre état général à ce moment, ainsi que nos sensations affértntes, reproduire volontairement la même motion. Nous ne pouvons avoir une idée du mouvement de notre oreille jusqu’à ce que notre oreille ait été mise en mouvement ; si, par la diffusion du courant nerveux, nous venons à être avertis du mouvement de notre oreille, nous serons en possession d’un certain plan de mouvement, que nous pourrons ensuite volontairement exécuter. Nous ne pouvons contracter à volonté nos intestins ; c’est que nous n’avons aucune image-souvenir de la manière dont la contraction se fait sentir.

Mais, objecte Mùnsterberg, on ne voit pas « pourquoi nous n’aurions pas aussi bien la conscience de l’effort à notre disposition là où les contractions elles-mêmes ne sont point senties, et pourquoi il ne pourrait pas amener les contractions ». — Mùnsterberg oublie qu’on ne peut atteindre un but qu’on ne voit pas, ni réaliser un mode de mouvement intestin dont la sensation ne nous donne aucun schème. Mais, de ce que l’effort mental et cérébral, à lui seul, ne suflit pas pour déterminer tel mouvement de telle partie du corps, pas plus qu’un seul point ne détermine une ligne, en résulte-t-il que la représentation d’une impression purement périphérique suffise sans un élément central et cérébral quia pour corrélatif l’intensité du vouloir, du désir et de l’effort ? Pour avoir un levier, il taut avoir une puissance et une résistance ; la constante nécessité de l’une n’empêche pas, mais implique, au contraire, la constante nécessité de l’autre.

1. M. Danville, lui aussi, dans son article sur l’Idée et la Fofce (p. 399), nous renvoie aux « observations incontestables » de M. Charcotqui démontrent, selon lui, la non-subordination des centres moteurs aux centres sensoriels. Et en même temps, il reconnaît que plusieurs physiologistes allemands, Wernicke, Lichtheiin, admettent cette subordination. 11. Bastian, comme on va le voir, l’admet aussi, tellement tout cela est « incontestable ».

« En soulevant un objet, dit Miinsterberg, je ne puis découvrir aucune sensation d’énergie volitionnelle. Je perçois, en premier lieu, une légère tension à la tête, mais cette tension résulte d’une contraction des muscles de la tête, et non d’un sentiment de décharge cérébrale. En effet, je sens la tension sur le côté droit de la tête lorsque je meus le bras droit, tandis que la décharge motrice a lieu dans le côté gauche du cerveau. Dans les contractions extrêmes des muscles du corps et des membres surviennent, comme pour les renforcer, ces contractions spéciales des muscles de la face (spécialement le mouvement des sourcils et le serrement des dents) et ces tensions de la peau de la tête. Ces mouvements sympathiques sont sentis particulièrement du côté qui fait l’effort. Ils sont peut-être la raison fondamentale qui nous fait attribuer notre sentiment de contraction extrême à la région de la tête, et l’appeler une conscience d’énergie, au lieu d’une sensation périphérique. » Ces observations de Mùnsterberg montrent bien que nous ne pouvons accomplir.un grand effort d’un membre sans une irradiation de l’onde nerveuse qui entraîne des mouvements sympathiques et synergiques, et cela, principalement du côté du corps qui est en jeu (y compris la tête). Les sensations afférentes sont alors très vives, très nombreuses, très diversifiées ; elles sont donc très visibles dans le champ de la conscience. Mais la présence de ces sensations n’entraîne pas l’absence d’un état de conscience corrélatif à l’effort cérébral, lequel se fait sentir comme volition, impulsion, attention, etc., non comme « sensation périphérique ». Plus la résistance du fardeau soulevé est intense et produit des sensations intenses, plus la réaction cérébrale est elle-même intense ; mais ce n’est pas comme sensation de la peau de la tête, du côté mû, ce n’est pas comme contraction des muscles de la face, comme mouvement des sourcils, comme grincement de dents qu’une réaction cérébrale peut se faire remarquer de notre conscience, c’est comme intensité de vouloir, de désir, d’attention. Miinsterberg confond les effets avec la cause, et des effets très lointains, des chocs en retour.

« Nos idées de mouvement, continue-t-il (1) sont toutes des idées faibles, ressemblant sous ce rapport aux copies de la sensation dans la mémoire. Si elles étaient des sentiments de décharge centrifuge, elles seraient des états originaux de conscience, non des copies ; et devraient, par analogie, être des états vifs comme les autres états originaux. » Confusion. L’idée de tel mouvement ne peut être que celle des sensations qui spécifient ce mouvement effectué, et elle est faible ; mais ce que nous éprouvons au moment même où nous voulons, désirons, faisons effort, n’est point un état faible. On pourrait dire aussi : « L’idée d’un plaisir ou d’une peine est faible, donc le plaisir et la peine ne sont pas des états originaux. » Mais, au moment où nous jouissons et souffrons, l’état est intense ; si l’idée, au contraire, est tellement faible, c’est que le plaisir et la douleur, comme tels, ne sont pas des représentations d’objets, mais des états subjectifs ; et il en est de même du vouloir, de l’appétition, qui est le su ! jectif par excellence.

1. Die Willenshandlung, T&, 82. 87, 88.


Dans les cas d’aphasie, dit aussi M. Bastian, nous voyons des personnes vouloir, mais ne pouvoir exécuter avec succès certains mouvements d’éloculion, sous des impressions visuelles appropriées ; par exemple, elles voient un mot écrit et ne peuvent le prononcer ; en même temps, elles conservent la faculté de produire les mouvements et de prononeer le mot, lorsqu’elles entendent ce mot. Là-dessus, M. Bastian s’imagine toucher aux « sources de la volonté’ », et s’empresse de conclure que la force qui produit « les contractions musculaires » n’est autre que la force développée par les centres sensitifs, visuels ou auditifs. C’est aller bien vite. De ce que je ne puis ouvrir la porte A qui est fermée, tandis que je puis ouvrir la porte B qui est ouverte, en résulte-t-il que ma force provienne tout entière de la porte A ? Les sources physiologiques de la volonté sont dans la totalité des réactions moléculaires des cellules cérébrales.

On le voit, les discussions sur l’afférent et l’efférent sont nécessairement sans issue : on pourra et on devra toujours trouver des sensations afférentes dans tout mouvement, et, plus il sera déterminé, particularisé, plus augmentera le complexus spécifique de sensations musculaires, tactiles, articulaires, etc., etc. ; on n’en épuisera jamais le nombre. D"autre part, on ne prouvera jamais qu’il n’y ait pas dans l’état de conscience répondant à tel ou tel mouvement volontaire, un élément qui n’est plus périphérique, mais central, et qui répond non plus au mouvement des muscles, mais au mouvement des centres cérébraux.

Selon nous, la simple cérébration — à laquelle correspond l’idée d’un mouvement possible — est un état de tension où se contre-balancent un ensemble de petits mouvements oscillatoires ; le triomphe actuel d’une impulsion cérébrale, au contraire, implique une décharge nerveuse dans une direction déterminée. Or, outre le contraste d’intensité, il y a entre les deux phénomènes un contraste évident de forme et de résultats corporels. Le moment où un navire est en tension sous vapeur et le moment où il se met en marche ne peuvent pas ne pas se distinguer. Le contraste cérébral doit donc avoir sa contre-partie mentale, et il l’a en effet dans la volition. Celle-ci est, comme on dit, la « détermination » de la volonté, mais il faut entendre par là, nous l’avons vu, que c’est la volonté spécifiée, déterminée en un sens à l’exclusion des autres, et déterminée sous la forme de telle idée, avec conscience de soi. Selon les résistances que la volition rencontre non seulement pour s’exécuter, mais pour se produire, il y a un sentiment d’effort mental et cérébral plus ou moins intense. Enfin le mouvement effectué dans les muscles doit se distinguer pour la conscience du simple mouvement cérébral effectué. Le mouvement massif du membre se traduit en effet par une multitude de sensations afférentes très tranchées, intenses, et localisées nettement dans l’espace. Tout le long du trajet nerveux, à mesure que le courant de l’innervation descend, il y a bien aussi des sensations afférentes qui nous avertissent de son passage ; mais ces sensations sont relativement faibles, uniformes, et de très courte durée ; elles n’ont pas le relief nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est un simple murmure, tandis que le mouvement du membre est un son rythmé qui éclate.

1. Revue phil., ibid., p. 380.


Nous avons donc en somme, dans l’acte volontaire, conscience d’une motion continue qui se développe, mais avec trois degrés différents d’intensité et de vivacité et avec des effets très différents dans l’organisme. Ces trois degrés correspondent d’abord à la simple idée de l’acte, puis à la prévalence de l’idée, et enfin à l’exécution de l’idée. En même temps aux trois stades de la motion répondent des sensations diverses en intensité, en qualité, en signe local. Dans la simple attention volontaire à une idée, nous avons des sensations de tension côphalique, oculaire, etc., et aussi déjà des sensations musculaires sympathiques et synergiques. Dans la détermination de la volonté par la prévalence de l’idée, nous avons des sensations de décharge cérébrale et de détente tout le long du trajet des nerfs. Enfin, quand l’exécution musculaire se produit, les sensations musculaires atteignent leur maximum d’intensité et de netteté ; elles se localisent nettement dans l’espace. C’est ce que le vulgaire appelle proprement Vaction ; mais, en réalité, l’action a toujours été présente, et la volonté aussi, et l’effort contre la résistance. C’est cette continuité même du vouloir qui fait croire à son absence ; le tapage des sensations concomitantes et plus ou moins discordantes étouffe le reste, et le phénomène tout entier paraît un simple déploiement de sensations passives.

II.[modifier]

— Une conséquence de la théorie qui précède, c’est que la distinction des centres moteurs et des centres sensoriels est plus ou moins artificielle. Tout centre est en même temps sensoriel et moteur, puisqu’il reçoit du mouvement et en restitue. Mais le mouvement d’un centre peut être favorisé ou contrarié par tels et tels autres centres:il en résulte des directions et distributions de mouvements différentes. Tantôt le mouvement se répandra surtout dans le cerveau, d’un centre à l’autre, de manière à réveiller des souvenirs de sensations, des idées composées de ces souvenirs, etc. Tantôt le mouvement se dirigera et se distribuera du côté des muscles, de tels et tels muscles. Par l’habitude, il se forme des voies de communications directes et faciles, par cela même aussi des centres relativement moteurs, correspondant aux divers membres. Mais ces centres sont aussi représentatifs et sensoriels; ils ne sont même moteurs de tel membre que parce qu’ils sont les représentants de ce membre au cerveau, et ce qui dirige le mouvement vers tel membre, non vers tel autre, c’est la représentation consciente ou subconsciente du membre, c’est la vibration du centre sensoriel auquel aboutissent les mouvements de ce membre. C’est donc parce qu’un centre est physiologiquement et psychologiquement représentatif d’un membre déterminé qu’il est moteur de ce membre déterminé et non de tel autre : la représentation est un dessin de mouvement commencé qui, par la coordination du système nerveux, se propage jusqu’aux muscles du membre dont on s’est représenté le mouvement. En un mot, un centre n’est moteur que parce qu’il est sensoriel. Mais nous avons vu que la réciproque est vraie aussi, quoiqu’on l’oublie sans cesse. Un centre n’est sensoriel que parce qu’il est moteur : la sensation implique un mouvement transmis à un centre qui oppose à l’action une réaction en sens contraire ; le centre mû meut à son tour : s’il n’y avait pas d’autres centres en question, le coup donné par le mouvement centripète à un centre cérébral produirait en réponse un mouvement centrifuge sur la même ligne. Chaque centre étant ainsi actionné et actionnant, toute sensation est en même temps impulsion, toute impulsion est en même temps sensation. L’arrivée et le départ du courant ne s’en manifestent pas moins au centre cérébral par deux états de conscience divers, qui sont précisément la sensation et l’impulsion avec le sentiment d’effort qui en est inséparable.

Outre les centres moteurs spéciaux, on a imaginé aussi des centres spéciaux d’inhibition. De même qu’on trouve les actions contraires de l’attraction et de la répulsion dans la physique moléculaire, de la gravitation et de l’inertie dans la physique des masses ; de même l’équilibre mobile des centres nerveux dépend des effets opposés de la décharge et de l’inhibition ; mais il n’y a pas besoin pour cela d’organes absolument spéciaux. Le courant nerveux est certainement ondulatoire : deux courants nerveux (comme deux sources de lumière ou de son) peuvent donc ou se renforcer ou produire une interférence et se neutraliser. Deux ondes sonores peuvent produire le silence ; deux ondes lumineuses l’obscurité ; l’inhibition est de même un résultat de mouvements qui se neutralisent. Si certaines parties de l’écorce cérébrale et du système nerveux sont fortement excitées par un surplus d’innervation, certaines autres parties seront inhibées. Toutes les cellules sont capables de réagir contre la résistance qui s’oppose à leur décharge, l’inhibition se produit à la fin quand l’accroissement de la résistance dépasse les limites de tension que les cellules peuvent atteindre.

On peut d’ailleurs, en vertu des corrélations mécaniques qui existent entre les diverses parties du corps vivant, admettre que certains points finissent par jouer d’ordinaire, par rapport à certains autres, le rôle d’organes relatifs d’inhibition, de même qu’il y a des points qui sont relativement moteurs et d’autres relativement sensoriels ; mais c’est là une organisation dérivée, qui n’implique pas une séparation primitive et complète, soit des fonctions sensorielle et motrice, soit des fonctions excitatrice et inhibitoire. De même que, psychologiquement, tout état de conscience enveloppe à des degrés divers les trois fonctions essentielles de sensation, d’émotion et d’appétition, mais que les rapports mutuels des états de conscience les rendent tantôt plus passifs, tantôt plus actifs, tantôt plus excitateurs, tantôt plus dépressifs, de même, physiologi-quernent, il y a dans tous les mouvements cérébraux et nerveux des effets essentiellement sensoriels et moteurs, et accidentellement excitateurs ou inhibiteurs.

1. M. Bastian admet, comme nous, que le sentiment d’effort « est lié au conflit d’idées et de motifs qui préi-ède la prépondérance de l’un d’entre eux » ; il ajoute contre Bain et —M. Ribot : « 11 n’y a aucune bonne raison de croire que l’action des muscles ait quoi que ce soit à faire avec la production de ce sentiment d’effort. » II ajoute encore avec raison que, dans le cerveau même, rien n’assure l’exi>tence de centres spécifiquement moteurs. D’où provient donc le sentiment d’effort ? « 11 doit être partout, répond-il, l’apanage des centres sensoriels et de leurs annexes, concourant à l’exercice de nos processus intellectuels. » Fort bien ; mais, selon nous, cet « apanage » tient à ce que. les contres sensoriels sont eux-mêmes indivisiblement appétitifs et moteurs. Au point de vue psychologique, nous l’avons vu, aucune setisation n’est vraiment indifférente et sans appétition ; au point de vue physiologique, aucun centre ne se borne à recevoir du mouvement sans en restituer.


Nous pouvons conclure, avec M. Bastian, que les phénomènes de la volition ne sont pas l’œuvre d’une faculté spéciale, d’une mystérieuse entité, d’une volonté comme être séparé ; nous pensons-aussi qu’ils ne sont pas accomplis dans des centres spécifiquement moteurs ; nous accordons même qu’ils sont « une simple transcription en action de l’intellect » et de ses idées ; mais, dans l’intellect et dans les idées nous reconnaissons la réaction appëtitive, qui, du côté physiologique, est une restitution de mouvement transformé par l’organisme, non une réception passive d’impressions externes. Au point de vue de la psychologie, une idée est un système de sensations et d’appétitions à l’état naissant, c’est une direction plus ou moins consciente que prend la vie sensitive et appétitive, c’est comme un courant mental ; d’autre part, au point de vue physiologique, l’idée a constamment pour expression au dehors une direction que prennent les vibrations cérébrales, un courant cérébral qui en est la réalisation plus ou moins complète. Aussi peut-on dire que tout état de la conscience et de la pensée est doublement actif et objectif : 1° en ce que, par ses conditions cérébrales, il tend à produire un effet réel dans le monde des objets extérieurs, ou, pour mieux dire, en ce qu’il y produit nécessairement un effet quelconque, un mouvement ou arrêt de mouvement, soit visible au dehors, soit invisible et intestin ; 2° en ce que ce même état de conscience est toujours pour nous représentatif de quelque objet, toujours extériorisé et projeté dans un monde réel, jamais conçu comme isolé dans un moi sans fenêtres et sans action sur le dehors. Toute image qui est seule dans l’esprit implique donc un mouvement réel au dehors et est projetée au dehors : il y a réalisation de l’image et croyance à sa réalité.

Au point de vue physiologique, la force des idées ne consiste pas dans une action qu’elles exerceraient mécaniquement, mais dans la loi nécessaire qui unit tout état de conscience distinct, toute « idée » au sens cartésien, à un mouvement conforme, lequel, s’il n’est pas empêché, réalise l’idée au dehors. Nous ne croyons donc pas que Vidée de tirer « un coup de pistolet », par exemple, agisse sur le cerveau comme le doigt agit sur la détente. Nous ne saurions non plus accorder l’influence prétendue « indéniable de la partie mentale des phénomènes psycho-physiologiques sur leur partie physique1 ». Les effets mécaniques dans l’espace ont toujours, comme tels, pour conditions immédiates d’autres effets mécaniques dans l’espace, qui, ici, sont des mouvements cérébraux. L’idée n’intervient jamais physiquement et de manière à faire brèche au mécanisme universel. Le mouvement est déjà là quand la sensation et la pensée se produisent, et ce mouvement ne peut cesser ; il passe donc nécessairement d’une cellule à l’autre. S’il ne se dépense point à réveiller d’autres idées ou sentiments, il se dépense à remuer les muscles. Ou plutôt, ces deux effets sont toujours simultanés, mais à des degrés divers, qui déterminent ou une attitude plus proprement idéation-nelle, ou une attitude plus proprement volitionnelle. Tout dépend : 1° de la direction du mouvement, qui peut avoir pour but une action cérébrale, comme quand on cherche à se souvenir, à raisonner, etc., ou une action musculaire, comme quand on veut soulever un poids ; 2° de son degré d’énergie, qui peut vaincre ou ne pas vaincre la résistance opposée par les muscles et, en général, par l’ensemble de mouvements contraires qui empêchent les idées de remuer sans cesse tous les membres comme des fils tirant une marionnette.

On dira peut-être que la volonté, avec la force qu’elle confère aux idées, est seulement le reflet mental du mouvement réactif accompli par l’organisme. Mais, parler ainsi, c’est passer du point de vue psychologique et physiologique au point de vue philosophique et métaphysique, je veux dire au problème des rapports généraux entre le mental et le physique. Si l’on veut dire simplement que notre conscience de désirer est parallèle au mouvement réactif du cerveau, rien n’est plus certain, et nous soutenons tout le premier que le désir ou le vouloir a toujours son expression physiologique. Mais, si on ajoute que c’est le mouvement réactif du cerveau qui est la réalité dont le désir serait un simple reflet, on avance une théorie philosophique à laquelle, pour notre part, nous en opposerons tout à l’heure une autre, à savoir que c’est le désir mental qui est la réalité dont le mouvement cérébral est la manifestation dans l’espace pour un spectateur du dehors. Au point de vue strictement physiologique, il y a un processus d’excitation centripète et de réaction centrifuge ; au point de vue strictement psychologique, il y a de même sensation reçue et impulsion, expérience interne de passivité et expérience interne d’activité. Donc, au point de vue positif de l’expérience, abstraction faite de toute spéculation philosophique, nous avons le droit de conclure qu’il existe un fait original appelé le vouloir, lequel est à la fois inséparable et distinct de tout fait de discernement.

1. M. Danville. Article cité, p. 392.

III. Existence de la volonté au point de vue philosophique[modifier]

Puisque la notion de force dérive de la conscience de notre action volontaire, le philosophe ne doit pas expliquer la volonté par des forces physiques. Doit il l’expliquer par des mouvements^ D’abord, la notion de mouvement implique celle de changement, empruntée elle-même à la conscience de nos changements propres. Or, nous l’avons vu, les changements dont nous avons conscience sont tantôt du mode passif, tantôt du mode actif ; dès lors, de quel droit nous dépouiller entièrement d’activité, pour faire présent de cette activité à des choses extérieures qui ne sont conçues actives que par emprunt à nous-mêmes ?

La vraie méthode philosophique commande de distinguer les phénomènes plus constants et plus radicaux d’avec les phénomènes moins constants et moins radicaux. Il y a en effet des degrés et une hiérarchie entre les phénomènes, quoiqu’ils soient tous inséparables. A ce point de vue, les phénomènes de mouvement ont toute l’importance qui leur est attribuée de nos jours, car ils se retrouvent partout et en tout ; aussi la science peut-elle en faire les substituts de tout le reste, par un procédé d’algèbre, et traduire tout en langage mécanique, en fonction du mouvement. L’homme ne pouvant saisir des choses extérieures que leurs rapports avec ses organes, rapports qui tous consistent à y produire des mouvements, il en résulte que le mécanisme est le point de vue nécessaire d’où le monde extérieur apparaît à notre pensée. Mais l’opposition absolue des mouvements aux états de conscience ou représentations est philosophiquement artificielle et fausse ; le mouvement, en effetj est lui-même un mode de représentation, qui suppose les deux formes générales de toute représentation qu’on nomme l’espace et le temps. Le mouvement, tel que nous le connaissons, est un fait d’expérience ; donc le mouvement que nous connaissons implique l’expérience même avec ses lois et ne peut être conçu que par emprunt aux sens de la vue et du tact, ainsi qu’aux lois intellectuelles de la logique et de la géométrie. Nous ne saisissons pas le mouvement en lui-même, dans un royaume étranger à l’expérience, à la sensibilité et à la conscience ; nous ne pouvons donc pas comparer le mouvement en soi avec les faits mentaux, pour dire qu’il y a à la fois différence absolue de nature, indépendance mutuelle et cependant parallélisme harmonique. Les mouvements dont parle la science sont les mouvements d’expérience, donc des sens et de la conscience, et c’est par artifice qu’on suppose éliminé tout emprunt à nos sens ou à notre conscience : si tout était réellement éliminé, il ne resterait pour nous absolument rien. Ne soyons donc pas dupes de nos classifications pour l’usage scientifique et ne nous imaginons pas qu’il existe réellement deux « règnes », l’un où il n’y aurait que mouvement, l’autre où il n’y aurait que sensibilité ou pensée. Pour le philosophe, le monde n’est point double ni explicable par le chiffre cabalistique : 2. Il n’y a qu’une réalité à la fois une et infiniment multiple, dont notre expérience saisit certains phénomènes et certains rapports parmi une infinité qu’elle ne saisit pas. Au nombre de ces phénomènes et de ces rapports, il y en a un très général et très commode pour la science : le mouvement avec ses lois, qui nous sert à nous représenter intelligiblement les choses, par emprunt aux sens de la vue et du tact, d’une part, aux lois de la logique d’autre part ; mais un mode de représentation visuelle ou tactile, c’est-à-dire sensitif par un côté, et, par un autre côté, logique ou intellectuel, ne constitue pas un « royaume » d’étendue, où la conscience et la pensée n’auraient rien à voir, une série se développant par soi et en soi, en dehors de tout ce qui constitue la vie interne et indépendamment de tous les éléments de cette vie.

Pour le philosophe, le monde sous son aspect mécanique et physique n’est vraiment qu’un phénomène, c’est-à-dire une apparence présentée à la conscience d’un observateur. Comme apparence physique, le monde est constitué par la combinaison de nos sensations. Dans le monde physique, ainsi considéré comme un simple phénomène, il est vain de chercher une réelle activité on causalité, des forces autres que les forces purement symboliques de l’algèbre ; il n’y a que des successions de phénomènes duns le temps et dans l’espace, dont les formules mv, m » ’, etc., expriment simplement l’ordre de séquence. La vraie activité doit être attribuée seulement à la réalité qui réside sous le système des apparences visibles et tangibles. Quelle est donc cette réalité ? Selon nous, elle se manifeste, comme par une perspective intérieure, dans ce groupe spécial de phénomènes que nous appelons les processus cérébraux. Dans ce cas singulier, en effet, l’apparence mécanique qui se présente à l’observation externe est le signe sensible et l’indice d’une activité interne que saisit l’individu sentant et qui constitue sa volonté consciente. Ceci nous ouvre une fenêtre sur le dedans des choses. Les phénomènes cérébraux, considérés comme apparences physiques, sont réductibles à un échange de mouvement entre le cerveau et le système matériel dont le cerveau, comme tel, forme une partie intégrante ; mais, quand le philosophe considère la réalité à laquelle les symboles physiques répondent, les phénomènes cérébraux apparaissent comme les résultats d’une action mutuelle entre la conscience de l’individu sentant et le système des réalités (ce) dont cette conscience est un des facteurs constituants. Or, ce système réel de facteurs ayant la vraie force et la vraie efficace, nous ne pouvons nous le figurer que comme un système de sensations, émotions et désirs, en un mot d’événements mentaux, ayant une analogie plus ou moins lointaine avec ce que nous appelons sentir et vouloir. Nous croyons donc qu’il y a unité entre la sensation et le réel du mouvement centripète, unité entre l’appétition et le réel du mouvement centrifuge. La sensation est la conscience du mouvement reçu, l’appétition est la conscience du mouvement imprimé. Changement physique et changement psychique sont au fond un seul et même changement senti dans le temps et représenté dans l’espace. A ce point de vue de la philosophie générale, la force des idées consiste, selon nous, en ce que le mental, au lieu d’être un simple reflet tardif et accessoire de l’évolution universelle, est un des facteurs primordiaux et constants de cette évolution ; c’est même le seul facteur ou ressort véritable, dont le mécanisme n’est que le symbole : le mécanisme exprime les rapports réciproques de réalités qui, en elles-mêmes, sont psychiques, c’est-à-dire douées de sensation et d’appétition rudimentaires.

Le principe qui, selon nous, tend à dominer la psychologie et la physiologie, et qui, de là, doit s’étendre sur la philosophie tout entière, c’est l’ubiquité du vouloir et du sentir, par conséquent de la conscience. Il y a partout, dans l’organisme vivant, discernement et préférence ; les mouvements vitaux ne sont que la manifestation externe de ce dedans psychique. Le prétendu inconscient recule de plus en plus pour faire place, soit à des affaiblissements, soit à des déplacements, soit à des dédoublements de la conscience, entendue comme le sentiment immédiat et plus ou moins intense qu’a l’être de sa manière d’être et de réagir, indépendamment de toute considération de moi et de non-moi. La psychologie finira par reconnaître, croyons-nous, la continuité et la transformation des modes de l’énergie psychique, comme la physique reconnaît la continuité et la transformation des modes de l’énergie physique. La philosophie générale, à son tour, verra dans l’énergie physique l’expression extérieure de l’énergie psychique, c’est-à-dire de la volonté, qui est omniprésente et constitutive de la réalité même.

Alfred Fouillée.