Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/08

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EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.[1]

viii.
KARESUANDO.

Dans la carte du baron suédois Hermelin, publiée en 1792, Karesuando n’est indiqué que comme un point secondaire. Il appartenait alors au pastorat d’Enontekis. Depuis la réunion de la Finlande à la Russie, l’église d’Enontekis a été transportée à Palajokki, et Karesuando est devenu un chef-lieu de paroisse. Il n’y a là que six habitations grossièrement construites, pauvres et délabrées. Elles sont occupées par des Finlandais qui n’ont pour toute ressource que le produit de leur pêche et de leurs bestiaux. Le sol qui les entoure est coupé par le fleuve Muonio, traversé par plusieurs lacs et souvent inondé d’eau. On ne peut ni le cultiver, ni l’ensemencer, et lorsque l’été est assez chaud pour que le foin puisse sécher, c’est une heureuse année. La demeure du prêtre est, comme celle des paysans, composée de plusieurs cabanes en bois tombant en ruines. Il a un jardin où il est parvenu à faire croître des navets, et une ferme qu’il exploite lui-même, car ses revenus sont si modiques, qu’il pourrait à peine subsister, s’il ne vivait de la vie de paysan, s’il n’avait comme eux sa récolte de foin et son troupeau. L’état lui donne 75 francs par an. Il en reçoit 40 du fonds ecclésiastique, et vingt-huit tonnes de grain, évaluées à peu près à 600 francs. Le Lapon qui possède trente rennes doit lui en donner un demi chaque année, plus deux paires de gants et un fromage. Le colon finlandais ou nybyggare lui donne une livre de poisson, deux paires de gants, et une livre de beurre. Son casuel est très précaire et très minime. D’après la taxe générale, il doit percevoir 30 sols pour un enterrement, 30 pour un mariage, autant pour un baptême ; mais la plupart de ses paroissiens sont si pauvres, que souvent ils ne peuvent lui payer ce léger tribut. Dans une habitation isolée comme celle-ci, où tout ce qui sert aux besoins de la vie journalière doit être apporté de loin et payé fort cher, avec ces fractions de dîme, ces tonnes d’orge, ces casuels mal assurés, le prêtre ne parvient qu’avec une rigide économie à pourvoir à l’entretien de sa famille. Le jour où nous entrâmes chez lui, et où nous déposâmes sur sa table un de nos flacons de voyage : — Voilà la première fois, nous dit-il, qu’on boit du vin dans cette maison. — Comme les paysans, il ne boit ordinairement que du lait, il ne mange que du pain d’orge, du poisson, et de temps à autre de la chair de renne.

Nous aurions eu pitié de cette existence de prêtre dans cette triste et froide habitation, si nous n’avions vu la veille celle du missionnaire. Cet homme, qui a fait comme le prêtre des études universitaires et qui doit au besoin le remplacer, reçoit chaque année vingt-cinq tonnes de grain, rien de plus. Il voyage tout l’hiver dans les montagnes pour surveiller les catéchistes[2], examiner l’instruction qu’ils donnent aux Lapons, et les aider de ses encouragemens, de ses conseils. Il va d’une tente à l’autre par le froid, par la neige, couche au milieu de la fumée, et partage la misérable existence de la famille nomade. Nous entrâmes dans une chambre étroite, l’unique chambre de la maison. Nous trouvâmes là un homme jeune encore, mais faible et maladif, déjà chauve et aveugle à demi ; c’était le missionnaire. Il avait devant lui une tasse de lait, une galette d’orge, et un livre qu’il lisait comme un ermite des anciens temps, en prenant son frugal repas. Près de son lit étaient placés quelques rayons de bibliothèque, où nous aperçûmes des classiques latins et suédois, les poésies de Tegner, de Franzen, et l’histoire de Suède, de Geiier. Il n’avait pu acheter ces ouvrages que par de nombreuses privations ; mais c’était là son cercle d’amis, sa consolation, sa joie. Il nous montra avec un sentiment d’affection chacun de ces livres qu’il avait souvent lus et relus d’un bout à l’autre. Il nous raconta ses pèlerinages d’hiver, ses haltes dans les tentes laponnes, et quand nous lui demandâmes si cette vie ne lui semblait pas bien pénible : — Oh ! non, répondit-il, j’y suis habitué, et je l’aime. Je suis, il est vrai, privé de toutes les jouissances du luxe, mais mes vingt-cinq tonnes de grain me suffisent, et je me sens heureux. — Heureux ! me disais-je en le quittant ; est-ce donc toujours parmi les parens du pauvre Babouk qu’il faudra aller chercher le bonheur ?

La paroisse de Karesuando s’étend à une longue distance. On n’y compte cependant que huit cents habitans, dont six cents Lapons, le reste Finlandais, et pas un seul Suédois. L’été, l’église est peu fréquentée : les Lapons errent alors sur les côtes de Norvége ; mais l’hiver, ils se rassemblent dans les environs du hameau, et viennent assez régulièrement le dimanche assister au sermon du prêtre. Il y a là, au mois de février, à l’époque du thing[3], une foire considérable. Les Lapons y viennent de plus de quarante lieues à la ronde. Ils apportent sur leurs petits traîneaux de la chair de renne, des fromages, des fourrures, et prennent, en échange, du tabac, de l’eau-de-vie, de la farine.

Le 10 septembre au matin nous quittâmes Karesuando pour descendre le fleuve Muonio. On nous amena quatre barques longues et étroites, recourbées aux deux bouts, et glissant sur l’eau comme des coquilles de noix. Deux personnes seulement peuvent s’asseoir dans ces bateaux, deux rameurs se tiennent sur l’avant, et le pilote est debout à l’arrière avec une lourde rame qui lui sert de gouvernail. Le fleuve est large, imposant, et coupé par un grand nombre de cascades. C’est une chose curieuse à voir. C’est un écueil parfois dangereux, mais beaucoup moins dangereux et moins effrayant que certains voyageurs ne l’ont représenté. La pente de la cascade est adoucie par sa longue étendue. Quelquefois on peut à peine la remarquer ; mais souvent les larges vagues qui tombent tout à coup de leur niveau grondent, bouillonnent, écument, se brisent contre des quartiers de rocs, puis soudain s’arrêtent contre un espace d’eau calme et rebondissent sur elles-mêmes. Le bateau descend ces cascades avec la rapidité d’une flèche, et si le pilote n’est pas assez habile pour le gouverner, ni les rameurs assez forts pour résister au choc violent des flots, on court risque de se briser contre les rocs dont les pointes apparaissent à la surface de l’eau.

Le peuple, avec son instinct poétique, a symbolisé toutes ces chutes d’eau. Dans ses récits traditionnels, la cascade porte ordinairement un nom d’homme. Elle a des yeux et des oreilles ; elle chante, elle sourit, elle s’emporte. Elle voit venir le pêcheur qui veut la maîtriser et le lance avec fureur d’une vague à l’autre pour le punir de sa témérité. Elle voit venir la jeune fille des champs, défiante et craintive, et la berce mollement sur ses flots assouplis. L’imagination du peuple a aussi poétisé les bancs de roc qui rendent le passage de la cascade si difficile. Ceux-ci ont été apportés par les géans, qui voulaient en faire un pont pour aller d’une rive à l’autre ; ceux-là, par les sorciers, qui voulaient entraver les voyages du pêcheur, et tout cela forme une poésie féconde, variée, non écrite, mais vivant dans la mémoire de tous les paysans de la côte, et se perpétuant dans tous les contes du soir.

Depuis 1809, le fleuve Muonio sert de limite aux deux nations. La partie droite appartient à la Suède, la partie gauche à la Russie. Les habitans de l’une et de l’autre rive sont tous Finlandais. Ils ont vécu autrefois ensemble dans des relations journalières ; ils appartenaient à la même communauté, ils avaient les mêmes lois et les mêmes intérêts. Maintenant la politique a divisé cette vieille tribu, et le fleuve, qui réunissait autrefois les hommes d’une même race, est devenu, pour eux, une barrière, une ligne de démarcation. Mais les habitudes du passé et les liens du cœur l’emportent sur les contrats de la diplomatie. Le traité de 1809, conclu par la force du sabre, écrit avec la pointe d’une baïonnette, ce traité n’a pu anéantir en un jour tant de souvenirs enracinés dans le cœur de la nation finlandaise, tant d’affections particulières, tant d’alliances de famille. Les colons des deux rives du Muonio vivent ensemble comme par le passé. Ils parlent la même langue, se servent de la même monnaie, et partagent les mêmes affections. La Russie a suivi, à l’égard de la Finlande, la politique dont la Prusse lui avait donné l’exemple à l’égard des provinces rhénanes. Elle lui a laissé une partie de ses lois et de ses institutions. Cependant elle s’efforce, par tous les moyens possibles, d’effacer peu à peu dans ce pays les souvenirs suédois, et d’y introduire un nouvel esprit et une nouvelle prépondérance. Ainsi, elle a commencé par transférer à Helsingfors l’université d’Abo, qui, par son voisinage de la Suède, par ses traditions, devait subir l’influence de Stockholm plus que celle de Saint-Pétersbourg. Elle a créé dans cette université une chaire de littérature russe, et dès maintenant, tous les Finlandais qui aspirent à exercer une fonction publique, doivent présenter un certificat constatant qu’ils savent la langue russe. Elle a essayé de se faire aimer en diminuant les impôts, en accordant au peuple une constitution semi-libérale et semi-despotique. Enfin, elle a placé à la tête de cette contrée, enclavée aujourd’hui dans l’empire sous le titre de grande principauté de Finlande, un gouverneur-général et un sénat, dont tous les membres, nommés par l’empereur[4], tendent sans cesse à consolider la domination russe.

Sous le point de vue purement financier, la possession de la Finlande ne présente certes aucun avantage à la Russie. On peut même dire sans exagération et démontrer par des chiffres qu’elle lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte. Mais, sous le rapport politique, c’est une conquête inappréciable. Elle arrondit ses frontières, elle lui livre le golfe de Bothnie, et lui ouvre l’entrée des royaumes scandinaves. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir combien il importait à la Russie de s’adjoindre cette vaste province, et de quel intérêt il était pour la Suède de la conserver. Aussi, pendant près de huit siècles, ces deux puissances n’ont cessé de se la disputer. L’une et l’autre la regardaient comme un rempart nécessaire pour se préserver de tout envahissement. Le rempart est maintenant du côté de la Russie, et les Suédois ne prononcent encore qu’avec un amer ressentiment le nom de leur malheureux Gustave IV, qui, par sa folle témérité, leur fit perdre cette province, à laquelle ils étaient unis par les liens de l’intérêt politique et de l’affection. Plusieurs fois déjà quelques-uns de ces hommes qui se passionnent pour un rêve ont exprimé le désir chevaleresque de voir Charles XIV convoquer le ban et l’arrière-ban de ses armées pour anéantir le traité de 1809 et reprendre cette province, que la Suède appelle encore sa sœur. Leur projet de conquête, leur plan de campagne n’est qu’une utopie. La Suède n’est pas assez forte pour entreprendre une guerre pareille, et la Finlande, qui a combattu si opiniâtrement autrefois pour repousser la domination russe, ne ferait vraisemblablement aucun effort aujourd’hui pour s’en affranchir. Il est bien vrai que les Finlandais conservent encore une profonde sympathie pour le royaume dont ils ont long-temps partagé la bonne et la mauvaise fortune ; mais, comme l’a très bien fait observer un publiciste suédois, l’intérêt du présent, l’espoir de l’avenir, neutralisent déjà dans leur cœur les souvenirs du passé[5]. Les principaux habitans du pays ont été ralliés au parti russe par des places et des décorations, d’autres par un allégement dans les redevances des biens seigneuriaux, tous par l’attrait d’une constitution. La Finlande a d’ailleurs éprouvé, dans ses longs momens de crise, que la Suède pouvait à peine la défendre. Livrée pendant plusieurs siècles au pillage des Russes, elle a transigé avec ses haines nationales, et, pour conserver son bien-être matériel, elle s’abandonne maintenant à la protection de ceux qui l’envahissaient autrefois.

Nous ne faisons ici que toucher en passant une question importante, qui, par ses ramifications, tient au système politique du Nord entier. Nous y reviendrons plus tard d’une manière toute spéciale.

De Drontheim au cap Nord, nous avions vu la végétation décroître graduellement, s’affaisser, disparaître. En descendant le Muonio, nous la vîmes renaître et grandir. Les deux bords du fleuve sont plats comme les plaines de Hollande et couverts de verdure. D’abord on entre dans les régions des bouleaux, puis, à quelques milles de distance, on voit surgir des pins à la tête arrondie, à la tige légère, comme ceux que l’on rencontre après avoir traversé le Dovre. Un peu plus loin, on aperçoit des sapins élancés, menus, portant des branches courtes, pareils aux perches de houblon qui entourent les collines de Bamberg. Dans certains endroits, ces sapins sont mêlés aux bouleaux dont le feuillage commence à jaunir, et ces longues tiges, debout au milieu des branches mobiles qui flottent à tous les vents, présentent un joli coup d’œil. Mais bientôt la végétation des bouleaux diminue, s’efface, et là où elle s’arrête, là s’arrête aussi la Laponie. Dès ce moment toute la côte, jusqu’aux environs d’Umea, n’est connue que sous le nom de Nordbothnie, et l’on ne retrouve la vraie vie laponne qu’à une assez longue distance de la mer.

À mesure que la végétation augmente, les habitations reparaissent plus grandes et plus nombreuses. De distance en distance, on distingue sur le rivage la ferme finlandaise avec les petites cabanes qui l’entourent. Les hommes travaillent dans les champs, et les femmes s’en vont, le râteau sur l’épaule, recueillir le foin qu’ils ont fauché le matin. À moitié chemin, nous entrons dans une de ces fermes. Tous ceux qui l’habitent sont loin, mais la porte est ouverte. Le feu brille dans la cheminée et les jattes de lait frais sont posées sur la table. Le vol est si rare parmi les habitans de ce pays, qu’ils ne le redoutent pas, et, lorsqu’ils sortent, ils laissent leur maison ouverte, comme si, même pendant leur absence, ils ne voulaient pas se priver du plaisir d’offrir un asile à l’étranger qui passe.

Après ces habitations éparses, nous rencontrons trois grands hameaux : celui de Kœttisuvando, placé dans une situation pittoresque au bord du fleuve ; celui d’Œfver-Muonio, et celui de Muonioniska, chef-lieu d’un pastorat considérable, appartenant à la Russie. Il y a là un paysan qui, d’après certaines conventions faites avec l’autorité du canton, est tenu de loger les voyageurs et de les héberger. Le hœrradshœfding a oublié de lui prescrire les précautions qu’il devrait prendre pour que les malheureux étrangers qui lui arrivent n’eussent pas du moins à regretter l’abri des bois, et l’aubergiste, en homme de conscience, s’en est tenu aux termes du traité. Il n’y a rien à attendre ni de sa cave ni de son armoire ; mais à quelque heure du jour qu’on vienne le surprendre, on est à peu près sûr de trouver chez lui une couche de paille, du pain noir et du lait caillé en abondance.

Dans ce hameau et dans les hameaux voisins situés sur l’autre rive, les paysans ne se contentent plus de récolter du foin, d’élever des bestiaux. Ils veulent semer de l’orge, et cette ambition agricole les plonge souvent dans la misère. Souvent la moisson, surprise par le froid, ne peut pas mûrir. Ils récoltent leur orge à moitié vert. Ils le portent dans une espèce de four et le font sécher à un feu ardent, puis ils le battent et le pétrissent avec la paille. On nous a montré le pain qu’ils mangent la plupart du temps : c’est une galette de paille jaune où il n’entre guère qu’un quart de farine. Un autre malheur dans leurs années de disette, c’est que ces épis avortés dont ils parviennent si difficilement à faire du pain, ne peuvent leur donner de semence pour l’année suivante. Ils sont obligés de l’acheter, et ils la paient cher.

Plusieurs fois les hommes intelligens du pays leur ont représenté combien il vaudrait mieux renoncer à cette funeste culture, mettre leurs champs en prairie et se livrer à l’éducation des bestiaux qui les enrichit presque toujours ; mais toutes ces remontrances sont inutiles. Le paysan répond qu’il veut faire comme ses pères ont fait. Jeune, il s’est réjoui de conduire la charrue à travers les sillons ; vieux, il veut la conduire encore. Il a pour le sol qui lui appartient une sorte d’affection enfantine, et pour ses travaux de laboureur une préférence que nulle déception ne peut affaiblir. L’aspect des pâturages ne lui cause qu’une faible joie ; mais l’aspect d’un champ d’orge où les épis se développent et commencent à jaunir, lui fait battre le cœur et l’enorgueillit ; car c’est là le fruit de ses travaux, de sa patience, de son habileté. Que si alors on tente de lui représenter ses vrais intérêts, il se retranche dans ses souvenirs de jeunesse, dans l’attachement naïf qu’il a pour ses sillons. — Oh ! voyez, disait un jour un paysan finlandais à un prêtre qui cherchait à le détourner de ses fausses spéculations de laboureur ; voyez, la terre est noire. Il me semble qu’elle est couverte d’un voile de deuil, qu’elle souffre, qu’elle a faim. C’est elle qui nous a nourris, mon père et moi. Comment voulez-vous que je l’abandonne, que je la laisse languir quand je peux, avec un sac de semence, la rendre si riante et si belle ?

Ainsi, le pauvre paysan de Nordbothnie continue à suivre le même système. Son champ est pour lui comme une loterie à laquelle il porte chaque année avec un nouvel espoir et une nouvelle résignation le fruit de ses sueurs et de ses épargnes. Souvent il s’endette pour entretenir ce lot rongeur auquel il ne veut pas renoncer. Les années de disette l’accablent ; mais une récolte féconde lui rend toute sa joie et toute son audace. Quand nous arrivâmes à Muonioniska, nous fûmes témoins d’une de ces heureuses émotions. C’était la première fois depuis sept ans que l’orge était vraiment mûre. Cette fois on ne la portait plus au four pour la faire sécher, on la dressait gaiement par faisceaux sur des perches, comme du lin sur des quenouilles. Dans les familles, on commençait à pétrir du pain plus pur, et le laboureur, en comptant ses belles gerbes, regardait d’un air malicieux le marchand qui, cette année, ne pourrait pas bénéficier sur le prix de la semence.

La ressource la plus assurée du Finlandais de Nordbothnie est le produit de ses bestiaux. Quand le paysan est parvenu à amasser quelques centaines de livres de beurre, il les porte en Norvége, où on les paie mieux qu’en Suède. Il voyage avec ses chevaux le long du fleuve qui se couvre de glace au mois d’octobre, et ne dégèle ordinairement que vers le milieu de mai. Au pied des montagnes, il trouve des rennes, des ackia (traîneaux), et des Lapons. Pour cinq francs, il a un attelage qui le conduit jusqu’en Finmark. Il vend son beurre à Alten, à Talvig, à Kaafiord, prend en échange les diverses denrées dont il a besoin et s’en revient. Chaque lispund de beurre vaut à peu près dix francs. Quand le paysan a payé ses frais de voyage, fait sa provision d’eau-de-vie, de tabac, il lui reste encore de quoi acquitter ses impôts, et porter le dimanche quelques skellings à l’offrande. De temps à autre, il peut vendre aussi des peaux, de la viande fumée et du poisson.

Du reste, il mène une vie sobre et économe. Il ne boit que du lait mêlé avec de l’eau, parfois un peu d’eau-de-vie, et ne mange que du pain noir. S’il a quelque aisance, il tue au commencement de l’hiver une génisse qu’il sale, et le dimanche sa femme en fait bouillir un morceau. Le jour de Noël est le seul où il sorte de son abstinence habituelle. Ce jour-là, on brasse dans sa maison de la bière, qui est, comme dans toute la Suède, connue sous le nom de bière de Noël (Julœl) ; on pétrit des gâteaux, on découpe un quartier de génisse, et toute la communauté, parens, enfans, voisins et domestiques, s’asseoit à la même table et se réjouit comme les bergers de Bethléem de la venue du Sauveur.

Un grand jour aussi pour lui est celui où l’un de ses enfans se marie. La cérémonie nuptiale a lieu ordinairement en hiver, car alors les paysans sont plus libres et les voyages plus faciles. Une semaine avant le jour solennel, deux ou trois messagers s’en vont par différentes routes inviter à la noce les propriétaires et les domestiques de tous les gaard du voisinage. Puis l’heure de la réunion arrive. La chambre des fiançailles est tapissée de rameaux verts ; les pièces de bœuf rôtissent au foyer, et les flacons d’eau-de-vie brillent sur la table. La bonne mère de famille a préparé, pour cette grave circonstance, son linge le plus fin et sa vaisselle la moins ébréchée. Les voisins sont venus à son secours, et tout ce qu’il y a d’assiettes de faïence et de cuillères d’argent à plusieurs lieues à la ronde est réuni ce jour-là dans la demeure des fiancés. Bientôt on entend le galop des chevaux qui amènent les convives. Les légers traîneaux glissent dans la cour de la ferme. On court au-devant des nouveau-venus ; on leur serre la main, on les fait asseoir près du feu, on leur sert de la bière et de l’eau-de-vie. Puis, un instant après, le son des grelots recommence, les étrangers abordent de tous côtés, et dans l’espace de quelques heures, deux à trois cents personnes se trouvent rassemblées dans la même enceinte. Après le déjeuner, les fiancés s’avancent conduits par leurs parens. Le jeune homme porte un habit de fin vadmel, un gilet à boutons brillans, et la jeune fille, une ceinture d’argent et une couronne dorée. Tous deux s’asseoient au milieu de la salle sur des siéges recouverts d’un manteau de soie. Le prêtre les bénit ; puis, lorsque les prières sont achevées, il va se mettre devant une table sur laquelle un domestique vient de poser un large plateau. Il adresse une allocution aux convives, et leur recommande le jeune couple qui va entrer en ménage. Chacun connaît d’avance le dernier mot de cette charitable harangue, et chacun tire sa bourse. D’abord viennent les parens qui déposent dans le plateau de beaux écus neufs recueillis exprès pour cette solennité, puis les riches voisins qui y portent parfois jusqu’à 15 ou 20 francs, et les domestiques qui apportent aussi leur offrande ; après quoi, on se met à table, on boit, on danse, on fait une ample consommation de bière et d’eau-de-vie. Les convives restent là deux ou trois jours, couchent dans la grange, et viennent tour à tour s’asseoir à la même table. Mais, en comptant leurs recettes, il est rare que les nouveaux mariés n’aient pas un ample bénéfice sur les frais de leur hospitalité.

Cette race finlandaise, que je voyais pour la première fois dans son propre pays, m’intéressait beaucoup. J’aimais à étudier sa physionomie, à la suivre dans les habitudes de sa vie. Les femmes sont blanches, fraîches, bien faites. Nous en avons vu une à Kilangi qu’on aurait pu citer partout comme une beauté remarquable. Quand elle était jeune fille, elle attira souvent l’attention des voyageurs, et beaucoup de riches étrangers, nous dit notre guide, tentèrent de la séduire ; mais ni les douces paroles ni les promesses brillantes ne purent l’émouvoir : elle resta dans l’humble demeure où elle était née, et devint une bonne et heureuse femme de paysan.

Les hommes sont généralement grands et forts. Sur leur figure pâle, et dans leurs yeux bleus, on remarque une expression de calme qui ressemble parfois à de la mélancolie. Mais l’espèce de résignation passive dans laquelle ils vivent habituellement, ne fait que masquer l’énergique trempe de leur caractère. Ils sont fermes et tenaces dans leurs résolutions, inflexibles dans leurs sentimens de haine, admirables dans leur dévouement. On m’a cité deux anecdotes qui peignent assez bien les traits distinctifs de leur caractère dans deux situations opposées. Un Finlandais qui avait à se plaindre de son maître, conçut le projet de le tuer et nourrit pendant cinq ans cette fatale pensée. Il n’attendait qu’une occasion favorable pour exécuter son crime. Dès qu’elle se présenta, il la saisit avec empressement. Traduit devant les juges, il avoua le meurtre qu’il venait de commettre, et comme on l’engageait à se repentir et à demander pardon à Dieu avant d’aller paraître devant lui, il joignit les mains, fit sa prière et dit qu’il mourait avec la joie d’avoir lui-même enlevé la vie à un misérable.

L’autre anecdote que l’on me racontait dans le pays, est un exemple de générosité d’ame presque fabuleux. Deux officiers firent naufrage en allant de Stockholm à Abo, et se sauvèrent avec leur domestique et un Finlandais sur quelques planches à demi brisées du navire. Ce radeau improvisé était trop faible pour les soutenir tous quatre. L’un des officiers se prit à pleurer en parlant de sa femme et de ses enfans. — Vous les reverrez, dit le Finlandais qui l’avait écouté avec une profonde émotion ; adieu, vivez heureux. Au même instant il se précipite dans les vagues, et la nacelle allégée continue sa route.

Les maisons finlandaises sont remarquables par leur adroite distribution et leur propreté. Chaque ferme se compose, comme je l’ai dit, de plusieurs corps de logis, et chaque corps de logis, chaque chambre même a un nom particulier. Ordinairement on entre dans une grande cour carrée, fermée par quatre édifices. Le plus large, le plus élevé, est l’habitation du paysan. Là est la kammare, la chambre où l’on garde les larges seaux de lait, et où couche le chef de famille ; à côté est la poerte, vaste salle chauffée par le feu de la cuisine et du four, où l’on fait cuire tous les deux jours les galettes d’orge. C’est là que les habitans de la ferme se reposent après leurs travaux, c’est là qu’ils couchent sur le plancher, ou sur un banc. Vis-à-vis est la chambre où les femmes filent et tissent la laine. À côté de ce premier édifice, est la petite maison réservée aux voyageurs, en face la grange, plus loin l’écurie. En sortant de cette enceinte, on trouve les stabur, ou magasins en bois pareils à de grands coffres, où la famille enferme une partie de ses vêtemens et de ses provisions. Près de là est la cabane où l’on fait cuire pendant l’hiver, dans une grande chaudière, les plantes marécageuses et les branches d’arbres qui servent de nourriture aux bestiaux ; puis le seanao ou maison de bains. Ce dernier bâtiment, que l’on retrouve dans toute la Finlande et dans toutes les provinces où les Finlandais ont établi une colonie, ne renferme qu’une grande salle carrée, qui se ferme hermétiquement de tous les côtés. Au fond, de larges bancs sont élevés contre la muraille à quelques pieds du sol. Au milieu est le foyer. Trois fois par semaine, pendant la saison du travail, et chaque samedi, pendant l’hiver, les habitans de la ferme se réunissent là le soir, hommes et femmes, dans un état complet de nudité. On fait chauffer des dalles au feu ; puis on jette sur ces dalles de l’eau bouillante, ce qui produit en quelques instans une vapeur épaisse et une chaleur concentrée qui s’élève souvent jusque au-delà de quarante degrés. Pendant ce temps, les baigneurs se tiennent debout sur leur banc ; et lorsque la sueur ruisselle de tous leurs membres, ils se frappent avec des verges pour s’exciter encore. Après avoir passé une demi-heure dans cette température, dont l’idée seule effraie celui qui n’en a pas, comme eux, contracté l’habitude, ils sortent tout nus, et vont tranquillement s’habiller dans leur chambre.

Ces gaard renferment tout ce qui est nécessaire à l’exploitation d’une ferme : on y trouve une forge, un atelier de menuiserie. Les Finlandais fabriquent eux-mêmes leurs instrumens d’agriculture ; les femmes tissent, cousent les vêtemens, et le soir donnent des leçons à leurs enfans. Il n’y a point d’écoles dans les campagnes de Finlande, mais on trouve dans chaque maison une bible, un livre de psaumes, un catéchisme, et tout le monde sait lire.

À un demi-mille de Muonioniska est la cascade d’Eyanpaïkka, la plus forte et la plus redoutée de toutes celles que l’on rencontre sur ce grand fleuve ; son nom en finlandais signifie demeure du vieux. C’est là qu’habite le vieux Neck entre les rochers ; lorsqu’un pilote maladroit s’approche trop près de sa grotte, il se lève avec colère, il agite sa baguette magique, les vagues s’enflent, et le torrent vengeur emporte dans l’abîme la barque téméraire.

Cette cascade a près d’un quart de lieue de long ; des rocs nus la bordent de chaque côté, comme un rempart ; des sapins échevelés la dominent ; des troncs d’arbres déracinés roulent dans ses flots ; l’horizon est de tous côtés fermé par des rochers et des bois ; la forêt est silencieuse et déserte ; on n’entend que le craquement d’une tige vieillie qui se brise sous l’effort du vent, ou le fracas des flots qui se précipitent contre les pierres. C’est un magnifique océan de désolation, un poème dans la solitude, un tableau sublime dans le désert.

Ordinairement les voyageurs descendent sur le rivage, en arrivant auprès de cette cascade, et vont par terre, au-delà de l’endroit redouté, attendre leur bateau. Les pêcheurs et les paysans de la côte, habitués à la franchir chaque jour, n’osent pas même la franchir sans un pilote. Il y avait autrefois ici quatre pilotes ; deux d’entre eux sont morts après de pénibles fatigues, le troisième s’est noyé l’été dernier. « Il voulait jouer, me dit un de nos rameurs, avec les diables blancs (les vagues) de l’Eyanpaïkka, mais ils se sont élancés vers lui, et il n’a pas résisté long-temps. En deux tours de main, voyez : la barque s’en allait par morceaux, comme un vieux poisson sec, et le pilote avait plus d’eau dans le gosier qu’il n’est permis à un chrétien d’en boire. »

Le quatrième pilote est un jeune homme au regard expressif, à la figure mâle et hardie. Il porte de grands cheveux blonds flottant sur ses épaules, une jaquette verte, comme celle des chasseurs du Tyrol, et des pantalons en cuir. Son nom est aussi romantique que le métier qu’il exerce : il s’appelle Carl Regina. C’est lui maintenant qui guide tous les bateaux de paysans et de voyageurs dans ce passage difficile ; on lui paie un riksdaler, 30 sols, pour jouer ainsi sa vie.

Les habitans de Muonioniska n’avaient pas manqué de nous raconter les nombreux accidens arrivés sur cette cascade ; mais leur récit ne faisait que nous donner, à M. Gaimard et à moi, un plus grand désir de la descendre. On nous disait d’ailleurs que quelques jours auparavant deux voyageurs anglais avaient reculé d’effroi en la voyant, et s’étaient hâtés de prendre le chemin de terre. Nous tenions à nous montrer plus courageux que les Anglais.

Bientôt nous entendons le bruissement du torrent, nous voyons les flots d’écume qui jaillissent dans l’air. La cascade apparaît sombre et fougueuse, secouant sa tête échevelée entre ses rideaux de sapins. « Le vieux Neck est en colère ! s’écrie l’un des matelots ; il n’aime pas les étrangers. » Mais nous sommes décidés à voir de près le vieux Neck, et nous restons dans le bateau. Le pilote est debout, le gouvernail à la main, l’œil attentif, les cheveux au vent. Les deux rameurs serrent avec force leurs avirons et tiennent le regard fixé sur leur guide pour obéir à son moindre signe, à sa parole, à son mouvement. En nous penchant sur le bord de la barque, nous voyons les rochers dont la cascade est hérissée ; les uns dressent leur cime aiguë à la surface de l’eau ; d’autres sont cachés sous une nappe d’écume, et le bateau tourne, serpente, glisse entre les écueils, et bondit comme un coursier sans frein sur le dos des vagues. Tantôt le flot, repoussé par les rocs, heurte avec violence notre barque fragile ; tantôt il se dresse dans l’air et rejaillit sur nous comme une pluie d’orage. Puis nous tombons d’un degré de la cascade à l’autre. La lame se creuse et s’affaisse sous nous, et le fond de l’eau ressemble à un lit de soie bleue, et les bandes d’écume qui nous entourent à des franges d’argent. Mais la cascade gronde de nouveau, s’irrite, nous poursuit, et nous lance de vague en vague, d’écueil en écueil. Tout ce mouvement de l’eau, cette force du torrent, cette variété d’aspects, nous donnent une foule d’émotions saisissantes et rapides comme un rêve. En un clin d’œil le rêve est fini. En trois minutes l’espace orageux est parcouru, et l’on rentre dans le lit paisible du Muonio. Mais nous avions été si heureux de faire cette première course, que nous voulûmes la recommencer, à la grande surprise de nos rameurs, qui n’avaient pas l’habitude de voir les voyageurs entreprendre deux fois de suite ce trajet redouté sur toute la côte.

À partir de là, le paysage est plus large et plus varié, les forêts sont plus hautes et les maisons plus nombreuses. Les gîtes où nous nous arrêtons ne sont pas élégans, mais propres, spacieux, et la politesse affectueuse avec laquelle on nous reçoit nous fait oublier toutes les privations matérielles que nous devons y subir. Deux jours après avoir traversé l’Eyanpaïkka, nous nous reposâmes de nos heures de fatigue et de nos heures d’abstinence dans la riante habitation de Kengisbruk. C’est une forge qui date de plus de deux siècles, la forge la plus septentrionale de la Suède. Lorsque nous y arrivâmes, elle venait d’être vendue, et les anciens maîtres l’avaient déjà quittée pour faire place aux nouveaux. Il n’y avait dans la maison du directeur de l’établissement qu’une jeune fille qui nous reçut avec une grace parfaite. Nous trouvâmes là des livres, des journaux, et tout ce qui était pour nous, depuis quelque temps, un luxe inusité : des rideaux de mousseline aux fenêtres, des chaises couvertes en toile de Perse, et un plancher parqueté. Le lendemain nous dîmes adieu à regret à la jeune fille qui nous était apparue comme une fée dans cette demeure abandonnée des hommes. Une forêt de bouleaux s’étendait devant nous, un torrent grondait à nos pieds. Les lueurs argentées d’un beau matin d’automne scintillaient sur les flots et à travers les arbres. Les pointes d’herbes revêtues d’une légère gelée brillaient aux premiers rayons du soleil comme des perles. La mésange de Sibérie (parus Sibericus) au plumage gris, le pinson des Ardennes (montifringilla) aux ailes noires, à la poitrine jaune, au collier brun, et la linotte à la tête tachetée de rouge, gazouillaient leur prière sur les rameaux verts, agités par un vent frais. La fumée montait avec des étincelles de feu au-dessus des fourneaux, et la cloche appelait les ouvriers au travail. Nous nous en allions à pas lents, regardant de tous côtés ce paysage pittoresque, tantôt nous retournant pour voir encore la cime des forges cachées dans le vallon, tantôt nous arrêtant au bord de l’eau. Dans ce moment, cette belle et fraîche matinée du Nord avait une teinte méridionale. Je la contemplais avec un vague sentiment de joie, et je la saluais avec une douce mélancolie ; car tous ces lieux que j’aimais, j’allais bientôt les quitter, et déjà j’essayais de transporter l’émotion du moment dans la rêverie du souvenir :

Sur les coteaux le jour se lève
Frais et riant comme un beau rêve.
Parmi les bouleaux argentés,
Et sur les champs que l’on moissonne,
Les doux rayons d’un ciel d’automne
Répandent de molles clartés.


Ici, sous un voile de brume,
La cascade bruyante écume.
Là le fleuve paisible et pur
Dans la plaine s’enfuit, s’efface,
Et sur la rive qu’il embrasse
Jette un soupir, un flot d’azur.

Et loin du bruit, et loin du monde,
Gaîment je m’élance sur l’onde,
Heureux de voir dans le lointain
Se dérouler le paysage,
De songer à mon grand voyage,
 De respirer l’air du matin.

Lorsque l’oiseau sous la bruyère
S’élève et chante sa prière,
Je prie aussi, je dis : Mon Dieu !
Laisse-moi demeurer encore
Dans cet abri que l’on ignore,
Sous ton regard, sous ton ciel bleu.

Que la nature soit le temple
Où mon œil ému te contemple !
Que la grande voix du désert,
Le bruit des eaux sur le rivage,
Le chant caché dans le feuillage,
Soient mon cantique et mon concert !

Ces souvenirs des jours tranquilles,
Dans la vaine rumeur des villes,
Un jour je les emporterai.
Si le destin cruel m’oppresse,
Ils me suivront dans ma tristesse,
Et souvent je les bénirai.

Nous étions au confluent des deux fleuves. Le Tornea[6] bondissant, mugissant, courait se précipiter dans le Muonio. À côté, un petit ruisseau, sorti d’une source voisine, suivait paisiblement la même route. En les voyant descendre tous deux dans le même lit, il me semblait voir une image de la vie, et je me disais : C’est ainsi que s’en vont les destinées humaines, les unes hardies et imposantes, les autres obscures et timides. Mais qu’importe le bassin de granit d’où elles s’échappent, ou l’humble sillon qu’elles se creusent ? elles s’en vont toutes vers le même but, elles descendent toutes dans le grand fleuve de l’éternité.

À Kengisbruk, le Muonio perd son nom. Le Tornea, qui vient d’arriver, lui impose le sien. C’est une de ces injustices qui s’exerce parmi les fleuves comme parmi les hommes. Le Tornea entraîne à sa suite son puissant rival, et tous deux se déroulent dans l’espace, élargissent leur couche, s’arrondissent autour d’une île, ou s’étendent en face de la côte, comme les eaux d’un lac.

Vers midi, nous arrivâmes dans une maison plus élégante encore que celle de Kengis. Elle appartient à M. Ekstrœm, paysan riche et intelligent, qui a lui-même fait son éducation et celle de sa famille. Il était absent lorsque nous nous présentâmes pour le voir ; mais sa femme vint au-devant de nous, et nous fit entrer dans un joli salon, où nous aperçûmes des gravures choisies, des livres, des cahiers de musique et un piano. C’était le premier que nous voyions depuis long-temps. Sous les fenêtres s’étendait un jardin potager, parsemé de quelques tiges de fleurs, et d’un autre côté était la ferme avec une plantation d’arbres. Pendant que nous observions tous les embellissemens de ce domaine champêtre, deux jeunes filles, habillées avec autant de simplicité que de bon goût, entrèrent dans le salon et nous saluèrent avec le sourire de la bienveillance sur les lèvres. Nous les priâmes de chanter. Elles s’assirent devant le piano, et chantèrent des mélodies de Suède et de Norvége et des poésies finlandaises, dont nous aurions voulu emporter avec nous les tons suaves et mélancoliques ; puis elles se levèrent et nous offrirent l’une après l’autre du vin de Porto, des biscuits, du café. Leur mère était là qui les encourageait à nous servir, et qui nous apportait elle-même la tasse et le flacon. Au moment où nous allions quitter cette bonne et honnête famille, pour rejoindre notre bateau, nous nous aperçûmes que les deux jeunes filles n’avaient parlé suédois avec nous que par modestie, car elles comprenaient et parlaient facilement le français. Nous leur demandâmes qui leur avait appris cette langue, et elles nous dirent que c’était leur père. Qui leur avait appris la musique ? C’était leur père. Nous inscrivîmes avec un sentiment de respect sur notre album de voyageur le nom de cet excellent homme et celui de ses deux filles, pareilles à deux violettes cachées dans la solitude et le silence des bois.

Le soir, nous franchissions le cercle polaire, et le lendemain, nous arrivions à Œfver Tornea. En face, sur la côte suédoise, est le village de Mattarengi, qui se compose d’une vingtaine d’habitations dispersées le long d’une colline peu élevée. Au pied s’étend une île tellement exposée aux inondations, qu’elle ne peut être habitée. On y a seulement construit des stabur destinés à renfermer la récolte de foin. De l’autre côté du fleuve est la montagne d’Avasaxa, couverte de sapins. Elle n’a guère plus de cinq cents pieds de haut, et son aspect n’est rien moins qu’imposant ; mais elle a été illustrée par les observations de Maupertuis, et le 25 juin de chaque année elle est visitée par une foule de curieux. Au soixante-sixième degré de latitude, ce jour-là n’est interrompu ni par la nuit, ni par le crépuscule. Du haut d’Avasaxa, on voit à minuit le soleil s’incliner à l’horizon, puis se relever aussitôt et poursuivre sa route. Les Anglais accourent surtout en grand nombre pour contempler ce phénomène. Il en vint un, il y a quelques années, de Brighton qui avait entrepris ce long voyage dans l’unique but de monter le soir au sommet de l’Avasaxa, de saluer le soleil de minuit et de s’en retourner immédiatement en Angleterre. Il était arrivé le 22 juin, et attendait avec impatience l’heure solennelle où son guide viendrait le chercher pour le conduire au sommet de la montagne. Le 25 juin apparaît enfin, l’horizon est pur, le ciel bleu. Vers le soir l’Anglais se met en route, le cœur agité par de douces émotions ; mais voilà qu’au moment où le phénomène boréal doit surprendre tous les regards, des nuages épais s’amoncèlent au-dessus du fleuve, montent dans les airs, et cachent le soleil de minuit. Le malheureux ne put résister à une telle calamité. Il rentra chez lui et se pendit.

Mattarengi nous offrait peu de sujets d’étude. Le village est habité par des Finlandais semblables à ceux que nous avions déjà rencontrés le long de notre route. Il n’y a ni d’école publique dans tout le pastorat, ni de société de lecture. Les parens apprennent eux-mêmes à lire à leurs enfans ; le prêtre va les voir une fois par an, et cet examen de quelques heures est, pour eux, un puissant encouragement.

L’orge ne mûrit guère mieux ici qu’à Muonioniska ; mais les habitans de cette côte trouvent une grande ressource dans la pêche du saumon, qui est presque toujours fort abondante. Ils fabriquent aussi du goudron, et ils commencent à faire de la potasse avec des feuilles de bouleaux.

Nous visitâmes le prêtre et l’organiste, qui, depuis quarante ans, a fait sans interruption des observations météorologiques ; puis nous nous remîmes en route. Nous traversâmes avec un pilote les deux longues cascades de Vuoiena et de Makakoski, et quelques heures après nous arrivâmes à Haparanda.

  1. Voyez la livraison du 1er  mars 1839.
  2. Tout ce qui a rapport aux fonctions des missionnaires et à celles des catéchistes sera expliqué plus en détail dans un article que nous publierons prochainement sur l’instruction du peuple en Laponie.
  3. Assemblée générale où le foged perçoit les impôts et juge les procès.
  4. Reglemente foer Regerings-Conseilen i Finland.
  5. Om Allians-Tractaten emellan Sverige och Ryssland ar 1812.
  6. On prononce Torneo, ainsi que Umeo, Piteo, etc. C’est la dernière lettre a qui signifie, comme en Islande, fleuve. En Islande, elle est surmontée d’un accent grave, en Suède, d’un petit ˚.