Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre V

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Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 106-132).
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LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Chirisophe se met en quête de navires ; Xénophon pourvoit au reste. — Dexippus, envoyé pour ramener les vaisseaux, s’enfuit sur l’un d’eux. — Polycrate ramène un vaisseau à trente rames.


Tout ce que firent les Grecs durant l’expédition de Cyrus et dans leur marche jusqu’à la mer qui se nomme le Pont-Euxin, puis leur arrivée à Trapézonte, ville grecque où ils firent les sacrifices promis pour leur délivrance dès qu’ils seraient en pays ami, a été raconté dans les livres précédents.

On s’assemble, et l’on délibère sur la route qui reste à suivre. Antiléon de Thurium se lève le premier et parle en ces mots : « Pour ma part, dit-il, camarades, je suis las de plier bagage, d’aller, de courir, de porter des armes, de marcher en rang, de monter la garde, de me battre : je veux une trêve à tous ces travaux. Puisque nous voilà au bord de la mer, je veux m’embarquer, et, comme Ulysse, étendu et dormant, arriver jusqu’en Grèce[1]. » En entendant ces mots, les soldats s’écrient avec grand bruit qu’il a bien passé. Un autre répète les mêmes paroles, et après lui tous les assistants. Chirisophe se lève alors et dit : « J’ai pour ami, chers camarades, Anaxibius, qui se trouve en ce moment à la tête d’une flotte. Si vous m’envoyez à lui, j’espère revenir avec-les trirèmes et les bâtiments de transport qui nous sont nécessaires. Puisque vous voulez vous embarquer, attendez mon retour ; je reviendrai dans peu. » Ces paroles ravissent les soldats, qui décident que Chirisophe parte dans le plus bref délai.

Après lui, Xénophon se lève et dit : « Chirisophe va nous aller chercher des vaisseaux, et nous, nous resterons ici. Par conséquent, ce qu’il vous convient de faire durant ce séjour, je vais vous le dire. D’abord il faut tirer des vivres du pays ennemi, car le marché ne suffit pas à nos besoins et nous n’avons la faculté d’acheter qu’à un petit nombre de marchands : de plus, ce pays étant ennemi, il y a risque que beaucoup des nôtres périssent, si vous vous avancez sans soin et sans précaution pour vous procurer des vivres. Je crois donc qu’il faut aller marauder à distance pour nous faire des provisions, que personne ne s’écarte, si nous voulons ne pas être perdus, et que nous y veillions tous. » Cet avis est adopté. « Écoutez encore ceci. Plusieurs d’entre vous iront à la maraude. Il est donc bon, je crois, que celui qui sortira nous prévienne et nous indique où il va, afin que nous connaissions le nombre des sortants et des restants, et que nous nous tenions prêts au besoin. S’il faut porter secours à quelqu’un, nous saurons où courir. Si quelqu’un sans expérience médite une entreprise, nous en délibérerons avec lui et nous tâcherons de savoir à quelle force il aura affaire. » On adopte cet avis. « Songez encore à ceci, dit Xénophon : l’ennemi de son côté peut piller à son aise, et il a le droit de nous tendre des pièges, puisque nous nous sommes approprié ce qui est à lui. Il est posté au-dessus de nous. Je crois donc qu’il faut des gardes tout autour du camp. Si nous nous divisons par compagnies pour garder et veiller, les ennemis auront moins de chances de nous surprendre. Voici encore une chose. Si nous avions la certitude que Chirisophe revînt avec une flotte capable de transporter l’armée, ce que je vais dire serait inutile. Mais comme en ce moment le fait est douteux, je suis d’avis de nous pourvoir ici même de bâtiments. Si nous les avons, quand il reviendra, nous n’en manquerons pas pour naviguer ; s’il n’en amène pas, nous userons de ceux d’ici. Je vois souvent des navires longer cette côte. Empruntons aux Trapézontins de longs navires ; amenons-les ici et gardons-les, après en avoir détaché le gouvernail, jusqu’à ce que nous en ayons un nombre suffisant ; peut-être alors ne manquerons-nous pas de moyens de transport. » Cette proposition est encore adoptée. « Examinez aussi, continue Xénophon, s’il n’est pas juste de nourrir à frais communs les gens que nous amènerons, durant tout le temps qu’ils resteront ici, et de convenir avec eux du passage, afin qu’ils profitent en nous profitant. » La proposition est accueillie, « Enfin, dit Xénophon, je suis d’avis, s’il nous est impossible d’arriver à nous procurer des bâtiments, d’ordonner aux villes maritimes de réparer les chemins, qui, d’après ce que nous savons, sont en fort mauvais état. Elles obéiront par crainte et par le désir de se voir débarrassées de nous. »

Tout le monde s’écrie qu’il n’est pas nécessaire de réparer les chemins. Xénophon, voyant leur folie, ne va point aux voix, mais il engage les villes à les réparer d’elles-mêmes, en leur disant qu’elles seront plus vite débarrassées, si les routes sont praticables. On reçoit des Trapézontins un pentécontore, dont on donne le commandement au Laconien Dexippe. Cet homme, sans se préoccuper de réunir des navires, prend la fuite et s’échappe du Pont-Euxin avec le vaisseau qu’il a. Mais dans la suite il fut justement puni. Ayant intrigué en Thrace, auprès de Seuthès, il y fut tué par le Laconien Nicandre. Les Grecs empruntent aussi un triacontore, dont on confie le commandement à Polycrate d’Athènes, qui ramène près du camp tous les vaisseaux qu’il peut prendre. On en tire la cargaison, que l’on met sous bonne garde, afin qu’il ne s’en perde rien, et l’on se sert des bâtiments pour le transport. En même temps les Grecs sortent pour la maraude : les uns prennent ; les autres ne trouvent pas. Cléénète, ayant conduit son loche et celui d’un autre contre un poste difficile, y est tué, et plusieurs autres avec lui.


CHAPITRE II.


Lutte contre les Driles.


Les vivres manquant, il était difficile au soldat de revenir le même jour au camp. Xénophon prend donc des guides à Trapézonte, et conduit la moitié de l’armée contre les Driles, en laissant l’autre moitié de garde au camp, attendu que les Colques, chassés de leurs habitations, s’étaient réunis en grand nombre et portés sur les hauteurs. Les Trapézontins, de leur côté, ne menaient point où il eût été facile d’avoir des vivres, parce que c’eût été chez des amis ; mais ils conduisent de grand cœur chez les Driles, dont ils avaient à se plaindre. C’est un pays montueux et âpre : les habitants sont les plus belliqueux de tout le Pont-Euxin.

Dès que les Grecs sont arrivés dans le haut pays, tous les endroits qui paraissent aux Driles d’une prise facile, ils y mettent le feu en se retirant. On n’y trouve à prendre que des porcs, des bœufs et autres bestiaux échappés aux flammes. Il y avait un lieu qu’on appelait leur métropole. Ils s’y étaient tous réfugiés. Alentour était un ravin très-profond, avec des abords difficiles. Les peltastes, qui avaient couru cinq ou six stades en avant des hoplites, traversent te ravin, en voyant beaucoup de bestiaux, ainsi que d’autres objets de bonne prise, et attaquent le poste. Ils étaient suivis d’un grand nombre de doryphores, qui étaient sortis pour trouver des vivres, de sorte qu’il y avait plus de deux mille hommes au delà du ravin. Ne pouvant pas enlever par un combat la place qu’entourait un large fossé, dont une palissade et beaucoup de tours de bois garnissaient le ravin, ils essayent de se replier ; mais les ennemis fondent sur eux. Impossible de revenir sur ses pas, vu qu’on ne pouvait descendre qu’un à un de la place au ravin. Ils députent à Xénophon, qui commandait les hoplites. L’envoyé lui dit que la place est pleine d’un riche butin. « Mais nous ne pouvons l’emporter : le lieu est fort ; il n’est pas facile non plus de se retirer : on tombe sur nous dans des sorties, et la retraite n’est pas commode. »

En entendant ces mots, Xénophon mené les hoplites jusqu’au bord du ravin et fait poser les armes, passe seul avec les lochages, et examine s’il vaut mieux ramener ceux qui ont traversé ou faire traverser les hoplites, pour prendre la place. Xénophon se rend à leur avis, plein de confiance dans les victimes, les devins ayant, en effet, déclaré qu’il y aurait bataille, mais que la fin de l’affaire serait heureuse. Il renvoie alors les lochages pour faire passer le ravin aux hoplites. Pour lui, il reste, ordonne aux peltastes de reprendre leurs rangs et interdit toute escarmouche. Les hoplites arrivés, il commande à chaque lochage de former son loche sur l’ordre qu’il croit le plus avantageux à la bataille. Comme les lochages étaient près l’un de l’autre, ils ne pouvaient manquer, comme de tout temps, de faire assaut de courage. Les lochages exécutent cet ordre. Alors il prescrit à tous les peltastes de s’avancer, la main sur la courroie du javelot, pour le lancer au premier signal, et aux archers de tenir la corde pour la décocher au premier signal ; puis il recommande aux gymnètes d’avoir leurs sacs pleins de pierres, et charge les hommes soigneux d’y veiller.

Quand tout est prêt, les lochages, les hypolochages et les simples soldats, qui ne s’estimaient pas moins qu’eux, sont tous rangés en bataille et se Voient les uns les autres, la nature du terrain permettant d’embrasser toute la ligne d’un coup d’œil. On chante un péan, la trompette résonne, on crie tout d’une voix : « Ényalius ! » et les hoplites s’avancent au pas de course. Bientôt c’est une pluie de traits, de javelots, de flèches, de pierres lancées par les frondes et plus encore par les mains ; il y en a même qui lancent du feu. Sous cette quantité de projectiles, les ennemis abandonnent la palissade et les tours. Alors Agasias de Stymphale et Philoxène de Pélène, laissent leurs armes et montent en simple tunique ; les uns entraînent les autres ; d’autres sont déjà montés ; la place est prise, on le croit. Les peltastes et les psiles y courent, et se mettent à piller, chacun du mieux qu’il peut. Cependant Xénophon, debout auprès des postes, retient dehors le plus d’hoplites possible, car d’autres ennemis se faisaient voir sur des hauteurs fortifiées. Quelques moments après, un cri se fait entendre à l’intérieur ; les uns fuient avec le butin qu’ils ont pris, plusieurs sont blessés : on se bouscule aux portes, on interroge ceux qui sortent. Ils répondent qu’il y a dans la place un fort d’où les ennemis ont fait une sortie et blessé beaucoup de monde.

Au même instant, Xénophon fait publier par le héraut Tolmide que quiconque veut piller peut entrer. Bon nombre s’y portent et les nouveaux entrés repoussent la sortie de l’ennemi, qu’ils renferment de nouveau dans la citadelle. Tout ce qui est en dehors est pillé et enlevé par les Grecs. Les hoplites se tenaient en armes, les uns près de la palissade, les autres dans le chemin qui menait à la citadelle. Xénophon et les lochages vont reconnaître s’il est possible de s’en emparer : c’était un moyen d’assurer leur retraite ; autrement, il paraissait bien difficile de l’opérer. Après avoir bien observé, ils jugent la place absolument imprenable. Ils se préparent donc à la retraite : les soldats arrachent, chacun devant soi, les pieux de la palissade : on renvoie les gens inutiles et ceux qui sont chargés de butin, ainsi que la plupart des hoplites, et les lochages ne laissent que ceux en qui ils ont le plus de confiance.

La retraite commencée, un gros d’ennemis fait une sortie, ayant des boucliers d’osier, des piques, des jambières et des casques paphlagoniens : d’autres montent sur les maisons des deux côtés du chemin qui mène à la citadelle ; de sorte qu’il n’était pas sûr de les poursuivre jusqu’aux portes qui y donnaient entrée. Comme ils lançaient de grosses poutres du haut des maisons, il était dangereux de rester et de se retirer. La nuit, qui s’approchait, était effrayante. Les Grecs combattaient dans cette perplexité, lorsqu’une divinité leur offrit un moyen de salut. Tout à coup une maison de la droite s’enflamme sans que personne y ait mis le feu. À peine est-elle écroulée, que tous ceux des maisons de la droite prennent la fuite.

Xénophon, profitant de cette leçon du hasard, fait mettre le feu aux maisons de gauche : elles étaient de bois, elles s’enflamment bien vite. Tous ceux qui s’y trouvaient prennent la fuite. Ceux qu’on avait en tête inquiétaient seuls ; et il était évident qu’ils attaqueraient dans la retraite et à la descente. Xénophon ordonne alors à tous ceux qui sont hors de l’atteinte des traits d’apporter du bois et de le jeter entre eux et l’ennemi. Quand il s’en trouve assez, on y met le feu ; on met aussi le feu aux maisons voisines du fossé, pour donner de l’occupation à l’ennemi. C’est ainsi qu’on se retire à grand’ peine de cette place, ayant le feu pour barrière entre soi et les ennemis. Tout fut brûlé : ville, maisons, tours, palissades, et le reste, excepte la citadelle.

Le lendemain, les Grecs se retirent avec des vivres. Comme ils craignaient la descente vers Trapézonte, passage étroit et escarpé, ils font une fausse embuscade. Un Mysien d’origine, et qui portait le nom de son pays, prend avec lui quatre ou cinq Cretois, se poste dans un lieu fourré, et fait semblant de se dérober à la vue des ennemis ; or, leurs peltes d’airain, brillant par intervalles, les rendaient fort visibles. Les ennemis, voyant cela, ont peur de quelque embuscade. Cependant l’armée descend. Quand le Mysien la croit assez loin, il fait signe aux siens de fuir à toutes jambes ; puis, se redressant lui-même, il s’enfuit avec eux. Les Crétois, qui craignent d’être joints à la course, quittent le chemin et se sauvent en roulant de la montagne dans le bois. Le Mysien, qui fuit le long de la route, crie au secours : on le secourt en effet et on le ramène blessé. Ceux qui lui étaient venus en aide se retirent à reculons sous les traits de l’ennemi, auquel quelques Crétois renvoient des flèches : on arrive de la sorte au camp, tous sains et saufs.


CHAPITRE III.


Chirisophe n’arrive point : on embarque une partie de l’armée, le reste suit par terre. — Arrivée à Cérasonte. — Revue et dénombrement. — Partage de l’argent. — Consécration faite par Xénophon à Apollon et à Diane. — Description de sa retraite à Scillonte et de la fête de Diane, instituée par lui.


Cependant Chirisophe n’arrive point : on n’a point de vaisseaux en nombre ; on ne trouve plus de vivres à enlever ; on se décide à partir. On embarque les malades, ceux qui ont passé la quarantaine, les enfants, les femmes, tous les équipages inutiles, et l’on charge Philésius et Sophénète, les plus âgés des stratèges, de s’embarquer avec eux et d’en prendre soin. Les autres se mettent en marche : les chemins avaient été réparés. On arrive au bout de trois jours à Cérasonte[2], ville grecque, sur la mer, colonie des Sinopéens, sur le territoire de la Colchide, On y reste dix jours. On passe la revue et l’on fait le dénombrement des soldats sous les armes. Il y en a huit mille six cents : c’étaient les débris d’environ dix mille ; les autres avaient été détruits par les ennemis, les neiges, la maladie.

On partage alors l’argent provenant de la vente des prisonniers ; on prélève pour Apollon et pour Diane d’Éphèse un dixième que les stratèges se divisent entre eux et se chargent de mettre en réserve afin de l’offrir aux dieux. On remet à Néon d’Asinée la part de Chirisophe.

Xénophon, mettant à part l’offrande d’Apollon, la consacre à Delphes dans le trésor des Athéniens, et y fait inscrire son nom et celui de Proxène, son hôte, qui avait péri avec Cléarque. Quant à la part de Diane, quand il quitta l’Asie avec Agésilas pour se rendre en Béotie, il laissa cet argent à Mégabyze, néocore[3] de Diane, ne doutant pas qu’il n’eût à courir de grands dangers avec Agésilas, et il recommanda au dépositaire de le lui rendre, s’il survivait ; mais, s’il lui arrivait malheur, d’en faire l’offrande qu’il croirait la plus agréable à la déesse.

Lorsque, durant son exil[4], Xénophon habitait Scillonte, ville bâtie par les Lacédémoniens dans les environs d’Olympie, Mégabyze vint voir les jeux olympiques et lui rendit son dépôt. Xénophon l’accepte, et achète un terrain qu’il consacre à la déesse, sur l’indication même des dieux. Ce territoire est traversé par le fleuve Sélinus, fleuve du même nom que celui qui coule en Asie près du temple de Diane à Éphèse. On trouve dans tous les deux des poissons et des coquillages. Dans le domaine de Scillonte il y a des terrains de chasse et du gibier de toute espèce.

De l’argent sacré Xénophon érige aussi un temple et un autel, et, depuis ce temps, il n’a cessé d’offrir à la déesse un sacrifice et la dîme des productions de ses terres. Tous les habitants de la ville et des environs, hommes et femmes, prennent part à la fête. La déesse fournit aux assistants de la farine d’orge, du pain, du vin, des friandises, une portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés, et du gibier. En effet, à l’occasion de cette fête, les fils de Xénophon et ceux des autres habitants faisaient une grande chasse, à laquelle prenaient part tous ceux qui voulaient. On chassait soit sur le domaine sacré, soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils, des cerfs. Ce lieu, situé sur le chemin de Lacédémone à Olympie, est à une vingtaine de stades du temple d’Olympie consacré à Jupiter. Dans l’enceinte sacrée sont des bocages et des montagnes couvertes d’arbres, où l’on peut élever des porcs, des chèvres, des bœufs et des chevaux, si bien qu’il est facile d’y nourrir, largement tous ceux qui viennent à la fête. Autour du temple même on a planté un verger d’arbres fruitiers, qui donnent toutes sortes d’excellents fruits selon les saisons. Le temple ressemble, en petit, à celui d’Éphèse ; mais à Éphèse la statue de la déesse est d’or, et ici de cyprès. Près du temple est une colonne avec cette inscription : « Ce lieu est consacré à Diane. Que celui qui l’occupera ou en recueillera les fruits en offre tous les ans un dixième, et que du reste il entretienne le temple : si l’on n’agit pas ainsi la déesse y veillera. »


CHAPITRE IV.


Arrivée aux frontières des Mossynèques. — Ils s’opposent au passage de l’armée grecque. — Ils sont battus. — Mœurs de ce peuple.


Les premiers arrivés par mer à Cérasonte en partent de même : le reste suit par terre. On arrive aux frontières des Mossynèques[5] ; on députe Timésithée de Trapézonte, proxène des Mossynèques, pour leur demander si l’on. va marcher en pays ami ou ennemi. Ils répondent qu’ils ne souffriront point le passage : ils se fiaient à leurs places. Timésithée raconte alors aux Grecs que ces peuplades sont en guerre avec celles de l’autre côté du pays. On juge à propos d’inviter celles-ci à une alliance offensive contre les autres. Timésithée y est député et ramène les chefs avec lui. Quand ils ont arrivée, les chefs des Mossynèques se réunissent avec les stratèges grecs, et Xénophon leur parle ainsi, Timésithée servant d’interprète : « Mossynèques, nous voulons retourner en Grèce par terre, attendu que nous n’avons pas de vaisseaux. Nous trouvent un obstacle dans ceux de vous que nous savons être vos ennemis. Si vous voulez, vous pouvez, en vous alliant avec nous, vous venger et les soumettre pour toujours à votre obéissance. Songez que, si vous ne voulez pas de nous, vous ne retrouverez plus pour auxiliaire une armée telle que la nôtre. » Le chef des Mossynèques répond qu’ils adhèrent à tout cela et qu’ils veulent bien de l’alliance, « Eh bien ! voyons, dit Xénophon ; à quoi nous emploierez-vous, si nous devenons vos alliés, et de votre côté, que ferez-vous pour nous aider à poursuivre notre marche ? » Ils répondent : « Nous sommes en mesure d’attaquer à revers le pays de ceux qui sont vos ennemis et les nôtres, et de vous envoyer ici des vaisseaux et des hommes qui combattront pour vous et vous guideront en chemin. »

Ils repartent ensuite, après avoir donné et reçu des gages de foi. Le lendemain, ils reviennent amenant trois cents canots, chacun d’un seul tronc d’arbre, et portant chacun trois hommes, dont deux débarquent et se mettent en ordre de bataille ; le troisième reste dans le canot. Les canota repartent conduits ainsi par un seul homme. Voici comment les autres se forment : ils se mettent sur plusieurs files, de cent hommes au plus, et se répondant les unes aux autres comme des chœurs. Ils portent tous des boucliers d’osier, couverts de cuir de bœuf blanc garni de poil et ressemblant à une feuille de lierre. Ils tiennent de l’autre main un javelot long de six coudées, armé d’une pointe de fer, et terminé en boule du côté du bois.

Leurs tuniques ne descendent pas jusqu’aux genoux ; elles sont d’une toile épaisse, comme de grosses couvertures de lin. Ils ont sur la tête des casques de cuir à la paphlagonienne, sur le milieu desquels s’élève une tresse en spirale, à la façon d’une tiare. Ils ont des sagaies de fer. Un d’entre eux ayant préludé, ils se mettent tous à chanter, puis, marchant en cadence, passent à travers les rangs des Grecs qui étaient sous les armes, et s’avancent aussitôt contre le poste des ennemis qui paraissait le plus facile à enlever. C’était un lieu en avant de la ville qu’ils appelaient leur métropole, et dans laquelle était la principale forteresse des Mossynèques, cause originaire de cette guerre ; car ceux qui l’occupaient étaient réputés maîtres de tout le pays des Mossynèques. Les alliés des Grecs prétendaient que les autres n’en étaient pas justes détenteurs, et que les possesseurs de cette place les privaient d’autant.

À leur suite marchent, sans l’ordre des stratèges, quelques Grecs attirés par l’espoir de piller. Les ennemis les laissent tranquillement avancer ; mais, quand ils les voient près du poste, ils font une sortie au pas de course, les mettent en fuite, tuent un grand nombre de barbares, ainsi que quelques-uns des Grecs qui les avaient accompagnés, et poursuivent les fuyards jusqu’à ce qu’ils aperçoivent les Grecs arrivant au secours. Alors ils se détournent et battent en retraite, coupent les têtes des morts et les montrent aux Grecs et à leurs compatriotes ennemis, en dansant et en chantant un air national. Les Grecs sont tout affligés d’avoir enhardi les ennemis et d’avoir vu fuir avec les barbares une grande quantité des leurs, ce qui jusque-là n’était jamais arrivé durant toute l’expédition. Aussi Xénophon convoquant les Grecs : « Soldats, dit-il, ne vous découragez point après ce qui s’est passé. C’est un mal pour un bien. D’abord, vous avez appris que les Mossynèques qui doivent nous servir de guides sont réellement les ennemis de ceux que nous sommes forcés de traiter en ennemis. En second lieu, les Grecs qui ont eu la folie de ne pas rester dans vos rangs, et qui ont cru pouvoir faire avec des barbares ce qu’ils avaient fait avec nous, viennent d’en être punis : ils ne s’aviseront plus de s’écarter de notre armée. Il faut donc vous préparer à montrer à vos alliés que vous valez mieux que des barbares, et aux ennemis qu’ils ont eu affaire à d’autres hommes, et non plus à des soldats mal rangés. »

Ainsi se passa la journée. Le lendemain, on fait un sacrifice : les victimes étant favorables, on dîne ; on se forme en colonnes droites, on range les barbares à l’aile gauche, dans le même ordre, et l’on marche. Les archers étaient dans l’intervalle des colonnes, un peu en arrière du front des hoplites, parce que, parmi les ennemis, il y en avait de lestés à la course qui lançaient des pierres. Les archers et les peltastes les repoussent. Le reste de l’armée s’avance au pas et bien aligné vers le point où la veille avaient été mis en fuite les barbares et ceux qui étaient avec eux : l’ennemi y était en bataille. Les barbares soutiennent le choc des peltastes et les combattent ; mais, à l’approche des hoplites, ils tournent le dos. Les peltastes se mettent aussitôt à leur poursuite et arrivent en montant jusqu’à la métropole. Les hoplites suivent en bon ordre. Arrivés en haut, près des maisons de la métropole, les ennemis se rallient et renouvellent le combat en lançant des javelots ; ou bien, comme ils ont des piques épaisses, longues, qu’un homme aurait peine è porter, ils essayent de se défendre avec les mains.

Les Grecs, loin de lâcher prise, les serrent de près : les barbares s’enfuient et abandonnent tous la place. Leur roi demeure dans une tour de bois, bâtie sur le haut de la montagne : ils l’y entretiennent à frais communs et lui servent de gardes. Il refuse de sortir, ainsi que ceux du premier poste : ils y sont tous brûlés avec les tours de bois. Les Grecs pillent la place. Ils trouvent dans la maison des amas de pains des années précédentes qui se transmettent de père en fils, au dire des Mossynèques. Il y avait aussi du grain nouveau en gerbe : c’était pour la plupart de l’épeautre. On trouve dans des amphores des tranches de dauphin salé. D’autres vases étaient pleins de graisse de dauphin, employée par les Mossynèques aux mêmes usages que l’huile d’olive par les Grecs. Dans des greniers étaient de grosses châtaignes, sans fissure. C’est leur manger ordinaire : ils les font bouillir et s’en servent comme de pain. On trouva du vin, qui, bu pur, parut aigre à cause de sa rudesse, mais qui, trempé, prit un bouquet et un goût agréables.

Les Grecs dînent et continuent leur marche, après avoir remis la place aux Mossynèques, leurs alliés. De toutes les autres places qu’on trouva sur le chemin, et dans lesquelles il y avait des ennemis, les moins fortes furent abandonnées de leurs défenseurs, les autres se rendirent. Voici ce que c’est que la plupart de ces villes : elles sont entre elles à une distance d’environ quatre-vingts stades, les unes plus, les autres moins. On crie, et l’on s’entend d’une place à l’autre, tant le pays est élevé et creux. Quand les Grecs arrivent chez les Mossynèques, leurs alliés, ceux-ci leur montrent des enfants de gens riches, nourris, engraissés de châtaignes bouillies, délicats, très-blancs, à peu près aussi grands que gros. Ils ont le dos marqueté, et sur la poitrine un tatouage de fleurs. Ils tâchaient d’avoir commerce, aux yeux de tous, avec les filles que les Grecs avaient à leur suite : c’est un usage du pays. Tous sont blancs, hommes et femmes.

Les Grecs disent que, dans leur expédition, ils n’ont pas trouvé de peuples plus barbares et dont les mœurs s’éloignent plus de celles des Grecs. Ils font en public ce que partout ailleurs on fait à l’écart, et qu’on n’oserait pas faire si l’on était vu ; puis, quand ils sont seuls, ils font ce qu’on fait devant d’autres. Ils se parlent à eux-mêmes et se mettent à rire tout seuls ; ils dansent sans qu’il y ait personne, et n’importe où ils se trouvent, comme s’ils voulaient se faire voir.


CHAPITRE V.


On traverse le pays des Chalybes et des Tibarènes. — Arrivée à Cotyore. — Entrevue avec les Sinopéens.


Pour traverser ce pays, soit ennemi, soit ami, les Grecs emploient huit étapes. Ils sont peu nombreux et soumis aux Mossynèques. La plupart vivent de l’extraction du fer.

De là on arrive chez les Tibarènes. Le pays des Tibarènes est beaucoup plus uni, et leurs places, situées au bord de la mer, sont moins fortes. Les stratèges étaient d’avis de les attaquer de vive force, pour que l’armée y fît quelque butin : aussi les présente hospitaliers envoyés par les Tibarènes sont-ils refusés, et on leur ordonne d’attendre jusqu’à ce qu’on ait décida ; après quoi l’on sacrifie. Mais, après avoir immolé beaucoup de victimes, les devins s’accordent à dire que les dieux ne se sont nullement prononcés pour la guerre. On reçoit donc les présents ; et après avoir traversé ce territoire, pendant deux jours, comme pays ami, on arrive à Cotyore, ville grecque, colonie des Sinopéens, dans le pays des Tibarènes.

Jusqu’à cet endroit, l’armée avait été à pied. Voici le calcul de la route qu’elle avait faite dans sa retraite, depuis la bataille, près de Babylone, jusqu’à Cotyore : cent vingt-deux étapes, six cent vingt parasanges, ou dix mille six cents stades ; durée de la marche : huit mois. Elle reste à cette station quarante-cinq jours. On commence par offrir des sacrifices aux dieux : chaque nation grecque fait sa pompe et célèbre des jeux gymniques. On va prendre des vivres soit dans la Paphlagonie, soit sur le territoire des Cotyorites, attendu qu’ils ne voulaient point fournir de marché, ni recevoir les malades dans leurs murs.

Sur ces entrefaites arrivèrent des députés de Sinope. Ils craignaient et pour la ville des Cotyorites, qui dépend de la leur et qui leur paye tribut, et pour le territoire environnant, qu’on leur avait dit ravagé. Ils viennent au camp, et disent par l’organe d’Hécatonyme, homme réputé éloquent : « Soldats, la ville de Sinope nous envoie pour vous féliciter de ce que par vous la Grèce a vaincu les Barbares, et pour nous réjouir avec vous de ce qu’à travers mille dangers, dont le bruit est arrivé à nos oreilles, vous voilà sains et saufs dans ce pays. Grecs nous-mêmes, nous nous attendons à n’éprouver de vous, qui êtes Grecs, que de bons traitements et nulle injure, car jamais nous ne nous sommes mal conduite envers vous. Les Cotyorites, chez qui vous êtes, sont une de nos colonies : nous leur avons donné le pays enlevé aux Barbares ; et voilà pourquoi ils nous payent un tribut fixe, ainsi que les habitants de Cérasonte et de Trapézonte. En conséquence, tout le mal que vous leur ferez, la ville de Sinope croira le subir. Aujourd’hui nous apprenons que vous êtes entrés à main armée dans leur ville, que vous avez logé quelques-uns des vôtres dans les maisons, et que, sans leur aveu, vous prenez sur leur territoire ce dont vous avez besoin. Nous n’approuvons pas cette conduite. Si vous continuez d’agir ainsi, nous serons forcés de recourir à Corylas, aux Paphlagoniens, ou à tout autre que nous pourrons avoir pour ami. »

À ces mots, Xénophon se lève et répond au non des soldats : « Nous sommes venus ici, habitants de Sinope, contents d’avoir sauvé notre vie et nos armes : car piller et combattre en même temps l’ennemi était pour nous chose impossible. Mais maintenant que nous sommes arrivés à des villes grecques, à Trapézonte, où l’on nous a fourni un marché de vivres, nous n’avons rien pris qu’en payant ; en retour de quoi les citoyens ont rendu des honneurs à l’armée, et lui ont offert des présents d’hospitalité : de notre part mêmes hommages ; de plus, nous avons épargné ceux des Barbares dont ils sont alliés, tandis que leurs ennemis, ceux contre lesquels ils nous ont conduits eux-mêmes, nous leur avons fait tout le mal possible.

« Demandez-leur comment nous avons agi avec eux : il y en a ici que, par amitié, la ville nous a donnés pour guides. Seulement partout où, lors de notre arrivée, nous ne trouvons point de marché, que le pays soit grec ou barbare, nous prenons ce qu’il nous faut, non par licence, mais par nécessité. Nous avons fait la guerre aux Carduques, aux Chaldéens, aux Taoques, qui ne sont pas sujets du roi, mais des peuples redoutables : nous en avons fait des ennemis. Pourquoi ? par la nécessité de prendre des vivres, puisqu’ils ne voulaient pas nous en vendre. Les Macrons, au contraire, nation barbare, nous en ayant fourni à prix d’argent, comme ils ont pu, nous les avons considérés comme amis, et n’avons rien pris chez eux par violence. Si nous avons pris quelque chose chez les Cotyorites, que vous dites dépendre de vous, ils en sont eux-mêmes responsables. Ils ne se sont pas conduits avec nous en amis : ils ont fermé leurs portes et ont refusé de nous recevoir chez eux et de rien nous vendre hors des murs’, puis ils sont venus auprès de nous accuser leur harmoste d’en être la cause.

« Quant à ce que tu dis que nous sommes entrés de force dans les logements, nous avons demandé qu’on donnât un abri aux malades ; et, comme on n’ouvrait pas les portes, afin de nous recevoir, nous sommes entrés dans la place sans autre violence : là, nos malades trouvent un abri et nous en soldons la dépense ; seulement nous gardons les portes, afin que nos malades ne soient pas sous la dépendance de votre harmoste, et que nous puissions les transporter quand nous le voudrons. Les autres, vous le voyez, couchent en plein air et en bon ordre, toujours prêts à rendre service pour service, insulte pour insulte. Tu nous menaces et tu dis que, si bon vous semble, vous aurez pour alliés contre nous Corylas et les Paphlagoniens. Eh bien ! nous, si nous y sommes contraints, nous vous ferons la guerre à tous. Nous nous sommes déjà essayés contre des forces bien supérieures aux vôtres ; mais, de plus, si nous voulons, nous aurons le Paphlagonien Cour ami. Nous savons qu’il désire s’emparer de votre ville et de vos places maritimes. Nous essayerons donc, devenus ses amis, d’agir de concert avec lui dans ce qu’il médite. »

On voit clairement que les collègues d’ambassade d’Hécatonyme sont fort mécontents de son discours. L’un d’eux s’avance, et dit qu’ils ne sont pas venus déclarer la guerre, mais prouver qu’ils sont amis. « C’est par des présents hospitaliers que nous vous accueillerons, si vous venez à Sinope. Pour l’instant, nous allons ordonner aux gens de ce pays de vous fournir ce qui dépend d’eux ; car nous voyons que tout ce que vous dites est vrai. » Bientôt après, les Cotyorites envoient des présents d’hospitalité ; de leur côté, les stratèges grecs font aux envoyés de Sinope un accueil hospitalier ; ils ont ensemble une longue conférence sur leurs affaires respectives, notamment sur le reste de la route à faire et sur les services réciproques qui peuvent être rendus.


CHAPITRE VI.


Sur le conseil d’Hécatonyme, on se décide à prendre la route de mer.


Telle fut la fin de cette journée. Le lendemain, les stratèges convoquent les soldats, et jugent convenable de délibérer sur la route à suivre, en prenant conseil des Sinopéens. S’il fallait aller par terre, il paraissait utile d’avoir des Sinopéens pour guides, attendu qu’ils connaissaient la Paphlagonie ; si l’on voulait aller par mer, il fallait encore recourir aux Sinopéens : seuls, en effet, ils paraissaient en état de fournir la quantité de bâtiments nécessaires à l’armée. On appelle donc les députés aux délibérations, et on leur expose qu’en qualité de Grecs, le premier service à rendre à des Grecs, c’est de leur témoigner de la bienveillance et de leur donner le meilleur conseil.

Hécatonyme se lève, et commence par une apologie de ce qu’il avait dit au sujet de l’alliance avec les Paphlagoniens : il n’avait pas voulu dire qu’on ferait avec eux la guerre aux Grecs, mais que, pouvant avoir les barbares pour amis, on préférerait les Grecs. Pressé de dire son avis, il invoque les dieux et dit : « Si je vous conseille le meilleur parti, puisse-t-il m’arriver toutes sortes de biens ! Autrement, qu’il m’arrive le contraire ! Cette délibération qu’on dit être sacrée, je la regarde comme telle. En ce moment, si l’on voit que j’ai donné un bon conseil, vous serez beaucoup à me louer ; s’il est mauvais, vous serez beaucoup à me maudire.

« Je sais que ce sera pour nous une bien plus grosse affaire, si vous vous faites transporter par mer, car il faudra que nous vous procurions des vivres ; tandis que, si vous vous en allez par terre, c’est vous qui vous ferez un passage en combattant. Je dirai pourtant ce que je sais, vu que je connais par expérience le pays et les forces des Paphlagoniens. Leur pays est de deux natures, de fort belles plaines et de très-hautes montagnes. Et d’abord, je sais par où il faut y entrer directement Il n’y a pas d’autre chemin qu’une gorge dominée des deux côtés par des montagnes élevées.

« Qu’une poignée d’hommes occupe, s’ils le peuvent, ces hauteurs. Une fois qu’ils en sont maîtres, il n’y a pas d’hommes qui puissent y passer. Je vous le ferai voir, si vous voulez y envoyer quelqu’un avec moi. Je sais ensuite que dans la plaine il y a une cavalerie considérée par les Barbares comme supérieure à toute la cavalerie du roi. Ces gens-là ne se sont point rendus à l’appel du roi : leur chef est bien trop fier.

« Supposons que vous puissiez passer ces montagnes à la dérobée ou en prévenant l’ennemi, et qu’arrivés dans la plaine, vous battiez cette cavalerie, soutenue d’une infanterie qui monte à plus de douze myriades, vous arrivez à des fleuves, et d’abord au Thermodon, large de trois plèthres : il ne sera pas facile, je crois, de le passer, ayant des ennemis nombreux en tête et sur vos derrières. Le second fleuve est l’Iris, qui a aussi trois plèthres de largeur ; et le troisième l’Halys, qui n’a pas moins de deux stades de large. Vous ne pourriez le traverser sans bateaux ; mais des bateaux, qui vous en fournira ? Vient ensuite le Parthénius : il n’est pas plus guéable ; et cependant il faudra le passer, à supposer que vous ayez franchi l’Halys. Je pense donc que la route de terre vous sera non-seulement difficile, mais complètement impossible. Si, au contraire, vous vous embarquez, vous longez la côte d’ici à Sinope, et de Sinope à Héraclée[6], puis, d’Héraclée, vous n’avez aucun embarras, soit par terre, soit par mer vu qu’à Héraclée se trouvent beaucoup de bâtiments. »

Quand il a fini de parler, les uns le soupçonnent d’avoir parlé par amitié pour Corylas, dont il est le proxène ; les autres, que l’espoir d’une récompense lui a dicté cet avis ; d’autres enfin le soupçonnent d’avoir parlé dans la crainte qu’en allant parterre on ne mette à mal le territoire des Sinopéens. Les Grecs cependant décident qu’on achèvera la route par mer. Alors Xénophon, prenant la parole : « Sinopéens, dit-il, nos hommes choisissent la route que vous leur conseillez ; mais voici comment. S’il doit se trouver assez de bâtiments pour qu’il ne reste pas ici même un seul homme, nous sommes prêts à nous embarquer ; mais s’il faut que les uns restent ici et que les autres s’embarquent, pas un de nous ne montera à bord. Nous savons que, partout où nous serons en force, nous pourrons nous sauver et avoir des vivres. Mais si nous sommes pris à être plus faibles que nos ennemis, il est clair que nous serons traités comme des esclaves. » Cette réponse entendue, les députés prient d’envoyer des députés à Sinope. On envoie Callimaque d’Arcadie, Ariston d’Athènes, et Samolas d’Achaïe : ils partent sur le-champ.

Dans le même temps Xénophon, voyant cette foule d’hoplites grecs, cette foule de peltastes, d’archers, de frondeurs, de cavaliers, qui, grâce à une longue expérience, étaient devenus d’excellents soldats, les voyant, dis-je, sur les bords du Pont-Euxin, où l’on n’aurait pu qu’avec de grands frais rassembler de telles forces, songea qu’il serait beau d’y accroître le territoire et la puissance des Grecs en y fondant une ville. Il lui semblait qu’elle deviendrait considérable, quand il songeait au nombre des troupes et à celui des peuples qui avoisinent le Pont. Il offre un sacrifice avant de s’ouvrir à qui que ce soit des soldats, et appelle Silanus d’Ambracie, qui avait été devin de Cyrus.

Silanus craignant que, si ce projet était réalisé, l’armée ne s’établit dans ce pays, répand parmi les soldats le bruit que Xénophon veut y fixer les troupes et bâtir une ville, pour se faire à lui-même un nom et une puissance. Or Silanus, pour sa part, aspirait à retourner le plus tôt possible en Grèce. Les trois mille dariques qu’il avait reçues de Cyrus, pour avoir prédit juste d’après un sacrifice à dix jours de distance, il les avait bien gardées. Les soldats, en apprenant ce dessein, furent d’avis, les uns qu’il valait mieux rester, mais la plupart, non. Timasion de Dardanie et Thorax de Béotie disent à des marchands d’Héraclée et de Sinope qui se trouvaient là, que, si l’on ne paye pas la solde aux Grecs peur qu’ils puissent se fournir de vivres durant la traversée, il y a grande apparence qu’on fixera cette troupe sur les bords du Pont. « C’est l’avis de Xénophon, et il nous engage, aussitôt que les bâtiments seront arrivés, de dire à l’armée : « Soldats, nous vous voyons en ce moment fort embarrassé pour avoir des vivres durant le trajet et pour gagner quelque chose à rapporter aux vôtres dans votre patrie. Si vous voulez choisir, à votre gré, un des pays colonisés autour de l’Euxin, vous vous en emparerez ; alors celui qui voudra retournera dans sa patrie, celui qui ne voudra pas, pourra rester : vous avez des vaisseaux, ainsi vous pouvez tomber à l’improviste où bon vous semblera. »

Les marchands font part à leurs villes de cette nouvelle. Timasion de Dardanie y envoie Eurymaque de Dardanie et Thorax de Béotie, pour la confirmer. Les Sinopéens et les Héracléotes, en l’apprenant, dépêchent vers Timasion pour le prier de se mettre à la tête de l’affaire, et de prendre l’argent nécessaire à l’embarquement de l’armée. Celui-ci, satisfait de cette offre, rassemble les soldats et leur dit : « Camarades, il ne faut pas songer à rester ici, ni mettre rien au-dessus de la Grèce. J’entends dire qu’il y en a parmi nous qui font des sacrifices dans cette vue, sans nous en rien dire. Je vous promets, si vous vous embarquez, à la néoménie, de payer à chacun de vous un talent cyzicène par mois : je vous mènerai dans la Troade, d’où je suis banni ; ma ville deviendra vôtre, car je sais qu’on m’y recevra de bon cœur. Je vous conduirai ensuite dans un pays où vous ferez un riche butin. Je connais à fond l’Eolide, la Phrygie, la Troade, tout le gouvernement de Pharnabaze : celles-ci, parce que j’en suis originaire ; cet autre, parce que j’y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercydidas. »

Aussitôt se lève Thorax de Béotie, qui sans cesse disputait le commandement à Xénophon. Il dit qu’à la sortie du Pont-Euxin, on trouvera la Chersonèse, contrée belle et fertile : là, qui voudra pourra se fixer ; et qui ne voudra pas, retournera dans sa patrie. Il est ridicule, quand la Grèce offre tant de pays riches et féconds, de chercher chez les Barbares. « Jusqu’à ce que vous y soyez arrivés, moi aussi, comme Timasion, je vous promets la solde. » Il disait cela, parce qu’il savait ce que les Héracléotes et les Sinopéens avaient promis à Timasion, si l’on s’embarquait.

Cependant Xénophon gardait le silence. Philésius et Lycon, tous deux Achéens, se lèvent et disent qu’il est étrange qu’en particulier Xénophon sollicite les Grecs à rester et sacrifie dans cette vue, sans en faire part à l’armée, tandis qu’en commun il ne dit rien sur ce sujet. Ainsi contraint, Xénophon se lève et dit : « Soldats, je sacrifie, vous le voyez, autant que je puis pour vous et pour moi, afin que mes paroles, mes pensées et mes actions, aillent à ce qu’il y a de plus beau et de meilleur et pour vous et pour moi. Je sacrifiais donc, il n’y a qu’un instant, pour savoir s’il valait mieux vous parler le premier de mon projet et travailler à l’accomplir, ou ne toucher en rien à cette affaire. Le devin Silanus m’a répondu, point essentiel, que les victimes étaient favorables. Il savait qu’il ne parlait pas à un homme sans expérience, car j’assiste toujours aux sacrifices. Mais il a ajouté qu’il voyait dans les entrailles dol et fourberie contre moi : et certes, il voyait juste, puisqu’il tramait de me calomnier auprès de vous. C’est lui, en effet, qui a semé le bruit que je voulais exécuter mes projets, sans vous les faire agréer. Pour ma part, si je vous voyais dans l’embarras, je songerais aux moyens de nous emparer d’une ville : qui voudrait, s’embarquerait sur l’heure ; qui ne voudrait pas, resterait pour gagner de quoi faire du bien à sa famille. Mais, puisque je vois les Héracléotes et les Sinopéens vous envoyer des bâtiments, puisqu’il y a des hommes qui vous promettent une solde à partir de la néoménie, je crois avantageux de nous sauver où nous voulons et de recevoir en plus un salaire pour nous être sauvés. Je renonce donc à ce dessein, et tous ceux qui sont venus me trouver pour me dire d’agir ainsi, doivent y renoncer également. Voici, en effet, ma pensée : réunis en corps, comme maintenant, vous êtes res-pectés et vous ne manquez point du nécessaire ; car c’est une suite de la victoire de se rendre maître du bien des vaincus. Mais si vous vous séparez, si vous amoindrissez vos forces, vous ne pourrez plus prendre votre subsistance, et vous n’aurez pas à vous réjouir de votre retraite. Je crois donc comme vous qu’il faut retourner en Grèce ; et si quelqu’un reste, ou si on le prend à quitter l’armée, avant qu’elle soit toute en lieu sûr, qu’il soit décrété de trahison. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main ! » Tous la lèvent.

Silanus se met à crier et s’efforce de dire qu’il est juste qu’on s’en aille, si l’on veut. Les soldats ne veulent pas entendre ce langage, mais ils le menacent, s’ils le prennent à déserter, de lui en faire porter la peine. Alors les Héracléotes, sachant qu’on avait décidé de s’embarquer et que Xénophon lui-même l’avait fait décréter, envoient des vaisseaux mais non l’argent qu’ils avaient promis pour la solde à Timasion et à Thorax, promesse mensongère. Aussi ceux qui avaient promis cette solde à l’armée sont frappés de terreur, et en redoutent la colère. Ils prennent avec eux les stratèges, qui tous, à l’exception de Néon d’Asinée, commandant à la place de Chirisophe absent, avaient connaissance de leurs premières démarches, et viennent trouver Xénophon. Ils disent qu’ils se repentent ; que, puisqu’on a des vaisseaux, le meilleur est de voguer vers le Phase et de s’emparer du pays des Phasiens : le fils d’Æétès était roi de ce pays. Xénophon répond qu’il ne communiquera rien de ce genre à l’armée. « Assemblez-la vous-mêmes, dit-il, et, si vous le voulez, faites-lui cette proposition. » Timasion de Dardanie est d’avis de ne point la convoquer, mais que chacun essaye de gagner les premiers lochages placés sous ses ordres. On se sépare et l’on agit ainsi.


CHAPITRE VII.


Xénophon, calomnié par Néon d’Asinée, se défend auprès des soldats. — Conduite honteuse du lochage Cléarète. — Enquêtes sur quelques faits passés.


Les soldats apprennent ce qui s’est passé. Néon leur dit que Xénophon, après avoir séduit les stratèges, a l’intention de tromper les soldats et de les ramener vers le Phase. À cette nouvelle, les soldats sont indignés : ils se forment en groupes ; ils se rassemblent en cercles. Déjà l’on craint de les voir faire ce qu’ils ont fait aux envoyés de Colques et aux agoranomes : tous ceux qui ne s’étaient pas sauvés sur mer, avaient été lapidés. Xénophon, instruit de ce qui se passe, croit qu’il faut au plus vite convoquer l’armée et ne pas lui laisser le temps de le faire d’elle-même. Il ordonne au héraut de la convoquer. Aussitôt qu’on entend le héraut, on accourt avec empressement. Alors Xénophon, sans accuser les stratèges de s’être rendus auprès de lui : « Soldats, dit-il, j’apprends qu’on m’impute faussement le dessein de vous tromper et de vous conduire au Phase. Écoutez-moi donc, au nom des dieux ! Si je vous parais coupable, il ne faut pas que je sorte d’ici sans en porter la peine ; mais si les vrais coupables sont mes calomniateurs, traitez-les comme ils le méritent. Vous savez où le soleil se lève et où il se couche ; que si l’on veut aller en Grèce, c’est vers le couchant qu’il faut se diriger, et que, si l’on veut aller chez les Barbares, c’est au contraire vers l’orient. Est-il possible qu’on puisse vous abuser au point de vous faire croire que le soleil se lève où il se couche, et se couche où il se lève ? Nous savons également que le Borée porte en Grèce ceux qui partent du Pont, et que le Notus conduit vers le Phase : et quand le Borée souffle, vous dites qu’il fait un beau temps pour aller en Grèce. Y a-t-il moyen de vous tromper et de vous faire embarquer quand souffle le Notus ?

« Mais supposons que je vous embarque par un temps calme : est-ce que je ne naviguerai pas sur un seul vaisseau, tandis que vous en aurez au moins cent ? Alors comment vous forcerai-je à faire le même trajet que moi, si vous ne voulez pas ? comment vous entraînerai-je en vous trompant ? Mais je suppose encore que je vous ai trompés, que mes enchantements vous ont entraînés vers le Phase. Nous descendons à terre. Vous reconnaîtrez bien que vous n’êtes pas en Grèce ; je serai tout seul, moi, le trompeur, et vous, trompés, vous serez près de dix mille, ayant des armes. Le moyen qu’un seul homme ne soit pas puni, quand il médite de pareils desseins contre lui-même et contre vous ?

« Mais ce sont là les propos d’hommes insensés, jaloux de moi et des égards que vous avez pour moi. Et cependant je n’ai pas mérité cette jalousie. Quel est celui d’entre eux que j’empêche de parler s’il a quelque chose de bon à dire, de combattre s’il veut, et pour vous et pour lui-même, de veiller avec dévouement à votre sûreté ? Eh quoi ! Vous choisissez des chefs ; est-ce que je suis un obstacle ? Je résigne le commandement : qu’un autre le prenne ; seulement qu’il fasse le bien de l’armée.

« Mais j’en ai dit assez : s’il est quelqu’un de vous qui se croie trompé ou qui pense que d’autres l’ont été, qu’il le dise et le prouve ! Maintenant qu’en voilà assez sur ce propos, ne vous séparez pas avant que je vous aie parlé d’un fait que je commence à voir se produire dans l’armée. Si ce mal se développe, s’il arrive au point qu’il a l’air de vouloir atteindre, il est temps de prendre des mesures relatives à nous-mêmes, afin de ne pas paraître les plus méchants et les plus lâches des hommes à la face du ciel et de la terre, de nos amis et de nos ennemis, et de ne pas nous couvrir de honte. » En entendant ces mots, les soldats étonnés le pressent de dire ce que c’est. Il commence ainsi : « Vous savez qu’il y avait sur les montagnes barbares des bourgades alliées aux Cérasontins, d’où quelques habitants descendaient et venaient nous vendre du bétail et les autres denrées qu’ils possédaient. Plusieurs de vous, ce me semble, ont été dans la plus voisine de ces bourgades, ont fait leur marché, et sont revenus. Le lochage Cléarète, informé qu’elle est petite et mal gardée, et parce qu’elle se fiait à notre amitié, sort la nuit pour aller la piller, sans rien dire à personne. Il avait le dessein, s’il s’en rendait maître, de ne plus revenir à l’armée, de s’embarquer à bord d’un bâtiment sur lequel ses camarades de chambrée longeaient la côte, d’y charger la prise, de mettre à la voile et de sortir de l’Euxin. Ces camarades s’étaient faits ses complices, comme je viens de le savoir. Cléarète appelle à lui tous ceux qu’il peut séduire et les mène à la bourgade. Mais le jour l’ayant surpris en route, les gens du lieu se rassemblent, et du haut de leurs montagnes se défendent si bien de leurs traits et de leurs coups, qu’ils tuent Cléarète et bon nombre des siens. Quelques-uns s’enfuient à Cérasonte.

« Cela se passait le jour même où nous partions à pied pour venir ici. Plusieurs de ceux qui devaient suivre par mer étaient encore à Cérasonte et n’avaient pas levé l’ancre. Alors, suivant le rapport des Cérasontins, arrivent trois vieillards du lieu attaqué, qui demandent à être introduits dans notre assemblée. Ne nous trouvant pas, ils disent aux Cérasontins qu’ils sont surpris de ce que nous avons eu l’idée de les attaquer. Ceux-ci leur ayant répondu que l’affaire n’avait point été concertée, les barbares en sont contents, et veulent s’embarquer pour venir ici nous raconter ce qui s’est passé et inviter ceux qui le voudraient à reprendre et à ensevelir les morts.

« Quelques-uns des Grecs qui avaient fui se trouvaient encore à Cérasonte. Sachant où allaient ces barbares, ils osent leur jeter des pierres et en appeler d’autres à leur aide. Les trois députés périssent lapidés. Aussitôt des Cérasontins arrivent nous trouver, et nous, stratèges, consternés de ce que nous apprenons, nous nous concertons avec les Cérasontins sur les moyens de donner la sépulture aux cadavres des Grecs Nous étions assis en avant des autres, quand tout à coup nous entendons un grand tumulte : « Frappe ! frappe ! jette ! jette ! » Nous voyons bientôt un grand nombre d’hommes accourir, les uns tenant des pierres dans leurs mains, les autres en ramassant. Les Cérasontins, témoins de ce qui s’était passé dans leur ville, s’enfuient épouvantés vers leurs vaisseaux ; et même, par Jupiter ! quelques-uns de nous n’étaient pas sans crainte. Pour moi, je m’avance, je demande quel est ce désordre. Il y en avait qui n’en savaient rien, tout en ayant des pierres entre les mains. Je trouve enfin un homme au courant de l’affaire : il me dit que les agoranomes se sont fort mal conduits avec l’armée. Au même instant, un soldat aperçoit l’agoranome Zélarque qui se retire vers le rivage : il jette un cri ; les autres l’entendent, et les voilà courant sus, comme s’ils avaient vu paraître un sanglier ou un cerf.

« Les Gérasontins, voyant qu’on se précipite de leur côté, croient qu’on leur en veut, fuient en courant et se jettent dans la mer. Quelques-uns des nôtres y tombent aussi, et tous ceux qui ne savent pas nager se noient. Que vous semble des Cérasontins ? Ils ne nous avaient fait aucun tort, ils craignaient que nous ne fussions tout à coup enragés comme des chiens.

« Si un pareil ordre de choses subsiste, voyez en quel désarroi tombera notre armée. Vous tous réunis en corps, vous ne serez plus maîtres de faire la guerre, ou, si vous le voulez, d’y mettre un terme. Le premier venu conduira l’armée à son gré et où il voudra. S’il vous vient quelques envoyés pour vous demander la paix ou toute autre chose, qui voudra les fera mettre à mort et vous empêchera de rien entendre des paroles de ceux qui nous sont députés. Ensuite, tous ceux que vous aurez choisis pour chefs n’auront plus d’autorité. Quiconque s’élira lui-même stratège et voudra crier : « Jette ! jette ! » pourra tuer tout chef ou tout simple soldat qu’il lui plaira, sans forme de procès, s’il trouve des complaisants, comme cela est arrivé naguère. Quels exploits vous ont produits ces stratèges qui se sont créés eux-mêmes, voyez-les. Zélarque, cet agoranome, est-il coupable envers vous, il s’est enfui par mer, et il a échappé au châtiment : est-il innocent, il fuit loin de l’armée de crainte d’être mis à mort injustement et sans forme de procès.

« Ceux qui ont lapidé les envoyés ont fait que, seuls de tous les Grecs, vous ne pouvez être en sûreté à Cérasonte, si vous n’y venez en force. Ces morts, que naguère ceux même qu’ils avaient tués vous invitaient à venir ensevelir, ils ont fait qu’il n’est pas sûr pour vous d’aller les enlever même avec un héraut. Qui voudra être héraut, après avoir tué ceux des autres ? Aussi avons-nous prié les Cérasontins d’ensevelir nos morts.

« Si vous approuvez tous ces faits, rendez un décret qui les confirme, afin que, s’ils se renouvellent, chacun se tienne sur ses gardes et essaye de se retrancher dans quelque lieu fort. Mais si vous croyez que ce sont là des actes de bêtes sauvages et non pas d’hommes, songez à y mettre un terme. Autrement, par Jupiter ! comment ferons-nous aux dieux des sacrifices qui leur plaisent, après des actes impies ; comment irons nous combattre les ennemis, si nous nous égorgeons les uns les autres ? Quelle ville nous recevra comme amis, si l’on voit chez nous pareil désordre ? Qui osera nous apporter des vivres, quand il sera notoire que nous ne reculons pas devant les plus grands crimes ? Si nous croyons avoir mérité quelque gloire, qui donc osera louer des hommes tels que nous ? Je sais que nous paraîtrions des scélérats après une pareille conduite. »

Aussitôt tous les Grecs se lèvent et disent qu’il faut commencer par sévir contre les coupables, ne plus tolérer à l’avenir de semblables désordres, et mettre à mort le premier qui les renouvellera : les stratèges vont instruire le procès, on va rechercher toutes les autres fautes commises depuis la mort de Cyrus, et les lochages en seront juges. Sur la proposition de Xénophon, appuyée du conseil des devins, on décide de purifier l’armée, et l’expiation a lieu.


CHAPITRE VIII.


Accusé d’avoir frappé plusieurs soldats, Xénophon se justifie.


Il est décidé que les stratèges auront à rendre compte de leur conduite passée. Le compte rendu, Philésias et Xanthiclès sont condamnés à payer vingt mines de déficit dans la caisse de la marine. Sophénète est condamné à dix mines pour négligence dans ses fonctions de général. Xénophon est accusé par quelques hommes, prétendant qu’il les a frappés et le décrétant de violence[7]. Xénophon se lève et somme le premier qui avait porté plainte de dire d’abord où il a été battu. Celui-ci répond : « Dans un lieu où nous mourions de froid, où nous étions couverts de neige. » Xénophon reprend : « S’il faisait le temps que tu dis, quand les vivres manquaient, quand on ne sentait pas une goutte de vin, que nous étions rendus de fatigues, ou harcelés par l’ennemi, si c’est alors que je t’ai insulté, je suis plus insolent que les ânes, dont la fatigue n’arrête pas dit-on, l’insolence. Mais explique pourquoi je l’ai frappé. Te demandais-je quelque chose, et est-ce pour ton refus que je t’ai battu ? Est-ce que j’exigeais une restitution ? T’ai je querellé pour un mignon, ou bien étais-je en état d’ivresse ? » L’autre convenant que ce n’est rien de tout cela, Xénophon lui demande s’il était alors parmi les hoplites. « Non. — Avec les peltastes ? — Non plus ; mais moi, homme libre, je conduisais un mulet ; les camarades de chambrée m’en avaient chargé. » Xénophon reconnaissant alors son homme : « N’es-tu pas, lui demande-t-il, celui qui transportait un malade ? — Oui, par Jupiter ! tu m’y avais forcé, après avoir culbuté le bagage de mes compagnons. — Mais cette culbute, dit Xénophon, voici comment elle s’est faite. Je répartis les effets entre d’autres soldats, pour les porter et nie les remettre. Le tout m’ayant été rendu en bon état, je te l’ai remis en échange de mon homme. Mais écoutez comment cela s’est fait : la chose en vaut la peine.

« On laissait en arrière un homme qui ne pouvait plus marcher : je ne le connaissais que parce qu’il était un des nôtres. Je te force à le porter, sans quoi il est perdu ; car, si je ne me trompe, nous avions les ennemis en queue. » L’homme en convient, « Après t’avoir fait prendre les devants, poursuit Xénophon, je retourne à l’arrière-garde, et je te retrouve ensuite creusant une fosse pour enterrer ton homme. Je m’arrête et je l’approuve. Mais pendant que nous sommes là, le malade plie la jambe : tous les assistants s’écrient qu’il est en vie. Alors toi : « Tout ce qu’on voudra, dis-tu ; pour moi, je ne le porte plus. C’est alors que je t’ai frappé. — Tu dis vrai. — Tu me faisais l’effet de savoir qu’il n’était pas mort. — Eh bien, répéta le plaignant, en est-il moins mort depuis que je te l’ai rendu ? — Et nous aussi, dit Xénophon, nous mourrons tous ; mais est-une raison pour nous enterrer tout vifs ? » Tout le monde alors s’écrie qu’il n’a pas assez frappé. Xénophon invite ensuite les autres à dire pourquoi chacun d’eux l’a été. Personne ne se levant, il dit :

« Oui, soldats, j’en conviens, j’ai frappé pour indiscipline beaucoup d’hommes, auxquels il aurait dû suffire d’être sauvés par vous : nous marchions en ordre et nous combattions quand il le fallait, tandis que ces hommes-là, quittant leurs rangs, et courant en avant, voulaient piller et gagner plus que vous. Si nous avions tous fait cela, nous étions tous perdus. Il y a plus : quelque soldat mou, refusant de se relever et se livrant lui-même à l’ennemi, je l’ai frappé, je l’ai contraint de rallier. En effet, dans le grand froid, ayant moi-même attendu longtemps après qu’on eut plié bagage, je me suis aperçu que j’avais peine à me relever et à étendre les jambes. D’après cette expérience personnelle, dès que-je voyais quelqu’un s’asseoir en paresseux, je l’activais : car le mouvement et l’action donnent de la chaleur et de la souplesse, tandis que la station et le repos, ainsi que je l’ai vu, aident le sang à se glacer et les doigts des pieds à se geler ; accident que vous savez être arrivé à plusieurs d’entre vous.

« Quelque autre soldat, arriéré par nonchalance, et qui empêchait vous l’avant-garde et nous l’arrière-garde d’avancer, je l’ai peut-être frappé du poing, afin qu’il ne fût pas frappé de la lance des ennemis. Il est donc permis à ceux que j’ai sauvés ainsi de me demander compte du traitement que je leur ai infligé contrairement à la justice. Mais s’ils étaient tombés au pouvoir des ennemis, quel traitement dus terrible n’auraient-ils pas eu à subir, et dont ils croiraient avoir à demander raison ? Je vous parle à cœur ouvert. Si j’ai puni quelqu’un pour son bien, je dois être puni comme un père qui châtie ses enfants ou un maître ses disciples. C’est aussi pour le bien que les médecins coupent et brûlent. Mais si vous croyez que j’ai agi par violence, réfléchissez que, grâce aux dieux, j’ai bien plus de confiance aujourd’hui qu’alors, que je me sens aujourd’hui plus d’audace que jadis, que je bois plus de vin ; et cependant je ne frappe personne : c’est que je vous vois au port. Mais durant la tempête, quand la mer est soulevée, ne voyez-vous pas que, pour le moindre signe de tête, le pilote s’emporte contre les matelots de la proue, le timonier s’emporte contre ceux de la poupe ? c’est qu’en pareil cas la faute la plus légère peut tout perdre. Du reste, vous avez prononcé vous-mêmes que j’ai eu raison de frapper ces gens, car vous étiez autour de moi tenant en main non pas des cailloux de suffrages, mais des armes, et vous pouviez leur venir en aide, si vous le vouliez. Mais, par Jupiter, vous ne leur êtes point venus en aide, et vous n’avez pas frappé avec moi celui qui abandonnait son rang. Vous avez autorisé la conduite de ces lâches en donnant les mains à leur insolence : car je le crois, si vous vouliez y faire attention, vous verriez qu’ils sont devenus les plus lâches et les plus insolents des hommes.

« Boïscus, un lutteur thessalien, bataillait récemment pour porter son bouclier : il se disait malade ; et maintenant, à ce que j’entends dire, il a dépouillé je ne sais combien de Cotyorites. Si tous êtes sages, vous ferez avec lui le contraire de ce qu’on fait aveu les chiens. Les chiens méchants, on les met à l’attache le jour, et on les lâche la nuit : lui, si vous êtes prudents, vous l’attacherez la nuit, et le lâcherez le jour.

« Mais en vérité, dit-il en terminant, je m’étonne que vous vous rappeliez ce que j’ai pu vous faire de désagréable, et que vous ne puissiez vous en taire ; tandis que s’il en est à qui j’ai porté secours durant le froid, que j’ai défendus contre l’ennemi, à qui j’ai rendu service dans la maladie ou dans la détresse, personne ne s’en souvient. Si j’ai loué ceux qui faisaient une belle action, si j’ai honoré quelque brave, autant qu’il était en moi, on ne se le rappelle pas davantage. Et cependant il est beau, il est juste, c’est un devoir agréable et sacré de se souvenir du bien plutôt que du mal. »

À ces mots, chacun se lève l’esprit tout entier aux souvenirs, et l’affaire s’arrange au mieux.




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  1. Voy. Homère, Odyssée, XIII, 19.
  2. Aujourd’hui Keresount, Ce fut, dit-on, dans cette ville que Lucullus trouva le cerisier, qu’il importa en Italie. De là les noms latins de verasus et cerasum pour désigner l’arbre et le fruit.
  3. Ministre du temple.
  4. Voy. notre Introduction.
  5. C’est-à-dire habitants de Mossynes. Dans la langue de ces peuples, mossyne signifie tour de bois. Cf. Strabon, XII.
  6. Aujourd’hui Erekli.
  7. Accusation semblable à celle que Démosthène intenta plus tard à Midias, qui l’avait frappé.