Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Texte entier

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Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 1-190).



EXPÉDITION DE CYRUS
ET
RETRAITE DES DIX MILLE[1].


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER[2].


Des causes de la guerre entre Cyrus le jeune et Artaxercès. Cyrus se prépare à la lutte.


Darius et Parysatis eurent deux fils ; l’aîné, Artaxercès, le plus jeune, Cyrus. Darius étant tombé malade et sentant sa fin approcher voulut avoir près de lui ses deux fils. L’aîné se trouvait là ; Cyrus fut mandé par son père des gouvernements dont il l’avait fait satrape, en le nommant aussi général de toutes les troupes campées dans la plaine du Castole. Cyrus vint donc, accompagné de Tissapherne, qu’il croyait son ami, et suivi de trois cents hoplites grecs que commandait Xénias de Parrhasie.

Darius meurt[3] : Artaxercès lui succède[4]. Alors Tissapherne accuse Cyrus auprès de son frère de tramer contre lui. Artaxercès le croit, et fait arrêter Cyrus, pour le mettre a mort. Leur mère, à force d’instances, fléchit le roi, et obtient que Cyrus soit renvoyé dans son gouvernement[5]. Cyrus, tout ému du danger et de l’affront, s’en va et songe aux moyens de ne plus dépendre de son frère, mais, s’il peut, de régner à sa place. Parysatis, leur mère, favorisait Cyrus, qu’elle chérissait plus que le roi régnant Artaxercès. D’ailleurs, quiconque venait de chez le roi auprès de Cyrus, il le changeait si bien, qu’au départ on avait plus d’amitié pour lui que pour le roi ; et il mettait tous ses soins à ce que les Barbares qui étaient à son service devinssent de bons soldats et dévoués à sa personne.

En même temps, il lève des troupes grecques le plus secrètement possible, afin de prendre le roi tout à fait au dépourvu. Voici comment eut lieu cette levée. Dans toutes les villes où il entretenait garnison, il ordonna aux commandants d’enrôler le plus grand nombre possible des meilleurs soldats du Péloponèse, sous prétexte que Tissapherne en voulait à ses places. En effet, les villes ioniennes avaient été jadis à Tissapherne, le roi lui en ayant fait présent ; mais toutes, sauf Milet, s’étaient rangées du parti de Cyrus. Or, à Milet, Tissapherne, pressentant que les habitants avaient également l’intention de passer à Cyrus, fit mourir les uns et bannit les autres. Cyrus accueille les bannis, assemble une armée, assiége Milet par terre et par mer, et tâche d’y faire rentrer ceux qui en avaient été exilés. C’était pour lui un nouveau prétexte de lever des troupes. Puis il envoie prier le roi de lui dominer ces places, à lui, son frère, plutôt qu’à Tissapherne. Leur mère appuie cette demande, en sorte qu’Artaxercès, loin de soupçonner le piége qu’on lui tend, se figure que Cyrus ne fait tous ces armements dispendieux que contre Tissapherne. Il n’est pas même fâché de les voir en guerre, Cyrus lui envoyant les tributs prélevés sur les villes que Tissapherne avait eues en son pouvoir.

Une autre armée se levait pour Cyrus dans la Chersonèse, vis-à-vis d’Abydos ; et voici comment. Cléarque était un réfugié lacédémonien. Cyrus, s’étant mis en rapport avec lui, le prit en affection, et lui donna dix mille dariques[6]. Cléarque emploie cette somme à lever des troupes, se met en campagne, sort de la Chersonèse, marche contre les Thraces qui habitent au-dessus de l’Hellespont, et rend de si grands services aux Grecs, que les villes de l’Hellespont se cotisent afin de lui envoyer des vivres pour ses armées. C’était là un second corps de troupes entretenues secrètement pour le service de Cyrus.

Aristippe de Thessalie était son hôte. Persécuté dans sa patrie par les gens du parti opposé, il vient trouver Cyrus, lui demande environ deux mille mercenaires, avec trois mois de paye, pour être en état de triompher de ses adversaires politiques. Cyrus lui donne jusqu’à quatre mille hommes, avec une paye de six mois, et le prie de ne point s’accommoder avec ses adversaires, qu’ils n’en aient conféré tous deux. Ce fut un troisième corps entretenu secrètement en Thessalie.

Proxène de Béotie, son ami, reçut ordre de lui d’arriver avec le plus d’hommes possible, sous prétexte de marcher contre les Pisidiens, vu que ces Pisidiens infestaient son territoire. Sophénète de Stymphale et Socrate d’Achaïe, ses hôtes, reçoivent également l’ordre d’arriver avec le plus d’hommes possible, comme pour faire la guerre à Tissapherne avec les bannis de Milet. Tous exécutent ce qu’il a prescrit.


CHAPITRE II.


Marche de Cyrus. — Tissapherne découvre au roi les projets de son frère. — Entrevue de la reine Épyaxa et de Cyrus. — Grande revue. — Suite de la marche. — Arrivée à Tarse. — Conférence de Syennésis, roi de Cilicie, et de Cyrus.


Quand il croit le moment venu de s’avancer vers les hauts pays, il prétexte qu’il veut chasser complétement les Pisidiens de son territoire ; et il rassemble, en vue de ce faux projet, toutes les troupes grecques et barbares de la contrée. Il ordonne à Cléarque de venir avec toutes ses forces ; à Aristippe, de s’arranger avec ceux de sa patrie et de renvoyer l’armée qu’il a ; à l’Arcadien Xénias, qui dans les garnisons commandait les troupes étrangères, de venir le joindre avec tous ses hommes, sauf ceux qui seraient nécessaires pour la garde des citadelles. Il rappelle de devant Milet les troupes de siége, et ordonne aux bannis de se joindre à elles, leur promettant que, s’il réussit dans l’expédition qu’il médite, il ne désarmera point qu’il ne les ait rétablis dans leur patrie. Ils obéissent avec plaisir, car ils avaient confiance en lui, prennent les armes et le joignent à Sardes. Xénias, après avoir fait sa levée dans les villes, arrive à Sardes avec près de quatre mille hoplites ; Proxène entre, suivi de quinze cents hoplites et de cinq cents gymnètes ; Sophénète de Stymphale amène mille hoplites, et Socrate d’Achaïe, cinq cents ; Pasion de Mégare, sept cents hoplites et autant de peltastes. Pasion et Socrate venaient du siége de Milet. Telles sont les troupes qui joignent Cyrus à Sardes.

Tissapherne, observant cela, et jugeant ces préparatifs trop considérables pour une expédition contre les Pisidiens, va trouver le roi le plus vite possible, suivi de cinq cents cavaliers. Le roi, instruit par Tissapherne de l’armement de Cyrus, se met en état de défense.

Cependant Cyrus, à la tête des troupes que j’ai dites, part de Sardes, traverse la Lydie, fait, en trois étapes, vingt-deux parasanges[7], et arrive au fleuve Méandre. La largeur de ce cours d’eau est de deux plèthres[8] ; il était traversé par un pont de sept bateaux. Cyrus le passe, fait une étape de huit parasanges à travers la Phrygie, et arrive à Colosses, ville peuplée, riche et grande[9]. Il y reste sept jours. Ménon, le Thessalien, l’y joint avec mille hoplites et cinq cents peltastes, Dolopes, Éniens et Olynthiens. De là, il fait en trois étapes vingt parasanges, et arrive à Célènes[10], ville de Phrygie, peuplée, grande et riche. Cyrus y avait un palais et un grand parc, rempli de bêtes sauvages, qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer, lui et ses chevaux. Au travers du parc coule le Méandre, dont les sources se trouvent dans le palais même : il coule ensuite à travers la ville de Célènes. Il existe encore à Célènes un autre palais fortifié du grand roi, aux sources mêmes du Marsyas, sous la citadelle. Le Marsyas traverse aussi la ville et se jette dans le Méandre : sa largeur est de vingt-cinq pieds. C’est là. dit-on, qu’Apollon, vainqueur de Marsyas, qui était entré en concurrence de talent avec lui, l’écorcha vif et suspendit sa peau dans l’antre d’où sortent les sources. Voilà pourquoi le fleuve s’appelle Marsyas[11]. Xercès, à son retour de Grèce, après sa défaite et sa fuite du combat, fit, dit-on, bâtir le palais et la citadelle de Célènes. Cyrus y séjourne trente jours. Cléarque, banni de Lacédémone, s’y rend avec mille hoplites, huit cents peltastes thraces et deux cents archers crétois. En même temps Sosias de Syracuse et Sophénite d’Arcadie arrivent, l’un avec trois cents, l’autre avec mille hoplites. Cyrus fait dans son parc la revue et le dénombrement des Grecs ; ils montaient en tout à onze mille hoplites et environ deux mille peltastes.

Reprenant sa marche, il fait en deux étapes dix parasanges, et arrive à Peltes, ville populeuse ; il y séjourne trois jours, pendant lesquels Xénias, d’Arcadie, célèbre les Lycées[12] par des sacrifices et des jeux : les prix étaient des étrilles d’or[13]. Cyrus, en personne, assiste à ces jeux. De là, en deux étapes il fait douze parasanges, jusqu’à l’Agora des Céraniens, ville bien peuplée, la dernière du territoire de la Mysie. Puis il fait trente parasanges en trois étapes, et arrive à Caystropédium, ville peuplée, où il demeure cinq jours. Il était dû plus de trois mois de paye aux soldats, qui venaient souvent réclamer à la porte de Cyrus. Celui-ci les renvoyait avec des espérances, et il était évidemment chagrin ; car il n’était pas dans sa nature de ne pas payer quand il avait de quoi. Sur ces entrefaites, Épyaxa, femme de Syennésis, roi de Cilicie, vient trouver Cyrus et lui fait, dit-on, présent de fortes sommes. Cyrus fait aussitôt payer à son armée la solde de quatre mois. Cette reine avait une garde de Ciliciens et d’Aspendiens : le bruit courut que Cyrus avait obtenu ses faveurs.

Il fait ensuite en deux étapes dix parasanges, et arrive à Thymbrium, ville peuplée. On y voit une fontaine, portant le nom de Midas, roi de Phrygie, et dans laquelle on dit que Midas saisit le satyre, en y mêlant du vin[14] De là, il fait dix parasanges en deux étapes, et arrive à Tyriéum, ville peuplée, où il demeure trois jours. On dit qu’en cet endroit la reine de Cilicie pria Cyrus de lui montrer son armée en bataille. Il y consent, et passe dans la plaine une revue des Grecs et des Barbares. Il ordonne aux Grecs de se ranger et de se tenir en bataille, selon leur usage, et aux chefs d’ordonner chacun leur troupe. On les range sur quatre de hauteur. Ménon occupe l’aile droite avec les siennes ; Cléarque la gauche avec ses soldats ; les autres généraux, le centre. Cyrus voit d’abord défiler les Barbares, qui passent sous ses yeux par escadrons et par bataillons ; puis il passe devant la ligne des Grecs, monté sur un char, et la reine de Cilicie dans une litière. Les soldats grecs avaient tous des casques d’airain, des tuniques de pourpre[15], des cnémides et des boucliers bien luisants.

Quand Cyrus a passé devant toute la ligne, il arrête son char devant le centre de la phalange, envoie Pigrès, son interprète, auprès des généraux grecs, et leur ordonne de porter les piques en avant et de faire avancer toute la colonne. Cet ordre est transmis aux soldats. Au signal de la trompette, les piques sont portées en avant et la colonne se met en marche ; puis le pas s’accélère avec des cris, et les soldats, par un mouvement spontané, se mettent à courir vers leurs tentes. Bon nombre de Barbares sont effrayés, notamment la reine de Cilicie, qui saute à bas de sa litière ; et les vivandières, laissant là leurs denrées, prennent la fuite, tandis que les Grecs rentrent en riant dans leurs tentes. La Cilicienne, voyant la belle tenue et la discipline de l’armée, est ravie, et Cyrus enchanté de l’effroi que les troupes grecques ont causé aux Barbares.

Il fait ensuite vingt parasanges en trois étapes, et arrive à Iconium, dernière ville de la Phrygie. Il y reste trois jours. De là, il traverse la Lycaonie, parcourant trente parasanges en cinq étapes. Il permet aux Grecs de piller cette contrée, comme étant pays ennemi. Il renvoie ensuite Épyaxa en Cilicie par le chemin le plus court, lui donnant pour escorte les troupes de Ménon de Thessalie, commandées par Ménon lui-même. Cyrus, avec le reste de ses forces, traverse la Cappadoce, fait vingt-cinq parasanges en quatre étapes, et arrive à Dana[16], ville peuplée, grande et riche. Il y séjourne trois jours.

Là, Cyrus fait mettre à mort un Perse, Mégapherne, porte-enseigne royal, et un autre officier subalterne, accusés par lui de haute trahison. On essaye ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y conduit, quoique accessible aux charrois, est roide, impraticable à une armée qui trouve la moindre résistance. On disait même que Syennésis était sur les hauteurs, pour défendre le passage. Cyrus reste donc un jour dans la plaine. Le lendemain, un messager vient lui dire que Syennésis a quitté les hauteurs à la nouvelle que le corps de Ménon était entré en Cilicie après avoir passé les montagnes, et sur le bruit que des trirèmes longeaient la côte d’Ionie pour se rendre en Cilicie, sous la conduite de Tamos, chef de la flotte unie des Lacédémoniens et de Cyrus. Cyrus donc monte sur les hauteurs sans obstacle, et s’empare[17] des tentes sous lesquelles campaient les Ciliciens. De là, il descend dans une plaine, grande, belle, bien arrosée, pleine d’arbres de toute espèce et de vigne ; elle produit beaucoup de sésame, de méline, de millet, de froment et d’orge. Elle est fortifiée par une ceinture de montagnes élevées, qui s’étendent de la mer à la mer.


CHAPITRE III.


Mutinerie des soldats de Cyrus. — Discours de Cléarque. — Cyrus augmente la paye.


Cyrus descend, traverse cette plaine, fait, en quatre étapes, vingt-cinq parasanges, et arrive à Tarse, ville de Cilicie, grande et riche. Là se trouvait le palais de Syennésis, roi des Ciliciens. Au travers de la ville coule un fleuve, nommé Cydnus, large de deux plèthres. Les habitants de la ville s’enfuient avec Syennésis, dans un lieu fortifié, sur les montagnes, excepté les hôteliers. Il reste aussi les gens de la côte, habitants de Soli et d’Issus. Épyaxa, femme de Syennésis, était arrivée à Tarse, cinq jours avant Cyrus. Dans le trajet des montagnes qui conduisent à la plaine, deux des loches de Ménon avaient péri. Les uns disaient que, s’étant mis à piller, ils furent taillés en pièces par les Ciliciens ; et d’autres que, restés en arrière et ne pouvant retrouver ni le corps d’armée, ni les routes, ils s’étaient égarés et avaient péri. Ces loches étaient de cent hoplites. Les autres, arrivés à Tarse, pillèrent la ville, furieux de la perte de leurs compagnons, et n’épargnèrent point le palais. Cyrus, à peine entré dans la ville, mande à lui Syennésis. Celui-ci répond qu’il ne s’est jamais remis entre les mains de plus fort que lui, et il ne consent à se rendre auprès de Cyrus que sur les instances de sa femme et après avoir reçu des sûretés. Après quoi, les deux princes étant entrés en conférence, Syennésis fournit à Cyrus de grandes sommes d’argent pour ses troupes, et Cyrus lui fait les présents d’honneur qu’offrent les rois de Perse : un cheval ayant un frein d’or, un collier, des bracelets de même métal, un cimeterre à poignée d’or et une robe perse. Il lui promet aussi que son pays ne sera plus pillé, et lui permet de reprendre, où qu’ils se rencontrent, les esclaves qu’on lui a enlevés.

Cyrus et son armée restent là vingt jours ; les soldats refusent d’aller plus loin. Ils commençaient, en effet, à soupçonner qu’on les menait contre le roi, et déclaraient qu’ils ne s’étaient point engagés pour cela. Cléarque, le premier, veut contraindre ses soldats à marcher en avant ; mais ils lui jettent des pierres, à lui et à ses équipages, au moment où il se met en marche. Cléarque courut alors grand risque d’être lapidé. Peu de temps après, voyant qu’il est impossible d’agir de force, il convoque ses troupes ; et d’abord, fondant en larmes, il demeure quelque temps silencieux ; tous le regardent étonnés et sans mot dire. Alors il leur parle en ces termes : « Soldats, ne soyez pas surpris que je sois peiné des circonstances présentes. Cyrus était mon hôte. Banni de ma patrie, j’ai trouvé chez lui un accueil honorable, et, de plus, il m’a donné dix mille dariques. Cette somme, je ne l’ai point gardée pour mon usage particulier, ni employée à mes plaisirs ; je l’ai dépensée pour vous. Et d’abord, j’ai fait la guerre aux Thraces, et avec vous j’ai vengé la Grèce, en les chassant de la Chersonèse, quand ils voulaient arracher cette contrée aux colons grecs. Cyrus m’ayant mandé, je vous prends avec moi, je pars, pour lui venir en aide au besoin, et reconnaître ses services. Puisque vous ne voulez plus me suivre, il faut, ou que vous trahissant je reste l’ami de Cyrus, ou que, mentant à Cyrus, je demeure avec vous. M’arrêté-je au parti le plus juste, je ne sais ; mais j’opte pour vous ; et avec vous, quoi qu’il advienne, je suis prêt à le subir. Non ; personne ne dira qu’ayant conduit des Grecs chez des Barbares, j’ai trahi les Grecs et leur ai préféré l’amitié des étrangers. Ainsi, puisque vous refusez de m’obéir et de me suivre, c’est moi qui vous suivrai, et, quoi qu’il arrive, je le supporterai ; car je vous considère comme ma patrie, mes amis, mes compagnons d’armes. Avec vous, je serai respecté partout où j’irai ; séparé de vous, je suis incapable, je le sens, ou d’aider un ami ou de repousser un ennemi. J’irai donc partout où vous irez, soyez-en convaincus. »

Ainsi parle Cléarque ; tous les soldats, les siens et les autres, lui entendant dire qu’il ne veut point marcher contre le roi, le couvrent d’applaudissements. Plus de deux mille de ceux de Xénias et de Pasion, prenant armes et bagages, passent dans le camp de Cléarque. Cyrus, inquiet et peiné de cet incident, fait mander Cléarque. Celui-ci refuse d’aller le trouver, mais, à l’insu des soldats, il envoie un messager lui dire de se rassurer et que tout finirait pour le mieux : il le prie, en même temps, de l’envoyer chercher une seconde fois, et il refuse encore d’y aller. Après quoi, il convoque ses soldats, ceux qui venaient de se joindre à lui, et qui veut l’entendre, puis il leur dit : « Soldats, Cyrus en est évidemment avec nous au point où nous en sommes avec lui ; nous ne sommes plus ses soldats puisque nous ne le suivons pas, et il ne nous fournit plus de paye. Il se croit lésé par nous, je le sais ; aussi, lorsqu’il me mande, je ne veux point y aller ; surtout à cause de la honte que je sens au fond de ma conscience de l’avoir entièrement trompé. En second lieu, je crains qu’il ne me fasse arrêter et qu’il ne me punisse des torts qu’il croit avoir à me reprocher. Ce n’est donc pas le moment de nous endormir et de nous abandonner, mais de délibérer sur ce qu’il convient de faire en ces conjonctures. Si nous restons ici, il faut aviser, selon moi, aux moyens d’y demeurer en toute sûreté ; s’il nous plaît de partir, il faut voir à nous retirer en toute sûreté et à nous procurer des vivres : car, sans vivres, le général et le simple soldat ne sont bons à rien. Cyrus est un homme précieux quand on est son ami, et un rude ennemi, quand on l’a pour adversaire. D’ailleurs il a de l’infanterie, une cavalerie, une flotte, que nous voyons, que nous connaissons tous, puisque nous sommes établis auprès de lui. Il est donc temps de dire ce que chacun croira le meilleur. » Cela dit, il se tut.

Sur ce point, plusieurs se levèrent, les uns spontanément, pour dire ce qu’ils pensaient ; les autres, stylés par Cléarque, pour démontrer quelle difficulté il y aurait à rester ou à s’en aller sans l’agrément de Cyrus. Un d’entre eux, feignant d’être fort pressé de se rendre en Grèce, dit que, si Cléarque refusait de les ramener, il fallait au plus tôt élire d’autres chefs, acheter des vivres, puisqu’il y avait un marché dans le camp des Barbares, et plier bagage ; qu’ensuite on irait demander des vaisseaux à Cyrus, ou, en cas de refus, un guide qui conduisît les Grecs par des pays amis. « S’il ne nous donne pas même de guide, mettons-nous aussitôt en ordre de bataille, envoyons un détachement qui s’empare des hauteurs, et ne nous laissons prévenir ni par Cyrus, ni par les Ciliciens, sur lesquels nous avons fait bon nombre de prisonniers, et dont nous avons pillé les effets. » Ainsi parla ce soldat ; Cléarque dit ce peu de mots : « Quant à me mettre à la tête d’une semblable expédition, qu’aucun de vous ne m’en parle : je vois maintes raisons de n’en rien faire ; mais l’homme que vous aurez choisi pour chef, je lui obéirai de tout cœur. Vous savez que je sais me soumettre aussi bien que personne. »

Alors un autre se lève, fait remarquer la simplicité de celui qui conseille de demander des vaisseaux à Cyrus, comme si celui-ci n’en avait pas besoin pour son retour, et fait observer combien il serait naïf de demander un guide à celui « dont nous ruinons, dit-il, l’entreprise. Si nous nous fions à un guide que nous aura donné Cyrus, qui nous empêche de prier Cyrus de s’emparer pour nous des hauteurs ? Pour ma part, j’hésiterais à monter sur les vaisseaux qu’il fournirait, de peur qu’il ne voulût nous couler avec ses trirèmes. Je craindrais de suivre le guide qu’il nous donnerait, de peur qu’il ne nous engageât dans quelque pas d’où il fût impossible de sortir. Je voudrais, si je pars contre le gré de Cyrus, m’en aller à son insu, ce qui n’est pas possible. Je dis donc que tout cela n’est que folies. Je suis d’avis qu’on envoie des hommes à Cyrus, des gens capables, avec Cléarque, pour lui demander ce qu’il veut faire de nous. S’il s’agit d’une expédition du genre de celle où il a déjà employé des troupes étrangères, suivons-le et ne nous montrons pas plus lâches que celles qui sont allées avec lui dans les hauts pays. Si c’est une entreprise plus considérable, plus pénible, plus périlleuse, il faut ou qu’il nous détermine à le suivre, ou que, convaincu par nous, il consente d’amitié à nous laisser partir. Par là, si nous le suivons, il trouvera en nous des amis, des gens de cœur ; si nous partons, notre retraite ne sera point inquiétée. Quoi qu’il réponde à cette proposition, qu’on le redise ici ; après l’avoir entendu, nous délibérerons. »

Cet avis prévalut. On choisit des hommes qu’on lui envoie avec Cléarque, et qui demandent à Cyrus ses projets d’expédition. Il répond qu’il a appris qu’Abrocomas, son ennemi, est à la distance de douze étapes aux bords de l’Euphrate ; qu’il veut donc les mener contre lui et le punir s’il l’y rencontre ; mais s’il a fui, « nous délibérerons alors sur ce qu’il faudra faire. » Ces mots entendus, les envoyés les rapportent aux soldats : ceux-ci soupçonnent qu’on les conduit contre le roi : cependant ils se décident à suivre. Comme ils demandent une paye plus forte, Cyrus leur promet de leur donner à tous une moitié en sus, et de leur compter à chacun par mois trois demi-dariques au lieu d’une darique.

Marchait-il réellement contre le roi, personne jusque-là ne l’avait entendu dire nettement.


CHAPITRE IV.


Arrivée à Issus ; jonction de la flotte. — Passage des Pyles ciliciennes. — Entrée en Syrie. — Départ de Xénias et de Pasion. — Discours de Cyrus. — Continuation de la marche. — Discours de Cyrus. — Arrivée sur les bords de l’Araxe.


De là Cyrus fait dix parasanges en deux étapes et arrive au fleuve Psarus, large de trois plèthres. Ensuite, après une marche de cinq parasanges, on arrive aux bords du Pyramus, large d’un stade. De là, on fait quinze parasanges en deux étapes et l’on arrive à Issus, dernière ville de la Cilicie sur la mer, peuplée, grande et riche. On y séjourne trois jours, pendant lesquels se joignent à Cyrus, en arrivant du Péloponèse, trente-cinq vaisseaux commandés par Pythagore de Lacédémone. Tamus d’Égypte les conduisait depuis Éphèse, ayant avec lui vingt-cinq autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville amie de Tissapherne, et servi Cyrus contre ce dernier. Chirisophe de Lacédémone se trouvait également sur ces vaisseaux, mandé par Cyrus et suivi de sept cents hoplites avec lesquels il servit dans l’armée. Les vaisseaux vinrent mouiller près de la tente de Cyrus. Là des mercenaires grecs quittent Abrocomas pour passer à Cyrus ; ils étaient quatre cents hoplites qui s’unissent à lui pour marcher contre le roi.

D’Issus il arrive en une étape de cinq parasanges aux Pyles de Cilicie et de Syrie[18]. Ce sont deux murailles : celle qui est située en deçà, en avant de la Cilicie, était gardée par Syennésis et un corps de Ciliciens ; celle qui est située au delà et du côté de la Syrie, était, dit-on, gardée par le roi en personne. Entre les deux coule un fleuve nommé Karsus, large d’un plèthre. L’espace entier qui est entre les deux murailles est de trois stades. Il n’est pas facile de le forcer. Le passage est étroit ; les murailles descendent jusqu’à la mer, et elles sont couronnées de rochers à pic. C’est dans chacune de ces murailles que s’ouvrent les Pyles. Pour se frayer un passage, Cyrus fait venir sa flotte, afin de débarquer des hoplites en deçà et au delà des Pyles, et de passer, en dépit des ennemis qui pouvaient garder les Pyles syriennes. Cyrus s’attendait à la résistance d’Abrocomas, qui avait un corps nombreux ; mais Abrocomas n’en fit rien. Dès qu’il sut que Cyrus était en Cilicie, il se retira de la Phénicie, et marcha vers le roi avec une armée qu’on évaluait à trente myriades.

De là Cyrus fait une marche de cinq parasanges, et l’on arrive à Myriandre, ville habitée par les Phéniciens, près de la mer : c’est un lieu de commerce et de mouillage pour un grand nombre de vaisseaux. On s’y arrête sept jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie et Pasion de Mégare s’embarquent avec ce qu’ils avaient de plus précieux, et se retirent piqués, suivant l’opinion la plus commune, de ce que Cyrus laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s’étaient joints à lui pour retourner en Grèce et ne point marcher contre le roi. Aussitôt qu’ils eurent disparu, le bruit courut que Cyrus les faisait poursuivre par des trirèmes : quelques-uns souhaitaient qu’on les arrêtât comme traîtres ; d’autres en avaient pitié, s’ils étaient pris.

Cyrus convoque les généraux et dit : « Xénias et Pasion nous ont abandonnés : mais qu’ils sachent qu’ils ne se sont point sauvés comme des esclaves fugitifs. Je sais où ils vont, et ils ne m’ont point échappé. J’ai des trirèmes et je puis prendre leur bâtiment ; mais, j’en atteste les dieux, je ne les poursuivrai point. Il ne sera pas dit que, quand un homme est avec moi, j’en use, et que, quand il veut s’en aller, je le prends, le maltraite et pille son avoir. Qu’ils s’en aillent donc, mais qu’ils n’ignorent pas qu’ils se conduisent plus mal envers nous que nous envers eux. Il y a mieux : j’ai en mon pouvoir leurs enfants et leurs femmes qu’on garde à Tralles ; mais je ne les en priverai point ; ils les recevront comme prix des bons services qu’ils m’ont jadis rendus. » Ainsi parla Cyrus ; et les Grecs qui n’avaient pas beaucoup de cœur pour l’expédition, en apprenant la belle action de Cyrus, le suivirent avec plus de plaisir et de cœur.

Cyrus fait ensuite vingt parasanges en quatre étapes, et arrive au fleuve Chalus, large d’un plèthre et rempli de grands poissons prives ; les Syriens les regardent comme des dieux et ne permettent point qu’on leur fasse du mal, non plus qu’aux colombes[19]. Les villages où l’on dressa les tentes étaient à Parysatis : c’était un don pour sa ceinture[20]. De là, il fait trente parasanges en cinq étapes jusqu’aux sources du fleuve Dardés, large d’un plèthre. Là était le palais de Bélésis, gouverneur de la Syrie, avec un parc très-grand, très-beau, et produisant tout ce que donne chaque saison. Cyrus fait raser le parc et fait brûler le palais. Il fait ensuite quinze parasanges en trois étapes et arrive aux bords de l’Euphrate, large de quatre stades. En cet endroit est bâtie une ville grande et riche nommée Thapsaque. On y demeure cinq jours. Cyrus, ayant mandé les généraux grecs, leur dit qu’il marche contre le grand roi sur Babylone, et les prie de l’annoncer à leurs soldats, en les engageant à le suivre. Les généraux convoquent une assemblée et annoncent cette nouvelle. Les soldats s’emportent contre leurs chefs, et prétendent que, sachant depuis longtemps ce projet, ils l’ont tenu caché. Ils refusent de marcher en avant, si on ne leur donne pas autant qu’aux Grecs qui ont jadis accompagné Cyrus dans son voyage auprès de son père ; et cela, quand il ne s’agissait pas de se battre, mais d’escorter Cyrus que son père avait appelé. Les généraux : font leur rapport à Cyrus : celui-ci promet de donner à chaque homme cinq mines d’argent à leur arrivée à Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu’à ce qu’ils soient de retour en Ionie. Ces promesses gagnent presque tous les Grecs ; mais Ménon, avant qu’on fût certain de ce que feraient les autres soldats, s’ils suivraient Cyrus ou non, convoque séparément les siens et dit : « Soldats, si vous m’en croyez, sans péril, sans fatigue, vous vous ferez mieux venir de Cyrus que tous les autres soldats. Que vous ordonné-je de faire ? Cyrus prie les Grecs de le suivre contre le roi. Moi, je vous dis donc qu’il nous faut passer l’Euphrate, avant qu’on sache au juste ce que les autres Grecs répondront à Cyrus. S’ils se décident à le suivre, on vous regardera comme les instigateurs, étant passés les premiers ; Cyrus vous saura gré de votre zèle, il vous payera, et il sait payer mieux que personne : si les autres ne se décident point, nous reviendrons tous sur nos pas ; et vous, étant les seuls qui ayez obéi, il vous emploiera, comme des gens dévoués, à la tête des garnisons et des loches. De quoi que ce soit que vous le priiez, j’en suis sûr, vous trouverez un ami dans Cyrus. »

Ces mots entendus, ils obéissent et traversent, avant la réponse des autres corps. Cyrus les voyant passés en est ravi, et leur fait dire par Glos[21] : « J’avais déjà lieu, soldats, de me louer de vous ; mais vous aurez aussi à vous louer de moi, je l’ai à cœur, ou bien croyez que je ne suis plus Cyrus. » À ces mots, les soldats, remplis de grandes espérances, lui souhaitent un plein succès. Ménon même dit-on, reçoit de lui de magnifiques présents. Cela fait, Cyrus traverse le fleuve, suivi de tout le reste de l’armée. Dans ce passage du fleuve, personne ne fut mouillé plus haut que la poitrine. Les habitants de Thapsaque disaient que jamais ce fleuve n’avait été guéable avant ce jour, sans bateau. Or, Abrocomas, qui avait précédé Cyrus, avait brûlé les bateaux pour empêcher le passage. On crut donc qu’il y avait là quelque chose de divin, et qu’évidemment le fleuve s’était retiré devant Cyrus, comme devant son futur roi.

On fait ensuite à travers la Syrie cinquante parasanges en neuf étapes, et l’on arrive sur les bords de l’Araxe. Il y avait en cet endroit de nombreux villages remplis de blé et de vin. On y demeure trois jours et l’on y fait des provisions.


CHAPITRE V.


Marche pénible dans le désert. — Arrivée à Karmande. — Dispute entre deux soldats.


Il traverse ensuite l’Arabie, ayant l’Euphrate à droite, et fait en cinq étapes, dans un désert, trente-cinq parasanges. La terre, en ce pays, est une vaste plaine, unie comme une mer et pleine d’absinthe. Tout ce qu’il y croît de plantes ou de roseaux est aromatique, mais il n’y a point d’ombres. Les animaux sont de nombreux, ânes sauvages, et beaucoup d’autruches fort grandes, des outardes, des gazelles. Les cavaliers poursuivaient parfois ces animaux. Les ânes, quand on les poursuivait, gagnaient de vitesse et s’arrêtaient ; car ils couraient beaucoup plus vite que le cheval ; puis, quand le cheval approchait, ils recommençaient le même manége, en sorte qu’on ne pouvait les prendre à moins que les cavaliers, s’échelonnant par distance, ne leur fissent la chasse avec des relais. La chair de ceux qu’on prit ressemblait à celle du cerf, mais plus délicate. Personne ne prit d’autruche. Ceux des cavaliers qui en poursuivirent, y renoncèrent bientôt : l’oiseau se dérobait par la fuite, en courant à toutes jambes, en élevant ses ailes dont il usait comme d’une voile. Quant aux outardes, en les faisant lever promptement, il est facile de les prendre : elles ont le vol court, comme les perdrix, et sont bientôt rendues : leur chair était délicieuse.

Après avoir traversé cette plaine, on arrive au fleuve Mascas, large d’un plèthre. Là se trouve une ville déserte, grande, nommée Corsote. Elle est arrosée par le fleuve Mascas, qui en fait le tour. On reste là trois jours et l’armée s’y ravitaille. Après quoi on fait en treize étapes quatre-vingt-dix parasanges dans le désert, ayant toujours l’Euphrate à droite, et l’on arrive aux Pyles. Dans ces marches, beaucoup de bêtes de somme moururent de faim : il n’y avait ni fourrage, ni arbres ; tout le pays était nu. Les habitants déterrent le long du fleuve des pierres à meule qu’ils façonnent et transportent à Babylone : ils les y vendent, et de cet échange achètent du blé, dont ils vivent. L’armée manqua de vivres et ne put en acheter qu’au marché lydien, dans le camp barbare de Cyrus. La capithe[22] de farine de froment ou d’orge, coûtait quatre sigles[23]. Or, le sigle vaut sept oboles attiques[24] et demie, et la capithe contient deux chénices[25] attiques. Les soldats ne se soutenaient donc qu’en mangeant de la viande. On faisait de ces longues marches, quand on voulait camper à la portée de l’eau et du fourrage. On arrive un jour à un passage resserré, plein de boue, impraticable aux charrois. Cyrus s’y arrête avec les premiers et les plus riches de sa suite, et charge Glos et Pigrès de prendre avec eux un détachement de barbares pour faire avancer les chariots. Comme ils lui semblent agir avec lenteur, il ordonne d’un air de colère aux seigneurs perses qui l’entourent de se mettre aussi aux chariots. On vit alors un bel exemple de discipline. Chacun à l’instant jette son surtout de pourpre, à la place où il se trouve, se met à courir comme s’il s’agissait d’un prix, et descend un coteau rapide, malgré les riches tuniques et les hauts-de-chausses brodés : quelques-uns avait des colliers au cou, des anneaux aux doigts ; en un clin d’œil ils sautent tous dans la boue, plus vite qu’on ne peut se le figurer, enlèvent les chariots et les dégagent.

En somme, on voyait que Cyrus pressait sa marche et ne s’arrêtait que pour prendre des vivres ou pour tout autre motif urgent. Il pensait que plus il se presserait, moins le roi serait préparé à combattre, et que plus il irait lentement, plus l’armée du roi se renforcerait : car tout homme qui réfléchit voit que l’empire du grand roi est puissant par l’étendue du pays et par la population, mais que la longueur des distances et la dispersion des forces le rendent faible contre quiconque lui ferait la guerre avec promptitude.

Sur l’autre rive de l’Euphrate, et vis-à-vis du camp établi dans le désert, était une ville riche et grande, nommée Karmande. Les soldats y allaient acheter des vivres en se faisant des radeaux de la manière suivante : ils prenaient les peaux qui leur servaient de couvertures, les remplissaient de foin léger, puis les joignaient et les cousaient si serré que l’eau ne pouvait mouiller l’herbe sèche : ils traversaient là-dessus, et se procuraient des vivres, du vin fait de l’espèce de gland que produit le palmier[26], et de la graine de millet : ce pays en abonde. En ce lieu survint une dispute entre deux soldats, l’un à Ménon, l’autre à Cléarque : Cléarque, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le frappe ; le soldat, de retour à son camp, raconte la chose : à son récit, les soldats se fâchent et deviennent furieux contre Cléarque. Le même jour, Cléarque, étant allé au passage du fleuve pour y surveiller le marché, revenait à cheval vers sa tente, en traversant le camp de Ménon. Il n’avait avec lui que quelques hommes. Cyrus n’était pas encore arrivé, mais il était en route. Un des soldats de Ménon, qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jette sa hache, et le manque ; un autre lui lance une pierre ; un troisième en fait autant ; puis un grand nombre attirés par les cris. Cléarque se sauve dans son quartier, crie sur-le-champ aux armes, ordonne aux hoplites de rester en bataille, les boucliers placés devant leurs genoux ; pour lui, suivi des Thraces et des cavaliers qui étaient dans son camp, au nombre de plus de quarante, Thraces aussi pour la plupart, il marche droit à la troupe de Ménon, qui, frappée d’étonnement, ainsi que Ménon lui-même, court aux armes ; quelques-uns restent en place, ne sachant que résoudre. Alors Proxène, qui finit par arriver à la tête d’une compagnie d’hoplites, fait avancer ses hommes entre les deux partis, commande de mettre bas les armes, et supplie Cléarque de pas agir comme il allait le faire. Cléarque, qui avait failli être lapidé, est furieux d’entendre Proxène parler si tranquillement de son affront. Il le presse de lui laisser le champ libre. Cependant Cyrus arrive, apprend la nouvelle, saisit ses armes, arrive entre les deux troupes, suivi de quelques-uns de ses fidèles, et s’écrie : « Cléarque, Proxène, et vous Grecs ici présents, vous ne savez pas ce que vous faites, si vous vous battez entre vous ; songez-y, dès ce jour ma perte est décidée, et la vôtre suivra de près la mienne. Mes affaires tournant mal, tous les Barbares que vous voyez ici seront pour moi des ennemis plus dangereux que ceux qui sont auprès du roi. » En entendant ces mots, Cléarque revient à lui, les deux partis s’apaisent, et l’on met bas les armes.


CHAPITRE VI.


Conspiration et punition d’Orontas.


En avançant, on trouve des pas de chevaux et du fumier, et l’on conjecture qu’il a passé par là près de deux mille chevaux. Ce détachement prenait les devants, brûlant les fourrages et tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Orontas, Perse du sang royal, qui passait pour un des plus habiles guerriers de sa nation, et qui jadis avait pris les armes contre Cyrus, forme le projet de le trahir. Il lui dit que, s’il veut lui donner mille chevaux, il se fait fort de surprendre et de massacrer le corps de troupes qui brûle le pays, ou d’en ramener de nombreux prisonniers, d’empêcher les incendies, et de faire que l’ennemi ne puisse rapporter au roi ce qu’il aura vu de l’armée de Cyrus. Cyrus, l’entendant ainsi parler, juge le projet avantageux, et lui ordonne de prendre un détachement de chaque troupe placée sous les ordres d’un chef.

Orontas, croyant les cavaliers tout prêts à marcher, écrit au roi qu’il vient à lui avec le plus de cavaliers possible, et le prie d’ordonner aux siens de le recevoir en ami. Il lui rappelait dans la lettre le souvenir de son ancien attachement et de sa fidélité. Il donne cette lettre à un homme sûr, il le croyait du moins ; mais celui-ci ne l’a pas plus tôt entre les mains qu’il la communique à Cyrus. Cyrus la lit, fait arrêter Orontas, mande dans sa tente sept des principaux seigneurs de Perse, et ordonne aux généraux grecs de convoquer leurs hoplites et de venir en armes autour de sa tente[27]. Ainsi font-ils, amenant près de trois mille hoplites. Il appelle également au conseil Cléarque, qui lui paraissait, ainsi qu’à tous les autres, celui des Grecs qui jouissait de la plus grande considération. Au sortir du conseil, Cléarque raconta à ses amis comment s’était passé le jugement d’Orontas, car on n’en faisait pas mystère. Cyrus, dit-il, commença par ce discours : « Je vous ai convoqués, mes amis, pour délibérer avec vous et pour traiter de la manière la plus juste aux yeux des dieux et des hommes Orontas que voici. Et d’abord, mon père me l’a donné jadis pour être soumis à mes ordres. Mais lui, obéissant, dit-il, aux injonctions de mon frère, il a pris les armes contre moi, et s’est emparé de la citadelle de Sardes. Alors je lui ai fait la guerre de manière à lui faire désirer la fin des hostilités. Je pris sa main et lui donnai la mienne[28]. » Après ces premiers mots : « Orontas, continua Cyrus, t’ai-je fait quelque tort ? — Aucun tort, » répondit Orontas. Alors Cyrus : « Cependant, plus tard, comme tu l’avoues toi-même, sans avoir eu à te plaindre de moi, ne t’es-tu pas ligué avec les Mysiens, et n’as-tu pas ravagé mon pays autant que tu l’as pu ? » Orontas en convint.

« Et quand tu eus reconnu ton impuissance, reprit Cyrus, n’es-tu pas venu à l’autel de Diane m’assurer de ton repentir ? Puis, après m’avoir attendri, ne m’as-tu pas donné ta foi, et n’as-tu pas reçu la mienne ? » Orontas en convint également. « Quel tort fai-je donc fait, continua Cyrus, pour qu’on te prenne une troisième fois à tramer contre moi ? » Orontas avouant qu’il n’avait éprouvé aucun tort : « Tu avoues donc, lui demanda Cyrus, que tu es injuste envers moi ? — Il le faut bien, dit Orontas. — Mais pourrais-tu, demanda Cyrus, devenant l’ennemi de mon frère, rester pour moi un ami fidèle ? — Je le resterais, Cyrus, répondit Orontas, que tu ne le croirais pas. »

Alors Cyrus s’adressant à ceux qui étaient présents : « Ce que cet homme a fait, dit-il, il l’avoue. À toi donc, Cléarque, de parler le premier : dis-nous, que t’en semble ? » Alors Cléarque. « Mon avis, dit-il, c’est de nous défaire de cet homme le plus tôt possible, afin de n’avoir plus à nous en défier, et de pouvoir à notre aise, lui puni, faire du bien à ceux qui veulent être nos amis. » Cléarque racontait que les autres s’étaient rangés à son opinion. Alors, sur un ordre de Cyrus, tout le monde et les parents mêmes d’Orontas se lèvent et le prennent par la ceinture : c’était le condamner à mort[29] ; puis il est emmené par ceux qui en avaient l’ordre. En le voyant partir, les gens qui avaient coutume de se prosterner au-devant de lui le firent encore, bien que sachant qu’il allait au supplice. On le conduisit à la tente d’Artapatès, le plus dévoué des porte-sceptres de Cyrus, et depuis, jamais personne ne revit Orontas, ni vivant, ni mort. Personne ne put dire, pour l’avoir vu, comment il avait péri. Chacun fit ses conjectures : nulle part on ne vit trace de son tombeau.


CHAPITRE VII.


Marche de Cyrus à travers la Babylonie. — Il se croit à la veille de combattre et fait aux Grecs de riches promesses.


De là on fait à travers la Babylonie douze parasanges en trois étapes. À la troisième étape, vers minuit, Cyrus passe au milieu de la plaine une revue des Grecs et des Barbares. Il présumait que le lendemain, au point du jour, le roi viendrait, avec son armée, lui présenter la bataille. Il charge Cléarque du commandement de l’aile droite, et Ménon le Thessalien de l’aile gauche : pour lui, il range ses propres troupes. Après la revue, au petit jour, des transfuges venant de l’armée royale apportent à Cyrus des nouvelles de la situation militaire du roi. Cyrus convoque les stratéges et les lochages grecs, délibère avec eux sur le plan de la bataille, et les exhorte par ces paroles encourageantes : « Grecs, si je vous prends à mon service, ce n’est pas que je manque de Barbares prêts à combattre pour moi ; mais je crois que vous valez mieux, que vous êtes plus forts qu’une grande quantité de Barbares et voilà pourquoi je vous ai pris pour cette affaire. Montrez donc que vous êtes des hommes dignes de la liberté que vous possédez, et que je vous trouve heureux d’avoir. Car, sachez-le bien, pour cette liberté je donnerais toutes mes richesses et bien d’autres encore. Pour que vous connaissiez à quel combat vous marchez, je vais vous le dire. Une foule nombreuse, de grands cris, voilà comment vos ennemis se présentent. Si contre cela vous tenez fermes, je rougirai, j’en suis sûr, quand vous verrez quels hommes produit mon pays. Pour vous, qui êtes des hommes, conduisez-vous en gens de cœur ; et je renverrai dans votre patrie ceux qui le voudront, en leur faisant un sort que chacun enviera : mais j’espère faire en sorte que bon nombre préfèrent ce que je leur offre ici à ce qu’ils trouveraient chez eux. »

À ces mots Gaulitès, banni de Samos, et dévoué à Cyrus : « Cependant, Cyrus, dit-il, il y en a qui prétendent que tu fais beaucoup de promesses aujourd’hui, parce que tu es dans un danger imminent, mais que, si tout va bien, tu n’auras plus de mémoire. D’autres disent que, quand même tu aurais souvenance et bonne volonté, tu ne pourrais donner tout ce que tu promets. » Alors Cyrus répondit : « L’empire de mes pères s’étend, vers le midi, jusqu’à des pays que la chaleur rend inhabitables aux hommes ; du côté de l’ourse, jusqu’à des terres glacées ; tout ce qui est au milieu a pour satrapes les amis de mon frère. Si nous sommes vainqueurs, il faut bien que vous, qui êtes nos amis, en deveniez les maîtres ; si bien que j’ai moins peur, en cas de succès, de n’avoir pas assez à donner à chacun de mes amis, que de manquer d’amis à qui je donne. En outre, à vous, Grecs, je donne à chacun une couronne d’or. »

Ceux qui entendirent ces paroles sentirent redoubler leur ardeur et racontèrent le fait aux autres. Les généraux et même quelques Grecs vont trouver Cyrus, désirant savoir ce qu’ils auraient au cas où ils seraient vainqueurs. Il les renvoie tous, le cœur rempli d’espérances. Tous ceux qui s’entretenaient avec lui, quels qu’ils fussent, l’engageaient à ne pas combattre, mais à se tenir à l’arrière-garde. Ce fut dans cette circonstance que Cléarque lui fit à peu près cette question : « Penses-tu, Cyrus, que ton frère veuille combattre ? — Par Jupiter, dit Cyrus, s’il est fils de Darius et de Parysatis et mon frère, ce n’est pas sans coup férir que je prendrai sa place. »

Pendant que les soldats s’armaient, on fit le recensement des Grecs : dix mille quatre cents hoplites et deux mille cinq cents peltastes ; avec Cyrus, dix myriades de Barbares et environ vingt chars armés de faux. L’armée des ennemis était, dit-on, de cent vingt myriades, avec deux cents chars armés de faux, sans compter six mille cavaliers commandés par Artaxercès et rangés devant le roi. À la tête des corps de l’armée royale étaient quatre chefs, stratéges ou généraux, ayant chacun sous ses ordres trente myriades, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas, Arbacès. Mais il ne se trouva à la bataille que quatre-vingt-six myriades et cent cinquante chars armés de faux, Abrocomas n’étant arrivé de la Phénicie que cinq jours après l’action. Cyrus, avant la bataille, apprit tous ces détails des transfuges ennemis, venus de l’armée du grand roi ; et, après le combat, ils furent confirmés par les prisonniers[30].

Cyrus fait ensuite trois parasanges en une étape, marchant en ordre de bataille avec toutes ses troupes, grecques et barbares : il pensait, en effet, que le roi l’attaquerait ce jour-là. Vers le milieu de cette marche, il rencontra un fossé creusé de main d’homme, fossé profond, d’une largeur de cinq brasses et d’une profondeur de trois. Il s’étendait, en remontant dans la plaine d’une longueur de douze parasanges, jusqu’au mur de la Médie. Il y a dans cette plaine quatre canaux qui dérivent du Tigre : ils sont très-profonds, larges d’un plèthre et portant des bateaux chargés de blé. Ils se jettent dans l’Euphrate et ont de l’un à l’autre la distance d’un parasange : on les passe sur des ponts.

Près de l’Euphrate, entre le fleuve et le fossé, était un passage étroit d’environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se retrancher, lorsqu’il avait appris que Cyrus marchait contre lui. Cyrus et son armée passent le défilé et se trouvent au delà du fossé. Le roi ne se présente point ce jour-là pour combattre ; mais on remarque beaucoup de traces de chevaux et d’hommes battant en retraite. Cyrus alors fait venir le devin Silanus d’Ambracie, et lui donne trois mille dariques, parce que, onze jours auparavant, il lui avait annoncé, pendant qu’il sacrifiait, que le roi ne combattrait pas de dix jours. Or Cyrus lui avait dit : « Il n’y aura pas du tout de combat, s’il n’y en a pas dans l’espace de ces dix jours ; si donc tu dis vrai, je te promets dix talents. » C’était cet or qu’il lui comptait, les dix jours étant expirés.

Comme le roi ne s’était point opposé à ce que l’armée de Cyrus passât le fossé[31], Cyrus crut, ainsi que beaucoup d’autres, qu’il ne pensait plus à combattre ; aussi, le lendemain, marcha-t-il avec moins de précaution. Le troisième jour, Cyrus s’avance, assis sur son char, avec peu de soldats devant lui, la plupart des troupes marchant en désordre, et beaucoup de soldats faisant porter leurs armes sur des chariots et sur des bêtes de somme.


CHAPITRE VIII.


Bataille de Cunaxa. — Mort de Cyrus[32].


C’était environ l’heure où l’agora est remplie, et l’on approchait du lieu où l’on voulait asseoir le camp, lorsque Patégyas, seigneur perse, un des fidèles de Cyrus, paraît arrivant bride abattue, le cheval en sueur, et criant aussitôt à tous ceux qu’il rencontre, en langue barbare et grecque, que le roi s’avance avec une nombreuse armée, tout prêt à engager le combat. De là, grand tumulte : les Grecs et tous les autres s’attendent à être chargés avant de s’être formés. Cyrus saute de son char, endosse sa cuirasse, monte à cheval, saisit en main des javelots, et ordonne à tous de s’armer et de prendre chacun son rang.

On se forme à la hâte : Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate : Proxène le joint, suivi des autres généraux ; Ménon et son corps sont à l’aile gauche. Dans l’armée barbare, les cavaliers paphlagoniens, au nombre de mille environ, se placent à la droite auprès de Cléarque. Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupe la gauche avec le reste des Barbares. Cyrus se place au centre avec six cents cavaliers environ, tous revêtus de grandes cuirasses, le casque en tête, à l’exception de Cyrus. Cyrus, tête nue, se tient prêt au combat. On dit, en effet, que l’usage des Perses est d’avoir la tête nue quand ils affrontent les dangers de la guerre[33]. Tous les chevaux de la troupe de Cyrus ont la tête et le poitrail bardés de fer ; les cavaliers sont armés de sabres à la grecque.

Cependant arrive le milieu du jour, et les ennemis ne se montrent pas ; mais quand survient l’après-midi, on aperçoit une poussière semblable à un nuage blanc, qui bientôt se noircit et couvre la plaine. Lorsqu’ils sont plus près, on voit briller l’airain, puis les piques et les rangs se dessinent. C’était la cavalerie à cuirasses blanches appartenant à l’aile gauche de l’ennemi. Tissapherne était, disait-on, à la tête. Viennent ensuite les gerrophores, puis les hoplites, ayant des boucliers de bois tombant jusqu’aux pieds. On disait que c’étaient des Égyptiens. Après eux, viennent d’autres cavaliers, d’autres archers, rangés tous par nation, et chaque nation marchant formée en colonne pleine. En avant, à de grandes distances, étaient des chars armés de faux attachées à l’essieu, les unes s’étendant obliquement à droite, à gauche ; les autres placées sous le siége, dirigées vers la terre, pour couper tout sur leur passage. Le plan était de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre.

Ce que Cyrus avait dit aux Grecs, dans son allocution, de ne pas s’effrayer des cris des Barbares, se trouva démenti. Point de cris, mais le plus profond silence ; une marche tranquille, égale et lente. Alors Cyrus, passant le long de la ligne avec Pigrès, son interprète, et trois ou quatre officiers, crie à Cléarque de conduire sa troupe au centre même des ennemis, où devait être le roi. « Si nous y sommes vainqueurs, dit-il, tout est à nous. » Cléarque, voyant le corps placé au centre, et apprenant de Cyrus que le roi était au delà de la gauche des Grecs, attendu que ses troupes étaient si nombreuses, que son centre dépassait l’aile gauche de Cyrus, Cléarque, dis-je, ne voulut pas détacher son aile droite des bords du fleuve, de peur d’être enveloppé par les deux flancs ; mais il répondit à Cyrus qu’il veillerait à ce que tout allât bien.

Cependant l’armée barbare s’avance en bon ordre. Le corps des Grecs, demeurant à la même place, se complète de soldats arrivant encore à leurs rangs. Cyrus, passant à cheval[34] le long de la ligne et à peu de distance du front, regardait de loin les deux armées, les yeux dirigés tantôt sur les ennemis, tantôt sur ses troupes, lorsqu’un des soldats de l’armée grecque, Xénophon d’Athènes[35] pique pour le rejoindre et lui demande s’il a quelque ordre à donner. Cyrus s’arrête, et lui commande de publier que les entrailles des victimes présagent un heureux succès. Cela dit, il entend un bruit qui court par les rangs et demande ce que c’est. Xénophon lui dit que c’est le mot d’ordre qui passe pour la seconde fois. Cyrus s’étonne qu’on l’ait donné, et demande quel est ce mot d’ordre. Xénophon répond : « Jupiter sauveur et Victoire. » Cyrus l’entendant : « Eh bien ! je l’accepte, dit-il ; que cela soit ! » Il se porte ensuite au poste qu’il a choisi. Il n’y avait plus que trois ou quatre stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantent un péan et s’ébranlent pour aller à l’ennemi.

Une partie de la phalange s’avance comme une mer houleuse ; le reste suit au pas de course pour s’aligner, et bientôt tous les Grecs, faisant retentir leur cri ordinaire : « Héléleu ! » en l’honneur d’Ényalius, arrivent en courant. On dit qu’en même temps ils frappaient leurs boucliers de leurs piques, afin d’effrayer les chevaux. Avant qu’on soit à la portée du trait, la cavalerie barbare détourne ses chevaux et s’enfuit ; les Grecs la poursuivent de toutes leurs forces, et se crient les uns aux autres de ne pas courir en désordre, mais de suivre en rang. D’autre part, les chars sont entraînés les uns au travers des ennemis, les autres à travers la ligne des Grecs : ils sont vides de conducteurs. Les Grecs, les voyant venir de loin, ouvrent leurs rangs : il n’y eut qu’un soldat qui, regardant avec étonnement, comme dans un hippodrome, se laissa heurter ; et même, dit-on, il n’en reçut aucun mal. Pas un seul autre Grec ne fut blessé dans cette bataille, si ce n’est un soldat de l’aile gauche, atteint d’une flèche, dit-on.

Cyrus, voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant eux, se sent plein de joie : déjà il est salué roi par ceux qui l’entourent ; cependant il ne s’emporte point à poursuivre ; mais il tient serrée sa troupe de six cents cavaliers et observe les mouvements du roi. Il savait qu’il était au milieu de l’armée perse. Tous les chefs des Barbares occupent ainsi le centre de leurs troupes, croyant qu’ils y sont plus en sûreté, parce qu’ils sont couverts des deux côtés, et que, s’ils ont à donner un ordre, il ne leur faut que la moitié du temps pour le transmettre à l’armée. Le roi donc, placé ainsi au centre de son armée, dépassait pourtant la gauche de Cyrus. Aussi, ne voyant d’ennemis ni en face de lui, ni devant ceux qui le couvraient, il fait un mouvement de conversion comme pour envelopper l’autre armée. Cyrus, craignant qu’il ne prenne les Grecs à dos et ne les taille en pièces, pique à lui, et, chargeant avec ses six cents cavaliers, replie tout ce qui est devant le roi et met en fuite les six mille hommes : on dit même qu’il tue de sa propre main Artaxercès, qui les commandait[36].

La déroute une fois commencée, les six cents cavaliers de Cyrus se dispersent et s’élancent à sa poursuite, sauf quelques-uns qui demeurent auprès de lui, presque tous uniquement ceux qu’on appelle commensaux. Étant au milieu d’eux, il aperçoit le roi et le groupe qui l’entoure ; il ne peut se contenir : « Je vois l’homme, » s’écrie-t-il ; il se précipite sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse, comme l’atteste le médecin Ctésias, qui prétend avoir guéri la blessure ; mais au moment même où il porte le coup, on ne sait qui l’atteint au-dessus de l’œil d’un javelot lancé avec force[37]. Dans ce combat entre le roi, Cyrus et ceux de leur suite, on sait combien il périt de monde autour du roi, par le témoignage de Ctésias, qui était auprès de lui. Cyrus y fut tué, et, sur son corps, huit de ses premiers officiers. Artapatès, dit-on, le plus dévoué de ses porte-sceptres, voyant Cyrus à terre, saute de son cheval et se jette sur le corps de son maître : le roi, assure-t-on, l’y fait égorger ; d’autres disent qu’il s’égorgea lui-même, après avoir tiré son cimeterre : car il en avait un à poignée d’or, et portait un collier, des bracelets et autres ornements, ainsi que les premiers des Perses : Cyrus l’avait en estime pour son dévouement et sa fidélité.


CHAPITRE IX.


Éloge de Cyrus[38].


Ainsi finit Cyrus, de tous les Perses qui vécurent après Cyrus l’ancien, le cœur le plus royal, le plus digne de régner, de l’aveu de ceux qui le pratiquèrent. Dès son enfance, élevé avec son frère et d’autres enfants, il eut sur tous une supériorité incontestable ; car tous les fils des Perses de distinction sont élevés aux portes du roi : là on apprend à être réservé ; jamais on n’entend, jamais on ne voit rien de honteux : les enfants remarquent ou ils entendent dire que tels sont honorés par le roi, et que tels autres encourent sa disgrâce, de sorte que dès leur enfance ils apprennent à commander et à obéir.

Cyrus parut avoir plus de disposition à s’instruire que tous ceux de son âge : les gens d’une naissance inférieure n’obéissaient pas aussi scrupuleusement que lui aux vieillards : il aimait beaucoup les chevaux et les maniait avec la plus grande adresse : on le regardait dans les exercices guerriers, le tir à l’arc et le jet du javelot, comme un jouteur passionné et infatigable. Quand son âge le lui permit, il devint grand amateur de chasse et avide des dangers que l’on court à la poursuite des bêtes fauves. Un ours, un jour, s’étant jeté sur lui, il n’en fut point effrayé ; il le combattit, et l’ours l’ayant fait tomber de cheval, il en reçut des blessures, dont il lui resta des cicatrices ; mais il finit par le tuer, et combla de faveurs celui qui le premier vint à son secours.

Envoyé par son père en qualité de satrape dans la Lydie, la grande Phrygie et la Cappadoce, et de commandant général de toutes les troupes qui devaient s’assembler dans le Castole, il montra d’abord qu’il se faisait un devoir sacré de ne jamais tromper dans les traités, les contrats, les simples promesses. Aussi avait-il la confiance des villes qui lui étaient soumises, la confiance des particuliers ; aussi, quand un ennemi traitait avec Cyrus, avait-il l’assurance de n’éprouver de lui aucuns mauvais traitements. En conséquence, lorsqu’il fit la guerre à Tissapherne, toutes les villes, sauf Milet, aimèrent mieux obéir à Cyrus qu’au satrape ; et encore les Milésiens ne le craignaient-ils que parce qu’il ne voulait point abandonner les bannis. En effet, il prouva, comme il l’avait dit, qu’il ne les livrerait point, ayant été leur ami, et cela lors même que leur nombre diminuerait et que leurs affaires iraient plus mal.

On le voyait toujours, après un bon ou un mauvais procédé, essayer d’avoir le dessus, et l’on rapportait de lui ce souhait, qu’il désirait vivre assez longtemps pour surpasser en bienfaits et en vengeance ses amis ou ses ennemis. Aussi tout le monde voulait-il lui confier, à lui plutôt qu’à tel autre homme de notre temps, sa fortune, sa ville, sa personne. On ne pourra pas dire non plus qu’il se soit laissé duper par les scélérats et les malfaiteurs ; il les punissait avec la dernière sévérité. On voyait souvent sur les grandes routes des hommes auxquels il manquait les pieds, les mains, les yeux ; de sorte que, dans le gouvernement de Cyrus, tout Grec ou barbare qui ne faisait de tort à personne pouvait voyager sans crainte, aller où il voulait, et porter ce qu’il lui plaisait. C’est un fait reconnu qu’il honorait tout particulièrement ceux qui se montraient braves à la guerre. La première qu’il soutint fut contre les Pisidiens et les Mysiens ; il dirigeait l’armée en personne dans ce pays ; ceux qu’il vit affronter résolûment les dangers, il leur donna le gouvernement des provinces conquises, et les honora d’autres présents ; de sorte qu’on regarda la bravoure comme un moyen d’être très-heureux, et la lâcheté comme un titre à l’esclavage. Aussi était-ce à qui courrait au danger, dès qu’on espérait être vu de Cyrus.

En fait de justice, si quelqu’un lui paraissait vouloir se distinguer par la sienne, il faisait tout pour le rendre plus riche que ceux qui recherchaient d’injustes profits. C’est ainsi que toute son administration était dirigée par l’équité et qu’il avait une véritable armée. En effet, les stratéges et les lochages venaient à lui par mer, non point en vue du gain, mais parce qu’ils savaient qu’il était plus avantageux d’obéir bravement à Cyrus que de toucher une solde mensuelle. Quand on exécutait ponctuellement ses ordres, il ne laissait jamais ce zèle sans récompense : aussi dit-on que Cyrus eut en tout genre les meilleurs agents.

Quand il voyait un intendant se distinguer par son économie et sa justice, améliorant le pays qui lui était confié, en augmentant les revenus, loin de lui rien enlever, il lui donnait plus encore ; de sorte qu’on travaillait avec joie, qu’on acquérait avec sécurité, et qu’on ne cachait point à Cyrus ce qu’on avait acquis. On ne remarquait point qu’il enviât les richesses avouées, mais il essayait de faire main-basse sur les trésors cachés. Tous les amis qu’il s’était créés, dont il connaissait l’affection et qu’il regardait comme des auxiliaires capables pour ce qu’il voulait entreprendre, il excellait, de l’aveu de tous, à se les ménager par de bons offices ; et, comme il y avait des cas où il pensait avoir besoin lui-même de l’aide de ses amis, il essayait d’être pour ses amis un aide excellent dès qu’il leur connaissait un désir.

Il n’est pas un homme, je pense, qui ait reçu plus de présents que lui, et pour plusieurs raisons : personne aussi ne les a mieux distribués à ses amis, consultant les goûts et les besoins urgents de chacun. Lui envoyait-on de riches habillements qui servissent à la guerre ou à la parure, il disait que son corps ne pouvait les porter tous, mais que des amis bien parés étaient le plus bel ornement d’un homme. Qu’il ait vaincu ses amis en munificence, cela n’est point étonnant, puisqu’il était plus puissant qu’eux ; mais qu’en attentions, en désir d’obliger, il les ait surpassés, c’est ce qui me semble plus admirable. Souvent Cyrus leur envoyait des vases à demi pleins de vin, quand il en recevait du bon, disant que depuis longtemps il n’en avait pas bu de meilleur. « Je t’en envoie donc et te prie de le boire aujourd’hui avec tes meilleurs amis, » Souvent il envoyait des moitiés d’oie, de pain et d’autres mets pareils, et chargeait le porteur de dire : « Cyrus les a trouvés excellents ; aussi veut-il que tu en goûtes. » Quand le fourrage était rare, et qu’à force de valets et de soins il avait pu s’en procurer, il faisait dire à ses amis d’envoyer prendre de ce fourrage pour leurs chevaux de monture, afin que le jeûne ne les empêchât pas de porter ses amis. Quand il se présentait quelque part, et que beaucoup de regards devaient se fixer sur lui, il appelait ses amis et s’entretenait gravement avec eux, afin de montrer ceux qu’il avait en estime.

Pour ma part, d’après ce que j’entends dire, je juge que personne n’a jamais été l’objet d’une affection plus vive parmi les Grecs et les Barbares. En voici une preuve : quoique Cyrus fût sujet du roi, personne ne le quitta pour Artaxercès. Orontas seul l’essaya, et il reconnut bientôt que l’homme qu’il avait pris pour confident lui était moins dévoué qu’à Cyrus. Au contraire, quand les deux princes devinrent ennemis, beaucoup de gens du roi passèrent du côté de Cyrus ; et parmi eux des hommes que le roi aimait réellement, mais qui croyaient que leur bravoure serait mieux récompensée par Cyrus que par le roi. La mort de Cyrus fournit encore une plus grande preuve et qu’il était personnellement bon, et qu’il savait distinguer sûrement les hommes fidèles, dévoués, constants. Quand Cyrus fut tué, tous ses commensaux périrent en combattant à ses côtés. Ariée seul lui survécut, parce qu’il commandait alors la cavalerie de l’aile gauche. Dès qu’il apprit que Cyrus était tombé, il s’enfuit avec les troupes barbares placées sous ses ordres.


CHAPITRE X.


Artaxercès s’empare du camp de Cyrus. — Il rallie ses troupes contre les Grecs, qui le mettent en déroute.


On coupa, sur le lieu même, la tête et la main droite de Cyrus. Le roi et sa troupe, poursuivant les fuyards, entrent dans le camp de Cyrus. Ariée et ses gens ne font aucune résistance : ils s’enfuient du camp à l’étape d’où ils étaient partis, et qui était, dit-on, à quatre parasanges. Le roi et sa troupe mettent tout au pillage et prennent la maîtresse de Cyrus, une Phocéenne que l’on disait sage et belle[39]. Une Milésienne, plus jeune que l’autre[40], prise par les soldats du roi, s’enfuit nue du côté des Grecs, qui étaient commis à la garde des armes avec les skeuophores ; ils se forment pour résister, tuent bon nombre des pillards, et perdent aussi quelques-uns des leurs ; mais ils ne quittent point leur poste, et sauvent non-seulement la jeune femme, mais tout ce qui se trouve dans leur quartier, hommes et bagages.

Il y avait alors entre le roi et les Grecs une distance d’environ trente stades : les uns poursuivant ce qui était devant eux comme s’ils avaient tout vaincu ; les autres pillant, comme s’ils étaient tous vainqueurs. Mais les Grecs, s’aperçoivent que le roi avec sa troupe tombait sur les skeuophores, et le roi apprenant par Tissapherne que les Grecs, après avoir repoussé l’aile qui était en face d’eux, s’avançaient à la poursuite des fuyards, rallie ses gens et reforme sa troupe. Cléarque, de son côté, appelle Proxène, qui se trouvait le plus près de lui, et ils délibèrent s’ils enverront un détachement, ou bien s’ils iront tous défendre le camp.

Sur ce point, le roi se montre prêt à tomber sur leurs derrières. Les Grecs font volte-face, disposés à le recevoir, s’il s’avance de ce côté. Mais le roi prend une autre direction et revient sur ses pas par le chemin qu’il a suivi, quand il dépassait l’aile gauche. Il emmenait avec lui et les déserteurs qui avaient passé aux Grecs pendant la bataille, et Tissapherne avec ses troupes. Ce Tissapherne n’avait pas fui à la première rencontre : au contraire, il avait pénétré le long du fleuve, à travers les peltastes grecs, sans y tuer personne, tandis que les Grecs, qui s’étaient ouverts, frappaient et dardaient sa cavalerie. À la tête de ces peltastes était Épisthène d’Amphipolis, qui passait pour un homme de prudence. Tissapherne donc, ayant le dessous, s’était retiré, et, parvenu au camp des Grecs, il y avait rencontré le roi ; de sorte qu’ils revenaient avec leurs troupes réunies.

Quand ils furent à la hauteur de l’aile gauche des Grecs, ceux-ci, craignant qu’on ne les prît en flanc, et qu’enveloppés de toutes parts on ne les taillât en pièces, voulurent étendre leur aile et l’adosser au fleuve. Tandis qu’ils délibèrent, le roi, reprenant la même position, vient se placer devant leur phalange, comme il était au commencement de la bataille. Les Grecs, voyant les Barbares près d’eux et rangés en ligne, chantent de nouveau le péan, et chargent avec encore plus d’ardeur qu’auparavant. De leur côté, les Barbares ne les attendent pas et s’enfuient plus vite encore que la première fois ; les Grecs les poursuivent jusqu’à un village où ils s’arrêtent : ce village était dominé par une colline au pied de laquelle la troupe du roi avait fait volte-face ; il n’y avait pas d’infanterie, mais la colline était pleine de cavaliers, à ne pouvoir distinguer ce qui se passait : on prétendait voir l’étendard du roi, une aigle d’or au haut d’une pique, les ailes déployées.

Les Grecs s’étant dirigés sur cette position, les cavaliers abandonnent la colline, mais en filant cette fois par pelotons, les uns d’un côté, les autres d’un autre : la colline se dégarnit peu à peu ; enfin tout disparaît. Aussi Cléarque ne gravit-il point la colline avec sa troupe ; il fait halte au pied et il envoie sur la colline Lycius de Syracuse et un autre chef, avec ordre de voir ce qui se passe en bas et de le lui rapporter. Lycius y fait une pointe et revient rapporter que l’ennemi fuit à toutes brides. Or, ceci se passait presque au coucher du soleil. Les Grecs s’arrêtent et posent leurs armes à terre pour prendre du repos. Cependant ils s’étonnent de ne pas voir du tout Cyrus, ni personne de sa part, car ils ignoraient qu’il fût mort ; ils conjecturaient qu’il était à la poursuite de l’ennemi ou qu’il s’était avancé pour prendre quelque position. Ils délibérèrent donc entre eux si l’on ferait venir les équipages pour rester où ils étaient, ou si l’on retournerait au camp. Ils résolurent d’y retourner, et l’on arriva aux tentes vers l’heure du souper. Telle fut la fin de cette journée.

Les Grecs trouvèrent la plupart de leurs effets pillés, ainsi que les provisions de manger et de boire. Les caissons pleins de farine et de vin dont Cyrus s’était pourvu, afin de les distribuer aux Grecs s’il survenait quelque grande disette dans leur armée, et qu’on évaluait au nombre de trois cents, avaient été également pillés par les troupes du roi : cela fit que la plupart des Grecs ne purent souper, et ils n’avaient pas dîné ; car, avant qu’on envoyât le soldat prendre son repas, le roi avait paru. C’est donc ainsi qu’ils passèrent la nuit.


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LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Les Grecs apprennent la mort de Cyrus et le projet d’Ariée de retourner en Ionie. — Cléarque essaye de le faire revenir et lui promet l’empire des Perses. — Artaxercès envoie sommer les Grecs de rendre les armes : ceux-ci congédient les envoyés du roi avec une fière réponse.


La levée des troupes grecques faites par Cyrus, quand il entreprit son expédition contre son frère Artaxercès, les divers incidents de sa marche, les détails de la bataille, la mort de Cyrus, le retour des Grecs à leur camp pour y prendre du repos, persuadés qu’ils avaient remporté une victoire complète et que Cyrus était vivant, tels sont les faits qui ont été exposés dans le livre précédent.

Au point du jour, les généraux s’assemblent, étonnés que Cyrus n’envoie personne ordonner ce qu’il faut faire, ou qu’il ne paraisse pas lui-même. Ils se décident à plier les bagages qui leur restent, à prendre les armes, à se porter en avant et à rejoindre Cyrus. Ils se mettaient en marche, lorsque, au lever du soleil, arrivent Proclès, gouverneur de la Teuthranie[41], descendant du lacédémonien Démarate, et Glos, fils de Tamus. Ceux-ci disent que Cyrus est mort, et qu’Ariée, en fuite, est avec les autres Barbares, au campement d’où ils étaient partis la veille, qu’il leur promet de les y attendre tout le jour, s’ils veulent s’y rendre, mais que le lendemain il retournera, dit-il, en Ionie d’où il est venu. En apprenant cette nouvelle, les généraux et le reste des Grecs sont vivement affligés. Cléarque dit : « Plût au ciel que Cyrus vécut encore ! mais puisqu’il n’est plus, annoncez à Ariée que nous avons vaincu le roi, que personne, comme vous voyez, ne nous résiste, et que, si vous ne fussiez survenus, nous marchions contre le roi. Nous promettons à Ariée que, s’il vient ici, nous le ferons monter sur le trône royal, puisque c’est aux vainqueurs à disposer de l’empire. » Cela dit, il congédie les envoyés, et les fait accompagner de Chirisophe de Lacédémone, et de Ménon de Thessalie. Ménon lui-même l’avait demandé, étant l’ami et l’hôte d’Ariée. Les envoyés partent, et Cléarque les attend.

L’armée se procure des vivres comme elle peut : on prend aux équipages des bœufs et des ânes qu’on égorge ; quant au bois, voici comment on en a : en s’avançant à peu de distance de la phalange, à l’endroit où s’était livrée la bataille, on trouve quantité de traits que les Grecs forcent les transfuges du roi de dépouiller de leur fer, puis des gerres et des boucliers d’osier égyptiens, un grand nombre de peltes et des chars vides ; le tout sert à faire bouillir les viandes, et l’on vit ainsi ce jour-là.

À l’heure où l’agora est pleine, il arrive de la part du roi et de Tissapherne des hérauts et d’autres Barbares. Parmi eux cependant se trouve un Grec, Phalynus[42], qui servait auprès de Tissapherne, dont il était considéré, parce qu’il se donnait pour savant dans la tactique et le maniement des armes. Les hérauts s’approchent, appellent les chefs des Grecs, et disent que le roi, se regardant comme vainqueur, puisqu’il a tué Cyrus, somme les Grecs de rendre les armes et de venir aux portes du roi solliciter un bon traitement. Voilà ce que disent les hérauts du roi. Les Grecs sont indignés de ces paroles. Cependant Cléarque se contente de dire que ce n’est point aux vainqueurs à rendre les armes : « Mais vous, ajoute-t-il, vous, généraux, faites-leur la réponse la meilleure et la plus honorable ; moi, je reviens à l’instant. » Et de fait, un de ses serviteurs l’appelait pour voir les entrailles de la victime, car il sacrifiait au moment même. Proxène de Thèbes prenant alors la parole : « Quant à moi, dit-il, Phalynus, je me demande avec étonnement si c’est comme vainqueur que le roi exige nos armes, ou comme ami, à titre de présent. Si c’est comme vainqueur, pourquoi les demande-t-il ? il n’a qu’à venir les prendre. S’il veut les avoir par la persuasion, qu’il dise ce qu’il fera pour les soldats en retour de cette gracieuseté. » À cela Phalynus répond : « . Le roi se croit vainqueur, puisqu’il a tué Cyrus. Car qui désormais lui disputerait l’empire ? Il vous regarde comme sous sa dépendance, vu qu’il vous tient au milieu de ses États, entre des fleuves qu’il est impossible de traverser, et qu’il peut vous écraser sous une telle multitude d’hommes que vous ne pourriez pas les tuer, même s’il vous les abandonnait. » Xénopnon d’Athènes lui dit : « Phalynus, tu le vois, nous n’avons plus d’autre ressource que nos armes et notre courage ; et tant que nous aurons nos armes, nous pensons bien que notre courage ne nous fera point défaut ; mais les livrer, ce serait livrer notre personne. Ne crois donc pas que nous abandonnions le seul bien qui nous reste ; il doit nous servir à combattre pour nos intérêts. » En entendant ces mots, Phalynus se prit à rire et dit : « Ah ! jeune homme, tu m’as l’air d’un philosophe, et tu dis là des choses qui ne manquent point d’agrément ; sache pourtant que tu es fou, si tu t’imagines que votre courage l’emporte sur les forces du roi. » D’autres, qui mollissaient, firent observer, dit-on, qu’après avoir été fidèles à Cyrus, ils pourraient aussi devenir très-utiles au roi, s’il voulait être leur ami, et que, s’il les employait soit à n’importe quelle entreprise, soit dans une campagne contre les Égyptiens, ils fondraient sur eux avec lui.

Cependant Cléarque revient et demande si l’on a fait une réponse. Phalynus reprend et lui dit : « L’un dit une chose, l’autre une autre ; mais toi, Cléarque, dis-nous ce que tu penses. » Alors Cléarque : « Moi, Phalynus, dit-il, c’est avec plaisir que je t’ai vu, et il en est de même, je pense, de tous ceux qui sont ici. Tu es Grec, comme nous tous que tu vois autour de toi. Dans la position où nous sommes, nous te demandons ton avis sur ce que nous devons faire relativement à tes propositions. Toi donc, au nom des dieux, conseille-nous ce qui te paraît le meilleur et le plus honorable, ce qui doit t’honorer aux yeux de la postérité, quand on dira : « Jadis Phalynus, envoyé par le roi pour sommer les Grecs de rendre les armes, a été consulté par eux et a donné ce conseil ; » car tu sais bien que de toute nécessité on parlera en Grèce du conseil, quel qu’il soit, que tu auras donné. »

Par ces insinuations, Cléarque voulait amener l’envoyé même du roi à conseiller de ne pas rendre les armes, afin de relever ainsi l’espérance des Grecs ; mais Phalynus l’éluda, et parla en ces termes, contre l’attente de Cléarque : « Moi, dit-il, si, entre dix mille chances de salut, il en est une seule pour vous en combattant contre le roi, je vous conseille de ne prendre les armes ; mais s’il n’y a pas d’espoir de salut en dépit du roi, je vous conseille de vous sauver comme vous pourrez. » Alors Cléarque : « Ainsi voilà ce que tu dis ; eh bien, va-t’en dire de notre part que nous croyons, nous, que si nous devons être les amis du roi, nous vaudrons plus ayant nos armes que les rendant à un autre, et que, s’il faut combattre, il vaut mieux combattre avec ses armes qu’après les avoir rendues. » Phalynus répond : « Nous le dirons, mais le roi m’a encore chargé de vous dire que, vous restant ici, il y aura trêve, et guerre si vous avancez ou reculez. Répondez sur ce point : Restez-vous ici avec une trêve, ou bien voulez-vous la guerre ? Je porterai votre réponse. — Réponds donc, dit Cléarque, que nous acceptons les propositions du roi. — Qu’entends-tu par là ? dit Phalynus. — Si nous restons, dit Cléarque, il y a trêve, et guerre si nous avançons ou reculons. » Phalynus dit une seconde fois : « Est-ce trêve ou guerre que je dois annoncer ? » Et Cléarque répondit une fois encore : « Trêve en restant ici, guerre en avançant ou en reculant. » Quant à ce qu’il ferait, il n’en laissa rien percer.


CHAPITRE II.


Alliance avec Ariée. — On se met en marche, et l’on rejoint les troupes du roi. — Terreur panique dans les deux armées.


Phalynus repart avec ceux qui l’avaient accompagné. Proclès et Chirisophe reviennent du camp d’Ariée. Ménon était resté. Ils rapportent qu’Ariée a répondu qu’il y avait beaucoup de Perses plus distingués que lui, et qu’ils ne le souffriraient jamais pour roi. « Mais si vous voulez faire retraite avec lui, il vous prie de le joindre cette nuit ; sinon, il partira demain, dit-il, de grand matin. » Cléarque répond : « Eh bien, faites comme vous dites, si nous vous joignons ; sinon, prenez le parti que vous croirez le plus avantageux. » Quant à ce qu’il ferait lui-même, il ne leur en dit rien. Mais ensuite, au coucher du soleil, convoquant les stratéges et les lochages, il leur dit : « Amis, j’ai sacrifié pour savoir si je devais marcher contre le roi ; les entrailles n’ont pas été favorables. Cela devait être : car, d’après mes renseignements, le Tigre, qui est entre nous et le roi, ne se passe qu’en bateaux, et nous ne pouvons le traverser sans embarcations, puisque nous n’en avons point. Rester ici, cela est impossible ; nous n’avons point de vivres. Mais pour aller rejoindre les amis de Cyrus, les victimes sont favorables. Voici donc ce qu’il faut faire : séparons-nous, et que chacun soupe avec ce qu’il a. Quand la corne sonnera comme pour le repos, pliez bagage ; au second son, chargez les bêtes de somme ; au troisième, suivez votre chef, la colonne des équipages longeant le fleuve, et les hoplites en dehors. » Ces ordres entendus, les stratéges et les lochages se retirent et font ce qui est convenu. De ce moment Cléarque commande et les autres obéissent, sans l’avoir élu, mais voyant bien qu’il avait la tête nécessaire pour commander, tandis que les autres étaient sans expérience. Voici le calcul du chemin qu’on avait fait depuis Êphèse, en Ionie, jusqu’au champ de bataille ; en quatre-vingt-treize étapes, cinq cent trente-cinq parasanges ou seize mille cinquante stades. Du champ de bataille jusqu’à Babylone, on disait qu’il y avait encore trois cent soixante stades.

Quand il fit noir, Miltocythe de Thrace, suivi de quarante cavaliers thraces, et d’environ trois cents fantassins de la même nation, déserta pour passer au roi. Cléarque se met à la tête des autres, ainsi qu’il l’avait annoncé ; les autres suivent, et l’on arrive vers minuit à l’ancien campement, où se trouve Ariée et sa troupe. On pose les armes devant les rangs, et les stratéges ainsi que les lochages se rendent auprès d’Ariée. Alors les Grecs, Ariée et les principaux de son armée, jurent de ne point se trahir et de rester alliés fidèles. Les Barbares jurent, en outre, de guider loyalement. En jurant, on égorge un sanglier, un taureau, un loup et un bélier ; et l’on en reçoit le sang dans un bouclier, où les Grecs plongent leurs épées et les Barbares leurs lances.

Ces gages donnés, Cléarque parle ainsi : « Voyons, Ariée, puisque vous et nous nous prenons la même route, dis-moi quel est ton avis sur la marche à suivre. Retournerons-nous par où nous sommes venus, ou bien connais-tu quelque autre route qui soit meilleure ? » Ariée répond : « Si nous retournons sur nos pas, nous mourrons tous de faim, puisque nous n’avons plus de vivres. Dans les dix-sept dernières étapes faites pour arriver ici, nous n’avons rien trouvé dans le pays, ou bien nous avons consommé en passant le peu qu’il y avait. Nous songeons donc à une route plus longue, mais où nous ne manquerons point de vivres. Nous ferons les premières étapes aussi fortes que nous pourrons, afin de nous éloigner le plus possible de l’armée du roi. Une fois que nous serons en avance sur lui de deux ou trois jours de marche, le roi ne pourra plus nous atteindre. Il n’osera pas nous suivre avec peu de troupes ; et, s’il en a beaucoup, il ne pourra pas aller vite ; peut-être même aura-t-il également peu de vivres. Voilà, dit Ariée, quel est mon avis, à moi. »

Ce plan stratégique ne tendait qu’à échapper au roi ou à fuir ; le hasard se montra tacticien plus habile. Dès que le jour paraît, on se met en marche, le soleil à droite[43], et comptant arriver au soleil couchant à des villages de la Babylonie. On ne se trompait point. Vers l’après-midi on croit voir des cavaliers ennemis. Ceux des Grecs qui ne se trouvaient point à leurs rangs courent les reprendre. Ariée, qui était monté sur un chariot à cause de ses blessures, saute à bas et met sa cuirasse, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Pendant qu’ils s’arment, les éclaireurs qu’on avait envoyés en avant reviennent dire que ce ne sont point des cavaliers, mais des bêtes de somme à la pâture. Tout le monde en conclut que le roi campe près de là ; et, en effet, on apercevait de la fumée dans les villages voisins. Cependant Cléarque ne marche point à l’ennemi ! Il voyait que les soldats étaient las, à jeun, et qu’il se faisait tard. Toutefois il ne se détourne point, pour n’avoir pas l’air de fuir ; mais il mène son monde droit en avant, et, au soleil couché, il campe avec la tête de la colonne dans les villages les plus proches, d’où l’armée royale avait emporté tout, même le bois des maisons.

Les premiers arrivés se campent avec assez d’ordre, comme d’habitude ; mais les seconds, arrivant à la nuit close, se logent au hasard, et font grand bruit en s’appelant les uns les autres. Les postes les plus rapprochés des ennemis les entendent et s’enfuient de leurs tentes. On s’en aperçut le lendemain, car on ne vit plus aux environs ni bêtes de somme, ni camp, ni fumée. Le roi lui-même, à ce qu’il paraît, fut effrayé de l’approche de l’armée ; sa conduite du lendemain en est la preuve.

Vers le milieu de la nuit, une terreur pareille s’empara des Grecs : grand bruit, grand tumulte, comme il arrive en ces sortes d’alertes. Cléarque avait par hasard auprès de lui Tolmide d’Élée, le meilleur crieur de son temps ; il lui enjoint de faire silence et de proclamer ensuite, de la part des chefs, que quiconque dénoncera celui qui a lâché un âne à travers les armes recevra pour récompense un talent d’argent. Cette proclamation fait comprendre aux soldats que leur alarme a été vaine, qu’il n’est rien arrivé à leurs chefs. Au point du jour, Cléarque ordonne aux Grecs de prendre les armes et de se ranger comme le jour de la bataille.


CHAPITRE III.


Le roi veut entrer en accommodement. — Les Grecs répondent avec fermeté qu’ils ont besoin de se battre pour avoir de quoi manger. — Le roi les fait conduire à des villages bien approvisionnés. — Entrevue de Tissapherne et de Cléarque. — Alliance avec le roi.


Ce que j’ai écrit plus haut, que le roi avait été effrayé à l’approche de l’ennemi, devint alors évident. Après avoir la veille envoyé l’ordre dé livrer leurs armes, il envoie, au lever du soleil, des hérauts proposer un accommodement. Ceux-ci, arrivés aux avant-postes, demandent les chefs. Les sentinelles ayant fait leur rapport, Cléarque, qui, dans ce moment, inspectait les rangs, leur prescrit de dire aux hérauts d’attendre qu’il fût de loisir. Il dispose alors ses troupes de manière à ce que la phalange offrît à l’œil une masse compacte et qu’aucun des soldats sans armes ne fût en évidence ; puis il mande les députés, va lui-même au-devant d’eux avec ses soldats les mieux armés, les plus beaux hommes, et invite les autres chefs à faire comme lui.

Arrivés près des envoyés, il leur demande ce qu’ils veulent. Ils disent qu’ils viennent pour une trêve, avec mission d’annoncer aux Grecs les intentions du roi, et au roi celles des Grecs. Cléarque répond : « Annoncez-lui donc qu’il faut d’abord combattre, car nous n’avons pas de quoi dîner : et qui donc oserait parler de trêve aux Grecs, s’il n’a pas de dîner à leur fournir ? » Ces mots entendus, les envoyés s’en retournent, mais ils reviennent bientôt ; ce qui prouve que le roi était tout près, lui, ou quelqu’un chargé par lui de toute la négociation. Ils disent que le roi trouve la demande raisonnable, et qu’ils reviennent avec des guides chargés, au cas où la trêve serait conclue, de conduire les Grecs à un endroit où ils auraient des vivres. Cléarque leur demande si le, roi ne fait trêve qu’avec ceux qui vont et viennent pour les négociations, ou si l’accommodement s’étend à toute l’armée. « À toute l’armée, répondent-ils, jusqu’à ce que vos propositions aient été adoptées par le roi. » Après cette promesse, Cléarque les fait éloigner, et tient un conseil où l’on décide de conclure promptement la trêve, et de se rendre paisiblement à l’endroit où sont les vivres et de s’en pourvoir. « C’est aussi mon avis, dit Cléarque ; mais, au lieu de le faire savoir sur-le-champ, je différerais, afin que les envoyés craignent que nous ne rejetions la trêve ; et même je ne crois pas mauvais que nos soldats aient la même appréhension. » Quand il croit le moment arrivé, il annonce aux envoyés qu’il accède à la trêve, et les prie de le conduire aussitôt où sont les vivres.

Ils le conduisent. Cléarque se met donc en marche pour aller conclure le traité, l’armée en ordre de bataille, et lui-même à l’arrière-garde. On rencontre des fossés et des canaux si pleins d’eau, qu’on ne peut les passer sans ponts ; on en fait à la hâte, soit avec des palmiers tombés d’eux-mêmes, soit avec ceux que l’on coupe. C’est là qu’on put voir quel général était Cléarque. De la main gauche il tenait une pique, de la droite un bâton. Si quelque soldat commandé pour cette besogne montre de la paresse, il le frappe, et il en choisit un autre plus capable ; lui-même il met la main à l’œuvre, en entrant dans la boue, si bien que chacun aurait rougi de ne pas montrer la même ardeur. Il n’avait employé à cet ouvrage que des hommes au-dessous de trente ans ; mais quand on voit l’activité de Cléarque, les plus âgés se mettent aussi de la partie. Cléarque d’ailleurs se hâtait d’autant plus qu’il soupçonnait que les fossés n’étaient pas toujours aussi pleins d’eau, vu qu’on n’était point à l’époque où l’on arrose la campagne ; mais il présumait que, pour faire croire aux Grecs qu’il y aurait de nombreux obstacles à leur marche, le roi avait fait lâcher cette eau dans la plaine.

En marchant, on arrive aux villages, où les guides avaient indiqué qu’on pourrait prendre des vivres : on y trouve du blé en abondance, du vin de palmier et une boisson acide qu’on tire des fruits. Quant aux dattes mêmes, celles qui ressemblent aux dattes qu’on voit en Grèce, on les laissait aux servantes ; sur la table des maîtres, on n’en servait que de choisies, remarquables par leur beauté et leur grosseur : leur couleur est celle de l’ambre jaune. On en fait sécher aussi, qu’on offre au dessert : c’est un mets délicieux après boire, mais il donne mal à la tête. C’est encore là que, pour la première fois, les soldats mangèrent du chou-palmiste. Beaucoup en admirent la forme et le goût agréable qui lui est propre ; mais il porte aussi violemment à la tête. Le palmier se sèche entièrement dès qu’on lui enlève le sommet de sa tige.

On séjourne trois jours en cet endroit. De la part du grand roi arrive Tissapherne, avec le frère de la femme du roi[44] trois autres Perses et une suite nombreuse d’esclaves. Les généraux grecs vont au-devant d’eux, et Tissapherne leur parle ainsi, par son interprète : « Grecs, j’habite un pays voisin de la Grèce : vous voyant tombés dans des malheurs sans issue, j’ai regardé comme un bonheur de pouvoir obtenir du roi la permission que j’ai sollicitée de vous ramener sains et saufs en Grèce. Je pense que ma conduite ne trouvera d’ingrats ni chez vous, ni dans la Grèce entière. Dans cette conviction, j’ai présenté ma requête au roi, en lui disant que c’est justice de m’accorder cette grâce, ayant été le premier à lui annoncer le meurtre de Cyrus, et à lui amener du secours après cette nouvelle ; que seul de tous ceux qui ont été opposés aux Grecs, je n’ai point pris la fuite ; mais qu’après m’être frayé un passage, j’ai rejoint le roi dans votre camp, où il s’était porté après avoir tué Cyrus, et que j’ai poursuivi les Barbares à la solde de Cyrus avec les troupes qui sont avec moi et qui sont toutes dévouées à sa cause. Le roi m’a promis d’en délibérer ; mais il m’a chargé de venir vous demander pourquoi vous avez pris les armes contre lui. Or, je vous conseille de faire une réponse mesurée, afin qu’il me soit plus facile, si toutefois je le puis, d’agir auprès de lui dans votre intérêt. »

Les Grecs s’éloignent, délibèrent, et répondent par la bouche de Cléarque : « Nous ne nous sommes point réunis pour faire la guerre au roi ; nous n’avons point marché contre le roi. Mais Cyrus, tu le sais bien toi-même, a trouvé mille prétextes pour vous prendre au dépourvu et nous amener ici. Cependant, lorsque nous le vîmes en péril, la honte nous prit, à la face des dieux et des hommes, de le trahir, après nous être prêtés auparavant atout le bien qu’il nous avait fait. Depuis que Cyrus est mort, nous ne disputons plus au roi la souveraineté, et nous n’avons aucun motif de ravager les États du roi. Nous n’en voulons point à sa vie, et nous retournerions dans notre pays, si personne ne nous inquiétait ; seulement, si l’on nous fait tort, nous essayerons, avec l’aide des dieux, de nous défendre ; mais si l’on se montre généreux à notre égard, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour n’être pas vaincus en générosité. » Ainsi parla Cléarque.

Après l’avoir entendu, Tissapherne reprend : « Je transmettrai ce discours au roi, et à vous ensuite ses intentions. Jusqu’à mon retour, que la trêve subsiste ; nous vous fournirons un achat de vivres. » Le lendemain, il ne reparut point : les Grecs déjà étaient inquiets. Le troisième jour, il vint et dit qu’il avait obtenu du roi la permission de sauver les Grecs, malgré la résistance d’un grand nombre, qui prétendaient contraire à la dignité du roi de laisser aller des gens qui avaient porté les armes contre lui. « Enfin, dit-il, vous pouvez recevoir de nous l’assurance que notre pays ne vous sera point hostile, et que nous vous guiderons loyalement vers la Grèce, en vous fournissant des achats de vivres. Que si nous ne vous en fournissons pas, nous vous permettons de prendre sur le pays même ce qui sera nécessaire à votre subsistance. Mais vous, il faut que vous nous juriez de passer partout comme en pays ami, sans coup férir, ne prenant de quoi manger et de quoi boire que quand nous ne vous en fournirons point l’achat ; et, quand nous vous le fournirons, achetant ce qu’il faut pour vivre, » Ces conditions sont arrêtées ; on fait serment et l’on se donne la main, Tissapherne et le frère de la femme du roi aux stratéges et aux lochages des Grecs, et ceux-ci à Tissapherne. Alors Tissaphern leur dit : « Maintenant je retourne auprès du roi ; quand j’aurai terminé ce que je dois faire, je reviendrai avec mes équipages pour vous ramener en Grèce et retourner moi-même dans mon gouvernement. »


CHAPITRE IV.


On attend Tissapherne. — Ariée devient suspect aux Grecs. — Tissapherne de retour devenant également suspect, les Grecs marchent séparément et établissent leur camp à distance. — Arrivée à la muraille de Médie. — Perfidie des Perses. — Suite de la marche.


Après cela les Grecs et Ariée, campés les uns près des autres, attendent Tissapherne plus de vingt jours. Pendant ce temps, Ariée reçoit les visites de ses frères et autres parents : des Perses viennent également le trouver pour le rassurer et lui promettre, sur la foi du roi, que le roi ne se souvient plus de leur alliance avec Cyrus, ni de rien de ce qui s’est passé. Les choses en étant à ce point, on s’aperçoit bientôt qu’Ariée et ses soldats ont moins d’égards pour les Grecs ; si bien qu’un grand nombre de Grecs, mécontents de cette conduite, vont trouver Cléarque, ainsi que les autres généraux, et leur disent : « Pourquoi rester ici ? Est-ce que nous ne savons pas que le roi payerait bien cher notre perte, afin que les autres Grecs aient peur de faire campagne contre le grand roi ? Il nous engage à rester ici, parce que ses troupes sont dispersées ; mais qu’il les réunisse, il n’y a pas moyen qu’il ne fonde pas sur nous. Peut-être creuse-t-il, élève-t-il des murs, pour que la route nous soit impraticable. Jamais de bon cœur il ne voudra que, de retour en Grèce, nous publiions qu’étant si peu nous avons vaincu le roi devant ses portes, et qu’en le narguant nous nous sommes retirés. » Cléarque répond à ces paroles : « Et moi aussi je songe à tout cela ; mais je réfléchis que, si nous nous en allons maintenant, nous aurons l’air de nous en aller pour faire la guerre et de rompre la trêve. Dès lors personne ne nous fournira d’achat de vivres, nous n’aurons plus où trouver du blé, personne ne nous servira de guide. Aussitôt que nous aurons fait cela, Ariée s’éloignera de nous ; il ne nous restera plus un ami, et ceux même qui l’étaient auparavant deviendront nos ennemis. Avons-nous quelque autre fleuve à passer, je ne sais ; mais ce que nous savons, c’est que l’Euphrate ne peut être traversé quand des ennemis en défendent le passage. S’il faut se battre, nous n’avons pas de cavalerie alliée, tandis que les cavaliers ennemis sont nombreux et bien montés. Ainsi, vainqueurs, nous ne tuons personne ; vaincus, pas un n’en réchappe. Je ne vois pas non plus pourquoi le roi, qui a tant de moyens de nous perdre, s’il le veut, aurait fait un serment, donné sa main et pris les dieux à témoin pour rendre sa foi suspecte aux Grecs et aux Barbares. » Il dit beaucoup d’autres choses semblables.

Sur ce point arrive Tissapherne, ayant avec lui sa troupe, comme pour retourner chez lui, et Orontas également avec sa troupe. Ce dernier emmenait la fille du roi qu’il avait épousée. On part donc, guidés par Tissapherne, qui fait trouver à acheter des vivres. Ariée, suivi des troupes barbares de Cyrus, marche avec Tissapherne et Orontas et campe avec eux. Les Grecs, qui se défient d’eux, marchent de leur côté sous la conduite de leurs guides. On campe ainsi séparément, à une parasange au plus les uns des autres ; enfin l’on s’observe mutuellement comme ennemis, ce qui fait naître aussitôt des soupçons. Parfois on se rencontrait faisant du bois au même endroit, ramassant du fourrage ou d’autres choses semblables, et l’on se frappait des deux côtés : nouveau motif de haine. Après trois étapes on arrive à la muraille qu’on nomme mur de Médie[45], et on passe au delà. Il est construit en briques cuites au feu, liées avec de l’asphalte, sur une largeur de vingt pieds et une hauteur de cent : on le disait long de vingt parasanges : il est à une petite distance de Babylone.

De là on fait huit parasanges, en deux étapes, et l’on traverse deux canaux, l’un sur un pont à demeure, l’autre sur un pont de bateaux. Ces canaux dérivaient du Tigre, et on y avait ouvert des tranchées pour arroser le pays, d’abord larges, puis plus petites, et enfin de petites rigoles telles qu’on en pratique en Grèce dans les champs de mil[46]. On arrive au Tigre. Près de ce fleuve est une ville grande et peuplée, nommée Sitace, à une distance de quinze stades. Les Grecs campent tout auprès, et non loin d’un parc, beau, vaste, planté d’arbres de toute espèce.

Les Barbares avaient passé le Tigre et ne paraissaient plus. Après le souper, Proxène et Xénophon se promenaient, par hasard, à la tête du camp en avant des armées. Arrive à eux un homme qui demande aux gardes avancées où il trouvera Proxène ou Cléarque : il ne demandait point Ménon, quoiqu’il vint de la part d’Ariée, hôte de Ménon. Proxène s’étant nommé, cet homme lui dit : « Je suis envoyé d’Ariée et d’Artabaze, gens dévoués à Cyrus, et qui vous veulent du bien : ils vous recommandent de vous tenir sur vos gardes, de peur que les Barbares ne vous attaquent cette nuit : il y a beaucoup de troupes dans le parc voisin. Ils vous engagent également à envoyer une garde au pont du Tigre, que Tissapherne a résolu de couper cette nuit, s’il lui est possible, pour vous empêcher de passer et vous enfermer entre le fleuve et le canal. » Quand ils ont entendu ce rapport, ils conduisent l’homme à Cléarque et lui rendent compte de ce qu’il a dit. Cléarque se sent troublé, épouvanté même à ce récit. Cependant un jeune homme de ceux qui étaient présents, après un moment de réflexion, fait observer qu’il y a désaccord entre l’attaque et la rupture du pont. « Il est clair que, s’ils nous attaquent, ils seront vainqueurs ou vaincus. Vainqueurs, à quoi leur sert de couper le pont ? Y en eût-il plusieurs autres, nous ne saurions où nous sauver après une défaite. Si c’est nous qui sommes vainqueurs, le pont rompu, ils n’auront plus où fuir, et ils ne trouveront aucun secours dans les forces nombreuses qu’ils ont sur l’autre rive, du moment que le passage du pont n’existera plus. »

Alors Cléarque demande à l’envoyé de quelle étendue est le pays situé entre le Tigre et le canal. Celui-ci répond que le pays est vaste, avec de nombreux villages et beaucoup de grandes villes. On s’aperçoit alors que les Barbares ont envoyé cet homme en sous main, de crainte que les Grecs, après avoir coupé le pont, ne restent dans l’île, où ils auraient eu pour retranchement d’un côté le Tigre, de l’autre le canal, avec des vivres assurés, puisque cette espèce d’île était vaste, fertile, peuplée de cultivateurs, offrant, en outre, un asile sûr à quiconque eût voulu inquiéter le roi. On prend ensuite du repos, tout en envoyant une garde à la tête du pont ; mais personne ne l’attaqua ; il ne parut même aucun ennemi devant le pont, ainsi que les sentinelles l’assurèrent. Le lendemain, au point du jour, on passe le Tigre sur un pont de trente-sept bateaux, avec toutes les précautions possibles ; car des Grecs qui étaient auprès de Tissapherne avaient prévenu qu’on serait attaqué au passage, mais c’était un faux avis. Seulement Glos, avec quelques autres barbares, parut au moment où l’on passait, regarda si l’on traversait, et, l’ayant vu, s’éloigna au galop.

Des bords du Tigre, on fait vingt parasanges en quatre étapes et l’on arrive au fleuve Physcus[47], large d’un plèthre : il y a un pont. En cet endroit s’élève une grande ville nommée Opis[48]. Les Grecs y rencontrent le frère naturel de Cyrus et d’Artasercès[49], amenant de Suse et d’Ecbatane une armée considérable au secours du roi. Il fait faire halte à son armée et regarde passer les Grecs. Cléarque, qui était en tête, les fait défiler deux à deux, et commande de temps à autre un moment d’arrêt. Ainsi, toutes les fois que la tête de la colonne s’arrête, le reste de la colonne en fait autant : de cette manière elle parut très-nombreuse aux Grecs, et le Perse qui la regardait fut frappé d’étonnement[50].

De là en six étapes, on fait trente parasanges à travers les déserts de Médie, et l’on arrive aux villages de Parysatis, mère de Cyrus et d’Artaxercès. Tissapherne, pour insulter à Cyrus, permet aux Grecs de les piller, mais avec défense de faire des esclaves. On y trouve beaucoup de blé, de bétail et autre butin. On fait ensuite vingt parasanges en quatre étapes dans le désert, ayant le Tigre à gauche. À la première étape, de l’autre côté du fleuve, on voit une ville grande et florissante, nommée Cænæ[51], dont les habitants apportent sur des radeaux faits de peaux, du pain, du fromage et du vin.


CHAPITRE V.


Arrivée au fleuve Zabate. — Entrevue de Cléarque et de Tissapherne. — Les principaux chefs des Grecs sont pris en traître et livrés au roi.


On arrive ensuite au fleuve Zabate[52], large de quatre plèthres. On y séjourne quatre jours. On avait bien des soupçons, mais on n’avait la preuve d’aucun piége. Cléarque résout donc de s’aboucher avec Tissapherne, pour dissiper, s’il était possible, les soupçons, avant qu’il en sortît la guerre. Il lui envoie dire qu’il désire avoir une entrevue avec lui. Tissapherne le prie de venir sur-le-champ. Dès qu’ils sont ensemble, Cléarque lui dit : « Je sais, Tissapherne, que nous avons juré, la main dans la main, de ne nous faire mutuellement aucun tort : je vois pourtant que tu te tiens sur tes gardes avec nous comme avec des ennemis, et nous, voyant cela, nous nous tenons aussi sur nos gardes. J’ai beau chercher, je ne puis découvrir que tu aies essayé de nous faire du mal, et je suis sûr que nous ne formons aucun projet contre toi. J’ai donc désiré une entrevue, afin que, s’il est possible, nous fassions disparaître cette mutuelle défiance : car je vois que les hommes qui, sur une calomnie ou sur un soupçon, ont peur les uns des autres et veulent prévenir le mal, causent des maux irréparables à des gens qui n’avaient ni les moyens ni l’intention de nuire. Persuadé qu’une explication peut certainement mettre un terme à ces malentendus, je viens, et je veux te prouver que tu as tort de te défier de nous. Avant tout, garantie puissante, nos serments à la face des dieux nous empêchent d’être ennemis. Quiconque a conscience de les avoir violés, est, selon moi, le plus misérable des hommes. En guerre avec les dieux, je ne sache point de vitesse qui dérobe à leur poursuite, de ténèbres qui cachent, de forteresse qui mette à l’abri. Partout, tout est soumis aux dieux, partout et sur tout les dieux exercent un égal empire. Voilà ce que je pense au sujet des dieux, et des serments par lesquels nous nous sommes engagé notre amitié. Passant à des considérations humaines, je te regarde, toi, dans les circonstances présentes, comme notre plus grand bien. Avec toi tout chemin est ouvert, tout fleuve guéable, nul manque de vivres : sans toi, toute route est ténébreuse, puisque nous n’en connaissons point ; tout fleuve infranchissable, toute multitude effrayante, et plus effrayante encore la solitude, toute semée d’abandon. Si la fureur nous portait à te faire périr, qu’aurions-nous produit en tuant notre bienfaiteur, qu’une lutte avec le roi, le vengeur le plus terrible ? Mais encore, de quelles espérances je me priverais moi-même, si j’essayais de te faire du mal, je vais te le dire.

« J’ai souhaité d’être l’ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en lui l’homme de son temps le plus en état de faire du bien à qui il voudrait. Je te vois aujourd’hui maître du pouvoir et du domaine de Cyrus, sans perdre pour cela ton propre gouvernement ; je vois que cette puissance royale, dont Cyrus s’était fait une ennemie, est, au contraire, une alliée pour toi. Cela étant, qui serait assez fou pour ne pas désirer être ton ami ? Mais il y a plus, et je vais te dire d’où me vient l’espoir que tu voudras aussi devenir le nôtre. Je sais que les Mysiens vous inquiètent ; j’espère, avec les forces dont je dispose, les réduire à votre soumission. J’en dis autant des Pisidiens, et il est beaucoup d’autres peuples dont on m’a parlé, et dont j’espère faire cesser les atteintes à votre repos. Pour les Égyptiens, contre lesquels je vous sais tout particulièrement irrités, je ne vois pas quelles autres forces que les miennes vous pourriez employer pour les châtier. Enfin, parmi les peuples qui t’avoisinent, s’il en est dont tu veuilles être l’ami, ils n’en trouveront point de plus puissant ; et si quelqu’un t’inquiète, tu seras un maître absolu qui extermine, en nous ayant pour ministres, nous qui ne te servirions pas seulement par espoir d’une solde, mais par un sentiment de reconnaissance dont notre salut, dû à ta bonté, nous ferait un devoir. Pour moi, quand je considère tous ces motifs, je suis tellement étonné de ta défiance, que j’apprendrais avec le plus vif plaisir le nom de l’homme assez habile dans l’art de parler pour te persuader par ses discours que nous tramons contre toi. » Ainsi parle Cléarque ; Tissapherne répond :

« Oui, je suis charmé, Cléarque, d’entendre de ta bouche ces paroles sensées. Avec ces idées, si tu méditais quelque mauvais dessein contre moi, tu me paraîtrais aussi ennemi de tes intérêts que des miens. Mais pour être bien sûr que vous auriez le plus grand tort de vous défier du roi et de moi-même, écoute à ton tour. Si nous voulions vous perdre, te semble-t-il que nous n’aurions pas assez de cavalerie, d’infanterie, d’armes, pour être en état de vous nuire sans courir le moindre risque ? Les terrains propres à vous attaquer nous manqueraient-ils, le crois-tu ? Et ces vastes plaines qui nous sont amies, et que vous traversez avec tant de peines, et ces montagnes qui se dressent devant vous et qu’il vous faut franchir, ne pouvons-nous pas, en les occupant d’avance, vous en fermer le passage ? Et ces fleuves, ne voyez-vous point qu’il en est dont nous pouvons tirer comme d’un arsenal tout ce qu’il nous plaira pour combattre autant de troupes que nous voudrons, et qu’il en est d’autres que vous ne sauriez traverser en aucune façon, si nous n’étions point là pour vous faire passer ?

« Supposons qu’en tout cela nous ayons le dessous, le feu n’est-il pas plus fort que les fruits de la terre ? Et nous pourrions, en les brûlant, vous susciter comme ennemis la famine qu’il vous serait impossible de combattre, malgré votre valeur. Comment, avec tant de moyens de vous faire la guerre sans danger, choisirions-nous le seul qui soit impie devant les dieux, déshonorant aux yeux des hommes ? C’est la ressource des gens embarrassés, à bout de voies, que la nécessité presse, des scélérats enfin, qui veulent tirer quelque profit de leur parjure envers les dieux et de leur mauvaise foi envers les hommes. Non, non, jamais, Cléarque, nous ne serons insensés et fous à ce point !

« Pourquoi, lorsque nous pouvions vous exterminer, ne l’avons-nous point fait ? Sache bien que la cause de votre salut est le désir que j’avais de prouver mon dévouement aux Grecs : car ces troupes étrangères sur lesquelles Cyrus ne comptait, en montant dans les hauts pays, que parce qu’il les payait, je voulais, moi, en descendant, m’en faire un soutien par des bienfaits. Quant aux avantages que vous pouvez m’offrir, tu en as dit quelques-uns ; mais le plus grand, c’est celui que je sais. Il est permis au roi seul de porter la tiare droite sur sa tête ; mais peut-être, vous présents, est-il permis à un autre de la porter ainsi dans son cœur. »

En parlant ainsi, il parut à Cléarque dire la vérité, et Cléarque reprit : « Ceux donc, dit-il, qui, lorsque nous avons de tels motifs d’amitié, essayent par leurs calomnies de nous rendre ennemis, ne sont-ils pas dignes des derniers supplices ? — Pour moi, dit Tissapherne, si vous voulez, stratéges et lochages, venir à moi au grand jour, je vous dirai ceux qui me disent que tu trames contre moi et contre mon armée. — Moi, dit Cléarque, je te les amènerai tous ; et, de mon côté, je te ferai connaître d’où je tiens ce que je sais de toi. »

Après cette conférence, Tissapherne fait de grandes caresses à Cléarque, qu’il prie de rester et de dîner avec lui. Le lendemain Cléarque, de retour au camp, paraît persuadé des intentions pacifiques de Tissapherne, et raconte ce que celui-ci lui a dit. Il ajoute qu’il faut que les chefs invités se rendent chez Tissapherne, et que ceux des Grecs qui seraient convaincus de calomnie soient punis comme traîtres et ennemis des Grecs. Il soupçonnait que le calomniateur était Ménon, sachant qu’il s’était, ainsi qu’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il formait un parti contre lui et qu’il cabalait pour se gagner toute l’armée et devenir l’ami de Tissapherne. Cléarque, de son côté, voulait se concilier l’affection dé l’armée entière et se débarrasser de ceux qui le gênaient. Cependant quelques soldats, d’un avis opposé au sien, disent qu’il ne faut pas conduire à Tissapherne tous les lochages et tous les chefs, qu’il faut s’en défier. Mais Cléarque insiste fortement jusqu’à ce qu’il ait obtenu d’y aller avec cinq stratéges et vingt lochages : ils sont suivis d’environ deux cents soldats, faisant mine d’aller acheter des vivres.

Arrivés aux portes de Tissapherne, on appelle à l’intérieur les généraux Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d’Arcadie, Cléarque de Lacédémone, et Socrate d’Achaïe : les lochages restent à la porte. Quelques instants après, au même signal, on arrête les généraux qui sont entrés, et l’on égorge ceux qui sont restés dehors. Ensuite des cavaliers barbares, galopant par la plaine, massacrent tout ce qu’ils rencontrent de Grecs, soit libres, soit esclaves. Les Grecs sont étonnés de cette course de cavaliers qu’ils aperçoivent de leur camp, et ne savent que penser, lorsqu’arrive Nicarque d’Arcadie : il s’était enfui, blessé au ventre et tenant ses entrailles dans ses mains. Il raconte tout ce qui s’est passé. Aussitôt les Grecs courent aux armes, frappés de terreur et croyant que les Barbares vont fondre sur le camp ; mais ils n’arrivent pas tous : il ne voient qu’Ariée, Artaoze et Mithridate, gens fort dévoués à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il aperçoit avec eux le frère de Tissapherne et qu’il le reconnaît. Ils avaient une escorte de Perses cuirassés, environ trois cents. Ceux-ci, arrivés près du camp, demandent qu’un stratége ou un lochage grec s’avance pour entendre les ordres du roi. Alors les stratèges grecs Cléanor d’Orchomène, et Sophénète de Stymphale, sortent du camp avec précaution, et derrière eux Xénophon d’Athènes, pour savoir des nouvelles de Proxène. Chirisophe ne se trouvait pas là : il était allé avec d’autres à un village pour chercher des vivres. Quand on est à portée de la voix, Ariée parle ainsi : « Grecs, Cléarque, convaincu d’avoir manqué à ses serments et rompu la trêve, en a subi la peine : il est mort. Proxène et Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie, sont en grand honneur. Quant à vous, le roi vous demande vos armes : il dit qu’elles sont à lui, puisqu’elles étaient à Cyrus, son esclave. » À cela les Grecs répondent par la bouche de Cléanor d’Orchomène : « Ô le plus méchant des hommes, Ariée, et vous tous qui étiez amis de Cyrus, n’avez-vous pas honte à la face des dieux et des hommes, vous qui, après avoir juré de reconnaître les mêmes amis et les mêmes ennemis que nous, nous livrez à Tissapherne, le plus impie, le plus scélérat des traîtres ; vous qui, après avoir si lâchement assassiné les dépositaires de votre serment et trahi les autres, marchez contre nous avec nos ennemis ? » Ariée réplique : « Cléarque a été convaincu de tramer depuis longtemps contre Tissapherne, contre Orontas et contre nous tous qui sommes avec eux. » Xénophon lui répond : « Cléarque, je le veux bien, s’il a violé ses ses serments et la trêve, a la peine qu’il mérite : car c’est justice que les traîtres périssent. Mais Proxène, mais Ménon, qui sont vos bienfaiteurs et nos stratéges, renvoyez-les ici. Il est certain qu’étant vos amis et les nôtres, ils s’efforceront de nous donner à vous et à nous les meilleurs conseils. »

Alors les Barbares tiennent entre eux une longue conférence, et se retirent sans rien répondre.


CHAPITRE VI.


Jugement de Xénophon sur Cléarque, Proxène, Ménon, Agias et Socrate.


Les généraux qu’on avait ainsi arrêtés sont conduits au roi, qui leur fait trancher la tête : telle fut leur fin[53]. L’un d’eux. Cléarque, de l’aveu de tous ceux qui le pratiquèrent, passait pour un soldat, pour un homme de guerre dans toute la force de l’expression. Tant que les Lacédémoniens furent en lutte avec les Athéniens, il demeura en Grèce. À la paix, il persuada à ses concitoyens que les Thraces faisaient du tort aux Grecs, gagna, comme il put, les éphores, et mit à la voile pour aller guerroyer contre les Thraces qui habitent au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe. Les éphores, ayant changé d’avis après son départ, essayèrent de le faire revenir de l’isthme[54] ; mais il n’obéit point, et fit voile vers l’Hellespont. Les magistrats de Sparte le condamnèrent à mort, pour refus d’obéissance. Dès lors, n’ayant plus de patrie, il vient trouver Cyrus et gagne sa confiance par des discours que nous avons cités ailleurs. Cyrus lui donne dix mille dariques. Celui-ci les reçoit, mais ne s’abandonne point à l’inaction ; il se sert de cette somme pour lever une armée, et fait la guerre aux Thraces. Vainqueur dans un combat, il pille et ravage leur pays, et continue les hostilités jusqu’à ce que Cyrus ait besoin de ses troupes : il part alors avec Cyrus pour une autre campagne.

Ce sont bien là les actes d’un vrai soldat, qui, libre de vivre en paix sans honte et sans dommage, préfère la guerre ; libre de ne rien faire, aime mieux s’imposer les fatigues de la guerre ; libre d’avoir des richesses sans danger, préfère posséder moins, pourvu qu’il fasse la guerre. C’est à la guerre qu’il dépensait son argent, comme on le dépense en amour ou en autres plaisirs, tant il était passionné pour la guerre.

Pour son talent militaire, en voici la preuve. Il aimait le danger ; la nuit comme le jour, il conduisait les siens à l’ennemi, et, dans les occasions périlleuses, il était prudent, ainsi que l’attestent tous ceux qui l’y ont vu. On le disait habile à commander autant qu’on le pouvait attendre d’un homme de son humeur. Car s’il était capable, aussi bien que personne, de songer à fournir à ses troupes les objets nécessaires, et à prendre pour cela les précautions voulues, il ne savait pas moins amener ceux qui le suivaient à obéir à Cléarque. Il y arrivait, du reste, par la sévérité[55] : il avait l’air dur, la voix rude, il punissait toujours avec rigueur, parfois avec colère, au point qu’il s’en est plus d’une fois repenti. Il châtiait pourtant par système, convaincu qu’une armée sans discipline ne sert de rien. On prétend même qu’il disait que le soldat doit plus craindre son chef que les ennemis, soit qu’on lui ordonne de garder un poste, d’épargner les terres amies, ou de marcher résolument à l’ennemi. Aussi, dans les dangers, c’est lui qu’on écoutait le plus volontiers, et les soldats ne lui préféraient personne. Alors la rudesse de sa physionomie prenait, dit-on, une teinte plus douce, et sa dureté ne paraissait plus être qu’une mâle assurance en face des ennemis. Ce n’était plus, aux yeux de tous, qu’un gage de talent, et non pas un objet d’effroi. Mais, le danger évanoui, dès qu’on voyait jour à passer sous d’autres chefs, on l’abandonnait en foule. Cléarque, en effet, n’avait rien de gracieux ; il était toujours dur et cruel, en sorte que ses soldats avaient pour lui les sentiments des enfants pour un pédagogue. Par suite, il n’eut jamais personne qui le suivît par amitié ou par dévouement ; mais ceux que la patrie, le besoin, ou toute autre nécessité, avaient rangés sous ses ordres, il savait parfaitement les faire obéir. Dès qu’un eut commencé à vaincre sous lui, deux grands moyens lui créèrent d’excellents soldats, son intrépidité à toute épreuve contre les ennemis et une crainte du châtiment qui les rendait soumis à la discipline. Tel était Cléarque dans son commandement ; mais il ne souffrit jamais, dit-on, subir celui d’un autre. Il avait, quand il mourut, environ cinquante ans.

Proxène de Béotie, dès son enfance, désira devenir un homme capable de grandes choses ; et c’est ce désir qui lui fit prendre des leçons payées de Gorgias de Léontium. Après avoir passé, quelque temps auprès de lui, se croyant alors de force à commander et regardant son amitié comme un prix égal aux services rendus à des princes, il se mêla aux affaires de Cyrus. Il espérait acquérir un grand nom, un grand pouvoir, des sommes considérables. Mais, malgré cette ambition, il prouva toujours jusqu’à la dernière évidence qu’il ne voulait rien obtenir par des moyens injustes : c’était par la justice et la probité qu’il prétendait arriver à son but ; autrement, non. Il était d’une nature à commander à d’honnêtes gens ; mais il n’avait pas ce qu’il faut pour inspirer à ses soldats le respect ou la crainte : il respectait ses soldats plus qu’il n’en était respecté, et l’on voyait trop qu’il craignait plus de se faire mal venir de ses soldats que les soldats de lui désobéir. Il pensait qu’il suffit, pour être un bon chef et le paraître, de donner des éloges à ceux qui font bien, et de n’en point donner à ceux qui se conduisent mal. De la sorte, les honnêtes gens placés sous ses ordres lui étaient dévoués, tandis que les méchants, le prenant aisément pour dupe, conspiraient contre lui. Quand il mourut, il avait près de trente ans.

Ménon de Thessalie ne dissimulait point sa soif des richesses. Il n’aspirait au commandement que pour gagner davantage, désirant les honneurs pour faire plus de profits ; il ne voulait être l’ami des puissants que pour être impunément injuste. Pour arriver à ce qu’il désirait, il regardait comme la voie la plus courte le parjure, le mensonge, la fourberie : la loyauté et la probité lui paraissaient une niaiserie. On voyait qu’il n’aimait personne ; et ceux dont il se disait l’ami, il leur tendait ostensiblement des piéges. Jamais il ne se moquait d’un ennemi ; mais il ne parlait point avec ceux de son entourage sans se moquer d’eux. Il ne cherchait point à s’emparer des biens des ennemis, parce qu’il ne croyait pas facile de prendre ce qui est bien gardé ; mais, seul entre tous, il croyait très-facile de prendre le bien mal gardé d’un ami. Tout ce qu’il connaissait de parjures et de scélérats, il en avait peur comme de gens aguerris ; mais tous ceux qui étaient pieux et vrais, il en tirait profit comme n’étant pas des hommes.

Comme on voit quelqu’un faire gloire de sa piété, de sa franchise, de sa droiture, ainsi Ménon se targuait de savoir tromper, forger un mensonge, railler ses amis, et il regardait les gens sans friponnerie comme des hommes mal élevés. Quand il voulait être le premier dans l’affection d’un autre, il calomniait les premiers occupants, convaincu que c’était le moyen de gagner son estime. Pour se faire obéir des soldats, il se faisait complice de leurs scélératesses. Il voulait se faire honorer et courtiser, tout en montrant qu’il avait plus que personne le pouvoir et la volonté de nuire. Il appelait rendre service, si l’on venait à l’abandonner, de n’avoir pas perdu celui dont il s’était servi.

On peut se tromper sur des faits peu connus ; mais, ce que tout le monde sait, le voici. Il était encore joli garçon, quand il obtint d’Aristippe un commandement de troupes étrangères ; et il n’avait point perdu la fraîcheur de la jeunesse, lorsqu’il vécut dans une intimité des plus étroites avec Ariée le Barbare, qui aimait les beaux jeunes gens : lui-même, à un âge où il n’avait pas de barbe, eut pour mignon un Barbare, Tharipas. Quand les généraux périrent, pour avoir marché contre le roi avec Cyrus, il ne fut pas mis à mort, quoiqu’il eût fait comme eux ; mais, après le meurtre des autres généraux, le roi ne le punit pas de mort comme Cléarque et les autres chefs, à qui l’on trancha la tête, genre de mort qui paraissait le plus noble ; on dit qu’on lui rit souffrir un an les supplices des malfaiteurs[56], et que ce fut là sa fin.

Agias d’Arcadie et Socrate d’Achaïe furent également mis à mort. Ni l’un ni l’autre ne furent jamais décriés comme lâches à la guerre, ni comme traîtres à l’amitié. Ils étaient âgés, tous les deux, de près de trente-cinq ans.



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LIVRE III.


CHAPITRE PREMIER.


Découragement des Grecs. — Songe de Xénophon. — Son discours aux Grecs.


Tout ce que les Grecs ont fait dans leur marche dans les hauts pays avec Cyrus jusqu’à la bataille, puis ce qui s’est passé au moment de la retraite des Grecs, depuis la mort de Cyrus et la trêve avec Tissapherne, a été raconté dans les livres précédents.

Quand on eut arrêté les stratéges et mis à mort ceux des lochages et des soldats qui les avaient suivis, les Grecs se trouvèrent dans un grand embarras, en songeant qu’ils étaient aux portes du roi, entourés de tous côtés d’un grand nombre de nations et de villes ennemies, sans personne qui leur fournît un marché de vivres ; à une distance de la Grèce de plus de dix mille stades ; sans guide qui leur indiquât la route ; arrêtés au milieu du chemin qui les menait à leur patrie par des fleuves infranchissables, trahis par les Barbares même qui avaient accompagné Cyrus dans son expédition ; abandonnés seuls et sans cavaliers qui couvrissent leur retraite. Il était donc certain que, vainqueurs, ils ne tueraient pas un fuyard ; vaincus, pas un d’eux n’échapperait.

Au milieu de ces pensées décourageantes, peu d’entre eux, ce soir-là, prirent de la nourriture, peu allumèrent du feu, et il n’y en eut pas beaucoup qui, dans la nuit, vinssent auprès des armes. Chacun reposa où il se trouvait ; aucun ne pouvait dormir du chagrin et des regrets de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes, de leurs enfants, qu’ils n’espéraient plus revoir. C’est dans cette situation d’esprit qu’on se livra au repos.

Or, il y avait à l’armée un certain Xénophon d’Athènes qui ne la suivait ni comme stratége, ni comme lochage, ni comme soldat ; mais Proxène, depuis longtemps son hôte, l’avait engagé à quitter son pays, lui promettant, s’il venait, de le faire ami de Cyrus, dont il attendait lui-même, disait-il, de plus grands avantages que dans son pays. Xénophon, ayant lu la lettre, consulte Socrate d’Athènes sur ce voyage. Socrate, craignant que Xénophon ne se rendît suspect à ses concitoyens en devenant ami de Cyrus, qui avait paru se lier étroitement avec les Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes, lui conseille d’aller à Delphes consulter le dieu sur ce voyage. Xénophon s’y rend et demande à Apollon quel est le dieu auquel il doit offrir des sacrifices et des prières pour mener à la plus belle et à la meilleure fin le voyage qu’il médite, et pour revenir sain et sauf, après y avoir réussi. Apollon lui répond de sacrifier aux dieux qu’il fallait. À son retour, il fait part de l’oracle à Socrate. Celui-ci, en l’entendant, lui reproche de n’avoir pas commencé par demander lequel valait mieux pour lui de partir ou de rester, et, déterminé au voyage, d’avoir seulement consulté sur le meilleur moyen de l’accomplir : « Mais, puisque tu t’es borné à cette question, ajoute-t-il, il faut faire tout ce que le dieu a prescrit. » Xénophon ayant donc offert les sacrifices dont le dieu avait parlé, s’embarque et joint à Sardes Proxène et Cyrus, tout prêts à prendre la route des hauts pays. Il est présenté à Cyrus. D’après le vœu de Proxène, Cyrus lui témoigne le désir de le garder auprès de lui : il lui dit que, l’expédition finie, il le renverra aussitôt. On prétendait que l’expédition était faite contre les Pisidiens.

Xénophon s’était donc engagé dans cette campagne, trompé il est vrai, non par Proxène, car celui-ci ne savait pas que l’expédition était contre le roi, pas plus du reste qu’aucun autre Grec, sauf Cléarque. Ce n’est qu’arrivés en Cilicie que tout le monde vit clairement que l’expédition était contre le roi. Effrayés du trajet, mais cédant, malgré eux, à un sentiment de honte pour eux-mêmes et pour Cyrus, la plupart des Grecs avaient suivi, et Xénophon était l’un d’eux.

Au milieu de l’embarras général, il s’affligeait avec les autres et ne pouvait dormir. Cependant, ayant pris un peu de sommeil, il eut un songe[57]. Il crut voir, au milieu des tonnerres, la foudre tomber sur la maison paternelle, qui devint toute en feu. Effrayé, il s’éveille en sursaut, et juge d’une part le songe favorable, puisque, au milieu des peines et des dangers, il avait vu venir une grande lumière de Jupiter ; mais d’autre part il craignait, le songe lui étant venu de Jupiter roi, et le feu ayant paru briller autour de lui, de ne pouvoir sortir des États du roi et d’y être enfermé de tous côtés par des obstacles.

De quelle nature était un pareil songe, il est permis d’en juger par les événements qui le suivirent. Voici, en effet, ce qui arriva immédiatement après. Xénophon s’éveille, et telle est la première idée qui se présente à son esprit : « Pourquoi suis-je couché ? la nuit s’avance ; avec le jour il est probable que l’ennemi va nous arriver. Si nous tombons au pouvoir du roi, qui empêchera qu’après avoir vu tout ce qu’il y a de plus affreux et souffert tout ce qu’il y a de plus cruel, nous ne subissions une mort ignominieuse ? Le moyen d’échapper, personne n’y songe, personne ne s’en occupe ; mais nous restons couchés, comme si nous avions le temps de rester en repos. De quelle ville doit m’arriver un général qui agisse en conséquence ? Quel âge dois-je attendre ? Non, je ne serai jamais vieux, si je me livre aujourd’hui aux ennemis, »

Sur ce point, il se lève, et appelle d’abord les lochages de Proxène. Lorsqu’ils sont réunis : « Je ne puis, leur dit-il, lochages, ni dormir ni rester couché, et vous êtes sans doute comme moi, quand je vois dans quelle situation nous sommes. Il est évident que les ennemis ne nous auraient pas déclaré une guerre ouverte, s’ils ne croyaient avoir bien pris toutes leurs mesures ; et cependant personne de nous ne songe aux moyens de les repousser de notre mieux.

« Si nous ne faisons rien et que nous tombions au pouvoir du roi, quel sera, croyez-vous, notre sort, avec un homme qui, voyant mort son frère, né du même père et de la même mère que lui, lui a fait couper la tête et la main, et les a étalées sur une croix ? Et nous, dont personne ne prend les intérêts, nous qui avons marché contre lui, pour le faire de roi esclave et pour le mettre à mort, si nous l’avions pu, qu’en devons-nous attendre ? Ne fera-t-il pas tout pour nous traiter de la façon la plus ignominieuse et détourner à jamais tous les hommes de faire la guerre contre lui ? Oui, pour ne pas tomber en son pouvoir, il faut mettre tout en œuvre.

« Pour moi, tant qu’a duré la trêve, je n’ai cesse de nous plaindre et d’envier le roi et ses gens, en considérant l’étendue et la nature du pays qu’ils possèdent, l’abondance de leurs provisions, leurs esclaves, leur bétail, et cet or, et ces étoffes. Mais aussi lorsque je songeais à nos soldats, qui ne pouvaient avoir part à tous ces biens qu’en les achetant, lorsque je voyais que, même en les payant, ils n’étaient accessibles qu’à un très-petit nombre, et que nos serments nous interdisaient tout autre moyen d’avoir le nécessaire qu’en échange d’argent, en songeant, dis-je, à tout cela, je redoutais plus encore la trêve que maintenait la guerre.

« Toutefois, puisqu’ils ont rompu la trêve, il me semble qu’ils ont mis fin à leurs outrages et à nos inquiétudes. Entre eux et nous ces avantages sont comme un prix réservé à ceux de nous qui montreront le plus de cœur, et les juges du jeu sont les dieux eux-mêmes, qui seront, j’aime à le croire, de notre parti. Les ennemis se sont parjurés devant eux, et nous, qui avions tant de biens sous les yeux, nous nous en sommes constamment abstenus, par respect pour les dieux attestés dans nos serments. Nous pouvons donc, ce me semble, marcher au combat avec plus d’assurance que les Barbares. En outre, nous avons des corps plus endurcis que les leurs à supporter les froids, les maladies, les fatigues. Grâce au ciel, nous avons aussi des âmes plus vigoureuses ; et leurs soldats sont plus faciles à blesser et à tuer que les nôtres, si les dieux nous accordent la victoire qu’ils nous ont déjà donnée.

« Mais peut-être en est-il d’autres qui ont la même pensée. Au nom des dieux, n’attendons pas que d’autres viennent à nous pour nous appeler à des actions d’éclat. Soyons les premiers à entraîner les autres sur le chemin de l’honneur. Montrez-vous les plus braves des lochages, plus dignes d’être stratéges que les stratéges eux-mêmes. Pour moi, si vous voulez marcher où je vous dis, je suis prêt à vous suivre ; si vous m’ordonnez de vous conduire, je ne prétexterai point mon âge ; je crois, au contraire, avoir toute la vigueur qu’il faut pour éloigner de moi les maux dont je suis menacé. »

Ainsi parle Xénophon. Les lochages, après l’avoir entendu, le prient tous de se mettre à leur tête, sauf un certain Apollonidès, qui prétend, avec l’accent béotien, qu’il y a folie à proposer un autre moyen de salut que de fléchir le roi, s’il est possible ; et il se met alors à parler des difficultés de la situation ; mais Xénophon l’interrompant : « Homme étonnant, dit-il, tu ne comprends donc pas ce que tu vois, tu ne te rappelles pas ce que tu entends. Tu étais cependant avec nous lorsque le roi, après la mort de Cyrus, tout fier de ce bel exploit nous fit sommer de rendre les armes, nous ne les avons pas rendues, mais tout armés nous avons campé près de lui. Que n’a-t-il pas fait, envoyant des émissaires, demandant une trêve, nous fournissant des vivres, jusqu’à ce que la trêve fût convenue ? Alors nos stratéges et nos lochages, comme tu le demandes, se sont abouchés avec lui, sans armes, sur la foi de la trêve ; et maintenant frappés, blessés, outragés, les infortunés peuvent-ils du moins obtenir la mort ? Ah ! je suis sûr qu’ils la désirent ! Et toi, qui sais tout cela, tu traites de fous ceux qui proposent de se défendre ; tu dis qu’il faut aller de nouveau supplier ? Mon avis, compagnons, c’est de ne plus admettre cet homme parmi nous ; ôtons-lui son grade, chargeons-le de son bagage, et reléguons-le parmi les skeuophores. Un homme déshonore sa patrie et la Grèce entière, lorsque, Grec, il se conduit ainsi. »

Alors Agasias de Stymphale prenant la parole : « Heureusement, dit-il, cet homme n’a rien de commun avec la Béotie ni avec le reste de la Grèce. Je l’ai vu de près ; c’est une espèce de Lydien, et il a les deux oreilles percées. » Ce qui était vrai. On le chasse donc, et les autres, se dispersant dans tous les quartiers, appellent à haute voix le stratége, si le stratége n’avait point péri ; l’hypostratége, si le stratége était mort ; le lochage, si le lochage avait échappé. Quand tout le monde est réuni, on s’assied devant les armes, stratéges et lochages, au nombre d’une centaine environ. Au moment où cela se passait, il était près de minuit.

Hiéronyme d’Élis, le plus ancien des lochages de Proxène, prit alors la parole : « Stratéges et lochages, dit-il, en jetant les yeux sur les conjonctures présentes, il nous a paru convenable de vous assembler et de vous convoquer, pour prendre, si nous pouvons, une bonne résolution. Parle, Xénophon, redis à ton tour ce dont tu nous as fait part. »

Alors Xénophon commence en ces mots : « Nous savons tous que le roi et Tissapherne ont fait arrêter autant de nos compagnons qu’ils ont pu ; quant aux autres, il est clair qu’ils leur tendent des piéges pour les faire périr, s’ils le peuvent. Nous devons donc, selon moi, mettre tout en œuvre pour ne pas tomber entre les mains des barbares, mais plutôt pour les faire tomber, si nous pouvons, entre les nôtres. Sachez du reste que tous, tant que vous êtes, en ce moment réunis ici, vous avez la plus belle occasion. Tous les soldats ont les yeux tournés sur vous. S’ils vous voient découragés, ils se conduiront tous en lâches ; mais si vous paraissez disposés à marcher contre les ennemis et à entraîner les autres, sachez-le bien, ils vous suivront et s’efforceront de vous imiter.

« Or, il est juste que vous vous distinguiez des soldats : vous êtes stratéges, taxiarques, lochages : pendant la paix, vous aviez plus de part aux richesses et aux honneurs ; vous devez donc, aujourd’hui que nous sommes en guerre, vous montrer plus braves que la foule qui vous suit, et lui donner, au besoin, l’exemple de la prévoyance et du courage. Et d’abord, je crois que vous rendrez un grand service à l’armée, si vous vous occupez à remplacer au plus tôt les stratéges et les lochages qui ont péri. Sans chefs, rien de beau, rien de bien, tranchons le mot, rien absolument ne se fait, à la guerre surtout. La discipline est le salut des armées ; combien l’indiscipline n’en a-t-elle pas perdu !

« Quand vous aurez élu les chefs nécessaires, si vous réunissez les autres soldats et que vous les ranimiez, vous ferez, selon moi, une chose tout à fait urgente. Car sans doute vous avez observé comme moi leur abattement quand ils sont venus aux armes, leur abattement quand ils se sont placés aux postes. Tant qu’ils en seront là, je ne vois point quel parti en tirer, soit la nuit, soit le jour. Or, si l’on tourne leurs idées d’un autre côté, de manière qu’ils ne songent pas exclusivement à ce qu’ils ont à souffrir, mais à ce qu’ils ont à faire, ils reprendront bientôt courage. Vous savez, en effet, qu’à la guerre ce n’est ni le nombre ni la force qui fait la victoire ; mais ceux qui, avec l’aide des dieux, vont d’une âme forte contre les ennemis, en trouvent rarement qui leur résistent. J’ai observé aussi, camarades, que ceux qui, dans les combats, cherchent à sauver leur vie, périssent presque toujours d’une mort lâche et honteuse, tandis que ceux qui savent que la mort est commune et inévitable à tous les hommes, et qui combattent pour mourir avec honneur, parviennent souvent, je le vois, à la vieillesse, et, tant qu’ils vivent, n’en sont que plus heureux. Convaincus de ces maximes, il faut aujourd’hui, dans les circonstances où nous sommes, nous montrer hommes de cœur et y exciter les autres, » Cela dit, il se tait.

Après lui, Chirisophe prenant la parole : « Je ne te connaissais pas auparavant, Xénophon, dit-il ; j’avais seulement entendu dire que tu étais Athénien. Mais aujourd’hui je te loue de ce que tu dis et de ce que tu fais, et je voudrais que tous les autres fussent comme toi : ce serait un bien général. Cependant, camarades, ajoute-t-il, ne tardons point ; séparons-nous ; que ceux de vous qui manquent de chefs en choisissent, puis, le choix fait, venez au milieu du camp et amenez-y celui que vous aurez choisi : ensuite convoquons tous les autres soldats : que le héraut Tolmidès soit près de nous ! » À ces mots il se lève, pour qu’il n’y ait aucun délai et qu’on exécute ce qu’il faut faire. On élit alors les chefs : au lieu de Cléarque, Timasion de Dardanie ; au lieu de Socrate, Xanticlès d’Achaïe ; à la place d’Agias, Cléanor d’Arcadie ; au lieu de Ménon, Philésius d’Achaïe ; à la place de Proxène, Xénophon d’Athènes.


CHAPITRE II.


Discours de Chirisophe, de Cléanor et de Xénophon.


Après l’élection, le jour commençant à poindre, les chefs se rendent au centre du camp et conviennent de placer des gardes en avant et de convoquer les soldats. Les soldats réunis, Chirisophe de Lacédémone se lève et parle ainsi : « Soldats, les circonstances sont critiques, depuis que nous sommes privés de nos stratéges, de nos lochages et de nos soldats ; de plus, Ariée, qui était notre allié, nous a trahis. Il faut cependant sortir de là en hommes de cœur. Au lieu de nous décourager, essayons de nous en tirer, si nous pouvons, par une belle victoire ; sinon, mourons bravement plutôt que de tomber vivants aux mains des ennemis : car je crois que nous souffririons des maux que puissent les dieux réserver à nos ennemis ! »

Alors Cléanor d’Orchomène se lève et parle ainsi : « Oui, vous voyez, soldats, le parjure du roi et son impiété ; vous voyez la perfidie de Tissapherne, lui qui, après vous avoir dit qu’il était voisin de la Grèce, et qu’il voulait avant tout nous sauver, après avoir fait les mêmes serments que nous et nous avoir donné la main, nous trahit et arrête nos généraux. Il n’a pas même respecté Jupiter Hospitalier ; mais il a fait asseoir Cléarque à sa table, pour mieux les tromper, et les a fait mettre à mort. Et Ariée, que nous avons voulu créer roi, à qui nous avons donné notre foi, en recevant la sienne, que nous ne nous trahirions point, cet homme, sans crainte des dieux, sans respect pour la mémoire de Cyrus, de Cyrus qui, de son vivant, l’avait comblé d’honneurs, le voilà maintenant passé du côté des plus cruels ennemis de son bienfaiteur, en essayant de nous faire du mal, à nous les amis de Cyrus ! Ah ! que les dieux les punissent ! Pour nous, témoins de cette conduite, il ne faut plus nous laisser tromper par de telles gens : combattons donc avec le plus de cœur possible, prêts à subir d’ailleurs ce qu’il plaira aux dieux ! »

Alors Xénophon se lève, revêtu de la plus belle armure guerrière qu’il eût pu se procurer, convaincu que, si les dieux lui donnaient la victoire, la plus belle parure convenait au vainqueur, et que, s’il fallait mourir, il convenait encore, après s’être jugé digne de porter les plus belles armes, d’en mourir revêtu, puis il commence ainsi : « Le parjure des barbares, leur perfidie dont vous parle Cléanor, vous les connaissez aussi, je le crois. Si donc vous délibériez sur un nouvel accord d’amitié avec eux, nous serions nécessairement en proie au découragement, en considérant ce qu’ont souffert nos stratéges qui, sur la foi des traités, se sont remis en leurs mains. Mais si nous avons l’intention de punir avec nos armes les maux qu’on nous a faits, et de leur faire la guerre par tous les moyens en notre pouvoir, nous avons, avec l’aide des dieux, de nombreuses et belles espérances de salut, » Au moment où Xénophon prononçait ces paroles, un Grec éternue. Aussitôt les soldats, d’un seul mouvement, s’inclinent tous devant le dieu. Alors Xénophon reprenant : « Il me semble, soldats, dit-il, que comme, au moment où nous délibérons sur notre salut, Jupiter sauveur nous envoie ce présage, il faut vouer à ce dieu un sacrifice d’actions de grâces, dès que nous serons arrivés en pays ami, et un second sacrifice aux autres dieux, suivant nos facultés. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main. » Tous la lèvent : on prononce ensuite le vœu, on chante un péan ; puis, ces hommages légitimes rendus aux dieux, Xénophon reprend en ces mots : « Je disais donc que nous avons de nombreuses et belles espérances de salut. D’abord nous observons les serments faits devant les dieux, tandis que les ennemis se sont parjurés et ont violé serments et trêves. Cela étant, il est probable que les dieux combattront avec nous contre nos ennemis, eux qui, aussitôt qu’ils le veulent, peuvent soudain humilier les grands et sauver aisément les faibles même au milieu des dangers. En second lieu, je vais vous rappeler les dangers qu’ont courus nos ancêtres, afin que vous sentiez qu’il faut vous montrer braves, parce que les braves sont tirés par les dieux des plus grands périls. Quand les Perses et ceux qui les suivaient vinrent, avec une armée formidable, pour anéantir Athènes, les Athéniens osèrent leur résister et les vainquirent. Ils avaient fait vœu d’immoler à Diane autant de chèvres qu’ils tueraient d’ennemis ; et, n’en trouvant pas assez, ils décidèrent d’en sacrifier cinq cents tous les ans. Ce sacrifice se fait encore aujourd’hui. « Plus tard, lorsque Xerxès, suivi de troupes innombrables, marcha contre la Grèce, nos ancêtres battirent sur terre et sur mer les aïeux de vos ennemis. Vous en voyez des preuves dans les trophées ; mais le plus grand témoignage est la liberté des villes où vous êtes nés et où vous avez été élevés : vous ne vous y inclinez devant aucun maître, mais seulement devant les dieux. Voilà les ancêtres dont vous êtes sortis. Je ne dirai pas qu’ils aient à rougir de vous, puisque, il y a peu de jours, placés en face des descendants de ces mêmes hommes, vous avez, avec l’aide des dieux, vaincu des troupes bien plus nombreuses que les vôtres. Et alors c’est pour la royauté de Cyrus que vous avez montré du cœur ; mais aujourd’hui qu’il s’agit de votre salut, il faut montrer encore plus d’ardeur et de courage : il est d’ailleurs tout naturel que vous ayez plus d’assurance en face des ennemis. Jadis vous ne les aviez point pratiqués ; et, tout en voyant leur foule innombrable, vous avez osé, avec ce courage qui vous est héréditaire, vous élancer sur eux. Maintenant que vous savez par expérience que, si nombreux qu’ils soient, ils n’ont pas le cœur de vous attendre, vous conviendrait-il de les craindre ?

« Ne regardez pas non plus comme un désavantage, si les troupes de Cyrus, jadis rangées à vos côtés, vous font défaut aujourd’hui. Elles sont encore plus lâches que celles que nous avons battues : c’est pour rejoindre celles-ci qu’elles nous ont abandonnés. Ne vaut-il pas mieux alors voir dans l’armée ennemie que dans la nôtre des gens prêts à donner le signal de la fuite ? Si quelqu’un de vous se décourage de ce que nous n’avons pas de cavalerie, tandis que les ennemis en ont une nombreuse, songez que dix mille cavaliers ne sont que dix mille hommes. Personne, dans une bataille, n’a jamais péri d’une morsure ni d’un coup de pied de cheval : ce sont les hommes qui font la chance des batailles. Ainsi, nous avons une assiette beaucoup plus sûre que celle des cavaliers. Suspendus sur leurs chevaux, ils ont peur non-seulement de nous, mais de tomber ; tandis que nous, solidement fixés à la terre, nous frappons plus fortement ceux qui nous approchent, nous atteignons mieux le point où nous visons. Les cavaliers n’ont sur flous qu’un avantage, c’est de fuir avec plus de sûreté que nous.

« Si, pleins de cœur au combat, vous vous affligez de ce que Tissapherne ne sera plus notre guide, et que le roi ne nous fournira plus de marché, considérez lequel vaut mieux d’avoir pour guide un Tissapherne, qui machine évidemment contre nous, ou de nous faire conduire par des hommes de notre choix, qui sauront que, s’ils veulent nous duper, c’est leur âme et leur corps qui seront dupes. Quant aux vivres, vaut-il mieux au marché qu’ils nous fournissent en acheter quelques mesures pour beaucoup d’argent, surtout à un moment où l’argent va nous manquer, que d’en prendre nous-mêmes, étant vainqueurs, en telle quantité que chacun de nous voudra ?

« Si ce dernier parti vous semble préférable, peut-être croyez-vous impossible de passer les fleuves, et regardez-vous comme une grande faute de les avoir passés ; mais prenez donc garde que les Barbares ont commis la folie plus grande encore de les avoir passés comme nous. D’ailleurs, si les fleuves sont difficiles à traverser loin de leurs sources, ils deviennent enfin guéables en remontant vers leur point de départ, et ils ne mouillent pas même le genou ; et le passage fût-il impraticable, dût-il ne se présenter aucun guide, il ne faudrait pas encore nous décourager. En effet, nous savons que les Mysiens, que nous ne croyons pas plus braves que nous, habitent dans les États du roi, et malgré lui, des villes grandes et florissantes. Nous en savons autant des Pisidiens. Quant aux Lycaoniens, nous avons vu qu’ils occupent des lieux forts dans des plaines appartenant au roi, et dont ils recueillent les produits. Je vous dirai donc, en pareil cas, de ne point montrer un désir marqué de retourner dans notre pays, mais de tout disposer comme si nous voulions fonder une colonie : car je suis sûr que le roi donnerait de nombreux guides, de nombreux otages aux Mysiens, pour les reconduire en toute sûreté ; que même il leur aplanirait la route, s’ils voulaient partir sur des chars à quatre chevaux. Il en ferait autant pour nous, et de très-grand cœur, s’il nous voyait nous préparer à demeurer ici. Mais j’ai peur que, si nous apprenions une fois à vivre dans l’oisiveté, à passer nos jours dans l’abondance, en société des grandes et belles femmes ou filles des Mèdes et des Perses, chacun de nous, comme les mangeurs de lotos, n’oubliât la route de la patrie[58].

« Il me semble donc juste et raisonnable d’essayer, avant tout, de revenir en Grèce et dans nos familles, et là d’annoncer aux Grecs que, s’ils sont pauvres, c’est qu’ils le veulent bien, puisqu’il leur est permis de transporter ici ceux qui maintenant chez eux sont privés de ressources, et de les y faire riches. Car tous ces biens, soldats, attendent évidemment un vainqueur. J’ai maintenant à vous exposer comment nous marcherons avec le plus de sécurité, et, s’il faut combattre, comment nous combattrons avec le plus de succès.

« D’abord, continue-t-il, je suis d’avis de brûler les charrois qui nous suivent, afin que ce ne soient pas nos attelages qui règlent nos mouvements, mais que nous nous portions où l’exigera le bien de l’armée. En second lieu, il faut brûler nos tentes. Elles nous donnent de l’embarras à transporter, et ne servent ni pour combattre, ni pour avoir des vivres. Débarrassons-nous encore du superflu de nos bagages, sauf ce qui est nécessaire à la guerre, au boire ou au manger. : c’est le moyen d’avoir plus de soldats sous les armes et moins de skeuophores. Vaincus, en effet, vous le savez, on laisse tout aux autres ; et si nous sommes vainqueurs, les ennemis deviendront nos skeuophores, croyez-le bien.

« Reste à dire ce que je crois le plus important. Vous voyez que les ennemis n’ont osé reprendre la guerre avec nous qu’après avoir fait main basse sur nos stratéges, convaincus que, tant que nous aurions des chefs à qui nous obéirions, nous serions en mesure de les vaincre à la guerre, tandis que, nos chefs enlevés, l’anarchie nous perdrait. Il faut donc que les nouveaux chefs soient plus vigilants que les précédents, que les soldats soient beaucoup plus disciplinés et plus dociles aux chefs actuels qu’à ceux d’autrefois. En cas de désobéissance, si vous décidez que n’importe qui d’entre vous, alors présent, aidera le général dans la répression, dès lors vous tromperez complétement les ennemis. Car, à partir de ce jour, ils verront dix mille Cléarques au lieu d’un seul, ne permettant à personne d’être lâche. Mais il est temps d’en finir : peut-être les ennemis vont-ils bientôt paraître. Que tous ceux qui trouvent bon ce que je viens de dire, le ratifient au plus tôt, pour qu’on l’exécute. Mais si l’on a un meilleur avis, qu’on parle hardiment, fût-ce un simple soldat : nous sommes tous intéresses au salut commun. »

Ensuite Chirisophe dit : « Eh bien, si l’on a quelque chose à ajouter au discours de Xénophon, il est permis de le dire tout de suite ; mais pour le moment, je crois que le meilleur est de mettre aux voix sur-le-champ ce qu’il vient de dire. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main ! » Tous la lèvent. Alors Xénophon debout reprenant de nouveau : « Écoutez, camarades, ce que je crois utile de faire. Il est évident que nous devons aller où nous ayons des vivres. Or, j’entends dire qu’il y a de beaux villages à vingt stades au plus d’ici. Je ne serais point surpris si les ennemis, semblables à ces chiens qui poursuivent et mordent, s’ils peuvent, les passants, mais qui s’enfuient dès qu’on court sur eux, si les ennemis, dis-je, nous suivaient dans notre retraite. Aussi, l’ordre le plus sûr pour la marche est peut-être de former avec les hoplites une colonne à centre vide, pour que les bagages et la masse qui nous suit s’y trouvent en sûreté. Si nous désignions dès à présent ceux qui commanderont le front de la colonne et veilleront à la tête, puis ceux qui couvriront les flancs et marcheront à la queue, nous n’aurions plus à délibérer, à l’approche de l’ennemi, et nous pourrions mettre en mouvement nos troupes toutes formées.

» Si l’on voit quelque autre chose de mieux, faisons autrement ; sans cela, que Chirisophe commande le front, puisqu’il est Lacédémonien ; que les deux stratéges les plus âgés veillent aux flancs ; Timasion et moi, comme les plus jeunes, nous resterons pour le moment à l’arrière-garde. Plus tard, quand nous aurons essayé de cette ordonnance, nous déciderons, suivant l’occasion, ce qu’il y aura de mieux à faire. Si quelqu’un voit autre chose de mieux, qu’il le dise. » Personne ne prenant la parole, il continue : « Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main ! » La chose est décidée, « Maintenant, dit-il, partons et faisons ce qui est arrêté. Que celui d’entre vous qui veut revoir sa famille, se souvienne d’être un homme de cœur : c’est le seul moyen d’y arriver : que celui qui veut vivre, tâche de vaincre : vainqueur, on tue ; vaincu, l’on est tué. Enfin, que celui qui aime les richesses tâche de remporter la victoire : vainqueur, on sauve son bien ; vaincu, on le laisse aux autres. »


CHAPITRE III.


Dispositions pour le départ. — Arrivée de Mithridate, suspect aux Grecs, qu’il attaque ensuite. — Découragement des soldats. — Formation d’un corps de frondeurs.


Ce discours achevé, on se lève, et l’on va brûler les chars et les tentes : quant au superflu des bagages, on le distribue entre ceux qui pouvaient en avoir besoin, on jette le reste au feu, et, cela fait, on dîne. Pendant le dîner, Mithridate arrive, suivi d’environ trente cavaliers, fait prier les stratéges de venir à la portée de la voix et parle ainsi : « Et moi aussi, Grecs, dit-il, j’étais dévoué à Cyrus, vous le savez bien, et j’ai de bonnes intentions pour vous. J’éprouve en ce moment toutes sortes de frayeurs. Aussi, si je vous voyais prendre un parti salutaire, je viendrais vous rejoindre avec toute ma suite. Dites-moi donc, ajoute-t-il, ce que vous avez dans l’esprit ; vous parlez à un ami, à un homme bien intentionné, qui veut marcher de compagnie avec vous. » Les stratéges délibèrent et décident de lui répondre ainsi par l’entremise de Chirisophe : « Nous avons décidé, si on nous laisse retourner dans notre patrie, de traverser le pays en y faisant le moins de dégâts possible, et, si l’on s’oppose à notre marche, de combattre de notre mieux. » Mithridate s’efforce alors de pouvoir montrer qu’il est impossible, si le roi ne le veut, d’en échapper. Mais cet avis le fait considérer comme envoyé en sous-main. D’ailleurs un des familiers de Tissapherne l’accompagnait pour s’assurer de sa foi. Dès ce moment, les stratéges convinrent que le meilleur parti était de faire une guerre à mort, tant qu’on serait en pays ennemi, parce que, dans les pourparlers, on débauchait les soldats : déjà même on avait débauché un lochage. Nicarque d’Arcadie, qui avait déserté de nuit avec une vingtaine d’hommes.

L’incident terminé, l’armée dîne, passe le fleuve Zabate et s’avance en bon ordre, les bêtes de somme et la foule au centre du bataillon. On n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsque Mithridate reparaît avec à peu près deux cents cavaliers et environ quatre cents archers ou frondeurs, lestes et agiles. Il s’avance vers les Grecs en faisant mine d’être ami ; quand il est tout près, soudain ses cavaliers et ses fantassins lancent leurs flèches, les frondeurs leurs pierres, et sèment les blessures. Les Grecs surtout de l’arrière-garde ont à souffrir, sans pouvoir faire de mal, attendu que les archers crétois n’atteignaient pas aussi loin que les Perses, et qu’étant armés à la légère, on les avait enfermés dans le centre. De leur côté, les hommes armés de javelines ne pouvaient pas atteindre jusqu’aux frondeurs ennemis. Xénophon se décide alors à poursuivre, et il se jette à la poursuite avec les hoplites et les peltastes qui se trouvent avec lui à l’arrière-garde ; mais on ne peut s’emparer d’aucun ennemi, les Grecs n’ayant pas de cavaliers, et leurs fantassins ne pouvant pas, dans un court espace, mettre la main sur les fantassins perses, qui s’échappaient de loin : car on n’osait pas s’écarter beaucoup du reste de l’armée.

Cependant les cavaliers barbares blessaient, même dans leur fuite, en tirant par derrière de dessus leurs chevaux. Tout le chemin que faisaient les Grecs à la poursuite de l’ennemi, ils l’avaient à faire de nouveau pour se replier en combattant, en sorte que, dans toute sa journée, l’armée n’avança que de vingt-cinq stades, et n’arriva que le soir aux villages. Le découragement recommence. Chirisophe et les plus âgés des stratéges reprochent à Xénophon de s’être détaché de la phalange pour courir après les ennemis, et de s’être mis en péril sans avoir pu faire aucun mal aux ennemis. En les entendant, Xénophon dit que leurs reproches sont justes, et que l’événement témoigne contre lui. « Mais, ajoute-t-il, j’ai été contraint de poursuivre, parce que je voyais qu’en ne bougeant pas nous n’avions pas moins de mal sans pouvoir en faire. C’est en poursuivant que nous avons reconnu la justesse de ce que vous dites ; car nous ne pouvions pas faire plus de mal aux ennemis qu’auparavant, et nous nous repliions avec une grande difficulté. Il faut donc rendre grâce aux dieux de ce que les ennemis ont fondu sur nous, non pas en force, mais seulement avec quelques soldats : sans nous causer de grandes pertes, ils nous ont indiqué ce qui nous manque. En ce moment, les ennemis usent d’arcs et de frondes, dont les archers crétois ne peuvent égaler la portée avec les flèches et les pierres qui partent de leurs mains. Quand nous les poursuivons, nous ne pouvons pas nous éloigner à une grande distance de l’armée ; et à une petite, un fantassin, si Vite qu’il soit, n’en peut joindre un autre qui a sur lui l’avance d’une portée d’arc[59]. Si donc nous voulons empêcher nos ennemis de venir nous faire du mal, il nous faut au plus tôt des frondeurs et des cavaliers. J’entends dire qu’il y a dans l’armée des Rhodiens, qu’on donne pour la plupart comme sachant manier la fronde et lancer les pierres deux fois plus loin que les frondeurs perses. Ceux-ci, en effet, se servant de trop grosses pierres, ne peuvent porter loin ; de plus, les Rhodiens savent user de balles de plomb. Si donc nous nous informions quels sont les soldats qui ont des frondes ; si, leur en payant la valeur, nous donnions aussi de l’argent à ceux qui voudraient en tresser d’autres, et qu’en même temps l’on imaginât quelque privilége pour ceux qui s’enrôleraient volontairement parmi les frondeurs, peut-être s’en présenterait-il de propres à ce service. Je vois aussi des chevaux dans l’armée : quelques-uns sont à moi, d’autres ont été laissés par Cléarque ; nous en avons pris un grand nombre qui servent aux bagages : choisissons les meilleurs : faisons des échanges avec les skeuophores, équipons des chevaux de manière à porter des cavaliers ; peut-être eux-mêmes inquiéteront-ils l’ennemi en fuite. »

Cet avis semble bon. Cette nuit même on forme un corps de près de deux cents frondeurs : le lendemain, on choisit environ cinquante chevaux et autant de cavaliers : on leur fournit des casaques et des cuirasses, et l’on met à leur tête Lycius d’Athènes, fils de Polystrate.


CHAPITRE IV.


Nouvelle attaque de Mithridate. — Il est repoussé. — Arrivée au Tigre. — Attaque inutile de Tissapherne. — Changement dans l’ordonnance de l’armée. — Nouvelles attaques des ennemis. — Courage déployé par les Grecs, et en particulier par Xénophon.


On séjourne un jour en cet endroit : le lendemain, on en part plus tôt qu’à l’ordinaire : il fallait passer un ravin, et l’on craignait au passage d’être attaqué par les ennemis. À peine est-on passé que Mithridate reparaît avec mille cavaliers et environ quatre mille archers et frondeurs. Il les avait demandés à Tissapherne, qui les lui avait accordés, sur la promesse que, quand il les aurait reçus, il lui livrerait les Grecs qu’il méprisait, parce que, dans les dernières escarmouches, malgré son petit nombre, il n’avait rien perdu, et leur avait fait beaucoup de mal, du moins il le croyait.

Les Grecs avaient passé le ravin et en étaient à huit stades, quand Mithridate le traversa avec son détachement. On avait ordonné à un nombre déterminé de peltastes et d’hoplites de fondre sur l’ennemi, et à la cavalerie de poursuivre les fuyards, avec l’assurance de la soutenir. Mithridate les ayant rejoints et se trouvant déjà à la portée de la fronde et de la flèche, la trompette sonne chez les Grecs : aussitôt ils courent en masse, suivant l’ordre, et les cavaliers s’élancent. Les Barbares ne les attendent pas et fuient vers le ravin. Dans cette déroute, les Barbares perdent beaucoup d’infanterie, et l’on prend vivants, dans le ravin même, dix-huit de leurs cavaliers. On les tue, et les Grecs, sans en avoir reçu l’ordre, les mutilent pour inspirer plus de terreur aux ennemis.

Après ce coup, les ennemis s’éloignent. Les Grecs marchent le reste du jour sans inquiétude et arrivent au bord du Tigre. Là se trouve une ville grande, mais déserte, nommée Larissa[60]. Elle était jadis habitée par les Mèdes. Son mur a vingt-cinq pieds d’épaisseur sur cent de hauteur, et deux parasanges de tour : il est bâti de briques, mais les fondements sont de pierres de taille jusqu’à la hauteur de vingt pieds. Lorsque les Perses enlevèrent l’empire aux Mèdes, le roi de Perse, qui l’assiégeait, ne pouvait d’aucune manière s’en rendre maître ; mais un nuage ayant fait disparaître le soleil, les assiégés perdirent courage, et la ville fut ainsi prise. Près de la ville était une pyramide de pierre, ayant un plèthre de longueur à la base et deux de hauteur. Quantité de Barbares s’étaient réfugiés à Larissa des villages voisins.

L’armée fait ensuite une étape de six parasanges, et arrive près d’une grande muraille abandonnée, qui s’étend près d’une ville nommée Mespila. Elle était jadis habitée par les Mèdes. La base, construite d’une pierre polie incrustée de coquilles, a cinquante pieds d’épaisseur et cinquante de hauteur. Sur cette base s’élève un mur de briques d’une épaisseur de vingt-cinq pieds sur cent de hauteur et deux parasanges de tour. On raconte que Médée, femme du roi, s’y réfugia lorsque l’empire des Mèdes fut détruit par les Perses. Le roi des Perses assiégea cette ville, et il ne put la prendre ni par le blocus ni par force ; mais Jupiter frappa de terreur les habitants, et la ville fut prise.

On fait ensuite quatre parasanges en une étape. Durant la marche, Tissapherne parait suivi de sa cavalerie, des troupes d’Orontas, qui avait épousé la fille du roi, des Barbares qui étaient montés avec Cyrus dans les hauts pays, de l’armée que le frère du roi avait amenée au secours de ce prince, et, en outre, de tous les renforts que le roi avait accordés à Tissapherne. Tout cela faisait une force imposante. Quand il fut près, il en range une partie contre l’arrière-garde des Grecs, et une autre sur leurs flancs, mais il n’ose pas charger ni courir le risque d’un combat : il se contente d’une attaque d’archers et de frondeurs. Alors les frondeurs rhodiens, disséminés dans les rangs, lancent leurs pierres, et les archers armés à la Scythe leurs flèches ; pas un ne manque son homme ; ils l’eussent voulu, qu’ils ne le pouvaient pas. Aussi Tissapherne se retire promptement hors de la portée du trait et fait replier les autres divisions. Le reste du jour, les Grecs s’avancent, et les Perses suivent ; mais les Barbares ne peuvent plus faire de mal dans ce genre d’escarmouche, les frondes des Rhodiens portant plus loin que celles des Perses, et même que celles de la plupart des archers. Les arcs des Perses étaient grands, de sorte que toutes les flèches qu’on ramassait étaient fort utiles aux Crétois, qui continuèrent à se servir des traits des ennemis et s’exercèrent à les lancer verticalement à une longue portée. On trouva dans les villages beaucoup de cordes et de plomb qui servirent pour les frondes.

Ce même jour, les Grecs se cantonnent dans les villages qu’ils rencontrent, et les Barbares se retirent, mécontents de leur dernière escarmouche. Les Grecs séjournent le lendemain et font des provisions : il y avait en effet une grande quantité de blé dans les villages. Le jour suivant, ils traversent la plaine, et Tissapherne les suit en escarmouchant. Les Grecs reconnaissent alors qu’un bataillon carré est un mauvais ordre de marche quand on a l’ennemi sur les talons ; car il est de toute nécessité que, quand les ailes se rapprochent, soit dans un chemin, soit dans des gorges de montagnes, soit au passage, d’un pont, les hoplites se resserrent, marchent avec peine, s’écrasent, se mêlent, et il est difficile de tirer un bon parti d’hommes qui sont mal rangés. Lorsque les ailes reprennent leurs distances, il arrive nécessairement que les hoplites, qui étaient resserrés, venant à s’écarter, il se fait un vide au centre, ce qui décourage le soldat qui sent l’ennemi derrière lui. Quand il fallait passer un pont ou opérer quelque autre passage, chacun se hâtait ; on voulait traverser le premier : aussi les ennemis avaient-ils alors une belle occasion de charger. Cet inconvénient reconnu, les stratéges forment six loches de cent hommes chacun[61], et nomment pour les commander des lochages, des pentécontarques et des énomotarques. Dans la marche, quand les ailes se rapprochaient, les lochages demeuraient en arrière pourne pas gêner les ailes, puis ils remontaient, en suivant les flancs du bataillon. Lorsque, au contraire, les flancs s’écartaient, le vide se remplissait, s’il était peu considérable, par les loches ; s’il était plus large, par les pentécosties ; s’il était tout à fait étendu, par les énomoties ; de la sorte, le milieu était toujours plein. S’il fallait traverser un passage, un pont, il n’y avait point de désordre : les lochages passaient les uns après les autres, et, dès qu’il fallait se former en phalange, tout le monde était à son rang. On fit quatre marches de cette manière.

Le cinquième jour, pendant la marche, on aperçoit une espèce de palais, et autour de ce palais de nombreux villages. Le chemin, pour y arriver, passait par des collines élevées se rattachant à une montagne, au pied de laquelle était un village. Les Grecs, comme de raison, aperçoivent ces collines avec plaisir, puisque leurs ennemis étaient des cavaliers. Lorsque, au sortir de la plaine, ils ont gravi la première colline et qu’ils redescendent pour gravir la seconde, les Barbares surviennent, et dardant leurs traits d’un point élevé, ils lancent leurs pierres et leurs flèches sous une volée de coups de fouet. Ils blessent ainsi beaucoup de Grecs, vainquent les troupes légères, les refoulent sur les hoplites, et rendent complétement inutiles pour ce jour-là les frondeurs et les archers, qui demeurent avec les équipages.

Cependant les Grecs, incommodés de ces attaques, essayent de charger ; mais ils ont de la peine à gravir la hauteur avec leurs armes pesantes : les ennemis font prompte retraite ; les Grecs éprouvent autant de peine à rejoindre le corps d’armée. À la seconde colline, même difficulté ; à la troisième, ils décident de ne plus détacher d’hoplites ; mais ils ouvrent le flanc droit du bataillon carré et en font sortir les peltastes, qui se dirigent vers la montagne. Dès qu’ils se sont placés au-dessus des ennemis qui les harcèlent, ceux-ci ne les inquiètent plus à la descente, de peur d’être coupés et enveloppés. On marche ainsi le reste du jour, les uns suivant le chemin des collines, les autres prenant par la montagne, jusqu’à ce qu’on arrive aux villages, où l’on établit huit médecins, parce qu’il y avait beaucoup de blessés.

On y séjourne trois jours à cause des blessés, et parce qu’on y trouve beaucoup de vivres, de la farine et du froment, des vins, de l’orge en quantité pour les chevaux. Toutes ces provisions avaient été réunies pour le satrape du pays. Le quatrième jour, les Grecs descendent dans la plaine. Tissapherne, les ayant rejoints avec son armée, les force de se cantonner au premier village qu’ils rencontrent et de ne pas avancer davantage en combattant ; car beaucoup d’entre eux étaient hors de service, les blessés, ceux qui les portaient et ceux qui tenaient les armes des porteurs. Une fois qu’ils sont cantonnés, les Barbares ayant tenté contre eux une escarmouche en s’avançant sur le village, les Grecs obtiennent un grand avantage ; car il y avait une grande différence entre faire une sortie pour repousser une attaque et résister en marchant à une attaque des ennemis.

L’après-midi venue, ce fut l’heure pour les ennemis de se retirer, vu que jamais les Barbares ne campaient à moins de soixante stades de l’armée grecque, de peur d’en être attaqués durant la nuit. Aussi une armée perse est détestable de nuit. Ils lient leurs chevaux et, la plupart du temps, leur mettent des entraves aux pieds, pour les empêcher de fuir, s’ils se détachent. Survient-il une alerte, il faut que le cavalier perse selle, bride et monte son cheval, après avoir endossé sa cuirasse ; toutes manœuvres difficiles à exécuter la nuit, surtout dans un moment de trouble. Voilà pourquoi ils campaient loin des Grecs.

Quand les Grecs surent que les Barbares voulaient se retirer et qu’ils se transmettaient des ordres mutuels, on fait crier aux Grecs de se tenir prêts, de manière à être entendu par les ennemis. Durant quelques instants, les Barbares diffèrent leur retraite ; mais, le soir arrivant, ils partent, croyant dangereux de marcher et d’arriver de nuit à leur camp. Les Grecs, certains de les voir partis, décampent à leur tour, se mettent en marche et font environ soixante stades. Il y eut alors une telle distance entre les deux armées, que ni le lendemain, ni le surlendemain, il ne parut aucun ennemi ; mais, le quatrième jour, les Barbares s’étant, dès la nuit, mis en marche, occupèrent une hauteur par laquelle les Grecs devaient passer : c’était la crête d’une montagne, qui dominait l’unique chemin par où l’on descendît à la plaine.

Chirisophe, voyant cette hauteur garnie d’ennemis qui l’avaient prévenu, envoie chercher Xénophon à l’arrière-garde et lui fait dire d’amener avec lui les peltastes et de les placer au front. Xénophon ne conduit point les peltastes ; il venait d’apercevoir Tissapherne qui paraissait avec toute son armée ; mais se portant au galop vers Chirisophe : « Pourquoi me fais-tu appeler ? dit-il.— Tu peux le voir, répond celui-ci ; l’ennemi s’est emparé avant nous du mamelon qui commande la descente, et il n’y a moyen de passer qu’en taillant ces gens-là en pièces. Mais pourquoi n’amènes-tu pas les peltastes ? » Alors Xénophon : « C’est que je n’ai pas jugé convenable de découvrir l’arrière-garde en présence des ennemis ; cependant il faut aviser d’urgence à débusquer ces hommes du mamelon. »

Xénophon voit alors, au sommet de la montagne qui domine son armée, un chemin qui conduit à la hauteur où sont postés les ennemis : « L’essentiel, Chirisophe, dit-il, c’est de nous emparer au plus vite de cette hauteur ; si nous la prenons, ils ne pourront pas se maintenir au-dessus de notre chemin. Si tu le veux, reste ici avec l’armée ; moi, je me porte en avant ; ou bien, si tu le préfères, marche à la montagne, et moi je resterai ici. — Je te donne le choix, dit Chirisophe ; agis à ton gré. » Xénophon répond qu’étant le plus jeune, il préfère marcher. En même temps, il le prie de lui donner quelques hommes du front, parce qu’il serait trop long d’en faire venir de la queue. Chirisophe lui donne des peltastes du front et les remplace par des troupes du centre du bataillon : il le fait suivre, en outre, de trois cents hommes d’élite qui l’accompagnaient lui-même au front de bataille.

Le détachement s’avance aussi vite que possible. Les ennemis postés sur la hauteur ne l’ont pas plutôt vu se diriger vers le sommet, qu’ils s’élancent en toute hâte pour les en repousser. Alors il s’élève un grand cri de l’armée grecque, qui exhorte les siens, et un grand cri des gens de Tissapherne, qui exhortent les leurs. Xénophon, galopant sur le flanc de sa troupe, l’anime de la voix : « Soldats, dit-il, songez que vous vous battez pour revoir la Grèce, vos enfants, vos femmes ; encore quelques instants de peine, et nous faisons le reste du chemin sans combat. » Alors Sotéridas de Sicyone : « La partie n’est pas égale, Xénophon : tu galopes sur un cheval, et moi, je peine rudement à porter un bouclier. » Xénophon l’entend, saute de cheval, pousse le soldat hors du rang, lui arrache son bouclier, et s’élance de toute sa vitesse. Il se trouvait avoir une cuirasse de cavalier : le poids l’écrasait ; cependant il fait avancer la tête, et entraîne la queue qui marchait lentement. Les autres soldats frappent Sotéridas, lui jettent des pierres, l’injurient, jusqu’à ce qu’ils l’aient contraint à reprendre son bouclier et à marcher. Xénophon remonte sur son cheval, et s’en sert tant que le chemin est praticable ; puis, quand il cesse de l’être, il quitte son cheval et marche vite à pied. On arrive enfin sur la hauteur avant les ennemis.


CHAPITRE V.


Incendie des villages par Tissapherne. — Les Grecs sont enfermés entre les monts des Carduques et le Tigre. — Difficulté de passer le fleuve. — Expédient proposé par un Rhodien. — On se décide à franchir les monts Carduques.


Les Barbares tournent le dos et s’enfuient chacun comme il peut ; les Grecs sont maîtres de la hauteur. Tissapherne et Ariée prennent alors un autre chemin. De son côté, Chirisophe descend dans la plaine avec ses troupes et campe dans un village abondant en biens. Il y avait dans la même plaine, le long du Tigre, beaucoup d’autres villages bien approvisionnés. L’après-midi venue, l’ennemi paraît à l’improviste dans la plaine et taille en pièces quelques Grecs, qui s’étaient dispersés pour piller. Il y avait là, en effet, un grand nombre de troupeaux qu’on prit au moment où ils allaient passer le fleuve.

Alors Tissapherne et ses gens ayant essayé de mettre le feu aux villages, quelques Grecs sont désespérés, dans la crainte de ne plus trouver où se fournir de vivres, si les Barbares viennent à tout brûler. En ce moment, Chirisophe et les siens revenaient de porter secours. Xénophon, redescendu dans la plaine, se met à parcourir les rangs et dit aux Grecs qui revenaient de porter secours : « Vous voyez, Grecs, que les Barbares regardent déjà cette contrée comme à nous. Ils avaient stipulé que nous ne brûlerions pas les terres du roi, et ce sont eux maintenant qui les brûlent comme pays qui ne leur appartient plus. Mais, en quelques lieux qu’ils laissent des vivres pour eux-mêmes, ils nous y verront marcher. Voyons, Chirisophe, ajoute-t-il, je suis d’avis de porter secours contre ces incendiaires, comme si le pays était à nous. » Alors Chirisophe : « Et moi, dit il, je n’en suis point d’avis ; mais brûlons aussi nous-mêmes, et ce sera plus tôt fini. »

De retour aux tentes, pendant que les autres s’occupent à chercher des vivres, les stratéges et les lochages se réunissent. L’embarras était grand : c’étaient, d’une part, des montagnes élevées ; de l’autre, un fleuve tellement profond qu’on n’y pouvait tenir-les piques au niveau de l’eau en essayant de le sonder. Dans cette perplexité un Rhodien se présente : « Je me charge, camarades, dit-il, de faire passer quatre mille hoplites, si vous voulez me fournir ce qui m’est nécessaire et me donner un talent de récompense. » On lui demande ce qu’il lui faut : « J’ai besoin, dit-il, de deux mille outres ; je vois ici beaucoup de moutons, de chèvres, de bœufs et d’ânes : écorchez-les, soufflez-en les peaux, et nous passerons facilement. J’aurai également besoin de courroies dont vous vous servez pour les attelages. Avec ces courroies j’attacherai les outres et je les adapterai les unes aux autres ; ensuite j’y suspendrai des pierres que je laisserai descendre dans l’eau comme des ancres ; puis, pour relier les deux rives, je jetterai sur le tout des branches et sur ces branches une couche de terre. Vous allez voir tout de suite que vous n’enfoncerez point. Chaque outre portera deux hommes de manière à ne pas enfoncer, et le bois revêtu de terre empêchera qu’on ne glisse. »

En entendant cette proposition, les stratéges trouvent l’idée ingénieuse, mais l’exécution impossible ; il y avait, de l’autre côté du fleuve, un grand nombre de cavaliers prêts à y mettre obstacle, et qui n’eussent pas laissé mettre pied à terre aux premiers qui l’eussent essayé.

Le lendemain, on se replie, par une route opposée à celle de Babylone, sur les villages qui n’étaient pas brûlés, et l’on brûle ceux que l’on quitte. Les ennemis ne font point de charge, mais ils regardent avec étonnement la manœuvre des Grecs, ne sachant où ils se porteraient, ni ce qu’ils avaient dans l’esprit. Pendant que les autres s’occupent à chercher des vivres, les stratéges et les lochages se réunissent de nouveau, se font amener les prisonniers, et tâchent de tirer d’eux des renseignements sur tout le pays qui les entoure.

Ils disent qu’il existe, vers le midi, une route qui conduit à Babylone et en Médie, celle-là même par où ils sont venus ; que, vers l’Orient, une autre route mène à Suse et à Ecbatane, où le roi passe le printemps et l’été ; qu’en traversant le fleuve du côté du couchant on marche vers la Lydie et l’Ionie, qu’enfin à travers les montagnes et en se tournant vers l’Ourse on se dirige vers les Carduques[62]. Ils ajoutent que ce peuple habite un sol montueux, qu’il est belliqueux et indépendant du roi ; qu’autrefois le roi a envoyé chez eus ; une armée de douze myriades, et qu’il n’en est revenu personne, à cause de la difficulté du terrain ; que pourtant, quand ils étaient en paix avec le satrape de la plaine, il y avait des relations réciproques entre les deux nations.

Après ce rapport, les stratéges font mettre à part les prisonniers qui assurent connaître le pays, et ne disent rien de la route qu’ils veulent prendre. Cependant ils jugent nécessaire de traverser les monts des Carduques. En effet, on leur avait dit qu’au sortir de ces montagnes ils arriveraient en Arménie, pays vaste et fertile, soumis à Orontas, et que de là ils iraient aisément où bon leur semblerait. Cette mesure décidée, ils sacrifient, afin de pouvoir partir à l’heure qu’ils jugeraient convenable, car ils craignaient que l’ennemi ne s’emparât des hauteurs. On donne l’ordre qu’après le dîner tout le monde plie bagage et se retire pour partir au premier signal.


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LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Arrivée au pays des Carduques. — Grand embarras des Grecs harcelés par l’ennemi. — Un captif leur indique un chemin facile.


Tout ce qui s’est passé dans la marche vers les hauts pays jusqu’à la bataille, puis, après la bataille, jusqu’à la trêve conclue entre le roi et les Grecs, compagnons de marche de Cyrus, et enfin la lutte soutenue par les Grecs, après que le roi et Tissapherne eurent rompu la trêve et que l’armée perse se fut mise à leur poursuite, a été raconté dans le livre précédent.

Quand on est arrivé à l’endroit où la largeur et la profondeur du Tigre en rendent le passage impossible, et sans qu’on puisse davantage le longer, les monts des Carduques tombent à pic dans le fleuve : les généraux décident de faire route à travers les montagnes. Ils tenaient des prisonniers qu’après les avoir franchies, ils pourraient passer le Tigre à sa source, en Arménie, ou même le tourner, s’ils le préféraient. On disait aussi que la source de l’Euphrate était près du Tigre ; et cela était.

Revenons à l’invasion des Grecs dans le pays des Carduques. On tâche de décamper secrètement et de prévenir l’ennemi avant qu’il se soit emparé des hauteurs. Vers le moment de la dernière veille, comme il ne restait de nuit que le temps nécessaire pour passer la plaine à la faveur des ombres, on lève le camp au signal donné, et l’on arrive à la montagne au point du jour. Chi-risophe marchait à la tête de l’armée avec sa division et tous les gymnètes. Xénophon suivait avec les hoplites de l’arrière-garde, n’ayant aucun gymnète avec lui ; car il n’y avait nulle apparence que l’ennemi vînt attaquer en queue, au moment où l’on monterait. Chirisophe gagne le sommet avant que les ennemis s’aperçoivent de rien ; il continue de marcher, le reste de l’armée le suit, à mesure qu’on franchit les hauteurs, jusqu’aux villages situés dans les vallons et les enfoncements des montagnes.

Les Carduques abandonnent alors leurs habitations, emmènent leurs femmes et leurs enfants, et s’enfuient vers les montagnes. On trouve des vivres en abondance. Les ma ; sons étaient pourvues de beaucoup d’ustensiles d’airain. Les Grecs n’enlèvent rien et ne poursuivent pas les habitants, dans l’espoir que, si on les ménageait, les Carduques consentiraient peut-être à les laisser passer comme à travers un pays ami, vu qu’ils étaient ennemis du roi.

Quant aux vivres, on prit tout ce qu’on trouva : il y avait urgence. Cependant les Carduques n’écoutent pas qui les appelle et ne montrent aucune disposition pacifique. Ainsi, quand l’arrière-garde des Grecs, à la nuit déjà close, descend des hauteurs dans les villages (or, le chemin étant fort étroit, la montée et la descente dans les villages avaient occupé tout le jour), plusieurs Carduques se réunissent, tombent sur les traînards, en tuent quelques-uns et en blessent d’autres à coups de pierres et de flèches : ils étaient peu nombreux, les Grecs étant entrés chez eux à l’improviste, sans quoi, s’ils eussent été en force, une grande partie de l’armée eût couru risque d’être taillée en pièces. On cantonne donc ainsi la nuit dans les villages. Les Carduques allument des feux tout autour sur les montagnes, et l’on s’observe des deux côtés.

Au point du jour, les stratèges et les lochages des Grecs se réunissent et décident de ne garder des bêtes de somme que celles qui sont indispensables, d’abandonner le reste et de rendre la liberté à tous les prisonniers faits récemment et retenus esclaves à l’armée. La marche était retardée par la quantité excessive de bêtes de somme et de prisonniers ; nombre de soldats, chargés d’y veiller, devenaient inutiles au combat ; d’ailleurs il fallait traîner et porter le double de vivres pour tant de monde ; la résolution est prise ; les hérauts la proclament. Après le dîner, l’armée se met en marche. Les stratèges, faisant halte à un défilé, ôtent ce qu’ils trouvent de trop à ceux qui ne se sont pas soumis à l’ordre : tous obéissent, sauf quelques-uns qui passent en fraude quelque joli garçon, ou quelque jolie femme dont ils sont épris. On marche ainsi le reste du jour, tantôt combattant, tantôt se reposant. Le lendemain, il survient un grand orage. Cependant il faut marcher : il n’y a pas assez de vivres. Chirisophe est en tête, Xénophon à l’àrrière-garde. Les ennemis font une attaque vigoureuse ; le chemin étant étroit, ils peuvent lancer de près leurs flèches et des pierres. Les Grecs, contraints de les poursuivre et de rallier ensuite, ne marchent qu’avec lenteur. Souvent Xénophon faisait halte, lorsque les ennemis le pressaient vivement : de son côté, Chirisophe s’arrêtait toujours dès que l’ordre en était donné ; seulement une fois, au lieu de s’arrêter, le voilà marchant plus vite et commandant de suivre. Il était clair qu’il se passait quelque chose à la tête. Comme on n’avait pas le temps de s’y porter pour voir la cause de cette marche précipitée, l’arrière-garde suivit d’un train qui ressemblait à une fuite.

On perdit, en cette rencontre, un brave soldat, Cléarque de Lacédémone : une flèche traversa son bouclier, sa casaque et lui perça le flanc ; Basias d’Arcadie eut aussi la tête percée de part en part. Quand on est arrivé à l’endroit où l’on voulait camper, Xénophon va sur-le-champ, comme il était, trouver Chirisophe, et lui reproche de ne l’avoir pas attendu et de l’avoir forcé de combattre tout en fuyant : « Deux soldats de cœur et de mérite viennent de périr sans que nous ayons pu enlever leurs corps, ni les ensevelir. » Chirisophe lui répond : « Regarde ces montagnes ; tu le vois, elles sont inaccessibles : il n’y a qu’une route ; jettes-y les yeux ; elle est à pic ; et tu peux y voir cette multitude d’hommes qui gardent le passage par où nous pourrions nous échapper. Voilà pourquoi je me suis hâté : je n’ai point fait halte, afin de les prévenir, s’il était possible, avant qu’ils fassent maîtres des hauteurs : nos guides m’assurent qu’il n’y a pas d’autre route. » Xénophon dit : « Moi aussi, j’ai deux prisonniers : pendant que les ennemis nous tombaient sur les bras, je leur ai tendu une embuscade, ce qui nous a donné le temps de respirer ; nous en avons tué quelques-uns, et nous désirions en prendre d’autres vivants, afin d’avoir des guides instruits des localités. »

On se fait amener aussitôt ces deux hommes, on les sépare, on tâche de leur faire dire à chacun en particulier s’ils connaissent une autre route que celle que l’on voit. Le premier, malgré toute espèce de menaces, déclare qu’il n’en sait pas d’autre ; et, comme il ne dit rien d’utile, on l’égorgé sous les yeux de son camarade. Celui-ci répond que l’autre avait prétendu ne rien savoir, parce qu’il se trouvait avoir dans ce canton une fille qu’il y avait mariée : il promet, quant à lui, de conduire l’armée par un chemin praticable, même aux bêtes de somme. On lui demande s’il ne s’y rencontre point de pas difficile ; il répond qu’il y a une hauteur qui rend le passage impossible, si l’on ne prend les devants.

Alors on est d’avis d’assembler aussitôt les lochages, les peltastes et un corps d’hoplites, de leur dire ce dont il s’agit et de leur demander s’il y en a qui veuillent se montrer gens de cœur et marcher en volontaires. Parmi les hoplites il se présente Aristonyme de Méthydrie et Agasias de Stymphale, tous deux Arcadiens. Une contestation s’élève entre eux et Callimaque de Parrhasie, également Arcadien. Ce dernier dit qu’il veut marcher avec des volontaires tirés de toute l’armée. « Je suis sûr, ajoute-t-il, que beaucoup de jeunes soldats me suivront, si je marche à leur tête. » On demande ensuite s’il y a quelques gymnètes ou quelques taxiarques qui veuille être du détachement. Il se présente Aristéas de Chios, qui souvent, en de pareilles occasions, avait rendu de grands services à l’armée.


CHAPITRE II.


On envoie deux mille hommes d’élite s’emparer des hauteurs. — Ils y réussissent. — Passage difficile à travers les montagnes.


Le jour tombait ; on commande aux volontaires de partir aussitôt après leur repas : on met des liens au guide et on le leur livre. On convient avec eux que, s’ils s’emparent de la hauteur, ils s’y maintiendront toute la nuit ; au point du jour, ils sonneront de la trompette ; après quoi, ils descendront de la hauteur sur les ennemis qui gardent le chemin en vue, et l’armée se portera à leur secours le plus vite possible. Cet arrangement pris, les volontaires se mettent en marche, au nombre de deux mille environ. Il tombait une grande pluie. Xénophon, suivi de l’arrière-garde, conduit ses gens vers le chemin en vue, afin d’y tourner toute l’attention des ennemis et de couvrir le mouvement de la troupe en marche. À peine l’arrière-garde est-elle arrivée à un ravin qu’il fallait traverser pour gravir la montagne, que les Barbares roulent d’en haut des pierres rondes, grosses à remplir un chariot, les unes d’un plus grand et les autres d’un plus petit volume, mais qui toutes, en bondissant sur les rochers, font l’effet de pierres à fronce ; en sorte qu’il est absolument impossible d’approcher du chemin. Quelques lochages, ne pouvant prendre cette route, en cherchent une autre, et continuent cette manœuvre jusqu’à la nuit. Quand on croit pouvoir se retirer sans être vu, on revient souper, l’arrière-garde n’ayant pas même trouvé le temps de dîner. Cependant les ennemis ne cessent pas, durant toute la nuit, de rouler des quartiers de roche : on peut en juger par le bruit. Les volontaires qui avaient le guide avec eux, ayant tourné ce mauvais pas, surprennent la garde ennemie assise auprès du feu : ils en tuent une partie, chassent les autres et restent à ce poste, se croyant maîtres de la hauteur.

Ils se trompaient : au-dessus d’eux était un mamelon près duquel se trouvait l’étroit chemin ou se tenait la garde ; toutefois, ce poste conduisait à l’endroit occupé par les ennemis, sur le chemin en vue.

On y passe la nuit. Dès que le jour paraît, on marche en ordre et en silence contre l’ennemi, et, comme il faisait du brouillard, on passe sans être vu. La reconnaissance faite, la trompette sonne ; les Grecs se jettent sur les Barbares en faisant retentir le cri militaire ; ceux-ci ne les attendent pas, mais ils s’enfuient et abandonnent la défense du chemin. Ils perdent peu de monde, étant légèrement armés. Chirisophe et ses gens, entendant la trompette, montent aussitôt par le chemin en vue ; les autres stratèges s’avancent par les sentiers non frayés qui s’offrent à chacun d’eux, et grimpent comme ils peuvent en se tirant les uns les autres avec leurs piques. Ils sont les premiers à joindre ceux qui s’étaient emparés du poste. Xénophon, avec la moitié de l’arrière-garde, s’avance par la route que suivaient ceux qui avaient le guide : c’était le chemin le plus commode pour les bêtes de somme ; l’autre moitié avait été placée par lui à la suite du bagage. Dans la marche se trouvait une colline, dominant le chemin et occupée par des ennemis qu’il fallait tailler en pièces, sous peine d’être séparés des autres Grecs. On aurait bien pris le même chemin que les autres ; mais c’était le seul par où les attelages pouvaient passer.

On s’exhorte mutuellement, et l’on s’élance vers les hauteurs par colonnes et non pas en cercle, de manière à ménager une retraite à l’ennemi, s’il voulait fuir. Les Barbares, voyant les Grecs monter comme ils peuvent, ne lancent ni flèches ni pierres sur ceux qui approchent, mais ils fuient et abandonnent leur poste. Les Grecs avaient dépassé la colline ; ils en aperçoivent une autre occupée par l’ennemi ; ils jugent à propos d’y marcher. Mais Xénophon, craignant que, s’il laisse sans défense la colline qui vient d’être enlevée, les Barbares ne la éprennent et ne tombent sur les attelages qui sont en train de défiler lentement par la route étroite, laisse sur la colline les lochages Céphisodore d’Athènes, fils de Céphisophon, Amphicrate d’Athènes, fils de d’Amphidème, et Archagoras, banni d’Argos[63]. Lui-même, avec le reste des troupes, marche à la seconde colline, qu’il prend de la même manière. Restait un troisième mamelon, beaucoup plus escarpé : il dominait le poste où les volontaires avaient surpris, la nuit, l’ennemi laissé auprès du feu. À l’approche des Grecs, les Barbares abandonnent ce mamelon sans combat ; ce qui étonne tout le monde. On se figure que c’est la crainte d’y être enveloppés et assiégés qui les a fait fuir ; mais le fait est que les Carduques, voyant d’en haut ce qui se passait à la queue, s’étaient retirés tous pour charger l’arrière-garde.

Xénophon, avec les plus jeunes soldats, monte au haut du mamelon, et ordonne au reste de marcher lentement, pour que les autres lochages puissent le rejoindre : il leur dit également de se tenir en ordre de bataille, dès qu’ils seront le long de la route sur un terrain uni. Au même instant, arrive précipitamment Archagoras d’Argos. Il raconte qu’on a été débusqué de la colline, que Céphisodore et Amphicrate ont été tués, ainsi que tous ceux qui n’ont pas sauté du haut du rocher et rejoint l’arrière-garde. Cet avantage remporté, les Barbares viennent occuper une autre colline vis-à-vis du dernier mamelon. Xénophon leur propose un armistice par la voie d’un interprète, et redemande les morts. Ils promettent de les rendre, si l’on s’engage à ne point brûler les villages. Xénophon y consent. En ce moment, tandis que l’armée défile et que les pourparlers ont lieu, tous les ennemis accourent ensemble de dessus la colline ; ils se concentrent sur un même point. Les Grecs, de leur côté, commençaient à descendre de la colline, pour rejoindre les autres à l’endroit où étaient posées les armes, lorsque les Barbares s’avancent en grand nombre et en tumulte. Arrivés au sommet du mamelon d’où Xénophon descendait encore, ils roulent des pierres qui cassent la cuisse d’un Grec. L’homme de service de Xénophon, son porte-bouclier, l’avait abandonné. Euryloque de Lousie, Arcadien, l’un des hoplites, court à lui, le couvre de son bouclier, et tous deux se retirent ainsi, pendant que les autres rejoignent les troupes formées en bataille.

Toute l’armée grecque, se trouvant alors réunie, cantonne dans de nombreuses et belles maisons, où abondent les vivres. Il y avait tant de vin qu’on le gardait dans des citernes cimentées, Xénophon et Chirisophe, par voie de négociation, obtiennent des morts en échange de leur guide, et ils font tout pour rendre de leur mieux à ces dépouilles mortelles les honneurs dus à des hommes courageux.

Le lendemain, on marche sans guide : les ennemis, combattant et gagnant les devants partout où la route devenait étroite, ne cessent de barrer le passage. Quand ils arrêtaient la tête, Xénophon, avec l’arrière-garde, gravissait les montagnes et dissipait l’obstacle posté en travers de la route, en essayant de se placer au-dessus des ennemis. Quand l’arrière-garde était attaquée, Chirisophe, se mettant en marche et s’efforçant de gravir au-dessus des ennemis, dissipait l’obstacle qui traversait la route, et la frayait à l’arrière-garde. Par là, ils se prêtaient continuellement un mutuel secours, et veillaient attentivement les uns sur les autres. Il y avait des moments où les Barbares inquiétaient beaucoup la descente des troupes qui avaient monté : ils étaient si agiles qu’on ne pouvait les joindre, quoiqu’ils partissent de près : et, de fait, ils ne portaient qu’un arc et une fronde.

C’étaient d’excellents archers : ils avaient un arc de près de trois coudées, avec des flèches de plus de deux : pour les décocher, ils tiraient les cordes vers le bas de l’arc, en y appuyant le pied gauche. Leurs flèches perçaient les boucliers et les cuirasses. Les Grecs, qui en ramassaient, s’en servaient en guise de dards, après y avoir mis des courroies. Surtout ce terrain les Crétois rendirent de très-grands services : ils étaient commandés par Stratoclès de Crète.


CHAPITRE III.


Armée près du Centrite. — Nouvelles difficultés. — Songe de Xénophon. — Passage du fleuve.


Ce même jour, on cantonne dans les villages situés au-dessus de la plaine arrosée par le Centrite[64]. C’est un fleuve large de deux plèthres, qui sépare l’Arménie du pays des Carduques. Les Grecs y font une pause. Le fleuve est à six ou sept stades des montagnes des Carduques. Ce cantonnement fut des plus agréables, grâce aux vivres et au souvenir des maux passés. En effet, durant les sept jours qu’on avait traversé par les Carduques, il avait fallu constamment combattre, et souffrir plus de maux que n’en avait fait et le roi et Tissapherne : aussi la censée d’en être délivré procura-t-elle un doux sommeil.

Au point du jour, on aperçoit de l’autre côté du fleuve des cavaliers en armes, faisant mine de barrer le passage ; puis, au-dessus de ces cavaliers, des fantassins rangés en bataille sur les berges, pour empêcher d’entrer en Arménie. C’étaient des hommes à la solde d’Orontas et d’Artuque, Arméniens, Mygdoniens et Chaldéens mercenaires. Les Chaldéens étaient, disait-on, libres et belliqueux : ils avaient pour armes de grands boucliers d’osier et des lances. Les hauteurs sur lesquelles ils étaient formés étaient éloignées du fleuve de trois ou quatre plèthres. On ne voyait qu’un chemin qui y montât, et on l’eût dit fait de main d’homme. Ce fut par là que les Grecs tentèrent le passage. Mais ils reconnaissent qu’ils auront de l’eau jusqu’au-dessus de l’aisselle ; que le courant est rapide, coupé de gros cailloux glissants ; qu’on ne peut porter les armes dans l’eau ; que, s’ils l’essayent, le fleuve les entraîne eux-mêmes, que mettre leurs armes sur leurs têtes, c’était s’exposer nus aux flèches et aux autres traits ; ils se retirent et campent sur les bords du fleuve.

Alors, sur la montagne où ils avaient campé la nuit précédente, ils aperçoivent un grand nombre de Carduques rassemblés en armes. Le découragement des Grecs est à son comble, en considérant la difficulté de traverser le fleuve, en voyant sur l’autre rive des troupes qui s’opposent à leur passage, et derrière eux les Carduques qui les prendront à dos au moment où ils vont passer. Ce jour-la donc et la nuit suivante se passèrent dans le plus grand embarras. Mais Xénophon eut un songe. Il rêva qu’il avait aux pieds des entraves qui, s’étant rompues d’elles-mêmes, le laissèrent libre de marcher tant qu’il voulait. Au point du jour, il va trouver Chirisophe, lui dit qu’il a bon espoir et lui raconte son rêve.

Chirisophe s’en réjouit, et tous les généraux présents se hâtent de faire des sacrifices avant que le jour paraisse. Dès la première victime les signes sont favorables. À l’issue des sacrifices, les stratèges et les lochages ordonnent aux soldats de prendre leur repas. Pendant celui de Xénophon, deux jeunes gens accourent à lui ; car tout le monde savait qu’il était permis de l’aborder, déjeunant ou dînant, et, s’il donnait, de réveiller pour lui dire tout ce qui pouvait avoir trait à la guerre. Ces jeunes gens lui racontent qu’ils se trouvaient à ramasser des feuilles sèches pour le feu, lorsqu’ils aperçoivent sur l’autre bord, entre des rochers descendant jusqu’au lit du Centrite, un vieillard, une femme et des jeunes filles qui déposent des sacs d’habits noirs dans une anfractuosité de rochers ; en les voyant, ils croient pouvoir y passer en sûreté, parce que le terrain ne permettait pas à la cavalerie ennemie d’en approcher. Ils se déshabillent, disent-ils, et, un poignard à la main, ils essayent de traverser nus à la nage ; mais ils avancent, passent, sans se mouiller les parties, enlèvent les habits et reviennent par le même chemin.

Aussitôt Xénophon fait lui-même des libations et ordonne de verser du vin aux jeunes gens pour prier les dieux, qui ont fait voir le danger et le passage, de mener à bien tout le reste. Les libations faites, il mène aussitôt les jeunes gens à Chirisophe et lui raconte le fait. Après les avoir entendus, Chirisophe fait à son tour des libations ; puis, donnant le signal de plier bagage, ils convoquent les stratèges et délibèrent sur les moyens de passer le plus sûrement possible, de vaincre les ennemis qu’on a en face et de n’être pas entamé par ceux qui sont à dos. On décide que Chirisophe marchera eu tête et passera avec la moitié de l’armée, tandis que Xénophon attendra avec l’autre moitié, et que les équipages et la masse traverseront entre les deux détachements.

Le tout bien concerté, on se met en marche : les jeunes gens servent de guides, longeant le fleuve sur la gauche ; la route jusqu’au gué était d’environ quatre stades.

Pendant la marche, les escadrons de cavalerie ennemie se tiennent à la hauteur de l’autre rive.

Arrivé au gué, sur les berges du fleuve, on pose les armes, et Chirisophe le premier, la tête couronnée, quitte ses habits, prend ses armes et donne ordre à tous les autres d’en faire autant. Il commande aux lochages de diviser les loches par colonnes et de les taire passer les uns à sa droite, les autres à sa gauche. En même temps, les devins immolent des victimes près du fleuve, tandis que les ennemis lancent des flèches et des pierres qui ne portent point. Les signes sacrés étant favorables, les soldats entonnent tous le péan, et poussent le cri de guerre, auquel répondent les clameurs des femmes ; car beaucoup de soldats avaient leurs maîtresses.

Chirisophe entre dans le fleuve, suivi de sa division. Xénophon, prenant avec lui les soldats les plus lestes de l’arrière-gai de, court de toute sa force au passage qui était vis-à-vis de l’entrée des montagnes d’Arménie, faisant mine de vouloir traverser le fleuve et d’envelopper la cavalerie qui en longeait les bords. Les ennemis, voyant le corps de Chirisophe passer le gué avec facilité, et le détachement de Xénophon courir sur leurs derrières, craignent d’être coupés et s’enfuient à toutes jambes vers le point qui, de la berge, conduisait dans le haut pays. Arrivés à cet endroit, ils remontent vers la montagne. Lycius, qui commandait l’escadron de cavalerie, et Eschine, qui avait sous ses ordres les peltastes de la division de Chirisophe, voyant la déroute de l’ennemi, se mettent à sa poursuite : les soldats leur crient qu’ils ne les laisseront point dans l’embarras, et qu’ils vont courir avec eux vers la montagne. Cependant Chirisophe, après avoir passé le fleuve, ne s’amuse pas à courir après la cavalerie, mais il commence par marcher droit aux ennemis postés sur la hauteur qui aboutissait au fleuve. Ce corps, voyant la cavalerie en fuite et les hoplites grecs s’avancer pour les charger, abandonne les hauteurs qui dominent le fleuve.

De son côté Xénophon, voyant que tout va bien sur l’autre rive, revient au plus vite au gué que passait l’armée : car on apercevait déjà les Carduques descendant vers la plaine pour tomber sur les derniers qui passaient. Chirisophe était maître des hauteurs. Lycius et quelques soldats, s’étant mis à la poursuite de l’ennemi, prennent ce qui était resté en arrière de ses bagages, et de plus, quelques belles étoffes et des vases à boire. Le bagage des Grecs et leur suite étaient sur le point de passer, lorsque Xénophon, faisant volte-face aux Carduques, tourne contre eux les armes. Il ordonne aux lochages de former leurs loches par énomoties, en développant chaque énomotie sur un front de phalange du côté du bouclier[65], de telle sorte que les lochages et les énomotarques fussent du côté des Carduques, et les serre-files du côté du fleuve.

Les Carduques, voyant l’arrière-garde séparée de la foule et réduite à un petit nombre, s’avancent contre elle en toute hâte, en chantant je ne sais quels chants. Chirisophe, de son côté, se trouvant en lieu sûr, renvoie à Xénophon les peltastes, les frondeurs, les archers, et leur prescrit de faire ce qui leur sera ordonné. Or Xénophon, qui les voit descendre, leur envoie dire par un officier de se tenir sur le bord de la rivière sans la passer, puis, lorsqu’il commencerait à entrer dans l’eau, de s’y jeter eux-mêmes en dehors de la ligne et sur les deux flancs, comme s’ils voulaient repasser le fleuve et charger les Carduques, la main sur la courroie de leurs javelots et la flèche sur l’arc, mais en ne s’engageant pas loin dans le fleuve. En même temps, il ordonne à sa division, au moment où les pierres les atteindront et feront du bruit sur les boucliers, de chanter le péan et de courir d’un trait à l’ennemi ; puis, dès que l’ennemi sera en fuite, et que de dessus la berge la trompette sonnera la charge, de faire demi-tour du côté de la lance en suivant les serre-files, de courir à toutes jambes et de traverser en ligne droite, sans rompre les rangs, de manière à ne point se gêner mutuellement. Le meilleur soldat sera celui qui arrivera le premier sur l’autre rive.

Les Carduques, voyant qu’il reste peu de troupes, beaucoup des soldats qui devaient faire partie de l’arrière-garde l’ayant quittée, les uns pour les attelages, les autres pour les bagages, d’autres pour leurs maîtresses, font une attaque de pierres et de flèches. Les Grecs, entonnant le péan, s’élancent sur eux au pas de course. Les ennemis ne tirent même pas, vu qu’ils étaient armés, comme dans leurs montagnes, de manière à charger et à fuir promptement, mais pas d’une manière suffisante pour résister. Au même instant, la trompette sonne, ce qui fait fuir les ennemis encore plus vite. Les Grecs font demi-tour à droite, et fuient à toutes jambes à travers le fleuve. Quelques-uns des ennemis s’en aperçoivent, reviennent en courant au fleuve et tirent des flèches sur les Grecs, dont ils blessent un petit nombre. Au contraire, on voyait encore fuir la plupart d’entre eux, quand les Grecs étaient déjà sur l’autre bord. Ceux qui étaient venus à leur rencontre, s’étant comportés en hommes de cœur et avancés plus qu’il ne fallait, repassent le fleuve après les troupes de Xénophon, et quelques-uns d’entre eux sont blessés.


CHAPITRE IV.


Entrée en Arménie. — Trêve des Grecs avec Tiribaze, qui les trahit. — La neige commence à tomber.


Le passage effectué, vers midi, l’on se range et l’on s’avance à travers l’Arménie, pays tout de plaine avec quelques légères ondulations : on fait environ cinq parasanges ; car il n’y avait point de villages auprès du fleuve, à cause des guerres avec les Carduques. Le village où l’on arrive était grand : il y avait un palais pour le satrape, et la plupart des maisons avaient des tours : les vivres abondaient.

On fait ensuite dix parasanges en deux étapes et l’on dépasse les sources du Tigre. En trois étapes on fait quinze parasanges et l’on arrive au Téléboas. C’est un fleuve qui n’est pas grand, mais les eaux en sont belles. Cette contrée s’appelle l’Arménie du couchant : le gouverneur était Tiribaze, ami du roi. Quand il était auprès du prince, nul autre que lui ne l’aidait à monter à cheval. Suivi de quelques cavaliers, il vient au galop et envoie un interprète pour annoncer aux chefs qu’il veut conférer. Les stratèges consentent à l’entendre ; ils s’avancent à la portée de la voix et lui demandent ce qu’il désire. Il répond qu’il s’engage par un traité à ne pas faire de mal aux Grecs, à condition qu’ils ne brûlent point les maisons et se contentent de prendre les vivres dont ils ont besoin. Les stratèges acceptent, et le traité est conclu.

De là on fait quinze parasanges en trois étapes à travers la plaine, Tiribaze côtoyant les Grecs avec ses troupes à une distance d’environ dix stades. On arrive à des palais entourés de nombreux villages pleins de vivres. Tandis qu’on est campé, il tombe, durant la nuit, beaucoup de neige. Le matin, on décide de cantonner les divisions et les stratèges dans les différents villages. On ne voyait pas un ennemi, et la quantité de neige inspirait de la sécurité. On trouve là toutes sortes de vivres excellents, bestiaux, blé, vins vieux d’un excellent bouquet, raisins secs, légumes de toute espèce. Cependant quelques hommes, s’étant écartés du camp, disent qu’ils ont aperçu une armée et, pendant la nuit, la lueur de plusieurs feux. Les stratèges jugent donc imprudent de cantonner dans des villages séparés, et nécessaire de rassembler l’armée. On la rassemble encore une fois, d’autant que le temps paraissait beau. Mais, cette nuit même, il tombe une neige si serrée qu’elle couvre les armes et les hommes qui étaient couchés, et engourdit les bêtes de somme. On eut grand’peine à se lever, et c’était un triste spectacle de voir la neige étendue sur tous les objets-où elle n’avait pas fondu[66]. Cependant Xénophon ayant eu le courage de se lever presque nu et de fendre du bois, un autre se lève, lui en prend et se met aussi à en fendre. Dès ce moment tout le monde se lève, allume du feu et se frotte de matières grasses qu’on trouve là en quantité, et dont on se sert en guise d’huile d’olive, telles que saindoux, huile de sésame, d’amande amère et de térébinthe : on y trouve aussi des essences tirées des mêmes végétaux.

On convient ensuite de renvoyer l’armée dans les villages pour qu’elle soit à couvert. Les soldats, avec force cris de joie, retournent aux abris et aux vivres. Seulement, tous ceux qui, en quittant les maisons, les avaient brûlées, en portaient la peine, forcés de bivouaquer méchamment sous le ciel. Durant la nuit on envoie, sous les ordres de Démocrate de Téménium, un détachement vers les montagnes où les soldats qui s’étaient écartés disaient avoir vu des feux. Cet homme passait pour avoir toujours dit la vérité, donnant pour ce qui était ce qui était, et ce qui n’était pas pour ce qui n’était pas. De retour, il dit qu’il n’a point vu de feux, mais il revient ramenant prisonnier un homme qui avait un arc perse, un carquois et une sagaris telle qu’en portaient les Amazones. On demande au prisonnier de quel pays il est ; il dit qu’il est Perse et qu’il s’est éloigné de l’armée de Tiribaze pour chercher des vivres. On s’informe auprès de lui de la force de cette armée et du motif qui l’a fait rassembler. Il dit que Tiribaze est suivi de ses propres troupes et de mercenaires chalybes et taoques. Il ajoute que Tiribaze se prépare a attaquer les Grecs au défilé de la montagne, où il n’y a qu’un seul passage.

D’après ce rapport, les généraux sont d’avis de rassembler l’armée : aussitôt ils laissent une garde commandée par Sophénète de Stymphale, et marchant, prenant le prisonnier pour guido. Quand on a franchi le haut des montagnes, les peltastes, qui avaient pris le devant, n’ont pas plus tôt aperçu le camp de Tiribaze que, sans attendre les hoplites, ils y courent à grands cris. Les Barbares, en entendant ce bruit, ne tiennent pas bon, mais s’enfuient. On tue cependant quelques Barbares : on prend environ vingt chevaux, ainsi que la tente de Tiribaze et, dans cette tente, des lits à pieds d’argent, des vases à boire, avec des gens qui se disent ses boulangers et ses échansons. Les stratèges des hoplites, en apprenant le fait, croient bon de revenir au camp au plus vite, de peur que la garde qu’ils y ont laissée ne soit attaquée. Ils font aussitôt sonner de la trompette, et ce même jour ils reviennent au camp.


CHAPITRE V.


Tristes effets de la neige. — Intensité du froid. — Disette. — Attaque de l’ennemi. — Arrivée à des villages, où l’on se remet des épreuves qu’on vient de subir.


Le lendemain, on croit devoir marcher le plus vite possible, avant que l’ennemi se rallie et occupe les défilés. On plie bagage, et l’armée s’avance à travers une neige épaisse, sous la conduite de plusieurs guides. Le même jour, on arrive au delà des montagnes où Tiribaze devait attaquer les Grecs, et l’on y campe. De là on fait trois étapes dans le désert, le long de l’Euphrate, qu’on passe ayant de l’eau jusqu’au nombril. On disait que la source de ce fleuve n’était pas éloignée. On fait ensuite quinze parasanges en trois jours, dans une plaine couverte de neige. Le troisième jour fut rude : le vent borée, soufflant debout, brûlait et glaçait les hommes. Un des devins fut d’avis de sacrifier au vent : on égorge une victime, et tout le monde constate que la violence du vent paraît cesser. La neige avait une brasse d’épaisseur, de sorte qu’il périt beaucoup de bêtes de somme, d’esclaves, et une trentaine de soldats.

On campe la nuit autour de grands feux ; car il y avait beaucoup de bois au campement ; mais les derniers arrivés ne trouvent plus de bois. Les premiers venus, qui avaient allumé du feu, ne permettent aux autres de s’en approcher qu’après s’être fait donner du blé ou quelque autre comestible. On se communique de part et d’autre ce que l’on avait. Où l’on allumait du feu, la neige fondait, et il se faisait jusqu’au sol ie grands trous qui permirent de mesurer la hauteur de la neige.

On marche tout le jour suivant dans la neige, et beaucoup d’hommes sont atteints de boulimie[67]. Xénophon, à l’arrière-garde, en ayant rencontré qui gisaient à terre, ne savait pas quelle maladie ils avaient ; mais, ayant appris d’un soldat, qui connaissait ce mal, que c’étaient les symptômes évidents de la boulimie, et que, s’ils avaient à manger, ils seraient bientôt debout, il court aux équipages, et tout ce qu’il peut trouver de comestibles, il les donne ou les envoie donner aux malades par ceux qui sont en état de courir. Dès qu’ils ont pris un peu de nourriture, ils se lèvent et continuent leur marche.

Chirisophe, à la nuit tombante, arrive à un village et rencontre des femmes et des filles du pays qui portaient de l’eau près de la fontaine située devant le fort. Elles demandent aux Grecs qui ils sont. L’interprète leur répond en perse que ce sont des troupes envoyées au satrape par le roi. Elles répondent que le satrape n’est pas là, mais à la distance d’une parasange environ. Comme il était tard, on entre dans le fort avec les porteuses d’eau et l’on se rend auprès du comarque[68]. De cette manière Chirisophe, et tout ce qui a pu suivre l’avant-garde, se loge en cet endroit. Quant aux autres soldats, ceux qui ne peuvent arriver passent la nuit en route, sans nourriture et sans feu : il y en eut qui périrent.

Quelques ennemis, qui s’étaient réunis à la poursuite des Grecs, prennent ceux des équipages qui n’ont pu suivre, et se battent entre eux pour le partage. On laisse aussi en arrière des soldats que la neige avait aveuglés, ou à qui le froid avait gelé les doigts des pieds. On se garantissait les yeux contre la neige en mettant devant quelque chose de noir, quand on marchait, et les pieds en les remuant, en ne prenant pas de repos, en se déchaussant pour la nuit. À tous ceux qui s’endormaient chaussés, les courroies pénétraient dans les pieds et les sandales se durcissaient par la gelée : car, les premières chaussures se trouvant usées, on en avait fabriqué de cuir de bœuf nouvellement écorché. Ces nécessités avaient fait laisser quelques, traînards. Ceux-ci voyant un endroit noir, parce que la neige l’avait quitté, avaient jugé qu’elle s’y était fondue ; et, de fait, elle s’était fondue par la vapeur d’une source qui coulait tout auprès dans un vallon. Es s’étaient donc dirigés de ce côté et refusaient d’avancer.

Xénophon, à l’arrière-garde, n’en est pas plutôt instruit, qu’il emploie tous les moyens imaginables pour les supplier de ne pas demeurer en arrière, disant qu’on est suivi d’un gros détachement d’ennemis. Il finit par se fâcher. Ceux-ci demandent qu’on les égorge ; il leur est impossible de faire un pas. On juge que le meilleur parti à prendre est de faire, si l’on peut, une telle frayeur aux ennemis, qu’ils ne tombent pas sur ces malheureux. Il était nuit noire. Les ennemis s’avancent, menant grand bruit et se disputant ce qu’ils avaient pris. L’arrière-garde se lève, toute composée de soldats bien disposés, et court sur eux, tandis que les traînards, jetant les plus hauts cris possible, frappent leurs boucliers de leurs piques. Les ennemis effrayés se jettent dans le vallon à travers la neige, et l’on n’entend plus personne souffler.

Xénophon et les siens promettent aux malades de revenir à eux le lendemain, et continuent leur marche. Ils n’avaient pas fait quatre stades qu’ils trouvent d’autres soldats étendus dans la neige et couverts de leurs manteaux. Aucune garde ne les veillait. On les fait lever : ils disent que ceux qui les précèdent font halte. Xénophon, s’avançant lui-même, envoie devant lui les plus vigoureux peltastes, pour savoir ce qui fait obstacle. Ils lui rapportent que l’armée tout entière fait halte également. Le corps de Xénophon reste donc au bivouac en cet endroit, sans feu et sans souper, et pose de son mieux des sentinelles. Au point du jour, Xénophon envoie les plus jeunes soldats aux malades pour les forcer à se lever et à partir. Au même moment, Chirisophe dépêche du village quelques-uns des siens pour savoir où en sont les derniers. On voit arriver avec joie ces messagers, auxquels on remet les malades pour les porter au camp, et l’on part. On n’avait pas fait vingt stades, qu’on était au village où cantonnait Chirisophe.

Là, Polycrate d’Athènes, lochage, demande qu’il lui soit permis de se porter en avant. Prenant avec lui des soldats agiles, il court au village échu à Xénophon, y surprend chez eux tous les habitants avec leur comarque, prend dix-sept poulains élevés pour la redevance royale, et la fille du comarque, mariée depuis neuf jours : son mari était sorti pour courre le lièvre, et ne fut pas pris dans les villages. Les habitations étaient sous terre : l’ouverture est comme celle d’un puits, mais l’intérieur est vaste ; il y a des issues creusées pour les bestiaux, mais les hommes descendent par des échelles. Dans ces habitations étaient des chèvres, des brebis, des bœufs, de la volaille et des petits de toutes ces espèces : tout le bétail est nourri de foin. On y trouva aussi du blé, de l’orge, des légumes, et du vin d’orge dans des vases à boire. On y voyait flotter l’orge même jusqu’aux bords, ainsi que des chalumeaux, les uns plus grands, les autres plus petits, et sans nœuds. Il fallait, quand on avait soif, en prendre un dans la bouche et sucer. Cette boisson est très-forte, si l’on n’y mêle de l’eau ; mais on la trouve très-agréable quand on y est accoutumé.

Xénophon fait souper avec lui le comarque, et le prie de se rassurer, en lui disant qu’on ne le privera pas de ses enfants et qu’on aura soin, au départ, à titre d’indemnité, de remplir sa maison de vivres, s’il veut, comme guide, mettre l’armée en bonne voie, jusqu’à ce qu’on soit arrivé chez une autre peuplade. Celui-ci promet, et, pour preuve de son bon vouloir, il découvre où l’on a enfoui les tonneaux de vin. Cantonnés ainsi pour cette nuit, les soldats se reposent dans l’abondance de tous les biens, sans toutefois cesser de garder à vue le comarque et ses enfants.

Le lendemain, Xénophon prend avec lui le comarque et va trouver Chirisophe. Dans chaque village où il passe, il rend visite à ceux qui s’y sont cantonnés, et partout il les trouve en festins et en liesse : nulle part on ne le laisse aller qu’il ne se soit assis au repas. Or, il n’y avait pas d’endroit où il ne se trouvât sur la même table de l’agneau, du chevreau, du porc, du veau, de la volaille, avec une grande quantité de pains de froment et de pains d’orge. Quand, par affection, on voulait boire à la santé d’un ami, on le menait au vase, puis il fallait boire, la tête baissée, ta humant, comme fait un bœuf. On permit au comarque de prendre tout ce qu’il voudrait. Il ne voulut rien accepter ; mais, au fur et à mesure qu’il rencontrait un parent, il remmenait avec lui.

Arrivés auprès de Chirisophe, on trouve aussi ceux de ce cantonnement, couronnés de couronnes de foin sec, et se faisant servir par des enfants arméniens, revêtus de leurs robes barbares. On leur montrait par signes, comme à des sourds, ce qu’ils avaient à faire. Chirisophe et Xénophon, après les compliments d’amitié, demandent ensemble au comarque, par un interprète qui savait le perse, dans quel pays on est. Celui-ci répond en Arménie. Il lui demandent encore pour qui l’on élève des chevaux ; il dit que c’est une redevance royale. Il ajoute que la province voisine est habitée par les Chalybes, et il indique la route qui y conduit. Xénophon repart alors, ramène le comarque et sa famille, et lui donne un cheval qu’il avait pris, en lui recommandant de le nourrir pour l’immoler : il avait entendu dire que l’animal était consacré au soleil, et il craignait qu’il ne mourût, épuisé par la route. Il prend ensuite un poulain pour lui-même et en donne un à chacun des stratèges et des lochages. Les chevaux de ce pays sont moins grands que ceux de Perse, mais ils ont plus de cœur. Le comarque apprend aux Grecs à attacher des sacs aux pieds de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme, quand ils les conduiront à travers la neige : sans cette précaution, les bêtes y enfoncent jusqu’au ventre.


CHAPITRE VI.


Le guide s’enfuit par la faute de Chirisophe. — Arrivée au Phase. — On traverse le pays des Taoques et des Chalybes.


On était au huitième jour : Xénophon remet le guide à Chirisophe, et laisse au comarque tous les gens de sa famille, sauf son fils, à peine adolescent. Cet enfant est confié à la garde d’Épisthène d’Amphipolis, et, si le père se conduit bien, on le lui rendra avec la liberté. On porte ensuite à sa maison de tout ce que l’on peut, on plie bagage et l’on se met en marche. Le comarque sert de guide à travers la neige, sans être lié. Déjà l’on était à la troisième étape, lorsque Chirisophe s’emporte contre lui de ce qu’il ne les mène point à des villages. Celui-ci répond qu’il n’y en a pas dans la contrée. Chirisophe le frappe, sans le faire lier. Aussi, la nuit suivante, il s’échappe, en abandonnant son fils. Le seul différend qui eut lieu entre Chirisophe et Xénophon, durant toute la marche, provient des mauvais traitements infligés au guide et du peu de soin qui suivit. Épisthéne s’éprit de l’enfant, l’emmena dans sa patrie et l’éprouva toujours fidèle.

On fait ensuite sept marches de cinq parasanges par jour, et l’on arrive aux bords du Phase, fleuve large d’un plèthre ; puis on fait dix parasanges en deux étapes ; après quoi l’on aperçoit, sur le sommet d’une montagne donnant dans la plaine, des Chalybes, des Taoques et des Phasiens. Chirisophe, voyant les ennemis sur la hauteur, arrête sa colonne à la distance d’environ trente stades, pour ne pas s’approcher de l’ennemi en ordre de marche. Il ordonne aux autres chefs de faire avancer les loches de manière à ce que l’armée soit en phalange. Quand l’arrière-garde est également formée, il assemble les stratèges et les lochages, et dit : « Les ennemis, comme vous voyez, occupent le sommet de la montagne : il s’agit de délibérer sur ce qu’il faut faire pour combattre avec succès. Pour ma part, je suis d’avis d’envoyer les soldats dîner, et d’examiner entre nous si c’est aujourd’hui ou demain qu’il convient de passer la montagne. — Moi, dit Cléanor, je crois qu’il faut dîner au plus vite, courir au plus vite aux armes et marcher contre ces gens-là. Si nous attendons à demain, les ennemis qui nous voient seront plus audacieux, et cette audace, croyez-le bien, en attirera un plus grand nombre. »

Après Cléanor, Xénophon parla ainsi : « Pour moi, tel est mon sentiment. S’il est nécessaire de combattre, il faut nous préparer à combattre avec vigueur ; mais si nous ne voulons que passer le plus aisément possible, il faut, avant tout, aviser à n’avoir que très-peu de blessés, et très-peu de morts. La partie des monts qui est en vue s’étend à près de soixante stades, et il ne paraît d’ennemis en observation que sur ce chemin. Il vaudrait donc beaucoup mieux essayer de surprendre un passage non gardé et prévenir l’ennemi, si nous pouvons, que d’attaquer un lieu fort et des hommes bien préparés. Il est bien plus facile de franchir un mont escarpé, quand on n’a personne à combattre, qu’un terrain plat, quand les ennemis sont partout. La nuit, quand on ne se bat pas, on voit mieux où l’on pose le pied, que le jour, quand il faut se battre. Enfin une route pierreuse, quand on ne se bat pas, est moins fatigante pour les pieds qu’une route unie où l’on expose sa tête. Je ne crois donc pas impossible de nous dérober, puisqu’il nous est permis de marcher la nuit, de manière à n’être point vus, et que nous pourrons prendre un tour qui dissimule notre marche. Il me semble encore qu’en faisant une fausse attaque de ce côté-ci, nous trouverons le reste de la montagne d’autant moins gardé, vu que les ennemis resteront en bien plus grand nombre sur le point à défendre.

« Mais où vais-je parler de ruse ? J’entends dire, Chirisophe, que vous autres Lacédémoniens, qui appartenez à la classe des égaux, vous êtes exercés dès l’enfance au larcin ; qu’il n’y a pas honte, mais nécessité chez vous à voler, dans les limites de la loi. Pour dérober avec le plus d’adresse possible et pour essayer de le faire en secret, il est de principe chez vous que ceux qui se laissent prendre soient punis du fouet. Voici donc le moment de nous montrer les fruits de ton éducation, et de faire en sorte que l’on ne nous prenne pas à voler la montagne, afin de ne pas recevoir une volée de coups. — Eh bien, reprend Chirisophe, j’entends dire aussi que vous autres Athéniens, vous êtes très-adroits à voler le trésor public, et que, malgré le danger imminent que court le voleur, ce sont les plus distingués qui s’y entendent le mieux, si toutefois vous mettez à votre tête les plus distingués. C’est donc aussi pour toi le moment de montrer les fruits de ton éducation. — Je suis prêt, dit Xénophon, et, dès que nous aurons soupe, j’irai avec mon arrière-garde m’emparer de la montagne. J’ai des guides : les gymnètes ont pris dans une embuscade quelques-uns des voleurs qui nous suivaient. Je tiens d’eux que la montagne n’est pas impraticable, mais qu’on y fait paître des chèvres et des bœufs, et qu’une fois maître d’eux, nos attelages y pourront passer. J’espère d’ailleurs que les ennemis ne tiendront pas, quand ils nous verront de niveau avec eux sur les hauteurs, attendu qu’ils ne veulent pas descendre en plaine contre nous. » Chirisophe dit alors : « Mais pourquoi y aller toi-même et quitter l’arrière-garde ? envoies-en d’autres, s’il ne se présente pas de volontaires, » Aussitôt Aristonyme de Méthydrie vient s’offrir avec ses hoplites ; Aristée de Chio et Nicomarque d’Œta, avec des gymnètes. Il est convenu que, quand ils seront maîtres des hauteurs, ils allumeront de grands feux. Ces conventions faites, on dîne. Après le dîner, Chirisophe mène toute l’armée à dix stades environ de l’ennemi, pour mieux simuler une attaque de ce côté.

Après souper, la nuit venue, le détachement part, s’empare des hauteurs, et le reste de l’armée demeure en repos. Les ennemis, voyant la montagne occupée, s’éveillent et allument des feux nombreux durant la nuit. Lorsqu’il fait jour, Chirisophe, après avoir sacrifié, fait avancer ses troupes, tandis que celles qui se sont emparées des hauteurs chargent les ennemis. La plupart étant restés à leur poste sur la cime de la montagne, une partie seulement s’avance contre ceux qui étaient maîtres des hauteurs ; mais, avant que les ennemis se soient réunis, les troupes des hauteurs en viennent aux mains. Les Grecs ont l’avantage et poursuivent. Alors les peltastes grecs de la plaine courent sur ceux qui sont rangés en bataille, pendant que Chirisophe suit au pas accéléré avec les hoplites. Les ennemis restes sur la route, voyant vaincu le détachement d’en haut, prennent la fuite : il en périt un grand nombre ; on prend quantité de boucliers que les Grecs brisent avec leurs épées, pour les rendre inutiles. Arrivés sur les hauteurs, on sacrifie, on dresse un trophée, et l’on redescend dans la plaine et dans des villages pleins de toutes sortes de biens.


CHAPITRE VII.


Arrivée chez les Taoques. — Pas difficile à franchir. — On traverse le pays des Chalybes. — Passage de l’Harpase. — Arrivée au mont Théchès. — Joie enthousiaste des Grecs.


De là on arrive chez les Taoques, après avoir fait trente parasanges en cinq étapes. Les vivres manquent, parce que les Taoques habitaient des places fortifiées, où ils avaient transporté toutes leurs provisions. Arrivés à un endroit où il n’y avait ni villes, ni maisons, mais où se trouvaient réunis nombre d’hommes, de femmes et de bestiaux, Chirisophe le fait attaquer de prime abord. La première division est repoussée, une autre suit et une autre encore. En effet, il n’était pas facile d’attaquer ce fort avec des troupes nombreuses, vu qu’il régnait autour un escarpement à pic[69]. Xénophon étant arrivé avec les hoplites et les peltastes de l’arrière-garde : « Tu viens à propos, lui dit Chirisophe ; il faut forcer le poste ; l’armée n’a pas de vivres, si nous ne pouvons l’enlever. » Ils se concertent, et Xénophon demandant où est l’obstacle : « Il n’y a d’autre passage, reprend Chirisophe, que celui que tu aperçois ; et, dès qu’on veut passer par là, ils roulent des pierres du haut de ce rocher qui surplombe : quiconque y est pris est arrangé comme tu vois. » En même temps il montre des hommes qui avaient les jambes et les côtes brisées. « S’ils épuisent leurs pierres, dit Xénophon, y aura-t-il ou non quelque autre obstacle à notre passage ? car on ne voit en face qu’un petit nombre d’hommes, et encore n’y en a-t-il que deux ou trois d’armés. C’est un espace, comme tu vois, d’environ trois demi-plèthres, que nous avons à passer sous leurs pierres. Un plèthre entier est couvert de gros pins épars, sous lesquels nos hommes n’auraient rien à craindre, ni des pierres qu’on lance, ni de celles qu’on roule, il ne reste donc plus qu’un demi-plêthre environ à traverser au pas de course, pendant que les pierres cesseront de tomber. — Mais aussitôt, reprend Chirisophe, que nous nous mettrons à marcher pour arriver au couvert, les pierres pleuvront sur nous. — C’est justement ce qu’il faut, répond Xénophon ; ils n’en auront que plus tôt épuisé leurs pierres. Allons, avançons vers le point d’où nous aurons le moins à courir pour passer, si nous pouvons, et d’où la retraite sera plus facile, si nous reculons. »

Cela dit, Chirisophe et Xénophon s’avancent avec Callimaque de Parrhasie, l’un des lochages qui, ce jour-là, était à la tête de l’arrière-garde : les autres lochages restent à l’abri. Alors soixante-dix hommes environ se portent derrière les arbres, non pas en troupe, mais un à un, chacun se tenant de son mieux sur ses gardes. Agasias de Stymphale, et Aristonyme de Méthydrie, aussi lochages de l’arrière-garde et d’autres Grecs se tiennent debout hors de l’espace planté, car il y avait du danger à faire entrer plus d’un loche sous les arbres. Callimaque s’ingénie alors d’un bon moyen. Il court à deux ou trois pas de l’arbre sous lequel il se tenait, puis, aussitôt que les pierres pleuvent, il se retire en toute hâte. À chacune de ses courses, on lui lance plus de dix charretées de pierres. Agasias voyant ce que faisait Callimarque, sur lequel l’armée entière avait les yeux tournés, et craignant qu’il n’arrivât le premier au poste, n’appelle ni Aristonyme son voisin, ni Euryloque de Lousie, tous deux ses amis, ni personne autre, mais il marche seul et les devance. Callimaque, qui le voit passer, le saisit par le bord de son bouclier ; mais en même temps Aristonyme de Méthydrie les dépasse, et, après lui, Euryloque de Lousie : tous font assaut de courage, rivalisent entre eux, et, en se disputant de la sorte, finissent par enlever la position. En effet, dès qu’il y en eut un de monté, il ne tomba plus d’en haut une seule pierre.

On vit alors un affreux spectacle. Les femmes, jetant leurs enfants, se jettent ensuite, et leurs maris les suivent. Énée de Stymphale, un des lochages, voyant tout près de se précipiter un barbare richement vêtu, le saisit pour le retenir. Celui-ci l’entraîne, et tous deux, roulant de rochers en rochers, tombent et meurent. On ne fit que peu de prisonniers, mais on trouva beaucoup de bœufs, d’ânes et de moutons.

De là on fait, en sept étapes, cinquante parasanges, à travers le pays des Chalybes. C’est le plus belliqueux des peuples chez lesquels on passa. Il fallut en venir aux mains. Ils portaient des corselets de lin descendant jusqu’à la hanche. Au lieu de basques, beaucoup de cordes entortillées tombaient du bas de ces corselets. Ils avaient aussi des jambières, des casques, et, à la ceinture, un petit sabre, dans le genre du poignard lacédemonien, dont ils égorgeaient les prisonniers qu’ils pouvaient faire ; après quoi, ils leur coupaient la tête et marchaient en la portant. Ils chantaient, ils dansaient, dès qu’ils étaient en vue de l’ennemi. Ils portaient aussi une pique longue d’environ quinze coudées et armée d’une seule pointe. Ils se tenaient dans leurs forts ; puis, quand ils voyaient les Grecs passés, ils les poursuivaient en combattant sans cesse : ils se retranchaient ensuite dans des lieux fortifiés, où ils avaient transporté toutes leurs provisions, en sorte que les Grecs, n’en trouvant pas, vécurent des bestiaux pris aux Taoques. Les Grecs arrivent ensuite au fleuve Harpase, large de cinq plèthres ; puis ils font vingt parasanges en quatre étapes à travers le pays des Scythins, dans une plaine semée de villages, où ils séjournent trois jours et se munissent de vivres.

Après avoir fait vingt parasanges en quatre étapes, on arrive à une ville grande, florissante et peuplée : elle se nomme Gymnias. Le chef du pays envoie un guide aux Grecs pour les conduire sur le territoire de ses ennemis. Celui-ci vient et leur dit qu’il les conduira en cinq jours à un lieu d’où ils découvriront la mer ; s’il ment, il consent à être mis à mort. Il conduit, en effet, l’armée, et, dès qu’il l’a fait entrer sur le territoire ennemi, il l’engage à tout brûler et ravager : ce qui prouva bien qu’il n’était venu que pour cela, et non par bienveillance pour les Grecs. On arrive le cinquième jour à la montagne sacrée. Cette montagne se nomme Théchès. Quand les premiers eurent gravi jusqu’au sommet et aperçu la mer, ce furent de grands cris. En les entendant, Xénophon et l’arrière-garde s’imaginent que l’avant-garde est attaquée par de nouveaux ennemis : car la queue était poursuivie par les gens dont on avait brûlé le pays. L’arrière-garde en tue quelques-uns et en fait d’autres prisonniers après avoir tendu une embuscade. On leur prend une vingtaine de boucliers d’osier, recouverts d’un cuir de bœuf cru avec ses poils.

Cependant les cris augmentent à mesure que l’on approche : de nouveaux soldats se joignent incessamment, au pas de course, à ceux qui crient : plus le nombre croît, plus les cris redoublent, et il semble à Xénophon qu’il se passe là quelque chose d’extraordinaire. Il monte à cheval, prend avec lui Lycius et les cavaliers, et accourt à l’aide. Mais aussitôt ils entendent les soldats crier : Mer ! Mer ! et se féliciter les uns les autres.

Alors tout le monde accourt, arrière-garde, équipages, chevaux. Arrivés tous au sommet de la montagne, on s’embrasse, soldats, stratèges et lochages, les yeux en larmes. Et tout à coup, sans qu’on sache de qui vient l’ordre[70], les soldats apportent des pierres et élèvent un grand tertre. Ils y placent une quantité de boucliers en cuir de bœuf, des bâtons et des boucliers d’osier ; le guide lui-même met les boucliers en pièces et engage les autres à faire comme lui. Les Grecs renvoient ensuite ce guide, après lui avoir donné, de la masse commune, un cheval, une coupe d’argent, un habillement perse, et dix dariques. Il demandait surtout des anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur indique alors un village où ils cantonneront, et le chemin pour aller chez les Macrons ; puis, le soir venu, il part durant la nuit et disparaît.


CHAPITRE VIII.


Marche à travers le pays des Macrons. — Arrivée aux montagnes des Colques. — Combat contre les barbares. — On descend à Trapézonte, où l’on célèbre des jeux. — Grande joie des Grecs.


Les Grecs font ensuite dix parasanges en trois étapes dans le pays des Macrons. Le premier jour, ils arrivent à un fleuve qui sépare ce pays de celui des Scythins. Ils avaient à droite une montagne très-escarpée et à gauche un autre fleuve, où se jetait celui qui faisait limite et qu’il fallait passer. La rive était bordée d’arbres minces, mais serrés. Les Grecs s’avancent, se mettent à couper le bois et se hâtent pour sortir le plus tôt possible de ce mauvais pas. Mais les Macrons, armés de boucliers d’osier, de lances, et revêtus de tuniques de crin, s’étaient rangés en bataille de l’autre côté du fleuve. Ils s’encourageaient mutuellement et jetaient des pierres dans le fleuve ; aucune d’elles ne portait, et ils ne blessaient personne.

Alors un des peltastes, qui disait avoir été esclave à Athènes, vient trouver Xénophon et lui dit qu’il sait la langue de ces gens-là. « Je crois, dit-il, que c’est ici ma patrie, et, si rien ne s’y oppose, je veux causer avec eux. — Rien ne t’en empêche, dit Xénophon, cause, et demande-leur d’abord qui ils sont. » Ils répondent à cette question qu’ils sont Macrons. « Demande-leur donc alors, dit Xénophon, pourquoi ils se sont rangés contre nous et veulent être nos ennemis. » Ils répondent : « Parce que vous êtes venus sur notre terre. » Les stratèges leur font dire qu’ils ne songent à leur causer aucun tort. « Nous avons fait la guerre au roi, nous retournons en Grèce, nous voulons arriver à la mer. » Ils demandent si on leur en donnerait des gages. On leur répond qu’on est tout prêt à en donner et à en recevoir. Les Macrons donnent aux Grecs une pique barbare, et les Grecs aux Macrons une pique grecque : c’étaient là, chez eux, les gages ; des deux parts on prend les dieux à témoin.

Les gages donnés, les Macrons aident à couper les arbres, ouvrent la route, comme pour passer à l’autre rive, se mêlent aux Grecs, leur fournissent toutes les denrées qu’ils peuvent, et les guident pendant trois jours, jusqu’à ce qu’ils les aient amenés aux montagnes des Colques. Là se trouve une montagne haute, inaccessible, sur laquelle apparaissent les Colques, rangés en bataille. D’abord les Grecs se forment en phalange pour marcher sur la montagne ; mais les stratèges jugent convenable de se réunir et de délibérer sur le meilleur moyen d’attaque.

Xénophon propose de laisser de côté la phalange et de marcher en colonnes droites : « La phalange se rompra bientôt ; ici nous trouverons la montagne praticable ; là, elle ne le sera pas. Il y aura des découragements lorsque, rangés en phalange, on verra cet ordre se rompre. Ensuite, si nous marchons sur un ordre profond, les ennemis nous déborderont et tourneront contre nous, à leur gré, tout ce qui nous débordera. Si, au contraire, nous marchons sur un ordre sans profondeur, il n’y aura rien d’étonnant que notre phalange soit taillée en pièces par la quantité de traits et d’hommes qui fondront sur nous. Que cela ait lieu sur un point, et tout va mal pour la phalange entière. Mais si nous formons des colonnes droites, en laissant entre elles assez d’intervalle pour que les derniers loches dépassent les ailes de l’ennemi, de cette manière nous nous trouverons, avec nos derniers loches, dépasser la phalange ennemie, et à la tête de nos colonnes droites seront les meilleurs soldats, en même temps que chaque loche marchera par où le chemin sera le plus praticable. Il ne sera pas facile à l’ennemi de pénétrer dans les intervalles : il se mettrait entre deux rangs de piques ; il ne lui sera pas facile non plus de tailler en pièces un loche marchant en colonne. Si un loche fléchit, le plus voisin lui portera du secours ; et, dès que l’un d’eux aura pu gagner le sommet, pas un des ennemis ne tiendra. »

Cet avis est adopté : on forme les colonnes droites ; Xénophon se porte de la droite à la gauche et dit aux soldats : « Camarades, ces gens que vous voyez sont le seul obstacle qui nous empêche d’être déjà où nous désirons depuis longtemps arriver. Il faut, si nous pouvons, les manger tout crus. »

Lorsque chacun est à son poste et qu’on a formé les colonnes droites, il se trouve environ quatre-vingts loches d’hoplites, de près de cent hommes chacun. On partage en trois corps les peltastes et les archers ; on en fait marcher une division au delà de l’aile gauche, une autre au delà de l’aile droite, la dernière au centre : chacune de ces divisions était de près de six cents hommes.

Sur ce point, les stratèges ordonnent de faire des prières : on en fait et l’on s’avance en chantant un péan. Chirisophe et Xénophon, suivis des peltastes, marchent de manière à dépasser la phalange des ennemis. Les ennemis, les voyant arriver, courent à leur rencontre ; mais, en se portant sur la gauche et sur la droite, ils ouvrent leur phalange et font un grand vide au centre. En les voyant se séparer, les peltastes arcadiens, commandés par Eschine d’Acarnanie, croient qu’ils fuient, accourent de toutes leurs forces, et arrivent ainsi les premiers au sommet de la montagne. Ils sont suivis des hoplites arcadiens, commandés par Cléanor d’Orchomène.

Les ennemis, quand les Grecs commencent à courir, ne tiennent plus, mais prennent la fuite dans tonales sens. Les Grecs, arrivés en haut, cantonnent dans plusieurs villages pourvus de vivres abondants. Il n’y eut là rien qui parut extraordinaire si ce n’est qu’il se trouva beaucoup de ruches, que tous les soldats qui en mangèrent eurent le délire, des vomissements, un dérangement de corps, et que pas un ne put se tenir sur ses jambes. Ceux qui en avaient peu mangé ressemblaient à des gens tout à fait ivres : ceux qui en avaient pris beaucoup, à des furieux ou à des mourants[71]. Beaucoup gisaient à terre, comme après une défaite ; il y avait un grand découragement. Cependant le lendemain il n’y eut personne de mort, et le délire cessa vers la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième, chacun se leva, comme après une purgation.

On fait ensuite sept parasanges en deux étapes, et l’on arrive sur le bord de la mer à Trapézonte[72], ville grecque, peuplée, sur le Pont-Euxin, colonie de Sinope, dans le pays des Colques. On y demeure une trentaine de jours sur les terres des Colques, en butinant dans la Colchide. Les Trapézontins établissent un marché dans le camp des Grecs, les reçoivent et leur offrent des dons hospitaliers, des bœufs, de la farine d’orge, du vin. Ils obtiennent aussi qu’on ménage les Colques au voisinage, répandus la plupart dans la plaine, et l’on en reçoit aussi beaucoup de bœufs comme présents d’hospitalité. On se prépare ensuite à faire aux dieux les sacrifices promis ; car il était venu assez de bœufs pour offrir à Jupiter sauveur, à Hercule conducteur et aux autres dieux, les victimes promises. On célèbre également des jeux et des combats gymniques sur la montagne du campement, et l’on choisit Dracontius de Sparte pour veiller à la course et présider aux jeux. Il avait été banni tout enfant de sa patrie, pour avoir tué, sans le vouloir, un autre enfant, en le perçant de son poignard.

Le sacrifice achevé, on donne à Dracontius les peaux des victimes, et on le prie de conduire les Grecs au lieu préparé pour la course. Il désigne la place même où on se trouve : « Cette colline, dit-il, est excellente pour courir dans le sens que l’on voudra. — Mais comment donc feront-ils, lui dit-on, pour lutter sur ce sol inégal et boisé ? » Il répond : « On n’en sentira que plus de mal en tombant. » Des enfants, pour la plupart prisonniers, courent le stade, et plus de soixante Crétois le dolique[73] ; d’autres s’exercent à la lutte, au pugilat, au pancrace. Ce fut un beau spectacle. Nombre de lutteurs étaient descendus dans la lice sous les regards de leurs camarades : il y avait une grande émulation. Les chevaux coururent aussi. Il leur fallait descendre par une pente rapide, puis, arrivés au bord de la mer, remonter et revenir à l’autel. Bon nombre roulaient à la descente, et, en remontant, c’était lentement, avec peine, au pas, qu’ils gravissaient la hauteur. De là de grands cris, des rires, des encouragements.




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LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Chirisophe se met en quête de navires ; Xénophon pourvoit au reste. — Dexippus, envoyé pour ramener les vaisseaux, s’enfuit sur l’un d’eux. — Polycrate ramène un vaisseau à trente rames.


Tout ce que firent les Grecs durant l’expédition de Cyrus et dans leur marche jusqu’à la mer qui se nomme le Pont-Euxin, puis leur arrivée à Trapézonte, ville grecque où ils firent les sacrifices promis pour leur délivrance dès qu’ils seraient en pays ami, a été raconté dans les livres précédents.

On s’assemble, et l’on délibère sur la route qui reste à suivre. Antiléon de Thurium se lève le premier et parle en ces mots : « Pour ma part, dit-il, camarades, je suis las de plier bagage, d’aller, de courir, de porter des armes, de marcher en rang, de monter la garde, de me battre : je veux une trêve à tous ces travaux. Puisque nous voilà au bord de la mer, je veux m’embarquer, et, comme Ulysse, étendu et dormant, arriver jusqu’en Grèce[74]. » En entendant ces mots, les soldats s’écrient avec grand bruit qu’il a bien passé. Un autre répète les mêmes paroles, et après lui tous les assistants. Chirisophe se lève alors et dit : « J’ai pour ami, chers camarades, Anaxibius, qui se trouve en ce moment à la tête d’une flotte. Si vous m’envoyez à lui, j’espère revenir avec-les trirèmes et les bâtiments de transport qui nous sont nécessaires. Puisque vous voulez vous embarquer, attendez mon retour ; je reviendrai dans peu. » Ces paroles ravissent les soldats, qui décident que Chirisophe parte dans le plus bref délai.

Après lui, Xénophon se lève et dit : « Chirisophe va nous aller chercher des vaisseaux, et nous, nous resterons ici. Par conséquent, ce qu’il vous convient de faire durant ce séjour, je vais vous le dire. D’abord il faut tirer des vivres du pays ennemi, car le marché ne suffit pas à nos besoins et nous n’avons la faculté d’acheter qu’à un petit nombre de marchands : de plus, ce pays étant ennemi, il y a risque que beaucoup des nôtres périssent, si vous vous avancez sans soin et sans précaution pour vous procurer des vivres. Je crois donc qu’il faut aller marauder à distance pour nous faire des provisions, que personne ne s’écarte, si nous voulons ne pas être perdus, et que nous y veillions tous. » Cet avis est adopté. « Écoutez encore ceci. Plusieurs d’entre vous iront à la maraude. Il est donc bon, je crois, que celui qui sortira nous prévienne et nous indique où il va, afin que nous connaissions le nombre des sortants et des restants, et que nous nous tenions prêts au besoin. S’il faut porter secours à quelqu’un, nous saurons où courir. Si quelqu’un sans expérience médite une entreprise, nous en délibérerons avec lui et nous tâcherons de savoir à quelle force il aura affaire. » On adopte cet avis. « Songez encore à ceci, dit Xénophon : l’ennemi de son côté peut piller à son aise, et il a le droit de nous tendre des pièges, puisque nous nous sommes approprié ce qui est à lui. Il est posté au-dessus de nous. Je crois donc qu’il faut des gardes tout autour du camp. Si nous nous divisons par compagnies pour garder et veiller, les ennemis auront moins de chances de nous surprendre. Voici encore une chose. Si nous avions la certitude que Chirisophe revînt avec une flotte capable de transporter l’armée, ce que je vais dire serait inutile. Mais comme en ce moment le fait est douteux, je suis d’avis de nous pourvoir ici même de bâtiments. Si nous les avons, quand il reviendra, nous n’en manquerons pas pour naviguer ; s’il n’en amène pas, nous userons de ceux d’ici. Je vois souvent des navires longer cette côte. Empruntons aux Trapézontins de longs navires ; amenons-les ici et gardons-les, après en avoir détaché le gouvernail, jusqu’à ce que nous en ayons un nombre suffisant ; peut-être alors ne manquerons-nous pas de moyens de transport. » Cette proposition est encore adoptée. « Examinez aussi, continue Xénophon, s’il n’est pas juste de nourrir à frais communs les gens que nous amènerons, durant tout le temps qu’ils resteront ici, et de convenir avec eux du passage, afin qu’ils profitent en nous profitant. » La proposition est accueillie, « Enfin, dit Xénophon, je suis d’avis, s’il nous est impossible d’arriver à nous procurer des bâtiments, d’ordonner aux villes maritimes de réparer les chemins, qui, d’après ce que nous savons, sont en fort mauvais état. Elles obéiront par crainte et par le désir de se voir débarrassées de nous. »

Tout le monde s’écrie qu’il n’est pas nécessaire de réparer les chemins. Xénophon, voyant leur folie, ne va point aux voix, mais il engage les villes à les réparer d’elles-mêmes, en leur disant qu’elles seront plus vite débarrassées, si les routes sont praticables. On reçoit des Trapézontins un pentécontore, dont on donne le commandement au Laconien Dexippe. Cet homme, sans se préoccuper de réunir des navires, prend la fuite et s’échappe du Pont-Euxin avec le vaisseau qu’il a. Mais dans la suite il fut justement puni. Ayant intrigué en Thrace, auprès de Seuthès, il y fut tué par le Laconien Nicandre. Les Grecs empruntent aussi un triacontore, dont on confie le commandement à Polycrate d’Athènes, qui ramène près du camp tous les vaisseaux qu’il peut prendre. On en tire la cargaison, que l’on met sous bonne garde, afin qu’il ne s’en perde rien, et l’on se sert des bâtiments pour le transport. En même temps les Grecs sortent pour la maraude : les uns prennent ; les autres ne trouvent pas. Cléénète, ayant conduit son loche et celui d’un autre contre un poste difficile, y est tué, et plusieurs autres avec lui.


CHAPITRE II.


Lutte contre les Driles.


Les vivres manquant, il était difficile au soldat de revenir le même jour au camp. Xénophon prend donc des guides à Trapézonte, et conduit la moitié de l’armée contre les Driles, en laissant l’autre moitié de garde au camp, attendu que les Colques, chassés de leurs habitations, s’étaient réunis en grand nombre et portés sur les hauteurs. Les Trapézontins, de leur côté, ne menaient point où il eût été facile d’avoir des vivres, parce que c’eût été chez des amis ; mais ils conduisent de grand cœur chez les Driles, dont ils avaient à se plaindre. C’est un pays montueux et âpre : les habitants sont les plus belliqueux de tout le Pont-Euxin.

Dès que les Grecs sont arrivés dans le haut pays, tous les endroits qui paraissent aux Driles d’une prise facile, ils y mettent le feu en se retirant. On n’y trouve à prendre que des porcs, des bœufs et autres bestiaux échappés aux flammes. Il y avait un lieu qu’on appelait leur métropole. Ils s’y étaient tous réfugiés. Alentour était un ravin très-profond, avec des abords difficiles. Les peltastes, qui avaient couru cinq ou six stades en avant des hoplites, traversent te ravin, en voyant beaucoup de bestiaux, ainsi que d’autres objets de bonne prise, et attaquent le poste. Ils étaient suivis d’un grand nombre de doryphores, qui étaient sortis pour trouver des vivres, de sorte qu’il y avait plus de deux mille hommes au delà du ravin. Ne pouvant pas enlever par un combat la place qu’entourait un large fossé, dont une palissade et beaucoup de tours de bois garnissaient le ravin, ils essayent de se replier ; mais les ennemis fondent sur eux. Impossible de revenir sur ses pas, vu qu’on ne pouvait descendre qu’un à un de la place au ravin. Ils députent à Xénophon, qui commandait les hoplites. L’envoyé lui dit que la place est pleine d’un riche butin. « Mais nous ne pouvons l’emporter : le lieu est fort ; il n’est pas facile non plus de se retirer : on tombe sur nous dans des sorties, et la retraite n’est pas commode. »

En entendant ces mots, Xénophon mené les hoplites jusqu’au bord du ravin et fait poser les armes, passe seul avec les lochages, et examine s’il vaut mieux ramener ceux qui ont traversé ou faire traverser les hoplites, pour prendre la place. Xénophon se rend à leur avis, plein de confiance dans les victimes, les devins ayant, en effet, déclaré qu’il y aurait bataille, mais que la fin de l’affaire serait heureuse. Il renvoie alors les lochages pour faire passer le ravin aux hoplites. Pour lui, il reste, ordonne aux peltastes de reprendre leurs rangs et interdit toute escarmouche. Les hoplites arrivés, il commande à chaque lochage de former son loche sur l’ordre qu’il croit le plus avantageux à la bataille. Comme les lochages étaient près l’un de l’autre, ils ne pouvaient manquer, comme de tout temps, de faire assaut de courage. Les lochages exécutent cet ordre. Alors il prescrit à tous les peltastes de s’avancer, la main sur la courroie du javelot, pour le lancer au premier signal, et aux archers de tenir la corde pour la décocher au premier signal ; puis il recommande aux gymnètes d’avoir leurs sacs pleins de pierres, et charge les hommes soigneux d’y veiller.

Quand tout est prêt, les lochages, les hypolochages et les simples soldats, qui ne s’estimaient pas moins qu’eux, sont tous rangés en bataille et se Voient les uns les autres, la nature du terrain permettant d’embrasser toute la ligne d’un coup d’œil. On chante un péan, la trompette résonne, on crie tout d’une voix : « Ényalius ! » et les hoplites s’avancent au pas de course. Bientôt c’est une pluie de traits, de javelots, de flèches, de pierres lancées par les frondes et plus encore par les mains ; il y en a même qui lancent du feu. Sous cette quantité de projectiles, les ennemis abandonnent la palissade et les tours. Alors Agasias de Stymphale et Philoxène de Pélène, laissent leurs armes et montent en simple tunique ; les uns entraînent les autres ; d’autres sont déjà montés ; la place est prise, on le croit. Les peltastes et les psiles y courent, et se mettent à piller, chacun du mieux qu’il peut. Cependant Xénophon, debout auprès des postes, retient dehors le plus d’hoplites possible, car d’autres ennemis se faisaient voir sur des hauteurs fortifiées. Quelques moments après, un cri se fait entendre à l’intérieur ; les uns fuient avec le butin qu’ils ont pris, plusieurs sont blessés : on se bouscule aux portes, on interroge ceux qui sortent. Ils répondent qu’il y a dans la place un fort d’où les ennemis ont fait une sortie et blessé beaucoup de monde.

Au même instant, Xénophon fait publier par le héraut Tolmide que quiconque veut piller peut entrer. Bon nombre s’y portent et les nouveaux entrés repoussent la sortie de l’ennemi, qu’ils renferment de nouveau dans la citadelle. Tout ce qui est en dehors est pillé et enlevé par les Grecs. Les hoplites se tenaient en armes, les uns près de la palissade, les autres dans le chemin qui menait à la citadelle. Xénophon et les lochages vont reconnaître s’il est possible de s’en emparer : c’était un moyen d’assurer leur retraite ; autrement, il paraissait bien difficile de l’opérer. Après avoir bien observé, ils jugent la place absolument imprenable. Ils se préparent donc à la retraite : les soldats arrachent, chacun devant soi, les pieux de la palissade : on renvoie les gens inutiles et ceux qui sont chargés de butin, ainsi que la plupart des hoplites, et les lochages ne laissent que ceux en qui ils ont le plus de confiance.

La retraite commencée, un gros d’ennemis fait une sortie, ayant des boucliers d’osier, des piques, des jambières et des casques paphlagoniens : d’autres montent sur les maisons des deux côtés du chemin qui mène à la citadelle ; de sorte qu’il n’était pas sûr de les poursuivre jusqu’aux portes qui y donnaient entrée. Comme ils lançaient de grosses poutres du haut des maisons, il était dangereux de rester et de se retirer. La nuit, qui s’approchait, était effrayante. Les Grecs combattaient dans cette perplexité, lorsqu’une divinité leur offrit un moyen de salut. Tout à coup une maison de la droite s’enflamme sans que personne y ait mis le feu. À peine est-elle écroulée, que tous ceux des maisons de la droite prennent la fuite.

Xénophon, profitant de cette leçon du hasard, fait mettre le feu aux maisons de gauche : elles étaient de bois, elles s’enflamment bien vite. Tous ceux qui s’y trouvaient prennent la fuite. Ceux qu’on avait en tête inquiétaient seuls ; et il était évident qu’ils attaqueraient dans la retraite et à la descente. Xénophon ordonne alors à tous ceux qui sont hors de l’atteinte des traits d’apporter du bois et de le jeter entre eux et l’ennemi. Quand il s’en trouve assez, on y met le feu ; on met aussi le feu aux maisons voisines du fossé, pour donner de l’occupation à l’ennemi. C’est ainsi qu’on se retire à grand’ peine de cette place, ayant le feu pour barrière entre soi et les ennemis. Tout fut brûlé : ville, maisons, tours, palissades, et le reste, excepte la citadelle.

Le lendemain, les Grecs se retirent avec des vivres. Comme ils craignaient la descente vers Trapézonte, passage étroit et escarpé, ils font une fausse embuscade. Un Mysien d’origine, et qui portait le nom de son pays, prend avec lui quatre ou cinq Cretois, se poste dans un lieu fourré, et fait semblant de se dérober à la vue des ennemis ; or, leurs peltes d’airain, brillant par intervalles, les rendaient fort visibles. Les ennemis, voyant cela, ont peur de quelque embuscade. Cependant l’armée descend. Quand le Mysien la croit assez loin, il fait signe aux siens de fuir à toutes jambes ; puis, se redressant lui-même, il s’enfuit avec eux. Les Crétois, qui craignent d’être joints à la course, quittent le chemin et se sauvent en roulant de la montagne dans le bois. Le Mysien, qui fuit le long de la route, crie au secours : on le secourt en effet et on le ramène blessé. Ceux qui lui étaient venus en aide se retirent à reculons sous les traits de l’ennemi, auquel quelques Crétois renvoient des flèches : on arrive de la sorte au camp, tous sains et saufs.


CHAPITRE III.


Chirisophe n’arrive point : on embarque une partie de l’armée, le reste suit par terre. — Arrivée à Cérasonte. — Revue et dénombrement. — Partage de l’argent. — Consécration faite par Xénophon à Apollon et à Diane. — Description de sa retraite à Scillonte et de la fête de Diane, instituée par lui.


Cependant Chirisophe n’arrive point : on n’a point de vaisseaux en nombre ; on ne trouve plus de vivres à enlever ; on se décide à partir. On embarque les malades, ceux qui ont passé la quarantaine, les enfants, les femmes, tous les équipages inutiles, et l’on charge Philésius et Sophénète, les plus âgés des stratèges, de s’embarquer avec eux et d’en prendre soin. Les autres se mettent en marche : les chemins avaient été réparés. On arrive au bout de trois jours à Cérasonte[75], ville grecque, sur la mer, colonie des Sinopéens, sur le territoire de la Colchide, On y reste dix jours. On passe la revue et l’on fait le dénombrement des soldats sous les armes. Il y en a huit mille six cents : c’étaient les débris d’environ dix mille ; les autres avaient été détruits par les ennemis, les neiges, la maladie.

On partage alors l’argent provenant de la vente des prisonniers ; on prélève pour Apollon et pour Diane d’Éphèse un dixième que les stratèges se divisent entre eux et se chargent de mettre en réserve afin de l’offrir aux dieux. On remet à Néon d’Asinée la part de Chirisophe.

Xénophon, mettant à part l’offrande d’Apollon, la consacre à Delphes dans le trésor des Athéniens, et y fait inscrire son nom et celui de Proxène, son hôte, qui avait péri avec Cléarque. Quant à la part de Diane, quand il quitta l’Asie avec Agésilas pour se rendre en Béotie, il laissa cet argent à Mégabyze, néocore[76] de Diane, ne doutant pas qu’il n’eût à courir de grands dangers avec Agésilas, et il recommanda au dépositaire de le lui rendre, s’il survivait ; mais, s’il lui arrivait malheur, d’en faire l’offrande qu’il croirait la plus agréable à la déesse.

Lorsque, durant son exil[77], Xénophon habitait Scillonte, ville bâtie par les Lacédémoniens dans les environs d’Olympie, Mégabyze vint voir les jeux olympiques et lui rendit son dépôt. Xénophon l’accepte, et achète un terrain qu’il consacre à la déesse, sur l’indication même des dieux. Ce territoire est traversé par le fleuve Sélinus, fleuve du même nom que celui qui coule en Asie près du temple de Diane à Éphèse. On trouve dans tous les deux des poissons et des coquillages. Dans le domaine de Scillonte il y a des terrains de chasse et du gibier de toute espèce.

De l’argent sacré Xénophon érige aussi un temple et un autel, et, depuis ce temps, il n’a cessé d’offrir à la déesse un sacrifice et la dîme des productions de ses terres. Tous les habitants de la ville et des environs, hommes et femmes, prennent part à la fête. La déesse fournit aux assistants de la farine d’orge, du pain, du vin, des friandises, une portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés, et du gibier. En effet, à l’occasion de cette fête, les fils de Xénophon et ceux des autres habitants faisaient une grande chasse, à laquelle prenaient part tous ceux qui voulaient. On chassait soit sur le domaine sacré, soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils, des cerfs. Ce lieu, situé sur le chemin de Lacédémone à Olympie, est à une vingtaine de stades du temple d’Olympie consacré à Jupiter. Dans l’enceinte sacrée sont des bocages et des montagnes couvertes d’arbres, où l’on peut élever des porcs, des chèvres, des bœufs et des chevaux, si bien qu’il est facile d’y nourrir, largement tous ceux qui viennent à la fête. Autour du temple même on a planté un verger d’arbres fruitiers, qui donnent toutes sortes d’excellents fruits selon les saisons. Le temple ressemble, en petit, à celui d’Éphèse ; mais à Éphèse la statue de la déesse est d’or, et ici de cyprès. Près du temple est une colonne avec cette inscription : « Ce lieu est consacré à Diane. Que celui qui l’occupera ou en recueillera les fruits en offre tous les ans un dixième, et que du reste il entretienne le temple : si l’on n’agit pas ainsi la déesse y veillera. »


CHAPITRE IV.


Arrivée aux frontières des Mossynèques. — Ils s’opposent au passage de l’armée grecque. — Ils sont battus. — Mœurs de ce peuple.


Les premiers arrivés par mer à Cérasonte en partent de même : le reste suit par terre. On arrive aux frontières des Mossynèques[78] ; on députe Timésithée de Trapézonte, proxène des Mossynèques, pour leur demander si l’on. va marcher en pays ami ou ennemi. Ils répondent qu’ils ne souffriront point le passage : ils se fiaient à leurs places. Timésithée raconte alors aux Grecs que ces peuplades sont en guerre avec celles de l’autre côté du pays. On juge à propos d’inviter celles-ci à une alliance offensive contre les autres. Timésithée y est député et ramène les chefs avec lui. Quand ils ont arrivée, les chefs des Mossynèques se réunissent avec les stratèges grecs, et Xénophon leur parle ainsi, Timésithée servant d’interprète : « Mossynèques, nous voulons retourner en Grèce par terre, attendu que nous n’avons pas de vaisseaux. Nous trouvent un obstacle dans ceux de vous que nous savons être vos ennemis. Si vous voulez, vous pouvez, en vous alliant avec nous, vous venger et les soumettre pour toujours à votre obéissance. Songez que, si vous ne voulez pas de nous, vous ne retrouverez plus pour auxiliaire une armée telle que la nôtre. » Le chef des Mossynèques répond qu’ils adhèrent à tout cela et qu’ils veulent bien de l’alliance, « Eh bien ! voyons, dit Xénophon ; à quoi nous emploierez-vous, si nous devenons vos alliés, et de votre côté, que ferez-vous pour nous aider à poursuivre notre marche ? » Ils répondent : « Nous sommes en mesure d’attaquer à revers le pays de ceux qui sont vos ennemis et les nôtres, et de vous envoyer ici des vaisseaux et des hommes qui combattront pour vous et vous guideront en chemin. »

Ils repartent ensuite, après avoir donné et reçu des gages de foi. Le lendemain, ils reviennent amenant trois cents canots, chacun d’un seul tronc d’arbre, et portant chacun trois hommes, dont deux débarquent et se mettent en ordre de bataille ; le troisième reste dans le canot. Les canota repartent conduits ainsi par un seul homme. Voici comment les autres se forment : ils se mettent sur plusieurs files, de cent hommes au plus, et se répondant les unes aux autres comme des chœurs. Ils portent tous des boucliers d’osier, couverts de cuir de bœuf blanc garni de poil et ressemblant à une feuille de lierre. Ils tiennent de l’autre main un javelot long de six coudées, armé d’une pointe de fer, et terminé en boule du côté du bois.

Leurs tuniques ne descendent pas jusqu’aux genoux ; elles sont d’une toile épaisse, comme de grosses couvertures de lin. Ils ont sur la tête des casques de cuir à la paphlagonienne, sur le milieu desquels s’élève une tresse en spirale, à la façon d’une tiare. Ils ont des sagaies de fer. Un d’entre eux ayant préludé, ils se mettent tous à chanter, puis, marchant en cadence, passent à travers les rangs des Grecs qui étaient sous les armes, et s’avancent aussitôt contre le poste des ennemis qui paraissait le plus facile à enlever. C’était un lieu en avant de la ville qu’ils appelaient leur métropole, et dans laquelle était la principale forteresse des Mossynèques, cause originaire de cette guerre ; car ceux qui l’occupaient étaient réputés maîtres de tout le pays des Mossynèques. Les alliés des Grecs prétendaient que les autres n’en étaient pas justes détenteurs, et que les possesseurs de cette place les privaient d’autant.

À leur suite marchent, sans l’ordre des stratèges, quelques Grecs attirés par l’espoir de piller. Les ennemis les laissent tranquillement avancer ; mais, quand ils les voient près du poste, ils font une sortie au pas de course, les mettent en fuite, tuent un grand nombre de barbares, ainsi que quelques-uns des Grecs qui les avaient accompagnés, et poursuivent les fuyards jusqu’à ce qu’ils aperçoivent les Grecs arrivant au secours. Alors ils se détournent et battent en retraite, coupent les têtes des morts et les montrent aux Grecs et à leurs compatriotes ennemis, en dansant et en chantant un air national. Les Grecs sont tout affligés d’avoir enhardi les ennemis et d’avoir vu fuir avec les barbares une grande quantité des leurs, ce qui jusque-là n’était jamais arrivé durant toute l’expédition. Aussi Xénophon convoquant les Grecs : « Soldats, dit-il, ne vous découragez point après ce qui s’est passé. C’est un mal pour un bien. D’abord, vous avez appris que les Mossynèques qui doivent nous servir de guides sont réellement les ennemis de ceux que nous sommes forcés de traiter en ennemis. En second lieu, les Grecs qui ont eu la folie de ne pas rester dans vos rangs, et qui ont cru pouvoir faire avec des barbares ce qu’ils avaient fait avec nous, viennent d’en être punis : ils ne s’aviseront plus de s’écarter de notre armée. Il faut donc vous préparer à montrer à vos alliés que vous valez mieux que des barbares, et aux ennemis qu’ils ont eu affaire à d’autres hommes, et non plus à des soldats mal rangés. »

Ainsi se passa la journée. Le lendemain, on fait un sacrifice : les victimes étant favorables, on dîne ; on se forme en colonnes droites, on range les barbares à l’aile gauche, dans le même ordre, et l’on marche. Les archers étaient dans l’intervalle des colonnes, un peu en arrière du front des hoplites, parce que, parmi les ennemis, il y en avait de lestés à la course qui lançaient des pierres. Les archers et les peltastes les repoussent. Le reste de l’armée s’avance au pas et bien aligné vers le point où la veille avaient été mis en fuite les barbares et ceux qui étaient avec eux : l’ennemi y était en bataille. Les barbares soutiennent le choc des peltastes et les combattent ; mais, à l’approche des hoplites, ils tournent le dos. Les peltastes se mettent aussitôt à leur poursuite et arrivent en montant jusqu’à la métropole. Les hoplites suivent en bon ordre. Arrivés en haut, près des maisons de la métropole, les ennemis se rallient et renouvellent le combat en lançant des javelots ; ou bien, comme ils ont des piques épaisses, longues, qu’un homme aurait peine è porter, ils essayent de se défendre avec les mains.

Les Grecs, loin de lâcher prise, les serrent de près : les barbares s’enfuient et abandonnent tous la place. Leur roi demeure dans une tour de bois, bâtie sur le haut de la montagne : ils l’y entretiennent à frais communs et lui servent de gardes. Il refuse de sortir, ainsi que ceux du premier poste : ils y sont tous brûlés avec les tours de bois. Les Grecs pillent la place. Ils trouvent dans la maison des amas de pains des années précédentes qui se transmettent de père en fils, au dire des Mossynèques. Il y avait aussi du grain nouveau en gerbe : c’était pour la plupart de l’épeautre. On trouve dans des amphores des tranches de dauphin salé. D’autres vases étaient pleins de graisse de dauphin, employée par les Mossynèques aux mêmes usages que l’huile d’olive par les Grecs. Dans des greniers étaient de grosses châtaignes, sans fissure. C’est leur manger ordinaire : ils les font bouillir et s’en servent comme de pain. On trouva du vin, qui, bu pur, parut aigre à cause de sa rudesse, mais qui, trempé, prit un bouquet et un goût agréables.

Les Grecs dînent et continuent leur marche, après avoir remis la place aux Mossynèques, leurs alliés. De toutes les autres places qu’on trouva sur le chemin, et dans lesquelles il y avait des ennemis, les moins fortes furent abandonnées de leurs défenseurs, les autres se rendirent. Voici ce que c’est que la plupart de ces villes : elles sont entre elles à une distance d’environ quatre-vingts stades, les unes plus, les autres moins. On crie, et l’on s’entend d’une place à l’autre, tant le pays est élevé et creux. Quand les Grecs arrivent chez les Mossynèques, leurs alliés, ceux-ci leur montrent des enfants de gens riches, nourris, engraissés de châtaignes bouillies, délicats, très-blancs, à peu près aussi grands que gros. Ils ont le dos marqueté, et sur la poitrine un tatouage de fleurs. Ils tâchaient d’avoir commerce, aux yeux de tous, avec les filles que les Grecs avaient à leur suite : c’est un usage du pays. Tous sont blancs, hommes et femmes.

Les Grecs disent que, dans leur expédition, ils n’ont pas trouvé de peuples plus barbares et dont les mœurs s’éloignent plus de celles des Grecs. Ils font en public ce que partout ailleurs on fait à l’écart, et qu’on n’oserait pas faire si l’on était vu ; puis, quand ils sont seuls, ils font ce qu’on fait devant d’autres. Ils se parlent à eux-mêmes et se mettent à rire tout seuls ; ils dansent sans qu’il y ait personne, et n’importe où ils se trouvent, comme s’ils voulaient se faire voir.


CHAPITRE V.


On traverse le pays des Chalybes et des Tibarènes. — Arrivée à Cotyore. — Entrevue avec les Sinopéens.


Pour traverser ce pays, soit ennemi, soit ami, les Grecs emploient huit étapes. Ils sont peu nombreux et soumis aux Mossynèques. La plupart vivent de l’extraction du fer.

De là on arrive chez les Tibarènes. Le pays des Tibarènes est beaucoup plus uni, et leurs places, situées au bord de la mer, sont moins fortes. Les stratèges étaient d’avis de les attaquer de vive force, pour que l’armée y fît quelque butin : aussi les présente hospitaliers envoyés par les Tibarènes sont-ils refusés, et on leur ordonne d’attendre jusqu’à ce qu’on ait décida ; après quoi l’on sacrifie. Mais, après avoir immolé beaucoup de victimes, les devins s’accordent à dire que les dieux ne se sont nullement prononcés pour la guerre. On reçoit donc les présents ; et après avoir traversé ce territoire, pendant deux jours, comme pays ami, on arrive à Cotyore, ville grecque, colonie des Sinopéens, dans le pays des Tibarènes.

Jusqu’à cet endroit, l’armée avait été à pied. Voici le calcul de la route qu’elle avait faite dans sa retraite, depuis la bataille, près de Babylone, jusqu’à Cotyore : cent vingt-deux étapes, six cent vingt parasanges, ou dix mille six cents stades ; durée de la marche : huit mois. Elle reste à cette station quarante-cinq jours. On commence par offrir des sacrifices aux dieux : chaque nation grecque fait sa pompe et célèbre des jeux gymniques. On va prendre des vivres soit dans la Paphlagonie, soit sur le territoire des Cotyorites, attendu qu’ils ne voulaient point fournir de marché, ni recevoir les malades dans leurs murs.

Sur ces entrefaites arrivèrent des députés de Sinope. Ils craignaient et pour la ville des Cotyorites, qui dépend de la leur et qui leur paye tribut, et pour le territoire environnant, qu’on leur avait dit ravagé. Ils viennent au camp, et disent par l’organe d’Hécatonyme, homme réputé éloquent : « Soldats, la ville de Sinope nous envoie pour vous féliciter de ce que par vous la Grèce a vaincu les Barbares, et pour nous réjouir avec vous de ce qu’à travers mille dangers, dont le bruit est arrivé à nos oreilles, vous voilà sains et saufs dans ce pays. Grecs nous-mêmes, nous nous attendons à n’éprouver de vous, qui êtes Grecs, que de bons traitements et nulle injure, car jamais nous ne nous sommes mal conduite envers vous. Les Cotyorites, chez qui vous êtes, sont une de nos colonies : nous leur avons donné le pays enlevé aux Barbares ; et voilà pourquoi ils nous payent un tribut fixe, ainsi que les habitants de Cérasonte et de Trapézonte. En conséquence, tout le mal que vous leur ferez, la ville de Sinope croira le subir. Aujourd’hui nous apprenons que vous êtes entrés à main armée dans leur ville, que vous avez logé quelques-uns des vôtres dans les maisons, et que, sans leur aveu, vous prenez sur leur territoire ce dont vous avez besoin. Nous n’approuvons pas cette conduite. Si vous continuez d’agir ainsi, nous serons forcés de recourir à Corylas, aux Paphlagoniens, ou à tout autre que nous pourrons avoir pour ami. »

À ces mots, Xénophon se lève et répond au non des soldats : « Nous sommes venus ici, habitants de Sinope, contents d’avoir sauvé notre vie et nos armes : car piller et combattre en même temps l’ennemi était pour nous chose impossible. Mais maintenant que nous sommes arrivés à des villes grecques, à Trapézonte, où l’on nous a fourni un marché de vivres, nous n’avons rien pris qu’en payant ; en retour de quoi les citoyens ont rendu des honneurs à l’armée, et lui ont offert des présents d’hospitalité : de notre part mêmes hommages ; de plus, nous avons épargné ceux des Barbares dont ils sont alliés, tandis que leurs ennemis, ceux contre lesquels ils nous ont conduits eux-mêmes, nous leur avons fait tout le mal possible.

« Demandez-leur comment nous avons agi avec eux : il y en a ici que, par amitié, la ville nous a donnés pour guides. Seulement partout où, lors de notre arrivée, nous ne trouvons point de marché, que le pays soit grec ou barbare, nous prenons ce qu’il nous faut, non par licence, mais par nécessité. Nous avons fait la guerre aux Carduques, aux Chaldéens, aux Taoques, qui ne sont pas sujets du roi, mais des peuples redoutables : nous en avons fait des ennemis. Pourquoi ? par la nécessité de prendre des vivres, puisqu’ils ne voulaient pas nous en vendre. Les Macrons, au contraire, nation barbare, nous en ayant fourni à prix d’argent, comme ils ont pu, nous les avons considérés comme amis, et n’avons rien pris chez eux par violence. Si nous avons pris quelque chose chez les Cotyorites, que vous dites dépendre de vous, ils en sont eux-mêmes responsables. Ils ne se sont pas conduits avec nous en amis : ils ont fermé leurs portes et ont refusé de nous recevoir chez eux et de rien nous vendre hors des murs’, puis ils sont venus auprès de nous accuser leur harmoste d’en être la cause.

« Quant à ce que tu dis que nous sommes entrés de force dans les logements, nous avons demandé qu’on donnât un abri aux malades ; et, comme on n’ouvrait pas les portes, afin de nous recevoir, nous sommes entrés dans la place sans autre violence : là, nos malades trouvent un abri et nous en soldons la dépense ; seulement nous gardons les portes, afin que nos malades ne soient pas sous la dépendance de votre harmoste, et que nous puissions les transporter quand nous le voudrons. Les autres, vous le voyez, couchent en plein air et en bon ordre, toujours prêts à rendre service pour service, insulte pour insulte. Tu nous menaces et tu dis que, si bon vous semble, vous aurez pour alliés contre nous Corylas et les Paphlagoniens. Eh bien ! nous, si nous y sommes contraints, nous vous ferons la guerre à tous. Nous nous sommes déjà essayés contre des forces bien supérieures aux vôtres ; mais, de plus, si nous voulons, nous aurons le Paphlagonien Cour ami. Nous savons qu’il désire s’emparer de votre ville et de vos places maritimes. Nous essayerons donc, devenus ses amis, d’agir de concert avec lui dans ce qu’il médite. »

On voit clairement que les collègues d’ambassade d’Hécatonyme sont fort mécontents de son discours. L’un d’eux s’avance, et dit qu’ils ne sont pas venus déclarer la guerre, mais prouver qu’ils sont amis. « C’est par des présents hospitaliers que nous vous accueillerons, si vous venez à Sinope. Pour l’instant, nous allons ordonner aux gens de ce pays de vous fournir ce qui dépend d’eux ; car nous voyons que tout ce que vous dites est vrai. » Bientôt après, les Cotyorites envoient des présents d’hospitalité ; de leur côté, les stratèges grecs font aux envoyés de Sinope un accueil hospitalier ; ils ont ensemble une longue conférence sur leurs affaires respectives, notamment sur le reste de la route à faire et sur les services réciproques qui peuvent être rendus.


CHAPITRE VI.


Sur le conseil d’Hécatonyme, on se décide à prendre la route de mer.


Telle fut la fin de cette journée. Le lendemain, les stratèges convoquent les soldats, et jugent convenable de délibérer sur la route à suivre, en prenant conseil des Sinopéens. S’il fallait aller par terre, il paraissait utile d’avoir des Sinopéens pour guides, attendu qu’ils connaissaient la Paphlagonie ; si l’on voulait aller par mer, il fallait encore recourir aux Sinopéens : seuls, en effet, ils paraissaient en état de fournir la quantité de bâtiments nécessaires à l’armée. On appelle donc les députés aux délibérations, et on leur expose qu’en qualité de Grecs, le premier service à rendre à des Grecs, c’est de leur témoigner de la bienveillance et de leur donner le meilleur conseil.

Hécatonyme se lève, et commence par une apologie de ce qu’il avait dit au sujet de l’alliance avec les Paphlagoniens : il n’avait pas voulu dire qu’on ferait avec eux la guerre aux Grecs, mais que, pouvant avoir les barbares pour amis, on préférerait les Grecs. Pressé de dire son avis, il invoque les dieux et dit : « Si je vous conseille le meilleur parti, puisse-t-il m’arriver toutes sortes de biens ! Autrement, qu’il m’arrive le contraire ! Cette délibération qu’on dit être sacrée, je la regarde comme telle. En ce moment, si l’on voit que j’ai donné un bon conseil, vous serez beaucoup à me louer ; s’il est mauvais, vous serez beaucoup à me maudire.

« Je sais que ce sera pour nous une bien plus grosse affaire, si vous vous faites transporter par mer, car il faudra que nous vous procurions des vivres ; tandis que, si vous vous en allez par terre, c’est vous qui vous ferez un passage en combattant. Je dirai pourtant ce que je sais, vu que je connais par expérience le pays et les forces des Paphlagoniens. Leur pays est de deux natures, de fort belles plaines et de très-hautes montagnes. Et d’abord, je sais par où il faut y entrer directement Il n’y a pas d’autre chemin qu’une gorge dominée des deux côtés par des montagnes élevées.

« Qu’une poignée d’hommes occupe, s’ils le peuvent, ces hauteurs. Une fois qu’ils en sont maîtres, il n’y a pas d’hommes qui puissent y passer. Je vous le ferai voir, si vous voulez y envoyer quelqu’un avec moi. Je sais ensuite que dans la plaine il y a une cavalerie considérée par les Barbares comme supérieure à toute la cavalerie du roi. Ces gens-là ne se sont point rendus à l’appel du roi : leur chef est bien trop fier.

« Supposons que vous puissiez passer ces montagnes à la dérobée ou en prévenant l’ennemi, et qu’arrivés dans la plaine, vous battiez cette cavalerie, soutenue d’une infanterie qui monte à plus de douze myriades, vous arrivez à des fleuves, et d’abord au Thermodon, large de trois plèthres : il ne sera pas facile, je crois, de le passer, ayant des ennemis nombreux en tête et sur vos derrières. Le second fleuve est l’Iris, qui a aussi trois plèthres de largeur ; et le troisième l’Halys, qui n’a pas moins de deux stades de large. Vous ne pourriez le traverser sans bateaux ; mais des bateaux, qui vous en fournira ? Vient ensuite le Parthénius : il n’est pas plus guéable ; et cependant il faudra le passer, à supposer que vous ayez franchi l’Halys. Je pense donc que la route de terre vous sera non-seulement difficile, mais complètement impossible. Si, au contraire, vous vous embarquez, vous longez la côte d’ici à Sinope, et de Sinope à Héraclée[79], puis, d’Héraclée, vous n’avez aucun embarras, soit par terre, soit par mer vu qu’à Héraclée se trouvent beaucoup de bâtiments. »

Quand il a fini de parler, les uns le soupçonnent d’avoir parlé par amitié pour Corylas, dont il est le proxène ; les autres, que l’espoir d’une récompense lui a dicté cet avis ; d’autres enfin le soupçonnent d’avoir parlé dans la crainte qu’en allant parterre on ne mette à mal le territoire des Sinopéens. Les Grecs cependant décident qu’on achèvera la route par mer. Alors Xénophon, prenant la parole : « Sinopéens, dit-il, nos hommes choisissent la route que vous leur conseillez ; mais voici comment. S’il doit se trouver assez de bâtiments pour qu’il ne reste pas ici même un seul homme, nous sommes prêts à nous embarquer ; mais s’il faut que les uns restent ici et que les autres s’embarquent, pas un de nous ne montera à bord. Nous savons que, partout où nous serons en force, nous pourrons nous sauver et avoir des vivres. Mais si nous sommes pris à être plus faibles que nos ennemis, il est clair que nous serons traités comme des esclaves. » Cette réponse entendue, les députés prient d’envoyer des députés à Sinope. On envoie Callimaque d’Arcadie, Ariston d’Athènes, et Samolas d’Achaïe : ils partent sur le-champ.

Dans le même temps Xénophon, voyant cette foule d’hoplites grecs, cette foule de peltastes, d’archers, de frondeurs, de cavaliers, qui, grâce à une longue expérience, étaient devenus d’excellents soldats, les voyant, dis-je, sur les bords du Pont-Euxin, où l’on n’aurait pu qu’avec de grands frais rassembler de telles forces, songea qu’il serait beau d’y accroître le territoire et la puissance des Grecs en y fondant une ville. Il lui semblait qu’elle deviendrait considérable, quand il songeait au nombre des troupes et à celui des peuples qui avoisinent le Pont. Il offre un sacrifice avant de s’ouvrir à qui que ce soit des soldats, et appelle Silanus d’Ambracie, qui avait été devin de Cyrus.

Silanus craignant que, si ce projet était réalisé, l’armée ne s’établit dans ce pays, répand parmi les soldats le bruit que Xénophon veut y fixer les troupes et bâtir une ville, pour se faire à lui-même un nom et une puissance. Or Silanus, pour sa part, aspirait à retourner le plus tôt possible en Grèce. Les trois mille dariques qu’il avait reçues de Cyrus, pour avoir prédit juste d’après un sacrifice à dix jours de distance, il les avait bien gardées. Les soldats, en apprenant ce dessein, furent d’avis, les uns qu’il valait mieux rester, mais la plupart, non. Timasion de Dardanie et Thorax de Béotie disent à des marchands d’Héraclée et de Sinope qui se trouvaient là, que, si l’on ne paye pas la solde aux Grecs peur qu’ils puissent se fournir de vivres durant la traversée, il y a grande apparence qu’on fixera cette troupe sur les bords du Pont. « C’est l’avis de Xénophon, et il nous engage, aussitôt que les bâtiments seront arrivés, de dire à l’armée : « Soldats, nous vous voyons en ce moment fort embarrassé pour avoir des vivres durant le trajet et pour gagner quelque chose à rapporter aux vôtres dans votre patrie. Si vous voulez choisir, à votre gré, un des pays colonisés autour de l’Euxin, vous vous en emparerez ; alors celui qui voudra retournera dans sa patrie, celui qui ne voudra pas, pourra rester : vous avez des vaisseaux, ainsi vous pouvez tomber à l’improviste où bon vous semblera. »

Les marchands font part à leurs villes de cette nouvelle. Timasion de Dardanie y envoie Eurymaque de Dardanie et Thorax de Béotie, pour la confirmer. Les Sinopéens et les Héracléotes, en l’apprenant, dépêchent vers Timasion pour le prier de se mettre à la tête de l’affaire, et de prendre l’argent nécessaire à l’embarquement de l’armée. Celui-ci, satisfait de cette offre, rassemble les soldats et leur dit : « Camarades, il ne faut pas songer à rester ici, ni mettre rien au-dessus de la Grèce. J’entends dire qu’il y en a parmi nous qui font des sacrifices dans cette vue, sans nous en rien dire. Je vous promets, si vous vous embarquez, à la néoménie, de payer à chacun de vous un talent cyzicène par mois : je vous mènerai dans la Troade, d’où je suis banni ; ma ville deviendra vôtre, car je sais qu’on m’y recevra de bon cœur. Je vous conduirai ensuite dans un pays où vous ferez un riche butin. Je connais à fond l’Eolide, la Phrygie, la Troade, tout le gouvernement de Pharnabaze : celles-ci, parce que j’en suis originaire ; cet autre, parce que j’y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercydidas. »

Aussitôt se lève Thorax de Béotie, qui sans cesse disputait le commandement à Xénophon. Il dit qu’à la sortie du Pont-Euxin, on trouvera la Chersonèse, contrée belle et fertile : là, qui voudra pourra se fixer ; et qui ne voudra pas, retournera dans sa patrie. Il est ridicule, quand la Grèce offre tant de pays riches et féconds, de chercher chez les Barbares. « Jusqu’à ce que vous y soyez arrivés, moi aussi, comme Timasion, je vous promets la solde. » Il disait cela, parce qu’il savait ce que les Héracléotes et les Sinopéens avaient promis à Timasion, si l’on s’embarquait.

Cependant Xénophon gardait le silence. Philésius et Lycon, tous deux Achéens, se lèvent et disent qu’il est étrange qu’en particulier Xénophon sollicite les Grecs à rester et sacrifie dans cette vue, sans en faire part à l’armée, tandis qu’en commun il ne dit rien sur ce sujet. Ainsi contraint, Xénophon se lève et dit : « Soldats, je sacrifie, vous le voyez, autant que je puis pour vous et pour moi, afin que mes paroles, mes pensées et mes actions, aillent à ce qu’il y a de plus beau et de meilleur et pour vous et pour moi. Je sacrifiais donc, il n’y a qu’un instant, pour savoir s’il valait mieux vous parler le premier de mon projet et travailler à l’accomplir, ou ne toucher en rien à cette affaire. Le devin Silanus m’a répondu, point essentiel, que les victimes étaient favorables. Il savait qu’il ne parlait pas à un homme sans expérience, car j’assiste toujours aux sacrifices. Mais il a ajouté qu’il voyait dans les entrailles dol et fourberie contre moi : et certes, il voyait juste, puisqu’il tramait de me calomnier auprès de vous. C’est lui, en effet, qui a semé le bruit que je voulais exécuter mes projets, sans vous les faire agréer. Pour ma part, si je vous voyais dans l’embarras, je songerais aux moyens de nous emparer d’une ville : qui voudrait, s’embarquerait sur l’heure ; qui ne voudrait pas, resterait pour gagner de quoi faire du bien à sa famille. Mais, puisque je vois les Héracléotes et les Sinopéens vous envoyer des bâtiments, puisqu’il y a des hommes qui vous promettent une solde à partir de la néoménie, je crois avantageux de nous sauver où nous voulons et de recevoir en plus un salaire pour nous être sauvés. Je renonce donc à ce dessein, et tous ceux qui sont venus me trouver pour me dire d’agir ainsi, doivent y renoncer également. Voici, en effet, ma pensée : réunis en corps, comme maintenant, vous êtes res-pectés et vous ne manquez point du nécessaire ; car c’est une suite de la victoire de se rendre maître du bien des vaincus. Mais si vous vous séparez, si vous amoindrissez vos forces, vous ne pourrez plus prendre votre subsistance, et vous n’aurez pas à vous réjouir de votre retraite. Je crois donc comme vous qu’il faut retourner en Grèce ; et si quelqu’un reste, ou si on le prend à quitter l’armée, avant qu’elle soit toute en lieu sûr, qu’il soit décrété de trahison. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main ! » Tous la lèvent.

Silanus se met à crier et s’efforce de dire qu’il est juste qu’on s’en aille, si l’on veut. Les soldats ne veulent pas entendre ce langage, mais ils le menacent, s’ils le prennent à déserter, de lui en faire porter la peine. Alors les Héracléotes, sachant qu’on avait décidé de s’embarquer et que Xénophon lui-même l’avait fait décréter, envoient des vaisseaux mais non l’argent qu’ils avaient promis pour la solde à Timasion et à Thorax, promesse mensongère. Aussi ceux qui avaient promis cette solde à l’armée sont frappés de terreur, et en redoutent la colère. Ils prennent avec eux les stratèges, qui tous, à l’exception de Néon d’Asinée, commandant à la place de Chirisophe absent, avaient connaissance de leurs premières démarches, et viennent trouver Xénophon. Ils disent qu’ils se repentent ; que, puisqu’on a des vaisseaux, le meilleur est de voguer vers le Phase et de s’emparer du pays des Phasiens : le fils d’Æétès était roi de ce pays. Xénophon répond qu’il ne communiquera rien de ce genre à l’armée. « Assemblez-la vous-mêmes, dit-il, et, si vous le voulez, faites-lui cette proposition. » Timasion de Dardanie est d’avis de ne point la convoquer, mais que chacun essaye de gagner les premiers lochages placés sous ses ordres. On se sépare et l’on agit ainsi.


CHAPITRE VII.


Xénophon, calomnié par Néon d’Asinée, se défend auprès des soldats. — Conduite honteuse du lochage Cléarète. — Enquêtes sur quelques faits passés.


Les soldats apprennent ce qui s’est passé. Néon leur dit que Xénophon, après avoir séduit les stratèges, a l’intention de tromper les soldats et de les ramener vers le Phase. À cette nouvelle, les soldats sont indignés : ils se forment en groupes ; ils se rassemblent en cercles. Déjà l’on craint de les voir faire ce qu’ils ont fait aux envoyés de Colques et aux agoranomes : tous ceux qui ne s’étaient pas sauvés sur mer, avaient été lapidés. Xénophon, instruit de ce qui se passe, croit qu’il faut au plus vite convoquer l’armée et ne pas lui laisser le temps de le faire d’elle-même. Il ordonne au héraut de la convoquer. Aussitôt qu’on entend le héraut, on accourt avec empressement. Alors Xénophon, sans accuser les stratèges de s’être rendus auprès de lui : « Soldats, dit-il, j’apprends qu’on m’impute faussement le dessein de vous tromper et de vous conduire au Phase. Écoutez-moi donc, au nom des dieux ! Si je vous parais coupable, il ne faut pas que je sorte d’ici sans en porter la peine ; mais si les vrais coupables sont mes calomniateurs, traitez-les comme ils le méritent. Vous savez où le soleil se lève et où il se couche ; que si l’on veut aller en Grèce, c’est vers le couchant qu’il faut se diriger, et que, si l’on veut aller chez les Barbares, c’est au contraire vers l’orient. Est-il possible qu’on puisse vous abuser au point de vous faire croire que le soleil se lève où il se couche, et se couche où il se lève ? Nous savons également que le Borée porte en Grèce ceux qui partent du Pont, et que le Notus conduit vers le Phase : et quand le Borée souffle, vous dites qu’il fait un beau temps pour aller en Grèce. Y a-t-il moyen de vous tromper et de vous faire embarquer quand souffle le Notus ?

« Mais supposons que je vous embarque par un temps calme : est-ce que je ne naviguerai pas sur un seul vaisseau, tandis que vous en aurez au moins cent ? Alors comment vous forcerai-je à faire le même trajet que moi, si vous ne voulez pas ? comment vous entraînerai-je en vous trompant ? Mais je suppose encore que je vous ai trompés, que mes enchantements vous ont entraînés vers le Phase. Nous descendons à terre. Vous reconnaîtrez bien que vous n’êtes pas en Grèce ; je serai tout seul, moi, le trompeur, et vous, trompés, vous serez près de dix mille, ayant des armes. Le moyen qu’un seul homme ne soit pas puni, quand il médite de pareils desseins contre lui-même et contre vous ?

« Mais ce sont là les propos d’hommes insensés, jaloux de moi et des égards que vous avez pour moi. Et cependant je n’ai pas mérité cette jalousie. Quel est celui d’entre eux que j’empêche de parler s’il a quelque chose de bon à dire, de combattre s’il veut, et pour vous et pour lui-même, de veiller avec dévouement à votre sûreté ? Eh quoi ! Vous choisissez des chefs ; est-ce que je suis un obstacle ? Je résigne le commandement : qu’un autre le prenne ; seulement qu’il fasse le bien de l’armée.

« Mais j’en ai dit assez : s’il est quelqu’un de vous qui se croie trompé ou qui pense que d’autres l’ont été, qu’il le dise et le prouve ! Maintenant qu’en voilà assez sur ce propos, ne vous séparez pas avant que je vous aie parlé d’un fait que je commence à voir se produire dans l’armée. Si ce mal se développe, s’il arrive au point qu’il a l’air de vouloir atteindre, il est temps de prendre des mesures relatives à nous-mêmes, afin de ne pas paraître les plus méchants et les plus lâches des hommes à la face du ciel et de la terre, de nos amis et de nos ennemis, et de ne pas nous couvrir de honte. » En entendant ces mots, les soldats étonnés le pressent de dire ce que c’est. Il commence ainsi : « Vous savez qu’il y avait sur les montagnes barbares des bourgades alliées aux Cérasontins, d’où quelques habitants descendaient et venaient nous vendre du bétail et les autres denrées qu’ils possédaient. Plusieurs de vous, ce me semble, ont été dans la plus voisine de ces bourgades, ont fait leur marché, et sont revenus. Le lochage Cléarète, informé qu’elle est petite et mal gardée, et parce qu’elle se fiait à notre amitié, sort la nuit pour aller la piller, sans rien dire à personne. Il avait le dessein, s’il s’en rendait maître, de ne plus revenir à l’armée, de s’embarquer à bord d’un bâtiment sur lequel ses camarades de chambrée longeaient la côte, d’y charger la prise, de mettre à la voile et de sortir de l’Euxin. Ces camarades s’étaient faits ses complices, comme je viens de le savoir. Cléarète appelle à lui tous ceux qu’il peut séduire et les mène à la bourgade. Mais le jour l’ayant surpris en route, les gens du lieu se rassemblent, et du haut de leurs montagnes se défendent si bien de leurs traits et de leurs coups, qu’ils tuent Cléarète et bon nombre des siens. Quelques-uns s’enfuient à Cérasonte.

« Cela se passait le jour même où nous partions à pied pour venir ici. Plusieurs de ceux qui devaient suivre par mer étaient encore à Cérasonte et n’avaient pas levé l’ancre. Alors, suivant le rapport des Cérasontins, arrivent trois vieillards du lieu attaqué, qui demandent à être introduits dans notre assemblée. Ne nous trouvant pas, ils disent aux Cérasontins qu’ils sont surpris de ce que nous avons eu l’idée de les attaquer. Ceux-ci leur ayant répondu que l’affaire n’avait point été concertée, les barbares en sont contents, et veulent s’embarquer pour venir ici nous raconter ce qui s’est passé et inviter ceux qui le voudraient à reprendre et à ensevelir les morts.

« Quelques-uns des Grecs qui avaient fui se trouvaient encore à Cérasonte. Sachant où allaient ces barbares, ils osent leur jeter des pierres et en appeler d’autres à leur aide. Les trois députés périssent lapidés. Aussitôt des Cérasontins arrivent nous trouver, et nous, stratèges, consternés de ce que nous apprenons, nous nous concertons avec les Cérasontins sur les moyens de donner la sépulture aux cadavres des Grecs Nous étions assis en avant des autres, quand tout à coup nous entendons un grand tumulte : « Frappe ! frappe ! jette ! jette ! » Nous voyons bientôt un grand nombre d’hommes accourir, les uns tenant des pierres dans leurs mains, les autres en ramassant. Les Cérasontins, témoins de ce qui s’était passé dans leur ville, s’enfuient épouvantés vers leurs vaisseaux ; et même, par Jupiter ! quelques-uns de nous n’étaient pas sans crainte. Pour moi, je m’avance, je demande quel est ce désordre. Il y en avait qui n’en savaient rien, tout en ayant des pierres entre les mains. Je trouve enfin un homme au courant de l’affaire : il me dit que les agoranomes se sont fort mal conduits avec l’armée. Au même instant, un soldat aperçoit l’agoranome Zélarque qui se retire vers le rivage : il jette un cri ; les autres l’entendent, et les voilà courant sus, comme s’ils avaient vu paraître un sanglier ou un cerf.

« Les Gérasontins, voyant qu’on se précipite de leur côté, croient qu’on leur en veut, fuient en courant et se jettent dans la mer. Quelques-uns des nôtres y tombent aussi, et tous ceux qui ne savent pas nager se noient. Que vous semble des Cérasontins ? Ils ne nous avaient fait aucun tort, ils craignaient que nous ne fussions tout à coup enragés comme des chiens.

« Si un pareil ordre de choses subsiste, voyez en quel désarroi tombera notre armée. Vous tous réunis en corps, vous ne serez plus maîtres de faire la guerre, ou, si vous le voulez, d’y mettre un terme. Le premier venu conduira l’armée à son gré et où il voudra. S’il vous vient quelques envoyés pour vous demander la paix ou toute autre chose, qui voudra les fera mettre à mort et vous empêchera de rien entendre des paroles de ceux qui nous sont députés. Ensuite, tous ceux que vous aurez choisis pour chefs n’auront plus d’autorité. Quiconque s’élira lui-même stratège et voudra crier : « Jette ! jette ! » pourra tuer tout chef ou tout simple soldat qu’il lui plaira, sans forme de procès, s’il trouve des complaisants, comme cela est arrivé naguère. Quels exploits vous ont produits ces stratèges qui se sont créés eux-mêmes, voyez-les. Zélarque, cet agoranome, est-il coupable envers vous, il s’est enfui par mer, et il a échappé au châtiment : est-il innocent, il fuit loin de l’armée de crainte d’être mis à mort injustement et sans forme de procès.

« Ceux qui ont lapidé les envoyés ont fait que, seuls de tous les Grecs, vous ne pouvez être en sûreté à Cérasonte, si vous n’y venez en force. Ces morts, que naguère ceux même qu’ils avaient tués vous invitaient à venir ensevelir, ils ont fait qu’il n’est pas sûr pour vous d’aller les enlever même avec un héraut. Qui voudra être héraut, après avoir tué ceux des autres ? Aussi avons-nous prié les Cérasontins d’ensevelir nos morts.

« Si vous approuvez tous ces faits, rendez un décret qui les confirme, afin que, s’ils se renouvellent, chacun se tienne sur ses gardes et essaye de se retrancher dans quelque lieu fort. Mais si vous croyez que ce sont là des actes de bêtes sauvages et non pas d’hommes, songez à y mettre un terme. Autrement, par Jupiter ! comment ferons-nous aux dieux des sacrifices qui leur plaisent, après des actes impies ; comment irons nous combattre les ennemis, si nous nous égorgeons les uns les autres ? Quelle ville nous recevra comme amis, si l’on voit chez nous pareil désordre ? Qui osera nous apporter des vivres, quand il sera notoire que nous ne reculons pas devant les plus grands crimes ? Si nous croyons avoir mérité quelque gloire, qui donc osera louer des hommes tels que nous ? Je sais que nous paraîtrions des scélérats après une pareille conduite. »

Aussitôt tous les Grecs se lèvent et disent qu’il faut commencer par sévir contre les coupables, ne plus tolérer à l’avenir de semblables désordres, et mettre à mort le premier qui les renouvellera : les stratèges vont instruire le procès, on va rechercher toutes les autres fautes commises depuis la mort de Cyrus, et les lochages en seront juges. Sur la proposition de Xénophon, appuyée du conseil des devins, on décide de purifier l’armée, et l’expiation a lieu.


CHAPITRE VIII.


Accusé d’avoir frappé plusieurs soldats, Xénophon se justifie.


Il est décidé que les stratèges auront à rendre compte de leur conduite passée. Le compte rendu, Philésias et Xanthiclès sont condamnés à payer vingt mines de déficit dans la caisse de la marine. Sophénète est condamné à dix mines pour négligence dans ses fonctions de général. Xénophon est accusé par quelques hommes, prétendant qu’il les a frappés et le décrétant de violence[80]. Xénophon se lève et somme le premier qui avait porté plainte de dire d’abord où il a été battu. Celui-ci répond : « Dans un lieu où nous mourions de froid, où nous étions couverts de neige. » Xénophon reprend : « S’il faisait le temps que tu dis, quand les vivres manquaient, quand on ne sentait pas une goutte de vin, que nous étions rendus de fatigues, ou harcelés par l’ennemi, si c’est alors que je t’ai insulté, je suis plus insolent que les ânes, dont la fatigue n’arrête pas dit-on, l’insolence. Mais explique pourquoi je l’ai frappé. Te demandais-je quelque chose, et est-ce pour ton refus que je t’ai battu ? Est-ce que j’exigeais une restitution ? T’ai je querellé pour un mignon, ou bien étais-je en état d’ivresse ? » L’autre convenant que ce n’est rien de tout cela, Xénophon lui demande s’il était alors parmi les hoplites. « Non. — Avec les peltastes ? — Non plus ; mais moi, homme libre, je conduisais un mulet ; les camarades de chambrée m’en avaient chargé. » Xénophon reconnaissant alors son homme : « N’es-tu pas, lui demande-t-il, celui qui transportait un malade ? — Oui, par Jupiter ! tu m’y avais forcé, après avoir culbuté le bagage de mes compagnons. — Mais cette culbute, dit Xénophon, voici comment elle s’est faite. Je répartis les effets entre d’autres soldats, pour les porter et nie les remettre. Le tout m’ayant été rendu en bon état, je te l’ai remis en échange de mon homme. Mais écoutez comment cela s’est fait : la chose en vaut la peine.

« On laissait en arrière un homme qui ne pouvait plus marcher : je ne le connaissais que parce qu’il était un des nôtres. Je te force à le porter, sans quoi il est perdu ; car, si je ne me trompe, nous avions les ennemis en queue. » L’homme en convient, « Après t’avoir fait prendre les devants, poursuit Xénophon, je retourne à l’arrière-garde, et je te retrouve ensuite creusant une fosse pour enterrer ton homme. Je m’arrête et je l’approuve. Mais pendant que nous sommes là, le malade plie la jambe : tous les assistants s’écrient qu’il est en vie. Alors toi : « Tout ce qu’on voudra, dis-tu ; pour moi, je ne le porte plus. C’est alors que je t’ai frappé. — Tu dis vrai. — Tu me faisais l’effet de savoir qu’il n’était pas mort. — Eh bien, répéta le plaignant, en est-il moins mort depuis que je te l’ai rendu ? — Et nous aussi, dit Xénophon, nous mourrons tous ; mais est-une raison pour nous enterrer tout vifs ? » Tout le monde alors s’écrie qu’il n’a pas assez frappé. Xénophon invite ensuite les autres à dire pourquoi chacun d’eux l’a été. Personne ne se levant, il dit :

« Oui, soldats, j’en conviens, j’ai frappé pour indiscipline beaucoup d’hommes, auxquels il aurait dû suffire d’être sauvés par vous : nous marchions en ordre et nous combattions quand il le fallait, tandis que ces hommes-là, quittant leurs rangs, et courant en avant, voulaient piller et gagner plus que vous. Si nous avions tous fait cela, nous étions tous perdus. Il y a plus : quelque soldat mou, refusant de se relever et se livrant lui-même à l’ennemi, je l’ai frappé, je l’ai contraint de rallier. En effet, dans le grand froid, ayant moi-même attendu longtemps après qu’on eut plié bagage, je me suis aperçu que j’avais peine à me relever et à étendre les jambes. D’après cette expérience personnelle, dès que-je voyais quelqu’un s’asseoir en paresseux, je l’activais : car le mouvement et l’action donnent de la chaleur et de la souplesse, tandis que la station et le repos, ainsi que je l’ai vu, aident le sang à se glacer et les doigts des pieds à se geler ; accident que vous savez être arrivé à plusieurs d’entre vous.

« Quelque autre soldat, arriéré par nonchalance, et qui empêchait vous l’avant-garde et nous l’arrière-garde d’avancer, je l’ai peut-être frappé du poing, afin qu’il ne fût pas frappé de la lance des ennemis. Il est donc permis à ceux que j’ai sauvés ainsi de me demander compte du traitement que je leur ai infligé contrairement à la justice. Mais s’ils étaient tombés au pouvoir des ennemis, quel traitement dus terrible n’auraient-ils pas eu à subir, et dont ils croiraient avoir à demander raison ? Je vous parle à cœur ouvert. Si j’ai puni quelqu’un pour son bien, je dois être puni comme un père qui châtie ses enfants ou un maître ses disciples. C’est aussi pour le bien que les médecins coupent et brûlent. Mais si vous croyez que j’ai agi par violence, réfléchissez que, grâce aux dieux, j’ai bien plus de confiance aujourd’hui qu’alors, que je me sens aujourd’hui plus d’audace que jadis, que je bois plus de vin ; et cependant je ne frappe personne : c’est que je vous vois au port. Mais durant la tempête, quand la mer est soulevée, ne voyez-vous pas que, pour le moindre signe de tête, le pilote s’emporte contre les matelots de la proue, le timonier s’emporte contre ceux de la poupe ? c’est qu’en pareil cas la faute la plus légère peut tout perdre. Du reste, vous avez prononcé vous-mêmes que j’ai eu raison de frapper ces gens, car vous étiez autour de moi tenant en main non pas des cailloux de suffrages, mais des armes, et vous pouviez leur venir en aide, si vous le vouliez. Mais, par Jupiter, vous ne leur êtes point venus en aide, et vous n’avez pas frappé avec moi celui qui abandonnait son rang. Vous avez autorisé la conduite de ces lâches en donnant les mains à leur insolence : car je le crois, si vous vouliez y faire attention, vous verriez qu’ils sont devenus les plus lâches et les plus insolents des hommes.

« Boïscus, un lutteur thessalien, bataillait récemment pour porter son bouclier : il se disait malade ; et maintenant, à ce que j’entends dire, il a dépouillé je ne sais combien de Cotyorites. Si tous êtes sages, vous ferez avec lui le contraire de ce qu’on fait aveu les chiens. Les chiens méchants, on les met à l’attache le jour, et on les lâche la nuit : lui, si vous êtes prudents, vous l’attacherez la nuit, et le lâcherez le jour.

« Mais en vérité, dit-il en terminant, je m’étonne que vous vous rappeliez ce que j’ai pu vous faire de désagréable, et que vous ne puissiez vous en taire ; tandis que s’il en est à qui j’ai porté secours durant le froid, que j’ai défendus contre l’ennemi, à qui j’ai rendu service dans la maladie ou dans la détresse, personne ne s’en souvient. Si j’ai loué ceux qui faisaient une belle action, si j’ai honoré quelque brave, autant qu’il était en moi, on ne se le rappelle pas davantage. Et cependant il est beau, il est juste, c’est un devoir agréable et sacré de se souvenir du bien plutôt que du mal. »

À ces mots, chacun se lève l’esprit tout entier aux souvenirs, et l’affaire s’arrange au mieux.




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LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


Alliance avec les Paphlagoniens. — Danses curieuses. — Départ de Cotyore. — Arrivée à Harmène. — On offre à Xénophon le commandement en chef. — Il refuse et le fait donner à Chirisophe.


Pendant le séjour qu’on fît en cet endroit, on vécut soit des provisions du marché, soit de la maraude faite en Paphlagonie. De leur côté, les Paphlagoniens dépouillaient parfaitement tous ceux qui s’écartaient, et la nuit, ils incommodaient fort ceux qui bivouaquaient à distance. De là, de part et d’autre, une vive animosité. Corylas, qui se trouvait alors gouverneur de Paphlagonie, envoya aux Grecs des députés, avec des chevaux et des vêtements magnifiques. Ils disent que Corylas est tout prêt à ne plus inquiéter les Grecs, si l’on ne l’inquiète plus. Les stratèges répondent qu’ils en délibéreront avec l’armée, donnent aux envoyés l’hospitalité, et invitent avec eux tous ceux qu’il paraît le plus juste d’appeler ; puis, après avoir immolé des bœufs et d’autres bestiaux de capture, on sert un repas convenable ; on soupe couchés sur des lits de feuillage, et l’on boit dans des coupes de cornes, qu’on trouvait dans le pays.

Les libations faites et le péan chanté, des Thraces se lèvent d’abord, dansent tout armés au son de la flûte, puis sautent très-haut et avec agilité en s’escrimant de leurs sabres. Enfin l’un d’eux frappe l’autre, si bien qu’il semble à tous qu’il a blessé son homme, qui ne tombe que pour la forme. Les Paphlagoniens jettent un grand cri, Le vainqueur dépouille l’autre de ses armes, et sort en chantant Sitalcé[81], tandis que les Thraces emportent le prétendu mort, qui se porte bien.

Ensuite les Énians et le Magnésiens se lèvent et commencent en armes la danse nommée carpéa[82]. Voici en quoi consiste cette danse. Un des acteurs met ses armes à terre à côté de lui, sème son champ et conduit une charrue, en se retournant fréquemment comme un homme qui a peur. Un brigand survient. Dès que l’autre le voit, il saute sur ses armes, va au-devant de lui et se bat pour son attelage. Tous ces mouvements s’exécutent en cadence, au sonde la flûte. Enfin le brigand a le dessus, garrotte le laboureur et emmène son attelage. D’autres fois le laboureur bat le brigand ; il l’attache auprès de ses bœufs et le chasse devant lui, les deux mains liées au dos.

Après lui, Mysus entre, un bouclier léger dans chaque main. Tantôt il a l’air, dans sa danse, de se défendre contre deux ennemis, tantôt il se sert de ses deux boucliers contre un seul ; quelquefois il tourne et fait la culbute, sans lâcher ses boucliers ; si bien qu’il offre toujours un spectacle agréable. Il finit par la danse des Perses, en frappant d’un bouclier sur l’autre : il se met à genoux, il se relève, tout cela en mesure et au son de la flûte.

Viennent ensuite des Mantinéens et quelques autres Arcadiens, qui se lèvent, couverts de leurs plus belles armes, s’avancent en cadence, les flûtes jouant une marche guerrière, chantent un péan, et dansent comme il est d’usage dans les cérémonies religieuses. Les Paphlagoniens sont tout étonnés de voir toutes ces danses exécutées en armes. Mysus, s’apercevant de leur surprise, engage un Arcadien, qui avait une danseuse pour maîtresse, à l’introduire, revêtue de ses habits les plus beaux, et un bouclier léger à la main. Celle-ci danse la pyrrhique avec une grande légèreté. Aussitôt de grands applaudissements. Les Paphlagoniens demandent aux Grecs si les femmes combattent avec eux. On leur dit que ce sont elles qui ont mis le roi en fuite et l’ont chassé de son camp. Telle fut la fin de cette soirée.

Le lendemain, les Paphlagoniens sont amenés à la délibération des soldats, qui décident que l’on ne se fera plus de mal des deux côtés ; après quoi les députés repartent. Les Grecs, jugeant qu’ils ont assez de bâtiments, s’embarquent et naviguent avec le vent favorable pendant un jour et une nuit, ayant à gauche la Paphlagonie. Le lendemain on arrive à Sinope et on mouille à Harmène[83], port de cette ville. Sinope est en Paphlagonie, c’est une colonie des Milésiens. Les habitants envoient aux Grecs des présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge et quinze cents cérames[84] de vin. Chirisophe y arrive avec des trirèmes. Les soldats espéraient qu’il leur amenait autre chose ; mais il n’amenait rien. Il annonce seulement qu’Anaxibius, chef de la flotte, ainsi que tous les autres, fait l’éloge de l’armée, et qu’Anaxibius leur promet une solde au sortir de l’Euxin.

Les soldats restent toujours à Harmène. Comme ils se sentent près de la Grèce, ils songent plus que jamais aux moyens de ne pas rentrer chez eux les mains vides. Ils jugent donc qu’en choisissant un seul chef, un seul pourra mieux que plusieurs imposer sa volonté à l’armée la nuit ainsi que le jour ; s’il faut garder quelque secret, il pourra mieux l’empêcher de se répandre. S’il est nécessaire dé prévenir l’ennemi, il perdra moins de temps ; il ne faudra plus de confidence ; mais un seul fera exécuter ce qu’il aura décidé, tandis qu’auparavant les stratèges faisaient tout à la pluralité des voix.

Occupés de ces pensées, ils songent à Xénophon. Les lochages viennent le trouver et lui disent que c’est le vœu de l’armée. Chacun, lui témoignant son affection, l’engageait à se charger du commandement. Xénophon y inclinait, croyant que ce serait pour lui la source d’une plus grande gloire, le moyen de se faire un nom plus illustre parmi ses amis et dans sa ville natale : peut-être même l’armée lui devrait-elle de nouveaux services.

Ces réflexions l’entraînaient à désirer devenir commandant en chef ; mais quand il songeait que personne ne peut lire dans l’avenir et qu’il risquait de perdre dans ce rang la gloire qu’il avait acquise, il hésitait. Dans cette perplexité, il croit que le meilleur parti à prendre est de consulter les dieux. Il conduit deux victimes devant les autels, et sacrifie à Jupiter Roi, qui lui avait été désigné par l’oracle de Delphes. C’était (railleurs à ce dieu qu’il attribuait l’envoi du songe qu’il avait eu quand il commença à prendre sa part des soins dus à l’armée. Il se ressouvenait aussi qu’à son départ d’Éphèse, pour être présenté à Cyrus, il avait entendu à droite le cri d’un aigle posé à terre ; le devin qui l’accompagnait alors lui avait dit que c’était l’augure d’une gloire élevée, glorieuse, mais pénible, vu que les oiseaux attaquent l’aigle surtout quand il est posé. Le devin ajoutait que ce n’était pas un augure de richesse, car c’est au vol que l’aigle s’empare de sa proie.

Pendant qu’il sacrifie, le dieu lui montre clairement qu’il ne doit ni briguer le commandement en chef, ni l’accepter, s’il est élu. C’est ce qui eut lieu. L’armée s’étant réunie, tout le monde dit qu’il faut élire un chef, et, cet avis adopté, on propose Xénophon. Comme il était évident que, quand on irait aux voix, ce serait lui qu’on choisirait, il se lève et dit :

« Soldats, je suis sensible à l’honneur que vous me faites, attendu que je suis homme ; je vous en remercie et je prie les dieux de me donner l’occasion de vous rendre service ; mais je ne crois pas, quand il y a là un Lacédémonien, que ce soit votre intérêt et le mien de me choisir : les Lacédémoniens seraient moins empressés à cause de cela de vous accorder ce qui vous ferait faute, et je ne sais pas s’il y aurait sûreté pour moi. Car je vois qu’ils n’ont cessé d’être en guerre avec ma patrie que quand ils ont eu fait reconnaître par toute la ville la suprématie des Lacédémoniens : cet aveu fait, ils ont cessé la guerre et n’ont pas continué le siège de la ville. Témoin de ces événements, si je paraissais attenter, autant qu’il est en moi, à leur autorité, je craindrais qu’on ne me rappelât brusquement à la raison. Quant à ce que vous pensez, qu’il y aura moins, de séditions avec un seul chef qu’avec plusieurs, sachez bien que, si vous en choisissez un autre, vous ne me trouverez à la tête d’aucun parti. Je pense qu’à la guerre quiconque conspire contre son chef conspire contre son propre salut ; tandis que, si vous me choisissiez, je ne serais pas surpris qu’il se trouvât quelqu’un d’irrité contre vous et contre moi. »

À ces mots, un plus grand nombre encore se lèvent et disent qu’il faut qu’il commande. Agasias de Stymphale dit qu’il trouve ridicule que la chose se passe de la sorte ; que, si les Lacédémoniens se fâchent, ils devront aussi se fâcher si, dans un festin, on ne choisit pas un Lacédémonien pour président. « À ce compte, ajoute-t-il, il ne nous est pas permis sans doute d’être lochages, puisque nous sommes Arcadiens. » Ces paroles d’Agasias sont couvertes d’applaudissements.

Alors Xénophon, voyant qu’il faut insister davantage, s’avance et dit : « Eh bien ! camarades, pour ne vous rien cacher, je vous en atteste tous les dieux et toutes les déesses, que, pressentant votre décision, j’offris un sacrifice pour savoir s’il serait avantageux à vous de me confier ce pouvoir, à moi de l’accepter. Les dieux m’ont fait voir dans les victimes, si clairement qu’un enfant n’aurait pu s’y méprendre, que je dois m’abstenir de ce pouvoir absolu. »

On élit Chirisophe. Chirisophe, une fois élu, s’avance et dit : « Sachez, soldats, que je me serais soumis, si vous aviez élu un autre chef, mais vous avez rendu service à Xénophon en ne l’élisant pas. Dexippe l’a depuis peu calomnié auprès d’Anaxibius, autant qu’il l’a pu, quoique j’aie fait tous mes efforts pour lui fermer la bouche. Il a dit qu’à croyait que Xénophon aimerait mieux avoir pour collègue Timasion de Dardanie, de la division de Cléarque, que lui-même qui est Lacédémonien. Mais puisque vous m’avez élu, continue Chirisophe, je m’efforcerai aussi de vous faire tout le bien que je pourrai. Préparez-vous à lever l’ancre, demain, si le temps est beau. On fera voile vers Héraclée ; il faut que tout le monde tâche d’y arriver : une fois là, nous aviserons au reste. »


CHAPITRE II.


Départ des Grecs. — Arrivée à Héraclée. — Fin du commandement en chef de Chirisophe. — Nouvelle autorité de Xénophon. — Division de l’armée en trois corps.


Le lendemain, on met à la voile par un bon vent, et pendant deux jours on navigue, à l’aide du câble, le long des côtes. En longeant la terre on aperçoit le cap Jason, où aborda, dit-on, le navire Argo, et les bouches de plusieurs fleures, d’abord du Thermodon, ensuite de l’Iris, puis de l’Halys[85], enfin du Parthénius. Cette embouchure passée, on arrive à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays des Mariandyns. On mouille près de la Chersonèse Achérusiade. C’est là, dit-on, qu’Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère : on montre encore à présent, comme monument de sa descente, un gouffre qui a plus de deux stades de profondeur. Les Héracléotes envoient aux Grecs, en présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge, deux mille cérames de vin, vingt bœufs et cent brebis. La plaine est traversée par un fleuve nommé Lycus, large d’environ deux plèthres.

Les soldats, s’étant assemblés, délibèrent s’il vaut mieux sortir de l’Euxin par terre ou par mer. Lycon d’Achaïe se lève et dit : « Je suis étonné, soldats, que nos stratèges n’essayent pas de nous procurer des vivres. Les présents hospitaliers assurent à l’armée des vivres pour trois jours ; mais où nous fournirons-nous de vivres pour le reste de la route ? je n’en sais rien. Je suis donc d’avis de demander à la ville d’Héraclée au moins trois mille cyzicènes. » Un autre dit qu’il faut exiger une solde de dix mille cyzicènes au moins. « Choisissons des députés tout de suite, sans désemparer ; envoyons-les à la ville, et sachons leur réponse pour en délibérer. » On propose pour députés d’abord Chirisophe, en sa qualité de général en chef. Quelques-uns nomment aussi Xénophon. Ils refusent tous deux avec force. Ils pensaient qu’on ne devait exiger d’une ville grecque et amie que ce que les citoyens voudraient eux-mêmes donner. Comme ils avaient de l’éloignement pour une telle mission, on envoie Lycon d’Achaïe, Callimaque de Parrhasie et Agasias de Stymphale. Arrivés à Héraclée, ceux-ci disent ce qui a été décidé : on dit que Lycon ajouta des menaces, si l’on n’obéissait pas sans réserve. Après l’avoir entendu, les Héracléotes répondent qu’ils vont délibérer. Ils font rentrer aussitôt tout ce qu’ils ont de biens dans les champs, approvisionnent leur ville, en ferment les portes et paraissent en armes sur les remparts.

Les auteurs de ce désarroi accusent les stratèges d’avoir fait manquer l’affaire. Les Arcadiens et les Achéens se réunissent à part. À leur tête sont Callimaque de Parrhasie et Lycon d’Achaïe. Ils disent qu’il est honteux qu’un Athénien qui n’a pas amené de troupes à l’armée commande à des Péloponésiens et à des Lacédémoniens ; qu’ils ont toute la peine et d’autres le profit, et cela quand ce sont eux qui ont sauvé l’armée ; que les Arcadiens et les Achéens ont tout fait : que le reste n’est rien ; et, de fait, les Arcadiens et les Achéens composaient la moitié de l’armée ; que, s’ils avaient un peu de bon sens, ils se réuniraient, se choisiraient eux-mêmes des stratèges, feraient route à part, et tâcheraient de faire quelque bonne prise. L’avis est adopté. Tout ce qu’il y a d’Arcadiens et d’Achéens abandonnent Chirisophe et Xénophon et font corps à part. Ils en élisent dix d’entre eux pour stratèges, et arrêtent que ceux-ci feront exécuter tout ce qui sera décidé à la pluralité, des voix. Ainsi tombe le pouvoir suprême de Chirisophe, six ou sept jours après qu’il a été élu.

Xénophon cependant voulait continuer sa marche en compagnie de ces factieux, croyant qu’il y trouverait plus de sûreté qu’à conduire séparément chaque division. Mais Néon lui conseille de marcher à part, ayant su de Chirisophe que Cléandre, harmoste de Byzance, avait dit qu’il se rendrait avec des trirèmes au port de Calpé ; l’intention de Néon était que personne ne profitât de ces trirèmes : il voulait s’y embarquer avec les soldats de leurs divisions, et voilà pourquoi il donnait ce conseil. Chirisophe, découragé par tous ces événements, et même irrité contre l’armée, permet à Xénophon de faire ce qu’il veut. Celui-ci est d’abord tenté de laisser l’armée et de s’embarquer seul ; mais, ayant fait un sacrifice à Hercule Conducteur, afin de savoir s’il lui serait meilleur et plus avantageux de continuer l’expédition avec les soldats qui lui restaient ou de les quitter, le dieu lui fit connaître par les victimes qu’il fallait rester avec ses soldats.

Ainsi l’armée se sépare en trois corps : le premier, composé d’Arcadiens et d’Achéens, de plus de quatre mille cinq cents hommes, tous hoplites ; le second, sous les ordres de Chirisophe, est de quatorze cents hoplites et près de sept cents peltastes : c’étaient les Thraces de Cléarque ; le troisième, commandé par Xénophon, de dix-sept cents hoplites et d’environ trois cents peltastes : c’était le seul où il y eût de la cavalerie, environ quarante cavaliers.

Les Arcadiens, ayant obtenu des bâtiments des Héracléotes, s’embarquent les premiers, pour tomber à l’improviste sur les Bithyniens et leur enlever le plus possible. Ils descendent au port de Calpé, situé vers le milieu de la Thrace. Chirisophe, au sortir de la ville d’Héraclée, marche à travers l’intérieur du pays. Mais, une fois arrivé en Thrace, il continue sa route le long de la mer : il se sentait déjà malade. Pour Xénophon, ayant pris des bâtiments, il débarque aux confins de la Thrace et du territoire d’Héraclée, et s’avance dans le milieu des terres.


CHAPITRE III.


Marche des trois corps. — Ils se réunissent tous au port de Calpé.


Comment fut dissous le commandement de Chirisophe et comment l’armée grecque se divisa, nous venons de l’exposer. Voici ce que fit chaque division.

Les Arcadiens débarquent de nuit au port de Calpé, marchent vers les premiers villages, à trente stades à peu près de la mer. Au point du jour, chaque stratège conduit sa troupe séparément vers un village : quand un village parait plus fort, les stratèges y envoient deux loches. On convient d’une colline où tout le monde devra se réunir. Cette irruption ayant été subite, ils font beaucoup de prisonniers et enlèvent une grande quantité de bétail. Les Thraces qui ont pu s’échapper se réunissent. Or, il s’en était échappé un bon nombre, tous peltastes, des mains des hoplites grecs. Une fois réunis, ils attaquent d’abord le loche de Smicrès, un des stratèges des Arcadiens, qui marchait au rendez-vous, chargé de butin. Les Grecs continuent quelque temps leur marche en combattant ; mais, au passage d’un ravin, ils sont mis en déroute, et tués jusqu’au dernier, y compris Smicrès : un autre lochage, l’un des dix stratèges, Hégésandre, ne ramena que huit hommes. Cependant les autres lochages gagnent la colline, les uns avec du butin, les autres les mains vides.

Les Thraces, après ce premier succès, s’appellent les uns les autres et se rassemblent en forces pendant la nuit. Au point du jour, ils se forment en cercle autour de la colline où campaient les Grecs ; ils avaient en bataille de nombreux cavaliers et des peltastes : leur nombre croissait à chaque instant, et ils attaquaient impunément les hoplites. Les Grecs, en effet, n’avaient ni archer, ni homme de trait, ni cavalier, tandis que les Thraces courant ou galopant lançaient leur javelot, et, quand on marchait sur eux, se retiraient aisément. Ils attaquaient les uns d’un côté, les autres de l’autre, blessaient beaucoup de leurs ennemis sans avoir un seul blessé, de telle sorte que les Grecs ne peuvent bouger de leur poste, et que les Thraces finissent par les empêcher d’arriver à un endroit où il y avait de l’eau. Dans cette extrémité, on parle de trêve, et déjà l’on convient de quelques conditions ; mais les Grecs demandant des otages et les Thraces refusant d’en donner, on en demeure là. Telle était la situation des Arcadiens.

Cependant Chirisophe, marchant par terre le long de la mer, arrive au port de Calpé. Xénophon, de son côté, traverse l’intérieur du pays, et sa cavalerie, détachée en avant, lui amène des vieillards qu’elle a rencontrés. Il leur demande s’ils savent des nouvelles d’une autre armée grecque. Ils rapportent ce qui s’est passé, comment les Grecs, assiégés en ce moment même sur une colline, sont serrés de tous côtés par les Thraces. Xénophon met alors ces hommes sous bonne garde, pour servir de guides au besoin ; il pose dix vedettes, convoque ses troupes et dit ; « Soldats, une partie des Arcadiens a péri ; les autres sont assiégés sur une colline. Je pense que, si nous les laissons périr, nous n’aurons plus aucun espoir de salut avec des ennemis si nombreux et si pleins d’audace. Le meilleur pour nous est donc de secourir ces gens-là au plus vite, afin que, s’ils sont encore vivants, nous combattions avec eux, et que nous n’ayons pas à courir seuls de nouveaux dangers.

« Nous camperons plus tard ; dès à présent marchons, jusqu’à ce que nous croyions être à l’heure du repas. Pendant que nous avancerons, Timasion se portera en avant avec la cavalerie, sans nous perdre de vue, et éclairera le pays, afin qu’il n’y ait pas de surprise. »

Il envoie en même temps les plus agiles de ses gymnètes sur les flancs et sur les hauteurs, avec ordre de faire signe, s’ils apercevaient quelque chose, et de brûler tout ce qui pouvait être incendié. « Quant à nous, nous n’avons plus de retraite, ajoute-t-il. Héraclée est trop loin pour y retourner, Chrysopolis trop loin pour y arriver, et nous sommes près de l’ennemi. Le port de Calpé, où nous croyons Chirisophe arrivé, s’il a pu échapper, est encore le point le plus proche. Mais il n’y a là ni bâtiments pour nous embarquer, ni vivres pour y demeurer, ne fût-ce qu’un seul jour. Laisser périr les assiégés, puis nous unir avec les troupes seules de Chirisophe, pour affronter de nouveaux dangers, est un parti pire que de les sauver, de nous unir tous et de pourvoir ensemble à notre salut. Marchons donc, résolus à périr aujourd’hui glorieusement ou à faire quelque bel exploit, en sauvant tant de Grecs. Dieu peut-être agit-il ainsi parce qu’il veut humilier l’orgueil de ceux qui se sont crus trop sages, et nous élever au-dessus d’eux, nous qui n’entreprenons rien sans invoquer les dieux. Suivez vos chefs, et donnez toute votre attention à bien exécuter leurs ordres. »

Cela dit, il se place en tête. La cavalerie, se dispersant autant qu’elle le peut sans risque, brûle tout ce qu’elle rencontre, et les peltastes, occupant successivement les hauteurs, mettent le feu à tout ce qui est combustible : le reste de l’armée achève de détruire ce qui a échappé : de cette manière le pays tout en feu annonce la marche d’une nombreuse armée. L’heure étant venue, les Grecs montent et campent sur une colline, d’où ils aperçoivent les feux de l’ennemi, à la distance d’environ quarante stades, et ils allument eux-mêmes le plus de feux possible. Le repas fini, on ordonne d’éteindre ces feux au plus vite ; on place des sentinelles pour la nuit, et l’on se livre au repos. Au point du jour, on adresse des prières aux dieux, on se range en bataille et l’on s’avance au pas accéléré. Timasion, qui avait pris les devants avec la cavalerie et les guides, se trouve, sans le savoir, sur la colline où les Grecs étaient assiégés. Il n’y voit plus ni amis, ni ennemis, et il en instruit aussitôt Xénophon et sa troupe. Il ne restait que quelques vieilles femmes, des vieillards, quelques chétifs moutons et des bœufs abandonnés. On s’étonne d’abord, on se demande ce qui peut être arrivé. On apprend ensuite de ceux qu’on a laissés là que les Thraces se sont retirés, tous dès le soir même, et ils ajoutent que les Grecs sont partis le lendemain ; mais de quel côté, ils ne le savent pas.

Ces renseignements connus, Xénophon fait dîner les troupes ; on plie bagage, et l’on se remet en marche dans le dessein de rejoindre au plus tôt les autres Grecs au port de Calpé. Chemin faisant, on trouve la trace des Arcadiens et des Achéens sur la route du port de Calpé. Quand on les a rejoints, on se revoit avec bonheur et l’on s’embrasse comme frères. Les Arcadiens demandent aux soldats de Xénophon pourquoi ils ont éteint leurs feux : « Nous croyions, disent-ils, en ne voyant plus vos feux, que vous alliez attaquer les ennemis la nuit même : ceux-ci, nous le présumons, ont eu également cette idée, et la crainte les a fait décamper ; car c’est vers ce moment qu’ils ont battu en retraite. Comme vous n’arriviez point et que le temps nécessaire était écoulé, nous avons cru qu’instruits de notre situation et enrayés vous vous étiez retirés vers la mer. Nous avons jugé nécessaire de ne pas rester en arrière de vous, et c’est comme cela que nous avons marché jusqu’ici. »


CHAPITRE IV.


Description du port de Calpé. — Résolution qu’y prennent les Grecs. — Fausse démarche de Néon. — Apparition de la cavalerie de Pharnabaze.


On reste tout ce jour en plein air sur-le rivage, près du port. Ce lieu, qu’on appelle port de Calpé, est situé dans la Thrace asiatique. Cette Thrace, qui commence à la bouche de l’Euxin et s’étend jusqu’à Héraclée, est à droite de ceux qui entrent dans le Pont. De Byzance à Héraclée, il ne faut que le trajet d’un long jour aux trirèmes qui ne naviguent qu’à la rame. On ne trouve dans l’intervalle aucune ville ni amie ni grecque, mais seulement des Thraces Bithyniens. Ceux des Grecs qui leur tombent entre les mains, soit par naufrage, soit autrement, ils les traitent avec cruauté. Le port de Calpé est à mi-chemin pour ceux qui naviguent d’Héraclès à Byzance. C’est une pointe qui s’avance dans la mer : le côté tourné vers la pleine mer est un rocher à pic, très-élevé, dont la plus petite hauteur n’a pas moins de vingt brasses ; l’isthme qui relie cette pointe à la terre a tout au plus quatre plèthres de largeur ; mais l’espace compris entre la mer et ce passage pourrait contenir une ville de dix mille âmes.

Le port est sous le rocher même, le rivage tourné vers le couchant. Une source d’eau douce très-abondante coule du côté de la mer, mais dominée par le rocher. Des bois en grande quantité et de toute espèce, ainsi qu’une infinité de bois de construction, garnissent le rivage. La montagne qui prend naissance au port, s’étend dans l’intérieur du pays jusqu’à vingt stades environ ; elle est de terre, sans mélange de pierres ; et le long de la côte, sur une étendue de plus de vingt stades, elle offre une forêt touffue de grands arbres de toute essence. Le reste du pays est beau, spacieux, couvert de villages très-peuplés. Il produit de l’orge, du blé, des légumes de toute espèce, du miel, du sésame, quantité de figues, des vignes nombreuses qui donnent d’excellent vin ; de tout enfin, sauf des oliviers. Tel est ce pays.

Les soldats se cantonnent sur la côte, le long de la mer : ils ne voulaient pas camper dans un lieu propre à fonder une ville. Ils craignaient même d’être venus en cet endroit par le mauvais dessein de ceux qui avaient le projet d’un semblable établissement : car la plupart d’entre eux n’avaient pas été conduits par la misère à s’embarquer dans l’espérance d’une paye, mais par le bruit de la générosité de Cyrus, les uns entraînant a leur suite des dissipateurs ruinés ; d’autres s’étant dérobés à leur père et à leur mère ; quelques-uns abandonnant leurs enfants avec la pensée de revenir un jour leur fortune faite, sachant d’ailleurs que d’autres avaient gagné auprès de Cyrus de grandes et fortes sommes. Des hommes de cette espèce désiraient donc revenir en Grèce sains et saufs.

Le lendemain, quand tout le monde est réuni, Xénophon fait un sacrifice pour savoir s’il faut sortir du camp. Il fallait nécessairement aller chercher des vivres, et il songeait à donner la sépulture aux morts. Les entrailles ayant été favorables, les Arcadiens mêmes le suivent et enterrent la plupart des morts, chacun à la place où il était tombé ; car les cadavres étant là depuis cinq jours, il n’y avait plus moyen de les enlever. Quelques-uns ayant été rapportés de dessus les chemins, on leur fait les plus belles funérailles que permettent les circonstances. Pour ceux qu’on ne peut retrouver, on leur dresse un grand cénotaphe avec un immense bûcher orné de couronnes. Cela fait, on revient au camp, où l’on soupe et l’on prend du repos. Le lendemain tous les soldats se rassemblent. Cette réunion est surtout provoquée par Agasias de Stymphale, lochage, Hiéronyme d’Élée, également lochage, et les plus âgés des Arcadiens. On fait un décret, qui condamne à mort quiconque proposerait à l’avenir la séparation de l’armée, exige que chacun retourne au rang qu’il occupait précédemment dans les troupes, et rend le commandement aux anciens chefs. Chirisophe était mort par suite d’un remède qu’il avait pris pour la fièvre : Néon d’Asinée le remplace.

Xénophon se lève et dit : « Soldats, c’est par terre, à ce qu’il paraît, qu’il faut continuer la marche, puisque nous n’avons pas de bâtiments : il faut même partir sur-le-champ, car nous n’avons pas de vivres pour rester. Nous allons faire un sacrifice ; vous, de votre côté, vous allez vous préparer à combattre plus vigoureusement que jamais : les ennemis ont repris courage. »

Cela dit, les généraux font les sacrifices : près d’eux se tient le devin Arexion d’Arcadie. Silanus d’Ambracie s’était enfui d’Héraclée sur un navire qu’il avait affrété. Ce sacrifice fait pour le départ ne donne pas de présages favorables. On ne bouge donc pas ce jour-là. Quelques-uns ont l’audace de dire que Xénophon, voulant fonder une ville en cet endroit, a engagé le devin à dire que les victimes ne sont pas favorables au départ. Alors Xénophon fait publier par un héraut qu’il sera permis le lendemain à qui voudra, même aux devins, d’assister au sacrifice pour observer les entrailles. Il sacrifie devant un grand nombre de témoins. On immole jusqu’à trois victimes sans trouver de signes heureux pour le départ : les soldats s’en affligent d’autant plus qu’ils ont consommé les vivres qu’ils avaient apportés, et qu’il n’y a point de marché.

L’assemblée se réunit et Xénophon leur adresse encore ces paroles : « Soldats, vous le voyez, il n’y a pas de présages heureux pour le départ, et je vous vois manquer du nécessaire il me parait donc urgent d’offrir de nouveaux sacrifices pour cet objet. » Un homme se lève alors et dit : « Il est tout naturel que les présages ne soient point favorables : j’ai su de l’un des matelots du navire qui a relâché hier par hasard, que Cléandre, harmoste de Byzance, doit arriver ici avec des bâtiments de transport et des trirèmes. » Tout le monde alors est d’avis d’attendre ; mais il est essentiel de sortir pour se procurer des vivres. On immole dans cette vue jusqu’à trois victimes, et les présages sont mauvais : déjà les soldats marchent vers la tente de Xénophon et disent qu’ils n’ont pas de vivres. Celui-ci déclare qu’il ne les fera pas sortir sans avoir de présages heureux.

Le lendemain, le sacrifice recommence : l’armée presque tout entière, grâce à l’impatience générale, forme un cercle autour de l’autel ; mais les victimes manquent. Les stratèges persistent à ne pas vouloir sortir : ils convoquent l’assemblée. Xénophon s’exprime ainsi : « Sans doute les ennemis se sont réunis et il faudra combattre. Si donc, abandonnant nos équipages dans ce lieu fortifié, nous marchons tout prêts au combat, peut-être obtiendrons-nous d’heureux présages. » À ces mots, les soldats s’écrient qu’il ne faut rien transporter dans cet endroit, mais sacrifier au plus vite. On n’avait point de menu bétail ; on achète des bœufs d’attelage et on les immole. Xénophon recommande à Cléanor d’Arcadie de veiller à tout, si l’issue est favorable ; mais les présages ne sont pas heureux.

Néon, qui avait été nommé stratège à la place de Chirisophe, voyant l’extrême disette où les hommes sont réduits et voulant leur être agréable, profite de la rencontre d’un Héracléote qui lui dit connaître des villages voisins où l’on peut prendre des vivres : il fait publier par un héraut que quiconque veut aller chercher des vivres n’a qu’à venir avec lui : il les guidera. Il sort du camp, avec des piques, des outres, des sacs et autres ustensiles, environ deux mille hommes. Mais à peine se sont-ils rendus dans les villages et dispersés pour piller, que les cavaliers de Pharnabaze tombent sur eux. Ils étaient venus en aide aux Bithyniens, avec l’intention de s’unir à eux pour empêcher les Grecs d’entrer en Phrygie. Ces cavaliers tuent au moins cinq cents Grecs ; le reste s’enfuit sur la montagne.

Un des fuyards rapporte au camp cette nouvelle. Comme ce jour-là même les victimes n’avaient pas été favorables, Xénophon prend un bœuf d’attelage faute d’autre victime, l’immole et marche au secours des Grecs avec tous les soldats âgés de moins de trente ans. Ils recueillent les débris de la troupe et les ramènent au camp. Le soleil allait se coucher et les Grecs, tout découragée, étaient à souper. Tout à coup, à travers un fourré, des Bithyniens tombent sur les avant-postes, tuent plusieurs soldats et poursuivent les autres jusqu’au camp, un cri s’élève ; tous les Grecs courent aux armes ; il paraît dangereux de poursuivre l’ennemi et de lever le camp pendant la nuit, parce que le pays est fourré ; mais on passe la nuit en armes, après avoir posé des gardes assez fortes pour combattre.


CHAPITRE V.


On assied le camp dans un lieu sûr. — Marche contre l’ennemi. — Éloquence et bravoure de Xénophon. — Victoire sur les Bithyniens et les troupes de Pharnabaze.


La nuit se passe ainsi. Le lendemain, au point du jour, les stratèges conduisent l’armée dans le poste fortifié : les soldats suivent avec armes et bagages. Avant l’heure du repos, l’espace étroit qui donne entrée en ce lieu est retranché par un fossé qu’on creuse et dont on palissade le revers, en n’y laissant que trois portes. Arrive alors un bâtiment d’Héraclée apportant de la farine d’orge, des bestiaux et du vin.

Levé de bonne heure, Xénophon sacrifie pour obtenir des dieux la sortie du camp : les signes sont favorables dès la première victime. À la fin du sacrifice, le devin Arexion de Parrhasie aperçoit un aigle d’un heureux augure, et engage Xénophon à sortir. On passe le fossé, on pose les armes et l’on fait publier par les hérauts que les soldats, après le repas, sortent armée, mais qu’ils laissent derrière le retranchement les esclaves et tout ce qui ne porte pas d’armes. Tout sort, excepté Néon, auquel on croit devoir laisser, comme poste d’honneur, la garde du camp. Mais les lochages et les soldats l’ayant quitté, honteux de ne pas suivre quand les autres marchaient à l’ennemi, il ne lui reste que les hommes âgés de plus de quarante-cinq ans : ceux-là tout seuls demeurent ; les autres marchent.

Après avoir fait quinze stades, on trouve des morts : on couvre les premiers cadavres qu’on rencontre d’une aile de la ligne, et l’on ensevelit tout ce qui est derrière. Ceux-là ensevelis, la marche continue, ainsi que la même manœuvre, et l’on ensevelit tout ce que l’armée rencontre. Arrivés au chemin qui conduit hors des villages, on y trouve beaucoup de cadavres près l’un de l’autre ; on les transporte tous ensemble et on leur donne la sépulture.

Il était plus de midi, quand l’armée s’avança hors des villages, enlevant tout ce qu’on trouvait de vivres dans le parcours de la phalange. Tout à coup on découvre les ennemis, qui avaient monté le revers de quelques collines en face des Grecs. Ils étaient sur une ligne pleine, avec beaucoup de cavaliers et de fantassins. Spithridate et Rhathinés étaient arrivés avec un détachement des troupes de Pharnabaze. Dès qu’ils ont aperçu les Grecs, ils s’arrêtent à la distance d’environ quinze stades. Aussitôt Arexion, devin des Grecs, fait un sacrifice, et les entrailles de la première victime sont favorables. Alors Xénophon : « Stratèges, dit-il, je suis d’avis de ranger des loches en corps de réserve, derrière la phalange, afin qu’ils puissent la soutenir au besoin, et que l’ennemi en désordre trouve des troupes fraîches et formées. » Tous les stratèges sont de la même opinion. « Menons donc, dit-il, l’année droit à l’ennemi : ne restons pas là, puisque nous voyons l’ennemi et qu’il nous voit. Je vous joindrai, dès que j’aurai formé les loches derrière la phalange, comme vous l’ayez décidé. »

On s’avance au petit pas. Xénophon, prenant les trois derniers rangs, d’environ deux cents hommes chacun, en envoie un tiers vers la droite, pour suivre à la distance d’un plèthre : Samolas d’Achaïe était à la tête de cette division ; le second tiers a l’ordre de marcher à distance derrière les centres : il était commandé par Pyrrhias d’Arcadie ; le dernier tiers est détaché vers la gauche, sous les ordres de Phrasias d’Athènes. On avançait, quand ceux qui sont en tête, arrivés à un grand vallon, dont le passage était difficile, font halte, parce qu’ils ignorent s’il est possible de le traverser. On appelle les stratèges et les lochages à la tête de la ligne. Xénophon, étonné de ce qui peut arrêter la marche, entend l’ordre et se porte au front à bride abattue. Quand tout le monde est assemblé, Sophénète, le plus âgé des stratèges, dit qu’il ne faut pas risquer le passage d’un pareil vallon. Alors Xénophon l’interrompant avec vivacité : « Compagnons, dit-il, vous savez que je ne vous ai jamais de gaieté de cœur exposés à un danger ; je vois, en effet, que vous avez moins besoin de valeur pour votre gloire que pour votre salut. En ce moment, voici notre position. Nous ne pouvons sortir d’ici sans combattre. Si nous ne marchons pas contre les ennemis, ils nous suivront dans notre retraite et tomberont sur nous. Examinons s’il vaut mieux marcher sur ces hommes, nos armes en avant, ou bien, nos armes au dos, voir les ennemis nous attaquer par derrière. Vous le savez, il n’y a point d’honneur à se retirer devant l’ennemi ; mais le poursuivre donne du cœur aux plus lâches. Pour moi, j’aimerais mieux poursuivre avec moitié moins de troupes, que fuir avec moitié plus. Et d’ailleurs, j’en suis sûr, vous ne vous figurez pas que ces gens tiendront contre notre attaque ; mais si nous tournons le dos, vous savez qu’ils auront le courage de nous suivre. Une fois passé, ce vallon difficile à franchir n’est-il pas, pour des hommes résolus à combattre, une position qui vaut la peine d’être prise ? Pour ma part, je voudrais que l’ennemi eût tous les chemins ouverts à sa retraite, et que nous, nous fussions convaincus par notre situation que nous n’avons de salut que dans la victoire. Je m’étonne donc que ce vallon paraisse à certains plus redoutable que tant d’autres que nous avons franchis. Mais comment traverser cette plaine même, si nous battons les cavaliers ? Comment passerons-nous ces montagnes, si tant de peltastes nous poursuivent ? Si nous arrivons sains et saufs à la mer, quel vallon que l’Euxin ! Là, nous ne trouverons ni bâtiments pour nous transporter, ni vivres pour subsister, si nous y restons. Mais il faudra, après nous être hâtés d’y arriver, nous hâter d’en sortir pour chercher des vivres. Il vaut donc mieux combattre aujourd’hui après avoir mangé, que demain à jeun. Compagnons, les victimes nous sont favorables, les augures propices, les entrailles superbes. Marchons à ces hommes : il ne faut pas qu’après avoir vu notre armée, ils dînent à leur aise et dressent leurs tentes où il leur plaira. »

Les lochages le pressent alors de se mettre en tête, et personne ne s’y oppose. Il se met en tête, après avoir donné l’ordre de traverser le vallon sans se rompre, chacun marchant devant soi : il présumait qu’en colonnes serrées l’armée le franchirait plus promptement qu’en défilant sur le pont placé au milieu du vallon. Le vallon traversé, Xénophon passant sur le front de la ligne : « Soldats, dit-il, retracez à votre pensée toutes les journées où, avec l’aide des dieux, votre courage vous a fait vaincre, et le sort qui attend ceux qui tournent le dos à l’ennemi : songez aussi que nous sommes aux portes de la Grèce. Suivez Hercule Conducteur : encouragez-vous mutuellement par votre nom. Il est doux, quand on raconte et qu’on a fait une action belle et courageuse, d’en rappeler à qui l’on veut le souvenir. »

Ainsi parle Xénophon, galopant au front de la phalange qu’il conduit en même temps. Les peltastes ayant été placés sur les deux ailes, on marche à l’ennemi. On ordonne de placer la pique sur l’épaule droite jusqu’à ce que la trompette sonne, puis de la tenir en avant, d’avancer à pas lents et de ne pas poursuivre au pas de course. Le mot d’ordre est Jupiter Sauveur, Hercule Conducteur. Les ennemis, croyant la position bonne, attendent les Grecs. Ceux-ci s’étant approchés, les peltastes jettent le cri de guerre et courent sus à l’ennemi, avant d’en avoir reçu l’ordre. Aussitôt les ennemis s’élancent à leur rencontre, cavaliers et fantassins des Bithyniens ; les peltastes sont mis en fuite ; mais bientôt la phalange des hoplites grecs s’avance au pas redoublé : la trompette sonne ; le péan retentit, les cris s’ensuivent et les piques s’abaissent : les ennemis ne tiennent plus ; ils s’enfuient.

Timasion les poursuit avec sa cavalerie : on en tue tout ce que peut tuer un aussi faible escadron. L’aile gauche de l’ennemi, placée en face de la cavalerie grecque, est aussitôt dispersée : la droite, qui n’est pas poursuivie aussi vivement, s’arrête sur une colline. Les Grecs, la voyant arrêtée, croient que rien n’est plus facile et moins dangereux que de la charger sur l’heure. Ils chantent le péan et s’élancent ; elle plie, et les peltastes la poursuivent, jusqu’à ce qu’elle soit dispersée à son tour. Il y a peu d’hommes tués, la cavalerie ennemie, qui était nombreuse, ayant fait peur.

Les Grecs, voyant la cavalerie de Pharnabaze tenir bon encore, et celle des Bithyniens s’y rallier et regarder ce qui se passait du haut d’une colline, jugent qu’il faut, quoique fatigués, marcher à ces troupes et les empêcher de prendre du courage avec du repos. Ils se forment et s’avancent. Les cavaliers ennemis s’enfuient par une pente rapide, comme s’ils avaient eu de la cavalerie sur les talons : ils entrent, en effet, dans un vallon marécageux, inconnu aux Grecs ; mais ceux-ci étaient déjà revenus de la poursuite, vu qu’il se faisait tard. De retour au lieu de la première mêlée, ils érigent un trophée et redescendent à la mer vers le coucher du soleil : ils étaient à près de soixante stades de leur camp.


CHAPITRE VI.


Butin fait sur les Bithyniens. — Arrivée de Cléandre. — Dispute entre Agasias et Dexippe. — Discours de Xénophon et d’Agasias. — Réponse de Cléandre. — Sa générosité. — Arrivée à Chrysopolis.


Les ennemis s’occupent alors de ce qui leur appartient ; ils transportent le plus loin possible leurs familles et leurs biens De leur côté, les Grecs attendent Cléandre, qui doit arriver avec des trirèmes et des bâtiments de transport. Cependant ils sortent chaque jour avec des bêtes de somme et des esclaves, rapportant, sans être inquiétés, du blé, de l’orge, du vin, des légumes, du mil, des figues : tout abonde en ce pays, sauf l’huile d’olive. Toutes les fois que l’armée restait au camp pour se reposer, il était permis aux soldats d’aller à la maraude : ils sortaient et faisaient main basse ; mais quand l’armée sortait tout entière, ce que chacun prenait à part en s’écartant était considéré comme appartenant à la masse. Déjà une grande abondance régnait au camp ; il arrivait de toutes parts des denrées des villes grecques, et les bâtiments qui longeaient la côte venaient volontiers y relâcher, sur le bruit qu’on y fondait une ville et qu’il y avait un port. Les ennemis mêmes, qui habitaient dans le voisinage, députent à Xénophon, à la nouvelle qu’il est le fondateur de la colonie, et lui demandent ce qu’il faut faire pour être ses amis. Celui-ci les présente aux soldats.

Sur ces entrefaites, Cléandre arrive avec des trirèmes, mais point de bâtiments de transport. Au moment où il arrivait, l’armée était dehors : quelques soldats s’étaient écartés pour la maraude, et d’autres étaient sur la montagne ; ils avaient pris beaucoup de menu bétail ; mais, craignant qu’il ne fût confisqué, ils le disent à Dexippe, le même qui s’était enfui de Trapézonte sur un pentécontore, et le prient de sauver leur butin, en en prenant une partie et en rendant le reste[86]). Aussitôt il repousse les soldats qui entourent cette maraude et prétendent qu’elle appartient à la masse ; il va trouver Cléandre et l’instruit qu’on veut enlever le bétail. Cléandre se fait amener le ravisseur. Dexippe met la main sur un homme et l’amène. Agasias, qui survient par hasard, reprend l’homme : celui qu’on emmenait était un de ses lochites. Les autres soldats présents se mettent à jeter des pierres à Dexippe, en l’appelant traître. Effrayés, un grand nombre de triérites se sauvent du côté de la mer. Cléandre même s’enfuit. Xénophon et les autres stratèges contiennent les soldats, et disent à Cléandre que cela n’est rien, qu’un décret de l’armée est cause de tout ce bruit. Mais Cléandre, excité par Dexippe, et piqué lui-même d’avoir eu peur, répond qu’il va mettre à la voile et faire publier la défense à aucune ville de les recevoir, comme ennemis. Tous les Grecs obéissaient alors aux Lacédémoniens.

L’affaire paraissant grave aux yeux des Grecs, ils supplient Cléandre de ne point agir ainsi. Il répond qu’il ne changera point de sentiment, qu’on ne lui ait livré le premier qui a jeté des pierres et arraché le soldat arrêté. Celui qu’il désignait ainsi était Agasias, de tout temps ami de Xénophon ; motif pour lequel Dexippe l’accusait. Dans cette circonstance critique, les chefs convoquent l’armée : quelques-uns se souciaient fort peu de Cléandre ; mais Xénophon ne voyant pas là une petite affaire, se lève et dit : « Soldats, je ne vois point que ce soit une petite affaire, si Cléandre s’en va dans la disposition d’esprit qu’il annonce. Près de nous déjà sont les villes grecques, et la Grèce est soumise aux Lacédémoniens : les Lacédémoniens, que dis-je ? un seul d’entre eux a le pouvoir de faire dans les villes ce que bon lui semble. Si donc cet homme nous ferme d’abord les portes de Byzance, et s’il défend aux autres harmostes de nous recevoir dans les villes, comme traîtres aux Lacédémoniens et hors la loi, le bruit en viendra aux oreilles d’Anaxibius, chef de la flotte. Alors il nous est également difficile de rester ou de naviguer, attendu qu’aujourd’hui les Lacédémoniens commandent sur la terre et sur la mer. Il ne faut pas, pour un homme ou deux, fermer la Grèce à tous les autres ; mais obéir à ce qu’on nous ordonne : aussi bien les villes d’où nous sommes leur obéissent. Pour ma part puisqu’on me dit que Dexippe affirme à Cléandre que jamais Agasias n’aurait agi de la sorte sans mon ordre, je vous lave tous de cette accusation, aussi bien qu’Agasias, si Agasias lui-même prétend que je suis l’auteur de tout cela. Oui, je m’accuse, si j’ai excité quelqu’un à jeter des pierres ou à commettre quelque autre violence, de mériter le dernier supplice, et je suis prêt à le subir. Seulement, j’ajoute que, si un autre est accusé, il faut qu’il se remette de même aux mains et au jugement de Cléandre. C’est le moyen de vous mettre tous hors de cause. Dans les circonstances où nous sommes, il serait triste qu’espérant obtenir en Grèce honneur et gloire, nous n’y fussions pas même traités comme les autres, mais exclus des villes grecques. »

Agasias se lève : « Compagnons, dit-il, j’en atteste les dieux et les déesses, non, Xénophon ne m’a pas donné le conseil d’enlever l’homme arrêté ; personne de vous ne me l’a donné. Mais voyant saisir un de mes braves lochites par un Dexippe, qui, vous le savez tous, vous a trahis, le fait m’a paru trop violent, je le lui ai arraché, je l’avoue. Cependant ne me livrez pas. C’est moi-même, comme le dit Xénophon, qui me livrerai à la justice de Cléandre, pour qu’il fasse de moi ce qu’il voudra. Ainsi ne vous mettez point pour cela en guerre avec les Lacédémoniens ; sauvez-vous en toute sûreté, où chacun de vous le désire. Seulement envoyez avec moi auprès de Cléandre des députés qui, en cas d’omission de ma part, parleront et agiront pour moi. » Alors l’armée permet à Agasias de choisir qui bon lui semble pour l’accompagner. Il choisit les stratèges. Agasias et les stratèges vont trouver Cléandre, avec l’homme qui avait été arraché, et les stratèges s’expriment ainsi : « L’armée nous a envoyés vers toi, Cléandre. Elle te prie, si tu l’accuses tout entière, de la juger et d’en ordonner ce que tu voudras : s’il y a un seul homme, ou deux, ou plusieurs qui soient en cause, elle est d’avis qu’ils se présentent eux-mêmes à ton tribunal. En conséquence, si tu accuses quelqu’un de nous, nous nous offrons à ta justice ; si c’en est un autre, parle. Personne ne t’échappera de ceux qui sont soumis à notre autorité. » Alors Agasias s’avançant : « C’est moi, Cléandre, dit-il, qui ai arraché à Dexippe l’homme qu’il emmenait : c’est moi qui ai engagé à frapper Dexippe. Je connaissais ce soldat pour un brave. Quant à Dexippe, je savais que, choisi par l’armée pour commander le pentécontore que nous avions demandé aux Trapézontins, et pour réunir des bâtiments afin de nous sauver, ce Dexippe s’est enfui ; il a trahi les soldats avec lesquels il s’était échappé. Il a volé aux Trapézontins leur pentécontore, nous a fait passer pour des fourbes, et a préparé ainsi notre perte à tous : car il avait entendu dire comme nous qu’il nous était impossible de retourner par terre, de traverser les fleuves et d’arriver sains et saufs dans la Grèce. Voilà l’homme à qui j’ai arraché mon soldat. Si tu l’eusses emmené, toi, ou quelque autre des tiens, et non pas un de nos déserteurs, sois-en sûr, je n’aurais rien fait de tout cela. Songe maintenant qu’en me tuant, tu feras mourir un brave homme à cause d’un traître et d’un lâche. »

Ce discours entendu, Cléandre répond qu’il n’approuve point Dexippe, s’il s’est conduit ainsi ; seulement il ajoute que, Dexippe fût-il un scélérat, on n’aurait pas dû le traiter avec violence : « Il fallait le mettre en justice comme vous agissez vous-mêmes aujourd’hui, et provoquer son châtiment. Maintenant donc, retirez-vous et laissez-moi avec cet homme ; quand je vous ferai appeler, vous entendrez le jugement. Je n’accuse plus ni l’armée, ni personne, puisqu’en voici un qui convient d’avoir arraché le soldat. » Ce soldat dit alors : « Tu crois peut-être, Cléandre, que l’on m’a conduit à toi parce que je me suis rendu coupable ; non, je n’ai frappé personne, je n’ai point jeté de pierres, mais j’ai dit que le bétail appartenait à la masse. En effet, les soldats ont décidé que si, le jour où l’armée sort, on pillait pour son propre compte, le butin serait à tous. Voilà ce que j’ai dit. Dexippe alors m’a saisi : il m’entraînait afin que personne n’osât parler, et que, maître ainsi du butin il pût s’en approprier une partie et laisser le reste aux maraudeurs contrairement au décret. » Alors Cléandre : « Puisque tu es l’homme en question, dit-il, reste, afin que nous délibérions sur ton sort. »

Cléandre et les siens se mettent ensuite à dîner. Xénophon convoque l’armée et lui conseille d’envoyer demander à Cléandre la grâce des prisonniers. On décide de lui députer les stratèges, les lochages, Dracontius de Sparte, et tous ceux que l’on croit en état de le fléchir, avec mission d’employer auprès de lui tous les moyens de sauver les deux hommes. Xénophon vient également et dit : « Cléandre, les accusés sont entre tes mains : l’armée te les livre pour en faire ce que tu voudras ainsi que de tous les autres. Maintenant elle te prie de lui rendre ces deux hommes et de ne point les faire périr. Ils ont souffert jadis bien des peines pour l’armée. Si elle obtient de toi cette grâce, elle en promet sa reconnaissance ; si ta veux te mettre à notre tête et que les dieux nous soient propices, nous te montrerons des soldats disciplinés et en état, par leur soumission, de ne craindre, avec l’aide des dieux, aucun ennemi. Ils te supplient, une fois à notre tête, de les mettre à l’épreuve, eux, Dexippe et tous les autres, de voir ce qu’est chacun, et d’accorder à chacun selon son mérite. » En entendant ces mots. Cléandre s’écrie : « Par les Dioscures, je vous répondrai sur l’heure. Je vous rends les deux hommes ; je suis à vous, et, si les dieux me viennent en aide, je vous ramènerai en Grèce. Ce que tous me dites est bien différent de ce que certains m’avaient dit de vous, que vous cherchiez à détacher l’armée des Lacédémoniens[87]. »

On applaudit à ces paroles et l’on s’en retourne en emmenant les deux hommes. Cléandre sacrifie au sujet du départ, se lie avec Xénophon, et ils contractent ensemble des liens d’hospitalité. En voyant les troupes exécuter les commandements avec précision, il désire plus vivement encore d’en être le chef. Cependant, après trois jours de sacrifices, les victimes n’étant point favorables, il convoque les stratèges et leur dit : « Les entrailles ne me permettent pas de me mettre à votre tête ; toutefois ne perdez point courage : c’est à vous, à ce qu’il paraît, qu’il est réservé de ramener vos soldats. Allez donc ; quand vous serez arrivés là-bas, nous vous recevrons de notre mieux. »

Les soldats sont d’avis de lui offrir tout le menu bétail du dépôt commun. Il l’accepte, le rend, et met seul à la voile. Les soldats, après avoir vendu le blé qu’ils avaient apporté, ainsi que les autres effets qu’ils avaient pris, se mettent en marche à travers la Bithynie. Mais, comme ils ne trouvent rien, en suivant le droit chemin, et qu’ils veulent revenir les mains pleines avant d’entrer en pays ami, ils décident de retourner sur leurs pas un jour et une nuit. Ainsi font-ils, et ils prennent beaucoup d’esclaves et de menu bétail. Au bout de six jours, ils arrivent à Chrysopolis de Chalcédoine[88] : ils y demeurent sept jours à vendre leur butin.


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LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


Anaxibius, chef de la flotte de Sparte, séduit par les offres de Pharnabaze, trompe les Grecs et les fait sortir de Byzance : ils y rentrent de vive force. — Xénophon les calme et les conduit hors de la ville. — Commandement éphémère de Cératade.


Tous les faits accomplis par les Grecs durant leur marche vers les hauts pays avec Cyrus jusqu’à la bataille, tous les incidents de la marche, depuis la mort de Cyrus jusqu’à l’arrivée au Pont-Euxin, et tout ce qui s’est passé depuis le départ du Pont par terre et par mer jusqu’au sortir de la bouche de cette mer et l’arrivée à Chrysopolis d’Asie, tout cela a été raconté dans les livres précédents.

En ce moment, Pharnabaze, craignant que l’armée ne porte la guerre dans son gouvernement, députe vers Anaxibius, chef de la flotte, qui était alors à Byzance, le prie de transporter ces troupes hors de l’Asie et lui promet, en retour, de faire tout ce qu’il lui demanderait. Anaxibius mande alors les stratèges et les lochages des soldats à Byzance, et leur promet une paye s’ils veulent traverser. Les autres chefs répondent qu’ils en délibéreront et feront connaître leur décision ; mais Xénophon dit qu’il veut dès à présent quitter l’armée et s’embarquer. Cependant Anaxibius l’ayant prié de rester pendant le passage et de ne se retirer qu’après, Xénophon y consent.

Sur ces entrefaites, le thrace Seuthès députe Médosade auprès de Xénophon pour le prier de s’employer à faire passer l’armée et lui dire que, s’il s’y emploie, il ne s’en repentira pas. Xénophon répond : « L’armée va certainement passer : que Seuthès ne me donne donc rien pour cela, ni à moi, ni à personne : quand elle sera passée, je me retirerai : qu’il s’adresse à ceux qui restent, et qui seront en mesure de traiter avec lui comme il l’entendra. »

Tous les soldats passent alors à Byzance : Anaxibius ne leur donne point de paye, mais il fait publier par un héraut qu’ils aient à sortir avec armes et bagages, comme pour les congédier après les avoir passés en revue. Les soldats, fâchés de n’avoir pas d’argent pour acheter des vivres pendant la route, font leurs préparatifs avec lenteur. Xénophon, devenu l’hôte de l’harmoste Cléandre, va le trouver, et lui fait ses adieux comme pour s’embarquer. Cléandre lui dit : « Ne fais pas cela ; sinon, tu te feras accuser : en ce moment même, il y en a qui t’accusent de la lenteur avec laquelle l’armée se retire. » Xénophon répond : « Mais je n’en suis pas cause ; les soldats manquent de vivres et ils ne possèdent rien ; voilà pourquoi ils n’ont pas de cœur au départ. — Je te conseille pourtant, reprend Cléandre, de sortir d’ici comme pour marcher avec eux, puis, quand l’armée sera dehors, de t’en séparer seulement. — Allons donc trouver Anaxibius, répond Xénophon, et concertons-nous avec lui. » Ils y vont et lui disent l’affaire. Celui-ci engage à agir ainsi, à faire sortir au plus vite les soldats qui sont prêts, et à leur dire, en outre, que quiconque ne se trouvera pas à la revue et au dénombrement, se déclarera par cela même en faute. Les généraux sortent les premiers, et les autres suivent. Déjà tout le monde, sauf quelques-uns, était dehors, et déjà Étéonicus se tenait près des portes afin, quand tout le monde serait dehors, de les fermer et de mettre la barre.

Anaxibius, convoquant les stratèges et les lochages, leur dit : « Prenez des vivres dans les villages de Thrace : vous y trouverez beaucoup d’orge, du blé, et toute espèce de vivres. Quand vous en aurez, marchez vers la Chersonèse ; là, Cynisque vous donnera la paye. » Quelques soldats, peut-être un des lochages, entendant ces paroles, les rapporte à l’armée. Les stratèges prenaient désinformations sur Seuthès, s’il était ami ou ennemi ; s’il fallait traverser le mont Sacré ou faire un détour par le milieu de la Thrace.

Pendant ces questions, les soldats saisissent leurs armes, et courent en toute hâte vers les portes afin de rentrer dans les murs. Étéonicus et ses gens, voyant accourir les hoplites, ferment les portes et mettent la barre. Les soldats frappent aux portes, et disent que c’est l’injustice la plus criante de les laisser à la merci de l’ennemi ; et ils menacent de briser les portes, si on ne les ouvre pas de bonne grâce. D’autres courent à la mer et pénètrent dans la ville par-dessus le môle, tandis que ceux des soldats qui sont restés à l’intérieur, voyant ce qui se passe aux portes, coupent les barres à coups de hache et ouvrent les battants : l’armée se précipite dans la ville.

Xénophon voit ce qui se passe ; il craint que les Grecs ne se livrent au pillage et qu’il n’en résulte des maux irréparables pour la ville, pour lui-même et pour les soldats : il accourt donc et se jette à l’intérieur avec la masse. Les Byzantins, voyant l’armée entrer de force, s’enfuient de l’agora, les uns vers les navires, les autres dans leurs maisons ; ceux qui étaient chez eux en sortent ; d’autres lancent des trirèmes à la mer afin de se sauver ; tous se figurent qu’ils sont perdus, comme si la ville était prise. Étéonicus se réfugie vers le cap. Anaxibius court à la mer, fait le tour de la ville dans un bateau pêcheur, monte à l’acropole, et envoie aussitôt chercher la garnison de Chalcédoine, ne croyant pas avoir assez des hommes qui sont dans l’acropole pour contenir les Grecs.

Les soldats, apercevant Xénophon, se précipitent en foule vers lui et s’écrient : « C’est aujourd’hui, Xénophon, qu’il faut te montrer un homme. Tu as une ville, tu as des trirèmes, tu as de l’argent, tu as des troupes nombreuses. Maintenant donc, si tu veux, suis-nous, et nous te ferons grand. » Xénophon répond : « C’est bien dit : ainsi ferai-je. Puisque tel est votre désir, posez les armes et prenez vos rangs. » Il voulait les apaiser en leur donnant cet ordre, et il engage les autres chefs à donner le même ordre et à faire poser les armes. Les soldats se formant d’eux-mêmes, les hoplites se rangent en un instant sur cinquante de hauteur, et les peltastes courent aux deux ailes. Ils occupaient une place des plus commodes pour y déployer une armée, celle qui est appelée la place de Thrace, sans maisons et tout unie. Les armes ayant été posées à terre, et les esprits plus calmes, Xénophon convoque l’armée et dit :

« Votre colère, soldats, la pensée où vous êtes qu’on vous a indignement trompés, n’ont rien qui me surprenne. Mais si nous nous laissons aller à notre courroux, si nous punissons de cette fourberie les Lacédémoniens qui sont ici, si nous mettons au pillage une ville qui n’en peut mais, réfléchissez aux suites. Nous serons ennemis déclarés des Lacédémoniens et de leurs alliés, et il est aisé de prévoir quelle guerre en sera la conséquence, en considérant et en se rappelant ce qui s’est passé naguère encore. Nous autres Athéniens, quand nous sommes entrés en guerre avec les Lacédémoniens et leurs alliés, nous avions des trirèmes, sur la mer ou dans nos chantiers, nous en avions au moins quatre cents, les richesses abondaient dans la ville, les revenus annuels du pays et des contrées au delà des frontières s’élevaient à plus de mille talents : nous étions maîtres de toutes les îles, nous avions nombre de villes en Asie, plusieurs en Europe, entre autres, cette Byzance où nous sommes aujourd’hui ; cependant nous avons eu le dessous dans cette guerre, comme vous le savez tous.

« Que croyons-nous qu’il nous arrive, aujourd’hui que les Lacédémoniens n’ont pas seulement les Achéens pour alliés, mais les Athéniens et tous les peuples qui jadis étaient liguée avec ceux-ci, quand nous-mêmes nous avons pour ennemis Tissapherne et tous les barbares de la côte, et par-dessus tout le roi des hauts pays, à qui nous étions venus, si nous avions pu, arracher son royaume et la vie ? Avec tout cela contre nous, y a-t-il quelqu’un d’assez fou pour croire que nous serons vainqueurs ? Au nom des dieux, n’agissons pas en insensés ; ne nous perdons pas nous-mêmes en faisant la guerre à notre patrie, à nos amis, à nos parents. Ils sont tous citoyens des villes qui s’armeront contre nous ; et ce sera justice. Nous n’avons pas voulu garder une seule ville barbare, et cela, triomphants ; mais la première ville grecque où nous entrons, nous la mettons au pillage. Je ne forme qu’un vœu : c’est, avant de vous voir commettre une pareille action, d’être à dix mille brasses sous terre. Je vous conseille donc, à vous Grecs, de vous soumettre aux chefs de la Grèce et d’essayer d’en obtenir un traitement équitable. Si vous ne pouvez y réussir, il faut, en dépit même de cette injustice, ne pas vous faire bannir de la Grèce. Pour le moment, je suis d’avis de députer à Anaxibius et de lui dire que nous ne sommes point entrés dans la ville pour y commettre de violence, « Nous voulons, dirons-nous, obtenir de vous quelque allégement et vous faire voir, en cas de refus, que ce n’est pas en gens dupés, mais soumis, que nous sortons de Byzance. »

L’avis est adopté : on envoie Hiéronyme d’Élis pour porter la parole, ainsi qu’Euryloque d’Arcadie et Philésius d’Achaïe. Ils partent pour dire ce dont ils sont chargés. Les soldait étaient encore assis, lorsque Cératade de Thébes vient les aborder : il n’était point banni de la Grèce, mais il allait de côté et d’autre pour obtenir des commandements, et il s’offrait à la ville ou à la nation qui pouvait avoir besoin de général. Il vient trouver les soldats et leur dit qu’il est prêt à les conduire à l’endroit appelé le Delta de Thrace, où ils auront sous la main une quantité d’objets précieux ; jusqu’à ce qu’ils y soient arrivés, il leur fournira en abondance du vin et des vivres.

Pendant que les soldats l’écoutaient, on leur rapporte la réponse d’Anaxibius. Il dit qu’ils ne se repentiront point de lui avoir obéi, mais qu’il rendra compte de leur conduite aux magistrats de sa patrie, et que, pour son compte, il prendra de son mieux leurs intérêts. Les soldats acceptent Cératade pour stratège et sortent des murs. Cératade convient avec eux de se trouver le lendemain au camp avec des victimes, un devin et des vivres pour l’armée. Dès qu’elle est hors des portes, Anaxibius les fait fermer et fait publier que tout soldat qui sera pris à l’intérieur sera vendu. Le lendemain, Cératade arrive avec les victimes et le devin : il est suivi de vingt hommes chargés de farine d’orge ; vingt autres portent du vin, et trois des olives : un homme apporte de l’ail à plier sous la charge, et un autre des oignons. Cératade fait déposer le tout, comme pour le distribuer, et commence le sacrifice.

Cependant Xénophon envoie chercher Cléandre et le prie de lui obtenir la permission de rentrer dans la ville, afin de s’embarquer au port de Byzance. Cléandre arrive : « J’ai eu grand’peine, dit-il, à obtenir cette permission ; Anaxibius dit qu’il n’est pas convenable que l’armée soit près des murs et Xénophon à l’intérieur, que les. Byzantins sont partagés en factions animées les unes contre les autres. Il te permet cependant de rentrer, mais à condition de t’embarquer avec lui. » Xénophon prend congé des soldats et rentre dans la ville avec Cléandre.

Cératade, le premier jour, n’obtient point de présages heureux et ne distribue rien aux soldats. Le lendemain, les victimes étaient près de l’autel, et Cératade, couronné, se disposait à sacrifier, quand Timasion de Dardanie, Néon d’Asinée et Cléanor d’Orchomène viennent à lui et lui disent de ne point sacrifier, qu’il ne commandera pas l’armée, s’il ne fournit pas de vivres. Cératade ordonne donc la distribution ; mais, comme il s’en fallait beaucoup qu’il y eût de quoi nourrir chaque soldat même un jour, il se retire emmenant ses victimes et renonçant au commandement.


CHAPITRE II.


Discussion sur la route à suivre. — Vente de quatre cents soldats restés à Byzance. — Xénophon se concerte avec Seuthès pour faire passer les Grecs à son service.


Néon d’Asinée, Phryniscus d’Achaïe, Philésius d’Achaïe, Xanthiclès d’Achaïe et Timasion de Dardanie étaient restés avec l’armée : ils la conduisent aux villages des Thraces voisins de Byzance et l’y font camper. Les stratèges n’étaient point d’accord : Cléanor et Phryniscus voulaient conduire les troupes à Seuthès, qui les avait gagnés en donnant à l’un un cheval et à l’autre une femme, et Néon en Chersonèse, persuadé que, si l’on se trouvait sous la puissance des Lacédémoniens, il aurait le commandement de toute l’armée.

Pour Timasion, il désirait repasser en Asie, espérant retourner ensuite dans son pays. C’était aussi ce que voulaient les soldats. Cependant le temps s’écoule : beaucoup de soldats vendent leurs armes dans la campagne et s’embarquent comme ils peuvent ; d’autres distribuent leurs armes dans le pays et se mêlent à la population des villes. Anaxibius est ravi d’apprendre la dissolution de l’armée : il pensait que ce fait causerait la plus grande joie à Pharnabaze.

Parti de Byzance sur un vaisseau, Anaxibius rencontre à Cyzique Aristarque, successeur de Cléandre comme harmoste de Byzance. Celui-ci lui annonce que Polus, désigné comme successeur au commandement de la flotte, est sur le point d’arriver dans l’Hellespont. Anaxibius donne mission à Aristarque de vendre tous les soldats de Cyrus qu’il pourra trouver à Byzance. Cléandre n’en avait vendu aucun : il avait, par un sentiment de pitié, fait prendre soin des malades et forcé de les loger en ville. Aristarque n’est pas plus tôt arrivé, qu’il en fait vendre plus de quatre cents. Anaxibius met à la voile pour Parium, d’où il députe à Pharnabaze pour lui rappeler ses engagements. Mais celui-ci, apprenant l’arrivée d’Aristarque, nouvel harmoste de Byzance, et la fin du commandement naval d’Anaxibius, ne s’inquiète plus d’Anaxibius, mais renouvelle, avec Aristarque, au sujet de l’armée de Cyrus, les mêmes conventions qu’avec Anaxibius.

Alors Anaxibius mande Xénophon, et le presse de mettre en œuvre tous les moyens, tous les ressorts pour s’embarquer et joindre l’armée dans le plus bref délai, de la tenir réunie, de rassembler le plus possible de soldats dispersés, et de les conduire à Périnthe pour passer le plus vite possible en Asie. Il lui donne un triacontore ainsi qu’une lettre, et envoie avec lui un homme chargé d’ordonner aux habitants de Périnthe de fournir immédiatement des chevaux à Xénophon pour se rendre à l’armée. Xénophon part et arrive à l’armée : les soldats le reçoivent avec joie et s’empressent de le suivre, dans l’espoir de repasser de Thrace en Asie.

De son côté, Seuthès, apprenant le retour de Xénophon, lui envoie par mer Médosade pour le prier de lui amener l’armée et lui faire des promesses qu’il croit capables de le séduire. Xénophon répond qu’on lui demande une chose qu’il leur est impossible d’exécuter. Médosade repart avec cette réponse. Dès que les Grecs sont arrivés à Périnthe, Néon se détache et campe séparément à la tête d’environ huit cents hommes. Tout le reste de l’armée demeure réuni et campe sous les murs de Périnthe.

Cependant Xénophon cherche à se procurer des bâtiments pour passer au plus vite en Asie. Au même moment l’harmoste Aristarque arrive à Byzance avec des trirèmes, et, gagné par Pharnabaze, il défend aux maîtres des navires de passer l’armée, se rend au camp, et défend également aux soldats de passer en Asie. Xénophon répond qu’il en a reçu l’ordre d’Anaxibius : « C’est pour cela, dit-il, qu’il m’a envoyé ici. » Aristarque répond : « Anaxibius n’est plus chef de la flotte ; et moi, je suis l’harmoste de ce pays. Si j’en prends un seul de vous sur la mer, je le coule. » Cela dit, il rentre dans les murs.

Le lendemain, il mande les stratèges et les lochages. Ils étaient déjà près du mur, lorsqu’on avertit Xénophon que, s’il entre, on va l’arrêter et lui faire subir quelque mauvais traitement ou le livrer à Pharnabaze. Sur cet avis, Xénophon laisse les autres aller en avant, et dit qu’il a personnellement un sacrifice à faire. Il revient donc et fait un sacrifice pour savoir si les dieux lui permettent de conduire l’armée à Seuthès. En effet, il ne croyait pas qu’il fût sûr pour elle de traverser la Propontide, Aristarque ayant des trirèmes pour l’en empêcher ; et il ne voulait pas non plus aller s’enfermer dans la Chersonèse, où l’armée aurait manqué de tout. D’ailleurs, il aurait fallu obéir à l’harmoste, et l’on n’aurait pas pu s’y procurer de vivres.

Telles étaient les pensées qui le préoccupaient. Les stratèges et les lochages reviennent de chez Aristarque. Ils rapportent que, pour l’instant, ils les a congédiés avec ordre de revenir dans l’après-dînée : ce qui rendait plus évidente la trahison. Xénophon, croyant d’après les victimes que le plus sûr pour lui et pour l’armée est de se rendre auprès de Seuthès, prend Polycrate d’Athènes, un des lochages, prie chacun des stratèges, excepté Néon, de lui donner l’homme en qui il a le plus de confiance, et part la nuit pour le camp de Seuthès, qui était à soixante stades.

Quand on est près, on rencontre des feux, mais point de gardes. D’abord Xénophon croit que Seuthès a décampé ; mais entendant du bruit et les avertissements réciproques des soldats de Seuthès, il se doute que celui-ci fait allumer ainsi des feux en avant des poètes, afin qu’on ne puisse voir les gardes dans l’obscurité, ni savoir où elles sont, tandis que tout ce qui s’en approche ne peut se cacher et se trouve éclairé à plein par la lueur. Ce fait reconnu, il envoie en avant l’interprète qu’il avait pris avec lui, et le prie de dire à Seuthès que Xénophon est là, qui veut conférer avec lui. La garde demande si c’est l’Athénien, celui de l’armée. Il répond que c’est lui-même. Les soldats ne font qu’un saut auprès de Seuthès ; et, quelques instants après, arrivent environ deux cents peltastes qui conduisent Xénophon et sa suite auprès de leur chef. Celui-ci se tenait dans une tour bien gardée, et entourée de chevaux tout bridés ; dans la crainte d’une surprise, il les faisait paître le jour et les tenait prêts pour la nuit. On disait que jadis Térès, son aïeul, dans le même pays et suivi d’une nombreuse armée, avait eu beaucoup de monde de tué par les habitants, qui l’avaient dépouillé de ses équipages. Ces peuples sont les Thyniens, réputés pour les gens les plus redoutables dans les entreprises nocturnes.

Quand on est près de Seuthès, il ordonne qu’on fasse entrer Xénophon avec deux hommes de son choix. Entrés, on commence par se saluer, et, suivant la mode des Thraces, on se donne à boire dans des cornes pleines de vin. Près de Seuthès était Médosade, qu’il envoyait partout en députation. Xénophon prend ensuite la parole : « Seuthès, dit-il, tu m’as d’abord envoyé en Chalcédoine Médosade ici présent, pour me prier de négocier le passage de l’armée hors de l’Asie, me promettant, si je vous rendais ce service, de me payer de retour : c’est ce que m’a dit Médosade que voici » En disant ces mots, il demande à Médosade s’il dit vrai. Celui-ci en convient. « Le même Médosade, quand j’eus repassé de Parium au camp, revint et me promit que, si je t’amenais l’armée, tu me traiterais en ami et en frère, et que, de plus, tu me donnerais les pays maritimes qui sont en ton pouvoir. » II prie de nouveau Médosade d’attester qu’il a dit cela. Médosade en convient encore. « Eh bien, continue-t-il, rapporte donc à Seuthès ce que je t’ai répondu en Chalcédoine. — D’abord tu m’as répondu que l’armée allait passer à Byzance, qu’il était inutile pour cela de te gagner, non plus qu’un autre ; que, si tu traversais, tu t’en irais ; et tu as fait comme tu l’avais dit. — Et que t’ai-je dit, quand tu es venu à Sélybrie ? — Tu m’as dit que c’était impossible, mais que vous alliez à Périnthe pour retourner en Asie. — Aujourd’hui, reprend Xénophon, me voici avec Phryniscus, un des stratèges, et Polycrate, un des lochages ; et, à l’extérieur, se trouvent ceux de leurs hommes en qui chaque stratège, sauf Néon de Laconie, a le plus de confiance. Si donc tu veux rendre notre traité plus authentique, fais-les aussi venir. Toi, Polycrate, va les trouver, dis-leur que je leur ordonne de quitter leurs armes, et toi-même rentre sans épée. »

À ces mots, Seuthès dit qu’il ne se défie d’aucun Athénien : il sait qu’ils lui sont attachés par les liens du sang, et qu’il compte trouver en eux des amis dévoués. On introduit donc ceux dont la présence était nécessaire, et Xénophon commence par demander à Seuthès à quoi il compte employer l’armée. Seuthès répond : « Médosade était mon père : il avait pour sujets les Mélandeptes, les Thyniens et les Tranipses. Forcé de quitter le pays par suite d’une révolte des Odryses, mon père mourut de maladie ; je restai donc orphelin et fus élevé par Médocus, le roi actuel. Devenu jeune homme, je ne pus vivre d’une table étrangère ; assis sur le même banc que lui, je le suppliai de me donner toutes les troupes qu’il pourrait pour faire tout le mal possible à ceux qui nous avaient chassés et ne plus vivre l’œil fixé sur sa table, comme un chien. Il me donna les hommes et les chevaux que vous verrez au jour. Et maintenant je vis à leur tête, pillant les États de mes pères. Si vous vous joignez à moi, j’espère, avec l’aide des dieux, reconquérir aisément mon royaume. Voilà ce que j’ai à vous demander. — Eh bien, reprend Xénophon, si nous venons, que peux-tu donner à l’armée, aux lochages et aux stratèges ? Dis-le, afin que ceux-ci aillent l’annoncer. » Il promet à chaque soldat un statère de Cyzique, le double au lochage, le quadruple au stratège, de la terre autant qu’ils voudraient, des attelages et une ville maritime fortifiée. « Mais, dit Xénophon, si nous essayons d’exécuter l’entreprise, mais que la crainte des Lacédémoniens nous arrête, recevras-tu chez toi ceux qui voudront s’y réfugier ? » Seuthès répond : « Je les traiterai comme des frères, des commensaux, des amis, avec lesquels nous partagerons tout ce que nous pourrons conquérir. Pour toi, Xénophon, je te donnerai ma fille ; si tu as une fille je l’achèterai, suivant la coutume des Thraces, et je vous donnerai pour habitation la ville de Bisanthe[89]. la plus belle de mes places maritimes. »


CHAPITRE III.


Les Grecs, à l’exception de Néon de Laconie, passent au service de Seuthès. — Festin qui sert à consacrer l’alliance. — Expédition nocturne : grand profit qu’on en retire.


Après ce discours, on se donne et l’on se prend la main, puis on se retire. On arrive au camp avant le jour, et chacun rend un compte fidèle à qui l’a envoyé. Dès qu’il est jour, Aristarque convoque de nouveau les stratèges et les lochages ; mais ceux-ci sont d’avis, au lieu d’aller trouver Aristarque de convoquer l’armée. Tout le monde arrive, excepté les soldats de Néon, campés à près de dix stades. Quand on est assemblé, Xénophon se lève et parle ainsi : « Compagnons, Aristarque, que vous savez, nous empêche, avec ses trirèmes, d’aller par mer où nous voulons : il y a du danger à s’embarquer. Il vous ordonne d’entrer dans la Chersonèse et d’y entrer en force par le mont Sacré. Si, après l’avoir passé, nous pénétrons dans le pays, il dit qu’il ne vous vendra plus comme à Byzance, qu’il ne vous trompera plus, mais qu’on vous donnera une solde et qu’on ne négligera plus, comme aujourd’hui, de vous procurer ce dont vous avez besoin. Voilà ce qu’il dit. Voici ce que dit l’autre : si vous allez à lui, il vous traitera bien. C’est donc à vous d’examiner si vous voulez en délibérer à l’instant même, ou bien quand vous serez arrivés où il y a des vivres. Pour moi, mon avis est que, n’ayant pas d’argent ici pour acheter des denrées et personne ne nous laissant prendre de vivres sans argent, nous retournions dans les villages où des gens moins nombreux nous en laisseront prendre, et que là nous écoutions ce qu’on nous demande, afin de choisir ce que nous croirons le meilleur. Que quiconque pense comme moi lève la main. » Tout le monde la lève, « Allez donc faire vos préparatifs, et, quand vous en recevrez l’ordre, suivez votre chef. »

Xénophon se met alors à leur tête : ils suivent. Néon et d’autres envoyés d’Aristarque engagent les troupes à revenir sur leurs pas : on ne les écoute point. Quand on a fait une trentaine de stades, on rencontre Seuthès. Xénophon, l’apercevant, le prie d’approcher, afin qu’un plus grand nombre entende ce qui a trait à l’intérêt de tous. Il s’avance, et Xénophon lui dit : « Nous allons où l’armée pourra trouver de la subsistance : là nous écouterons tes propositions et celles du Lacédémonien, et nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. Si tu nous conduis où il y a abondance de vivres, nous nous croirons liés à toi par des liens hospitaliers. » Seuthès répond : « Mais je connais de nombreux villages qui se touchent et qui abondent en provisions i ils ne sont de nous qu’à la distance nécessaire pour mieux dîner. — Eh bien, dit Xénophon, il faut nous y conduire. » On y arrive l’après-dînée ; les soldats s’assemblent, et Seuthès leur dit : « Soldats, je viens vous prier de faire la guerre à mon service : je vous promets que je vous donnerai par mois un statère de Cyzique, et aux lochages ainsi qu’aux stratèges ce qui est d’usage. Mais, en outre, je payerai suivant les mérites. Le manger et le boire, vous le tirerez, comme aujourd’hui, du pays : quant au butin, il m’appartiendra, afin que je le fasse vendre pour vous payer votre solde. Nous sommes en état de poursuivre et de dépister ce qui fuit et se cache : ceux qui nous résisteraient, nous essayerons avec vous de les soumettre. » Xénophon lui demande : « Jusqu’à quelle distance de la mer prétends-tu que l’armée te suive ? » Seuthès répond : « Jamais à plus de sept journées, souvent à moins. »

On permet alors à qui veut de prendre la parole. Beaucoup disent que Seuthès fait des propositions convenables : on est en hiver ; ceux qui veulent retourner dans leur patrie ne le peuvent pas ; il est également impossible de rester en pays ami, n’ayant pas pour acheter de quoi vivre : cantonner et se nourrir en pays ennemi est moins sûr tout seuls qu’avec Seuthè, qui offre tant de ressources ; toucher une solde, c’est à leurs yeux une vraie trouvaille. Xénophon dit alors : « Si quelqu’un a quelque objection, qu’il parle ; sinon, allons aux voix. » Personne n’ayant d’objection, on va aux voix et l’affaire est conclue. Aussitôt on annonce à Seuthès que l’armée est à son service.

Les soldats cantonnent ensuite par divisions. Les stratèges et les lochages sont invités à dîner chez Seuthès, qui occupait un village voisin. Quand ils sont à la porte et près d’entrer pour diner, ils y trouvent un certain Héraclide de Maronée. Cet homme, abordant chacun de ceux qu’il croit avoir de quoi donner à Seuthès, commence par s’adresser à des habitants de Parium, qui venaient négocier une alliance avec Médocus, roi des Odryses, et qui apportaient des présents au roi et à sa femme. Il leur dit que Médocus est dans le haut pays, à douze journées de la mer, et que Seuthès, avec l’armée qu’il vient de recruter, va devenir maître du littoral. « Devenu votre voisin, il aura tous les moyens possibles de vous faire du bien et du mal ; si donc vous êtes sages, vous lui donnerez tout ce que vous apportez : vous vous en trouverez mieux que si vous donnez vos présents à Médocus qui habite au loin. » Ce discours les décide. Il s’approche ensuite de Timasion de Dardanie, ayant entendu dire qu’il avait des coupes et des tapis barbares. Il lui assure que c’est l’usage, quand on est invité à dîner chez Seuthès, que les conviés lui fassent un présent : « Quand il aura un grand pouvoir, ajoute-t-il, il sera en état de te faire rentrer dans ta patrie, ou de te rendre riche ici même. » Héraclide sollicitait de la même manière tous ceux qu’il abordait. Arrivé à Xénophon, il lui dit : « Tu es citoyen d’une grande ville, et ton renom est grand auprès de Seuthès ; peut-être souhaites-tu posséder dans cette contrée, comme l’ont fait beaucoup des vôtres, et des villes et des domaines. Il est donc juste que tu rendes de magnifiques hommages à Seuthès. C’est par bienveillance que je te donne ce conseil. Je suis certain que plus tu donneras, plus tu recevras de notre chef, » Cet avis met Xénophon dans l’embarras ; à son passage de Parium, il n’avait avec lui qu’un esclave et l’argent nécessaire pour la route.

On entre pour dîner. Il y avait là les principaux chefs des Thraces, les stratèges, les lochages des Grecs, les envoyés de plusieurs villes : on s’assied en cercle ; alors on apporte des trépieds pour tous, une vingtaine environ, remplis de viandes coupées en morceaux, avec de grands pains fermentés, tenant aux viandes par des broches. Les mets se placent par préférence devant les étrangers : c’est l’usage. Seuthès sert le premier, il prend les pains servis devant lui, les rompt en morceaux et les lance à qui bon lui semble : il en fait de même des viandes, dont il ne se réserve que pour en goûter. Les autres suivent son exemple, chacun pour les mets qu’il a devant lui. Un certain Arcadien, nommé Arystas, grand mangeur, ne se donne pas la peine de jeter aux autres ; il prend dans sa main un pain de trois chénices, met de la viande sur ses genoux et dîne.

On porte autour des convives des cornes de vin, et personne ne refuse. Arystas, quand l’échanson vient lui apporter la corne, lui dit en regardant Xénophon qui ne mangeait plus : « Donne-la donc à celui-ci, il a le temps, et moi je ne l’ai pas encore. » Seuthès qui l’entend parler demande à l’échanson ce qu’il dit : alors l’échanson, qui savait le grec, le lui raconte, et tout le monde de rire.

Pendant que l’on continue de boire, entre un Thrace menant un cheval blanc. Il prend une corne pleine et dit : « Je bois à ta santé, Seuthès, et je te donne ce cheval, sur lequel tu pourras à ton gré poursuivre et prendre un ennemi, ou lui échapper sans crainte. » Un autre amène un jeune esclave et le lui donne en buvant aussi à sa santé : un troisième lui offre des vêtements pour sa femme. Timasion, buvant à la santé de Seuthès, lui donne une coupe d’argent et un tapis qui valait dix mines. Un certain Gnésippe d’Athènes se lève et dit que c’est un ancien et fort bel usage que ceux qui ont donnent au roi pour lui faire honneur, mais que de son côté le roi donne à jeux qui n’ont rien : t Ainsi, dit-il, j’aurai de quoi te donner et te faire hommage. » Xénophon ne savait que faire, d’autant que, par honneur, on l’avait fait asseoir sur le siège le plus voisin de Seuthès.

Héraclide ordonne à l’échanson de lui présenter la corne. Xénophon, qui avait un peu bu, se lève, prend bravement la corne et dit : « Pour moi, Seuthès, je me donne à toi, moi-même et tous mes compagnons, pour être de tes amis dévoués : nul n’y répugne ; tous, au contraire, désirent, plus encore que moi, devenir tes amis. Et maintenant les voici qui ne te demandent rien, mais jaloux d’affronter pour toi les fatigues et les dangers. Avec eux, s’il plaît aux dieux, tu reprendras possession du vaste pays de tes pères, et tu y ajouteras de nouvelles conquêtes : tu auras beaucoup de chevaux, beaucoup d’hommes, de jolies femmes, qui ne sont pas le fruit du pillage, mais des présents volontaires. » Seuthès se lève, boit avec Xénophon, et répand ensuite à terre le vin qui reste dans la corne.

Entrent alors des Cérasontins, qui sonnent une chasse avec des flûtes et des trompettes de cuir de bœuf cru, le tout en mesure comme s’ils jouaient de la magadis[90]. Seuthès lui-même se lève, jette un cri de guerre et s’élance avec agilité comme pour éviter un trait. Alors entrent des bouffons.

Le soleil était près de se coucher. Les Grecs se lèvent et disent qu’il est l’heure de poser les gardes de nuit et de donner le mot d’ordre. Ils prient Seuthès d’ordonner qu’il n’entre de nuit aucun Thrace dans le camp grec. « Nos ennemis, disent-ils, sont des Thraces comme vous qui êtes nos amis. » Dès qu’ils sont sortis, Seuthès se lève n’ayant point l’air d’un homme ivre. En sortant, il rappelle les stratèges et leur dit : « Compagnons, les ennemis ne savent encore rien de notre alliance. Si nous marchons sur eux avant qu’ils se soient mis sur leurs gardes contre notre irruption et qu’ils aient préparé leurs moyens de défense, nous ferons plus de butin et plus de prisonniers. » Les stratèges approuvent son avis et le prient de les conduire. Seuthès répond : « Préparez-vous donc, attendez, et moi, quand il en sera temps, j’irai vous trouver. Je vous prendrai vous et vos peltastes, et, avec l’aide des dieux, je vous conduirai. » Xénophon leur dit : « Vois donc, puisque nous marcherons de nuit, si l’usage grec ne vaut pas mieux. Pendant le jour, c’est la nature du pays qui décide du genre de troupes qui doivent marcher en tête : hoplites, peltastes ou cavalerie ; durant la nuit, l’usage grec est que les troupes pesantes marchent en avant. De cette manière les armées se séparent moins, et les soldats ont moins d’occasions de s’écarter sans qu’on s’en aperçoive. Souvent des troupes ainsi séparées tombent les unes sur les autres, ne se reconnaissent point, et se font réciproquement du mal. Seuthès dit : « Votre réflexion est juste, je me conformerai à votre usage : je vous donnerai pour guides ceux des vieillards qui connaissent le mieux le pays, et je vous suivrai en queue avec mes chevaux : en un instant, s’il le faut, je serai au front de la colonne. » On prend pour mot d’ordre : Minerve, en raison de la parenté ; et, l’entretien fini, chacun va goûter le repos.

Vers minuit, Seuthès arrive avec ses cavaliers cuirassés et les peltastes en armes. Quand il a donné les guides, les hoplites marchent en tête, les peltastes suivent, et les cavaliers forment l’anière-garde. Dès qu’il est jour, Seuthès gagne le front et applaudit à l’usage grec : « Souvent, dit-il, il m’est arrivé, dans des marches nocturnes, de me séparer de l’infanterie avec les cavaliers. Maintenant, à la pointe du jour, nous nous retrouvons comme il le faut, tous ensemble et en ordre. Mais attendez-moi ici, et reposez-vous. Je vais aller reconnaître le pays. » À ces mots il s’élance par un chemin à travers la montagne. Arrivé à un endroit couvert de neige, il examine s’il découvrira sur le chemin des traces d’hommes venant de son côté ou allant en sens inverse. Voyant que la route n’est point frayée, il revient promptement et dit : « Tout ira bien, compagnons, s’il plaît à Dieu. Nous allons surprendre nos hommes. Je vais me mettre à la tête de la cavalerie pour empêcher que, si nous voyons quelqu’un, il ne s’enfuie et n’avertisse les ennemis : vous, vous suivrez : si vous restez en arrière, la trace des chevaux vous mettra sur la voie. Quand nous aurons passé les montagnes, nous arriverons à des villages nombreux et opulents. »

On était au milieu du jour, lorsque, arrivé au haut des montagnes, et voyant à ses pieds les villages, Seuthès accourt au galop vers les hoplites et leur dit : « Je vais faire descendre rapidement les cavaliers dans la plaine et les peltastes dans les villages. Suivez le plus vite possible, pour appuyer, s’il y a quelque résistance. » En entendant ces mots, Xénophon descend de cheval ; Seuthès lui dit : « Pourquoi descends-tu, quand il faut se hâter ? — Je sais, dit Xénophon, que tu n’as pas besoin de moi seul ; les hoplites courront de meilleur cœur, quand je les conduirai moi-même à pied. »

Seuthès s’éloigne alors, et avec lui Timasion suivi d’une quarantaine de cavaliers grecs. Xénophon, de son côté, ordonne aux soldats âgés de trente ans de sortir des loches ; puis il s’élance au pas de course, suivi de son détachement. Cléanor conduit le reste des Grecs. Arrivés aux villages, Seuthès vient au galop avec environ trente chevaux, et dit : « Il est arrivé, Xénophon, ce que tu disais : les habitants sont pris, mais les cavaliers m’ont laissé là et se sont dispersés à la poursuite dans tous les sens. J’ai peur que les ennemis ne se rallient quelque part et ne leur fassent du mal. Et puis, il faut laisser de notre monde dans les villages, vu qu’ils sont pleins d’habitants. — Eh bien, dit Xénophon, je vais, avec les hommes que j’ai, m’emparer des hauteurs. Pour toi, dis à Cléanor d’étendre sa phalange dans la plaine le long des villages. » Cette manœuvre exécutée, on rassemble environ mille prisonniers, deux mille bœufs, et dix mille têtes de menu bétail. On bivouaque sur la place.


CHAPITRE IV.


Suite de l’expédition. — Rigueur du froid — Épisthène d’Olynthe et son prisonnier. — Xénophon en danger d’être brûlé vif. — Traité de Seuthès avec les Thyniens.


Le lendemain, Seuthès brûle de fond en comble les villages et n’y laisse aucune maison. Il voulait par là jeter la terreur et faire sentir aux autres ce qu’ils auraient à souffrir, s’ils ne se rendaient pas. Il part ensuite, et envoie Héraclide à Périnthe avec le butin, pour le vendre et en faire la paye des soldats ; lui-même, avec les Grecs, établit son camp dans la plaine des Thyniens. Ceux-ci quittent leurs habitations et s’enfuient dans les montagnes.

Il y avait beaucoup de neige, et il faisait tellement froid que l’eau qu’on apportait pour le dîner fut gelée, et le vin lui-même dans les amphores. Beaucoup de Grecs eurent le nez et les oreilles brûlés par le froid. On comprit alors pourquoi les Thraces portent des fourrures de renard sur la tête et sur les oreilles, pourquoi leurs tuniques ne croisent pas seulement sur la poitrine, mais enveloppent leurs cuisses, et pourquoi, à cheval, ils ont, au lieu de chlamydes, des robes qui descendent jusqu’aux pieds. Seuthès délivre quelques prisonniers, les envoie vers les montagnes et leur dit que, si les habitants ne redescendent pas à leurs maisons pour se soumettre, il brûlera les villages et le blé et les fera mourir de faim. Alors les femmes, les enfants et les vieillards descendent, mais la jeunesse reste dans les villages situés au pied de la montagne. Seuthès, l’ayant su, commande à Xénophon de prendre les plus jeunes des hoplites et de le suivre. On se met en marche pendant la nuit : au point du jour on se présente devant les villages ; la plupart des habitants s’enfuient vers la montagne qui était proche, mais tous ceux qu’on peut saisir, Seuthès les fait percer tous sans merci à coups de javelot.

Il y avait à l’armée un certain Épisthène d’Olynthe, qui était pédéraste. Cet homme, voyant un tout jeune garçon, d’une jolie figure, tenant un pelte à la main et condamné à mourir, accourt vers Xénophon et le conjure de venir en aide à ce bel enfant. Xénophon va trouver Seuthès et le prie de ne pas faire tuer ce garçon : il lui dit en même temps les goûts d’Épisthène, que jadis formant un loche, il n’avait songé qu’à le composer de jolis garçons ; homme brave d’ailleurs à la tête de sa troupe. Seuthès lui dit : « Voudrais-tu, Épisthène, mourir à sa place ? » Épisthène tendant le cou : « Frappe, dit-il, si ce garçon le veut et si cela peut lui être agréable. » Seuthès demande ensuite au garçon s’il veut qu’il frappe l’autre à sa place. L’enfant ne veut pas et le prie de ne les tuer ni l’un ni l’autre. Alors Épisthène embrassant le garçon : « Qu’on vienne maintenant, Seuthès, dit-il, combattre contre moi pour l’avoir ! je ne le lâcherai pas. » Mais Seuthès, se mettant à rire, passe à d’autres soins. Il est d’avis de demeurer à cette place, afin que ceux qui se sont réfugiés dans la montagne ne puissent tirer leur subsistance des villages. Ils descend lui-même dans la plaine et s’y établit. Xénophon, avec sa troupe d’élite, se cantonne dans le village le plus élevé, et les autres Grecs à peu de distance, chez les Thraces appelés montagnards.

Peu de jours s’étaient écoulés, lorsque les Thraces de la montagne descendent auprès de Seuthès et négocient une trêve, avec remise d’otages. Xénophon vient aussi trouver Seuthès et lui dit qu’il est cantonné dans un mauvais endroit ; que les ennemis sont tout près ; qu’il serait plus agréablement dans un endroit fortifié par la nature, que dans un village où il y a chance de périr. Seuthès l’invite à prendre courage et lui montre les otages qu’on lui a remis. Quelques hommes descendus de la montagne étaient aussi venus trouver Xénophon pour négocier une trêve. Xénophon y consent, leur dit de se rassurer, et leur promet qu’il ne leur arrivera aucun mal, s’ils se rendent à Seuthès. Mais ces gens n’avaient dit cela que pour espionner.

Voilà ce qui se passa le jour. La nuit d’après, les Thyniens viennent de la montagne attaquer le village. Le maître de chaque maison servait de guide ; et, de fait, il eût été difficile à tout autre, dans l’obscurité, de reconnaître les maisons dans les villages : elles étaient toutes palissadées autour, avec de grands pieux, à cause du bétail. Arrivés aux portes de chaque maison, les uns lancent des javelots, les autres frappent avec des massues qu’ils disaient porter pour briser la pointe des lames : quelques-uns y mettent le feu ; puis, appelant Xénophon par son nom, ils lui commandent de sortir pour se faire tuer sinon qu’ils vont le brûler tout vivant.

Déjà la flamme se fait jour par le toit : Xénophon et sa troupe étaient à l’intérieur, tous cuirassés, avec leurs boucliers, leurs sabres et leurs casques. Alors Silanus de Maceste, garçon de dix-huit ans, se met à sonner de la trompette. Aussitôt ils se précipitent l’épée au poing, en même temps que ceux des autres maisons. Les Thraces s’enfuient en se couvrant le dos de leurs peltes, suivant leur usage. Quelques-uns sont pris en voulant sauter par-dessus la palissade, leurs peltes s’étant embarrassée dans les pieux ; d’autres sont tués en cherchant une issue sans la trouver. Les Grecs les poursuivent hors du village.

Cependant quelques Thyniens reviennent pendant l’obscurité : du fond de la nuit, ils frappent à la lueur du feu des Grecs courant autour d’une maison incendiée ; ils blessent Hiéronyme, le lochage Euodias, et Théagène de Locres, également lochage ; mais il n’y a personne de tué : on en est quitte pour des habits ou des bagages qui brûlent. Seuthès arrive au secours avec sept cavaliers, les premiers qu’il trouve, et un trompette thrace. Celui-ci, comprenant ce dont il s’agit, ne cesse pas, tout le temps que dure l’attaque, de sonner de sa corne et d’effrayer ainsi les ennemis. À son arrivée, Seuthès tend la main aux Grecs et leur dit qu’il avait cru en trouver beaucoup de morts.

Xénophon le prie de lui remettre les otages, et lui propose de marcher avec lui à la montagne, ou, s’il ne le veut pas, de l’y laisser aller. Le lendemain, Seuthès lui livre les otages, les vieillards, disait-on, les plus considérables des montagnards.

Il arrive lui-même avec des troupes, dont le nombre était triplé. Beaucoup d’Odryses, sur le bruit de ce qu’avait fait Seuthès, étaient descendus se joindre à lui. Les Thyniens, voyant de la hauteur cette quantité d’hoplites, cette quantité de peltastes, cette quantité de cavaliers, descendent et demandent la paix. Ils consentent à tout faire et demandent qu’on reçoive leurs gages. Seuthès appelle Xénophon et lui communique ces propositions, ajoutant qu’il ne s’engage à rien, si Xénophon veut se venger de leur attaque. Celui-ci répond : « Pour ma part, je les trouve suffisamment punis aujourd’hui, si de libres ils deviennent esclaves. » Toutefois, je donne à Seuthès le conseil de prendre désormais pour otages ceux qui sont en état de mal faire, et de laisser les vieillards à la maison. Tous les habitants du pays consentent à ce traité.


CHAPITRE V.


Seuthès ne paye point aux Grecs la solde complète. — Ils le suivent cependant dans une nouvelle expédition. — La solde n’étant pas payée davantage, les soldats s’emportent contre Xénophon.


On passe ensuite aux Thraces qui habitent au-dessus de Byzance, dans le pays nommé Delta. Cette contrée n’était plus à Mésade ; c’était le domaine de Térès, un ancien roi des Odryses. Là se trouve Héraclide avec l’argent provenant de la vente du butin. Seuthès fait amener trois attelages de mulets, les seuls qu’il eût, et plusieurs attelages de bœufs ; puis il mande Xénophon et lui dit de prendre pour lui ce qu’il veut, et de distribuer le reste entre les stratèges et les lochages. Xénophon lui répond : « Je me contenterai de recevoir une autre fois ; offre donc aux stratèges qui t’ont suivi avec moi et aux lochages. » Timarion de Dardanie, Cléanor d’Orchomène et Phryniscus d’Achaïe ont chacun un attelage de mulets : les lochages se partagent les attelages de bœufs. Quant à la solde, quoiqu’il y eût un mois d’échu, Seuthès n’en paye que vingt jours. Héraclide prétend n’avoir pas pu tirer plus de la vente. Xénophon irrité lui dit : « Tu m’as l’air, Héraclide, de n’avoir pas pris comme il faut les intérêts de Seuthès ; si tu les avais pris, tu aurais apporté de quoi payer la solde entière ; il fallait emprunter, si tu ne pouvais faire autrement, et vendre jusqu’à tes habits. »

Héraclide, piqué de ce discours, et craignant de perdre les bonnes grâces de Seuthès, calomnie, dès ce jour, autant qu’il peut, Xénophon auprès de Seuthès. Les soldats s’en prennent à Xénophon de ce qu’ils n’ont pas leur paye, et Seuthès lui en veut de ce qu’il demande avec fermeté qu’on paye les soldats. Jusque-là, il ne cessait de lui répéter que, dès qu’on arriverait près de la mer, il lui donnerait Bisanthe, Ganos et Néon-Tichos[91] ; mais, à partir de ce moment, il n’en parle plus C’était le résultat d’une nouvelle calomnie d’Héraclide, disant qu’il n’était pas sûr de confier des places à un homme qui avait une armée.

Cependant Xénophon réfléchissait aux moyens de porter plus loin la guerre dans le haut pays ; mais Héraclide présente les autres stratèges à Seuthès, et les presse d’assurer qu’ils conduiront tout aussi bien l’armée que Xénophon ; il leur promet vous peu de jours la solde entière de deux mois et les engage à marcher en avant. Timasion répond : « Pour moi, quand même la solde devrait être de cinq mines, je ne marcherai pas sans Xénophon. » Phryniscus et Cléandre font la même réponse que Timasion.

Alors Seuthès reproche à Héraclide de n’avoir pas appelé Xénophon : ils le font venir seul. Xénophon, devinant la fourberie d’Héraclide, qui voulait le calomnier auprès des autres stratèges, amène avec lui tous les stratèges et les lochages. Seuthès les convainc tous : on part et on marche, ayant à droite le Pont, à travers le pays des Thraces mélinophages, et l’on arrive à Salmydesse[92]. Beaucoup de bâtiments qui entrent dans l’Euxin touchent et s’engravent en cet endroit : la mer y est pleine de bas-fonds. Les Thraces habitants de ces parages, ont fait des colonnes de démarcation entre lesquelles chacun pille ce qui échoue sur sa côte. On prétend qu’avant l’établissement de ces limites, bon nombre de ces pillards s’entre-tuaient. Là on trouve beaucoup de lits, beaucoup de coffres, beaucoup de livres et beaucoup de tous ces objets que les matelots transportent dans des caisses de bois. La contrée soumise, on revient sur ses pas. Seuthès avait alors une armée plus nombreuse que celle des Grecs. Il lui était venu des montagnes une plus grande quantité d’Odryses qu’auparavant, et tous ceux qu’il soumettait se joignaient successivement à lui. On campe dans une plaine au-dessus de Sélybrie, à trente stades environ de la mer. De solde, nulle apparence. Les soldats sont tous furieux contre Xénophon, et Seuthès, de son côté, ne le traite plus avec la même intimité. Toutes les fois que Xénophon veut aller le voir, celui-ci prétexte de grandes occupations.


CHAPITRE VI.


Propositions des envoyés de Sparte. — Accusation contre Xénophon ; sa défense. — Il est également défendu par Charminus et Polycrate. — Embarras de Seuthès et d’Héraclide. — Offres de Seuthès à Xénophon.


Sur ces entrefaites, au bout de deux mois environ, arrivent Charminus de Lacédémone et Polynice de la part de Thimbron. Ils annoncent que les Lacédémoniens ont décidé de faire la guerre à Tissapherne, et que Thimbron s’est embarqué pour commencer les hostilités : il a besoin de l’armée grecque, et il promet à chaque soldat une darique par mois, le double aux lochages, le quadruple aux stratèges. Dès que les Lacédémoniens sont arrivés, Héraclide, informé qu’ils viennent chercher l’armée, dit à Seuthès qu’il ne peut lui arriver rien de plus heureux. « Les Lacédémoniens ont besoin de l’armée, et toi tu n’en as plus besoin ; en la leur rendant, tu leur seras agréable ; les Grecs ne te demanderont pas leur paye, mais ils sortiront de tes États. »

Après avoir entendu ces mots, Seuthès se fait amener les envoyés. Ils disent qu’ils viennent chercher l’armée ; Seuthès répond qu’il la leur remettra, qu’il veut être leur ami et leur allié. Il les invite à un repas d’hospitalité, et il les traite avec magnificence. Il n’invite ni Xénophon, ni aucun, autre, des stratèges. Les Lacédémoniens lui demandant quel homme est Xénophon, il répond que ce n’est pas d’ailleurs un méchant homme, mais qu’il aime trop le soldat : cela lui fait beaucoup de tort. Les envoyés lui disent : « Est-ce qu’il n’a pas de popularité parmi ses hommes ? » Héraclide répond : « Une très-grande. — Alors, ne s’opposera-t-il pas à ce que nous emmenions l’armée ? — Convoquez les troupes, dit Héraclide, promettez-leur une solde ; ils tiendront peu à lui, ils accourront à vous. — Mais comment les convoquer ? — Demain, dit Héraclide, dès le matin nous vous conduirons vers eux. Je suis sûr que, dès qu’ils vous verront, ils accourront à vous de grand cœur. » Ainsi finit cette journée.

Le lendemain, Seuthès et Héraclide conduisent les Lacédémoniens à l’armée. Elle s’assemble. Les deux Lacédémoniens prennent la parole : « Sparte a décidé de faire la guerre à Tissapherne, qui vous a fait du tort à vous-mêmes. Si donc vous venez avec nous, vous vous vengerez d’un ennemi, et chacun de vous recevra une darique par mois, le lochage le double et le stratège le quadruple. » Les soldats les écoutent avec joie. Aussitôt un Arcadien se lève pour accuser Xénophon. Seuthès était là ; il voulait savoir ce qu’on déciderait, et il se tenait à portée d’entendre. Il avait son interprète avec lui-, et du reste il savait lui-même le grec. L’Arcadien commence ainsi : « Nous serions avec vous depuis longtemps, Lacédémoniens, si Xénophon ne nous avait pas pressés de venir ici : nous avons passé un rude hiver à faire la guerre, nuit et jour, sans profit, tandis qu’il jouit de nos peines, et que Seuthès, qui l’a enrichi en particulier, nous refuse notre solde. Pour ma part, ajoute ce premier orateur, si je le voyais lapidé et puni des maux où il nous a entraînés, je croirais avoir reçu ma paye et je ne regretterais plus mes fatigues. » Après lui se lève un autre Grec, qui parle sur le même ton, puis un troisième. Xénophon ensuite s’exprime ainsi :

« Oui, un homme doit s’attendre à tout, puisque je me vois accusé par vous de ce que je regarde, dans mon for intérieur, comme la plus grande preuve de mon zèle. J’étais déjà eu route pour ma patrie, et par Jupiter ! si je suis revenu, ce n’était pas pour partager votre prospérité, c’était parce qu’on m’avait appris votre détresse ; je voulais vous être utile, si je pouvais. J’arrive : Seuthès que voici m’envoie de nombreux messagers il me fait mille promesses pour que je vous engage à le suivre ; mais je n’essaye point de le faire, vous le savez tous. Je vous conduis au port d’où je pense passer au plus vite en Asie : c’était ce que je croyais pour vous le meilleur, le plus conforme à ce que vous souhaitiez. Aristarque arrive avec ses trirèmes et nous empêche de traverser : aussitôt je vous convoque, comme c’était mon devoir, afin que nous délibérions sur ce qu’il faut faire.

« Vous entendez Aristarque qui vous enjoint de vous rendre dans la Chersonèse ; vous entendez Seuthès qui vous engage à vous joindre à lui comme auxiliaires : vous dîtes tous qu’il faut aller avec Seuthès, vous votez tous pour ce projet. Si je vous ai fait quelque tort en vous conduisant où vous vouliez tous aller, dites-le. Depuis que Seuthès a commencé à se jouer de vous pour la solde, si je l’avais approuvé, vous seriez en droit de m’accuser et de me haïr. Mais si, après avoir été mon meilleur ami, il est devenu mon plus cruel ennemi, est-il juste que vous m’accusiez et non pas Seuthès, vous qui êtes la cause de ma rupture avec lui ? Peut-être direz-vous qu’il m’est facile, ayant reçu ce qui vous appartient, de jouer la comédie auprès de Seuthès. Mais n’est-il pas évident que, si Seuthès m’a payé, il ne m’a pas payé pour perdre ce qu’il m’a donné et pour avoir à vous payer encore ? Je crois que, s’il m’avait donné quelque chose, il me l’aurait donné pour avoir, en me donnant moins, à ne pas vous donner plus. Si c’est là votre pensée, vous pouvez à l’instant même rendre inutile tout ce complot concerté entre nous deux, en lui demandant votre argent. Il est clair que Seuthès, si j’ai reçu quelque chose de lui, le redemandera selon son droit, si je manque à la convention suivant laquelle j’aurais reçu. Mais il s’en faut beaucoup que j’aie touché ce qui vous appartient. Je vous le jure par tous les dieux et par toutes les déesses, je n’ai pas même ce que Seuthès m’avait promis en particulier. Il est là ; il m’entend, et il m’est témoin si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais encore serment que je n’ai pas touché ce qu’ont reçu les autres stratèges, pas même autant que quelques lochages. Pourquoi me suis-je conduit ainsi ? Je croyais, soldats, que plus je partagerais avec Seuthès son indigence, plus je pourrais compter, dès qu’il le pourrait, sur son amitié. Aujourd’hui que je le vois prospérer, je connais son âme.

« Mais, dira-t-on, n’avez vous pas honte d’avoir été si ridiculement joué ? J’en rougirais, par Jupiter, si un ennemi m’eût trompé de la sorte ; mais, entre amis, il me paraît plus honteux de tromper que d’être trompé. Au reste, s’il est des précautions à prendre avec des amis, vous les avez prises toutes, sans lui laisser aucun prétexte honnête de vous donner ce qu’il a promis. Nous ne lui avons fait aucun tort ; nous n’avons montré ni lâcheté ni crainte, où qu’il ait voulu nous conduire.

« Mais, direz-vous, il fallait exiger des gages, afin qu’il lui fût impossible de tromper, s’il le voulait. Écoutez ce que j’ai à répondre, et ce que je n’aurais jamais dit en présence de Seuthès, si vous ne m’aviez montré toute votre injustice, toute votre ingratitude envers moi. Rappelez-vous donc dans quelle situation vous vous trouviez, quand je vous en ai tirés pour vous conduire à Seuthès. Les portes de Périnthe, si vous aviez été dirigés vers cette ville, Aristarque de Lacédémone les avait fermées pour vous empêcher d’y entrer : vous campiez dehors, au grand air. On était au cœur de l’hiver : vous viviez d’achats, ne voyant que peu de vivres à vendre, n’ayant que peu d’argent pour en acheter. Vous étiez contraints de rester en Thrace : les trirèmes en rade vous empêchaient de mettre en mer : condamnés à demeurer là, il fallait être en pays ennemi, serrés par de nombreux cavaliers, par de nombreux peltastes. Noms avions des hoplites, c’est vrai ; en nous portant en force sur les villages, nous aurions peut-être pu prendre du grain, et encore en petite quantité ; mais se mettre à poursuivre, faire des prisonniers et enlever des bestiaux, impossible ; car je ne trouvai chez vous ni cavalerie, ni peltastes organisés.

« Si donc, quand vous étiez dans une telle détresse, je vous ai, sans exiger aucune solde, procuré pour allié Seuthès, qui avait des cavaliers et des peltastes dont vous manquiez, croyez-vous que j’aie mal servi vos intérêts ? Une fois réunis à ses troupes, vous avez trouvé des grains en plus grande abondance dans les villages, grâce à la nécessité où se trouvaient les Thraces de fuir avec plus de vitesse : vous avez eu votre part de bestiaux et d’esclaves. Nous n’avons plus revu d’ennemis, quand la cavalerie de Seuthès s’est jointe à nous, tandis que jusque-là ils nous harcelaient avec leurs cavaliers et leurs peltastes, nous empêchant de nous disperser autrement qu’en petit nombre et de nous procurer plus de vivres. Si celui qui vous a procuré cette sécurité ne vous a pas payés bien exactement, en plus de cette sécurité même, la solde qu’il avait promise, est-ce là un si grand malheur, et croyez-vous qu’il faille pour cela ne pas me laisser vivre ?

« Aujourd’hui, comment vous retirez-vous ? N’avez-vous pas comme excédant, après un hiver passé dans l’abondance de tout bien, ce que vous avez reçu de Seuthès ? Vous avez vécu aux dépens de l’ennemi ; et malgré cela, vous n’avez pas eu un homme de tué, vous n’avez pas perdu un homme vivant[93]. Mais de plus, si vous avez fait quelque bel exploit contre les barbares d’Asie, n’en ayez-vous pas le mérite, et n’y ajoutez-vous pas en ce moment une autre gloire, celle d’avoir vaincu en Europe les Thraces avec lesquels vous êtes en guerre ? Oui, j’ai raison de le dire, ces griefs qui vous irritent contre moi, vous devriez en remercier les dieux, comme de bienfaits.

« Telle est votre position actuelle. Maintenant, au nom des dieux, considérez la mienne. Au moment où pour la première fois je m’embarquais afin de retourner dans ma patrie, je m’en allais couvert de vos éloges ; et, par vous, les autres Grecs me faisaient un nom glorieux : je jouissais de la confiance des Lacédémoniens ; sans quoi, ils ne m’auraient pas député de nouveau vers vous. Aujourd’hui je m’en vais, calomnié par vous auprès de ces mêmes Lacédémoniens, haï, grâce à vous, de Seuthès, chez qui j’espérais que mes services, rendus par votre entremise, me feraient une retraite heureuse pour moi et pour mes enfants, si je devenais père. Et vous, pour qui je me suis fait tant d’ennemis, beaucoup plus puissants que moi, vous, dont les intérêts me préoccupent encore, voilà ce que vous pensez de moi. Vous me tenez, je ne m’enfuis pas, je ne cherche pas à m’échapper ; mais si vous faites ce que vous dites, sachez que vous tuerez un homme qui a si souvent veillé sur vous ; qui a bravé avec vous tant de fatigues, tant de dangers, et quand c’était son tour, et quand ce ne l’était pas ; qui, par la faveur des dieux, a érigé avec vous tant de trophées chez les barbares ; qui, pour vous empêcher de devenir les ennemis d’aucun des Grecs, a souvent lutté contre vous de tout son pouvoir. Vous pouvez maintenant, sans craindre, aller où bon vous semble, et sur terre et sur mer. Et, lorsque tout vous arrive à souhait, quand vous allez vous embarquer pour le pays où vous désirez aborder depuis longtemps, lorsque le peuple le plus puissant vous implore, qu’on vous donne une solde, que les Lacédémoniens, réputée aujourd’hui les plus forts, viennent vous trouver, c’est le moment que vous croyez devoir choisir pour me mettre le plus vite à mort ? Ce n’était plus cela quand nous étions dans le danger, ô les plus oublieux des hommes ! Vous m’appeliez votre père, vous juriez de vous souvenir toujours de moi, comme votre bienfaiteur. Ah ! ceux même qui viennent vous chercher ne sont pas si injustes ! Non, j’en réponds, vous se leur paraîtrez plus aussi bons, quand ils vous verront « e que vous êtes avec moi. » Cela dit, il cessa de parler.

Charminus de Lacédémone se lève et parle ainsi : « Pour moi, soldats, je ne crois pas que vous ayez raison de vous emporter contre cet homme. J’ai de quoi témoigner en sa faveur. Seuthès, quand Polynice et moi nous lui avons demandé quel homme était Xénophon, n’a rien trouvé à lui reprocher que d’aimer trop le soldat, ce fut son mot ; c’était même là une cause de brouille avec nous autres Lacédémoniens et avec Seuthès lui-même. »

Euryloque de Lousie, Arcadien, se lève ensuite et dit : « Il me semble, Lacédémoniens, que, puisque vous voilà nos chefs, il faut nous faire payer par Seuthès de gré ou de force, et ne pas nous emmener auparavant. »

Polycrate d’Athènes se lève et parle pour Xénophon. « Je vois là, soldats, dit-il, Héraclide qui nous écoute. Il a reçu le butin qui était le fruit de nos fatigues, il l’a vendu, et n’en a remis l’argent ni à Seuthès ni à nous, il l’a volé, et il en fait son profit. Si donc nous faisons bien, nous l’arrêterons. Cet homme, ajoute-t-il, n’est point de Thrace ; il est Grec et il fait tort à des Grecs. »

En entendant ces mots, Héraclite est frappé de terreur. Il s’approche de Seuthès et lui dit : « Et nous, si nous faisons bien, nous quitterons au plus vite un endroit où ces gens-là sont les maîtres. » Aussitôt dit, ils sautent à cheval, et s’élancent au galop vers leur camp. De là Seuthès envoie à Xénophon Abrozelmès, son interprète, et le prie de rester à son service avec mille hoplites, s’engageant de lui donner les places maritimes et tout ce qu’il lui a promis. Il ajoute, comme un secret, qu’il a entendu Polynice dire que, si Xénophon tombe entre les mains des Lacédémoniens, Thimbron le fera certainement mettre à mort. D’autres personnes, unies d’hospitalité avec Xénophon, lui font savoir qu’il est calomnié et qu’il doit se tenir sur ses gardes. En entendant ces mots, Xénophon prend deux victimes et sacrifie à Jupiter-roi, pour savoir s’il fera mieux de rester avec Seuthès, aux conditions que Seuthès lui offre, ou de partir avec l’armée. Le dieu lui ordonne de partir.


CHAPITRE VII.


Départ pour des villages fournis de provisions. — Négociation avec Médosade. — Discours de Xénophon à Seuthès. — Celui-ci se décide à payer les Grecs.


De là, Seuthès va camper plus avant dans les terres, les Grecs cantonnent dans les villages, d’où ils devaient, après avoir fait de bonnes provisions, descendre vers la mer. Ces villages avaient été donnés par Seuthès à Médosade. Celui-ci, voyant avec peine les Grecs consommer tout ce qu’il y avait dans les villages, prend environ trente chevaux, et l’homme le plus considérable parmi les Odryses, qui étaient descendus de leurs montagnes et s’étaient joints à Seuthès. Il s’avance et appelle Xénophon hors du cantonnement des Grecs. Xénophon, prenant avec lui quelques lochages et d’autres personnes affidées, s’approche de Médosade. Alors celui-ci : « Vous nous faites tort, Xénophon, dit-il, en ravageant nos villages. Nous vous annonçons donc, moi, de la part de Seuthès, et cet homme de la part de Médocus, roi du haut pays, que vous ayez à évacuer notre contrée ; sinon, nous ne vous laisserons pas faire ; et, si vous ravagez nos terres, nous vous repousserons comme des ennemis. »

Xénophon après l’avoir entendu : « Tu viens de nous dire des choses auxquelles il est fâcheux de répondre ; je le ferai cependant pour que ce jeune homme sache qui vous êtes et qui nous sommes. Avant de devenir vos amis, nous traversions ce pays comme nous le voulions ; nous pillions où il nous plaisait, nous brûlions à notre gré. Et toi, quand tu es venu vers nous en envoyé, tu as campé au milieu de nous, sans rien avoir à craindre des ennemis. Vous ne pouviez entrer dans cette contrée, ou, si vous y entriez, vous y campiez comme en pays d’ennemis plus forts, vos chevaux toujours bridés. Maintenant que vous êtes nos amis, et que, grâce à nous, vous possédez cette contrée, vous nous chassez d’un pays dont vous n’êtes maîtres, que par nous. Tu le sais bien toi-même, les ennemis n’étaient pas capables de nous en faire sortir. Et ce n’est pas en nous faisant des présents, en nous traitant bien, pour reconnaître nos services, que tu prétends nous chasser ; tu veux, autant qu’il est en toi, nous empêcher même de cantonner. En parlant ainsi, tu ne rougis pas devant les dieux, devant ce jeune homme qui te voit maintenant dans la richesse, toi qui, avant d’être notre ami, ne vivais que de maraude, comme tu nous l’as avoué. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Je ne commande plus ici, mais vous vous êtes livrés aux Lacédémoniens pour conduire votre armée et vous ne m’avez pas appelé au conseil, hommes étonnants que vous êtes ; comme je les ai fâchés en vous amenant l’armée, vous craigniez que je ne leur fisse plaisir en la leur ramenant aujourd’hui. »

Lorsque l’Odryse eut entendu ces mots, il dit : « Pour moi, Médosade, je voudrais être enfoui sous terre, de la honte que j’ai en entendant cela. Si je l’avais su d’avance, je ne t’aurais pas accompagné : je m’en vais. Le roi Médocus ne m’approuverait pas de chasser nos bienfaiteurs. » Cela dit, il saute à cheval. et part au galop, suivi des autres cavaliers, à l’exception de quatre ou cinq. Médosade, affligé de voir les terres dévastées, presse Xénophon d’appeler les deux Lacédémoniens. Xénophon, prenant avec lui les hommes les plus capables, va trouver Charminus et Polynice, leur dit que Médosade les envoie chercher, et leur propose, comme on le faisait pour lui, de se retirer du pays. » Je pense, dit-il, que vous obtiendrez pour l’armée la solde qui lui est due, si vous dites que l’armée vous prie de la faire payer, de gré ou de force, par Seuthès ; que ce point obtenu, elle consent à vous suivre de bon cœur ; que sa demande trous paraît légitime, et que vous vous êtes engagés à ne la faire partir que quand on aura rendu cette justice aux soldats, » Après avoir entendu ces raisons, les Lacédémoniens promettent de les faire valoir et d’y ajouter tout ce qu’ils trouveront de plus fort. Après quoi ils partent, suivis de tous ceux que réclamait la circonstance. Quand ils sont arrivés, Charminus prend la parole : « Si tu as quelque chose à nous dire, Médosade, dis-le ; sinon, c’est nous qui avons à te parler. » Médosade répond d’un ton fort soumis : « Seuthès et moi nous vous prions de ne faire aucun tort à ce pays devenu ami pour nous ; si vous faites quelque mal aux habitants, c’est à nous que vous le ferez, car ils sont nôtres. — Eh bien, disent les Lacédémoniens, nous nous en éloignerons, si la solde est payée à ceux qui vous ont aidés en cette affaire ; autrement, nous venons à leur secours, et nous punirons les hommes qui leur ont fait du tort, contre la foi du serment. Si vous êtes de ces hommes-là, nous commencerons par vous à faire justice. » Xénophon ajoute : « Voulez-vous, Médosade, puisque vous dites que les habitants du pays sont vos amis, leur faire décider la question de savoir si c’est voue au nous qui devons sortir du pays ? » Médosade ne veut pas ; mais il propose avant tout aux deux Lacédémoniens ou d’aller trouver Seuthès au sujet de la paye, convaincu que Seuthès les écoutera, ou du moins d’envoyer avec lui Xénophon, dont il s’engageait à soutenir la proposition. En attendant, il supplie de ne pas brûler les villages. On envoie donc Xénophon, et avec lui ceux que l’on croit les plus propres à l’affaire. Aussitôt arrivé, Xénophon dit à Seuthès :

« Je n’ai rien à te demander, Seuthès, en venant auprès de toi, mais j’ai à te faire comprendre, si je le puis, que tu as eu tort de m’en vouloir, quand je réclamais au nom des soldats ce que tu leur as promis volontairement. Je croyais qu’il n’était pas moins de ton intérêt de le donner que du leur de le recevoir. Et d’abord, je remarque qu’après les dieux ce sont eux qui font mis en évidence, en te faisant roi d’un grand pays et d’un peuple nombreux ; de telle sorte que rien ne peut demeurer caché de ce que tu fais de honteux ou d’honnête. Étant ce que tu es, je regarde pour toi comme un fait important de ne pas renvoyer sans récompense des hommes qui font rendu service, comme un fait important d’obtenir les éloges de six mille hommes, et comme un fait plus important encore de ne jamais laisser douter de ta parole. Je vois, en effet, que la parole ambiguë des gens sans foi est vaine, sans force et sans valeur, tandis que la parole de ceux qui font évidemment profession de vérité ne les conduit pas moins sûrement que la violence des autres au but où ils aspirent. S’ils veulent ramener quelqu’un à la raison, j’observe que leurs menaces ne ramènent pas moins à la raison que les châtiments précipités des autres, et, quand de pareils hommes promettent une chose, ils tiennent aussi bien que d’autres qui donnent sur l’heure.

« Rappelle-toi ce que tu nous as avancé, en noue prenant pour alliés ; tu sais que ce n’est rien. La confiance dans la vérité de tes paroles a entraîné un grand nombre d’hommes à marcher sous tes ordres et à te soumettre un empire qui vaut, non pas cinquante talents, somme que ces soldats se croient due en ce moment, mais infiniment davantage. Eh bien, cette confiance qui fa valu un royaume, tu vas la vendre pour cette somme. Allons, rappelle-toi quelle importance tu attachais à la conquête de cette contrée qui est maintenant soumise. Je suis convaincu qu’alors tu aimerais mieux la posséder qu’une somme beaucoup plus considérable. Il me semble que ce serait pour toi un plus grand dommage et une plus grande tâche de ne pas conserver cette conquête, que de ne point l’avoir faite, comme il serait beaucoup plus fâcheux de devenir pauvre après avoir été riche, que de n’avoir jamais de richesse, comme il serait beaucoup plus affligeant de redevenir simple particulier après avoir été roi, que de n’avoir jamais exercé la royauté.

« Tu sais que les peuples qui subissent aujourd’hui ta loi te sont soumis, non point par affection pour ton autorité, mais par contrainte, et ils essayeraient de reconquérir leur liberté, s’ils n’étaient dominés par la peur. Mais ne crois-tu pas qu’ils te redouteraient encore plus et qu’ils s’attacheraient plus à ta personne, s’ils voyaient les soldats en humeur de rester maintenant auprès de toi, dès que tu leur en donnerais l’ordre, ou tout prête à revenir au besoin, puis les autres, sur le bruit de tes nombreux bienfaits, prompts à accourir pour se mettre à ta dis position, que s’ils présumaient et que les autres ne viendront pas à toi, à cause de la défiance qu’inspire ta conduite actuelle, et que les soldats sont déjà mieux disposés pour eux que pour toi ? D’ailleurs, ce n’est point parce qu’ils nous étaient inférieurs en nombre que ces, peuples t’ont cédé, mais faute de chefs. Aussi est-il à craindre aujourd’hui qu’ils ne prennent pour chefs quelques-uns de ceux qui croient avoir des griefs contre toi, ou bien les Lacédémoniens qui sont plus puissants encore, surtout si les soldats promettent de servir avec plus d’empressement ceux qui les auront fait payer, et si les Lacédémoniens, vu le besoin qu’ils ont de l’armée, consentent à tout cela. Que les Thraces aujourd’hui soumis à ta loi soient beaucoup plus empressés à marcher contre toi qu’avec toi, cela ne fait pas doute : car, si tu es vainqueur, c’est l’esclavage qui les attend ; vaincu, la liberté.

« S’il faut aussi songer un peu à ce pays devenu tien, ne crois-tu pas qu’il subira moins de dommages, si les soldats, après avoir reçu ce qu’ils demandent, se retirent paisiblement, que s’ils y demeurent comme en pays ennemi et que tu essayes de lever contre eux une armée, qui aura besoin de subsistances ? Quant à l’argent, crois-tu qu’il t’en coûtera plus en nous payant sur-le-champ ce qui nous est dû qu’en continuant à nous le devoir, et en te voyant contraint d’en soudoyer d’autres plus nombreux ?

« Mais Héraclide, ainsi qu’il me l’a déclaré, trouve que c’est beaucoup d’argent. Oui ; mais il t’est bien plus facile aujourd’hui de lever cet argent et de le payer, que jadis, avant notre venue auprès de toi, d’en donner le dixième. Ce n’est pas la quotité d’une somme qui la rend considérable ou légère, ce sont les moyens de celui qui paye et de celui qui reçoit. Or, tes revenus annuels excèdent maintenant tout le fonds que tu possédais autrefois.

« Pour moi, Seuthès, je t’ai parlé avec les égards dus à un ami, afin que tu te montres digne des biens que les dieux viennent de te donner, et que je ne me perde point dans l’opinion du soldat. Car, sache-le bien, si je voulais en ce moment faire du mal à un ennemi, je ne le pourrais avec l’armée telle qu’elle est disposée, et, si je voulais te venir encore en aide, j’en serais également incapable. Cependant, je te prends à témoin, Seuthès, avec les dieux qui savent tout, que je n’ai rien reçu de toi pour les services que font rendus les soldats, et que non-seulement je ne t’ai rien demandé de ce qui leur était du personnellement, mais que je ne t’ai pas même réclamé ce que tu m’avais promis. Je te jure encore que je n’aurais point accepté ce que tu m’aurais donné, si les soldats n’avaient reçu en même temps ce qui leur était dû. J’aurais regardé comme une honte de faire mes affaires et de négliger les leurs, mes besoins devant passer après l’estime où je suis auprès d’eux. Laissons Héraclide penser que le reste n’est que niaiserie et qu’il faut, par tout moyen, se procurer de l’argent. Quant à moi, Seuthès, je crois que pour un homme, et surtout pour un prince, il n’y a pas de richesses plus précieuses ni plus brillantes que la justice et la générosité : quiconque les possède est riche, a de nombreux amis ; il est riche d’hommes qui aspirent à son amitié. Prospère-t-il, il a des gens qui se réjouissent avec lui ; tombe-t-il dans l’infortune, il ne manque pas de secours. Si mes actes n’ont pu te convaincre que j’étais sincèrement ton ami, si mes paroles n’ont pu te le faire connaître, songe à ce qu’ont dit les soldats. Tu étais là, tu as entendu ce que disaient ceux qui voulaient me blâmer. Ils m’accusaient auprès des Lacédémoniens de n’être plus attaché qu’aux Lacédémoniens ; ils me reprochaient de préférer tes intérêts aux leurs, ils disaient que j’avais reçu de toi des présents. M’aurait-on accusé, le crois-tu, d’avoir reçu de toi ces présents, si l’on m’avait vu mal disposé à ton égard, et si l’on n’avait supposé que j’avais pour toi trop de zèle ? Je pense, en effet, que tous les hommes doivent montrer de la bienveillance à celui dont ils reçoivent des présents. Toi, au contraire, avant que je t’eusse rendu aucun service, tu me faisais un accueil gracieux ; tes regards, ta voix, tes dons étaient ceux d’un hôte ; tu ne te lassais pas de me faire des promesses ; maintenant que tu as accompli ce que tu voulais, et que, grâce à moi, tu es arrivé à une haute puissance, tu as le cœur de me voir déshonoré auprès des soldats ? Et cependant je ne doute pas que tu ne les payes ; le temps, j’en suis sûr, sera ton maître ; tu ne pourras souffrir de voir ceux qui t’ont rendu service devenir tes accusateurs. Je te demande donc qu’en les payant, tu t’efforces de me faire voir aux soldats tel que j’étais, quand tu m’as pris à ton service. »

En entendant ces paroles, Seuthès maudit celui qui était cause que la solde n’eût pas été payée depuis longtemps, et tout le monde pensa bien qu’il désignait Héraclide. « Pour moi, dit-il, je n’ai jamais eu la pensée de retenir ce qui est dû ; je payerai. » Alors Xénophon répond : « Puisque tu consens à payer, je te conjure de le faire par mes mains et de ne pas négliger de me remettre aujourd’hui avec l’armée au point où j’en étais, quand je suis venu vers toi. » Seuthès dit : « Ce n’est pas à cause de moi que tu perdras l’estime des soldats ; et, si tu restes auprès de moi avec mille hoplites seulement, je te donnerai toutes les places et tous les dons que je t’ai promis. » Xénophon répond : « Cela ne peut plus se faire ; renvoie-nous sur-le-champ. — Cependant, dit Seuthès, je sais qu’il est plus sûr pour toi de rester auprès de moi que de partir. — Je te suis reconnaissant, répond Xénophon, de ta prévoyance, mais il m’est impossible de rester : partout où j’aurai de la considération, sois certain qu’elle tournera à ton avantage. » Seuthès répond : « Je n’ai point d’argent, ou plutôt j’en ai peu, je te le donne ; c’est un talent : j’ai en outre six cents bœufs, environ quatre mille moutons et cent vingt esclaves : prends-les, ainsi que les otages de ceux qui vous ont attaqués, et pars. » Xénophon se met à rire : « Et si tout cela ne suffit pas pour la paye, à qui, je te le demande, appartiendra le talent ? Puisqu’il y a du danger pour moi à m’en aller, ne faut-il pas, que je me garantisse des pierres ? Tu as entendu les menaces. » Il demeure donc là le reste du jour.

Le lendemain, Seuthès livre aux députés ce qu’il avait promis, et envoie des gens le porter. Les soldats disaient déjà que Xénophon n’avait été trouver Seuthès que pour rester auprès de lui et recevoir ce qu’il lui avait promis. Quand ils le voient arriver, ils courent à lui tout joyeux. De son côté, Xénophon, apercevant Charminus et Polynice : « Voilà, leur dit-il, ce que vous avez sauvé pour l’armée ; je vous le remets, vendez-le et donnez-en le prix aux soldats. » Ceux-ci reçoivent les effets, y commettent des laphyropoles et soulèvent de nombreuses récriminations. Xénophon se tient à l’écart, mais il fait ostensiblement ses préparatifs pour retourner dans son pays : le décret n’ayant pas encore paru, qui le bannissait d’Athènes. Ceux des soldats qui étaient le plus liés avec lui viennent le conjurer de ne pas partir avant d’avoir emmené l’armée et de l’avoir remise à Thimbron.


CHAPITRE VIII.


Arrivée à Lampsaque et dans la Troade. — Combat contre le Perse Asidate. — Noms des pays traversés par l’armée et des satrapes qui les gouvernaient. — Fin de la retraite des Dix mille.


On l’embarque ensuite pour Lampsaque. Au-devant de Xénophon se présente le devin Suclide de Phlionte, fils de Cléagoras, qui a peint les Songes qui sont dans le Lycée[94]. Il félicite Xénophon d’avoir échappé et lui demandé ce qu’il a d’or. Xénophon lui jure qu’il n’a pas de quoi retourner dans sa patrie, à moins de vendre son cheval et tout ce qu’il peut avoir. Euclide ne veut pas le croire. Mais les Lampsacènes ayant envoyé des présents d’hospitalité à Xénophon, celui-ci fait un sacrifice à Apollon et place Euclide auprès de lui. Euclide ayant vu les entrailles, dit à Xénophon : « Je vois maintenant que tu n’as pas fait fortune, mais je suis sûr que, lors même que cela devrait t’arriver, il y aurait quelque empêchement, sinon d’autre part, du moins de toi-même. » Xénophon en convient. Euclide continue : « L’obstacle vient de Jupiter Mélichius[95], et il lui demande ; « Lui as-tu toujours offert des sacrifices ? À Athènes, j’avais l’habitude d’offrir pour vous des sacrifices et des holocaustes. » Xénophon répond que, depuis son départ, il n’a point fait de sacrifices à ce dieu. Euclide lui conseille donc de lui en faire, et ajoute qu’il s’en trouvera mieux. Le lendemain, Xénophon se rend à Ophrynium, sacrifie et brûle des porcs en holocauste suivant le rit national[96] : les entrailles sont favorables. Le même jour, arrivent Biton et Euclide avec de l’argent pour l’armée : ils se lient d’hospitalité avec Xénophon, et, comme il s’était défait à Lampsaque de son cheval pour cinquante dariques, soupçonnant qu’il ne l’avait vendu que par besoin, puisqu’ils avaient entendu dire qu’il tenait beaucoup à ce cheval, ils le rachètent, le lui rendent et ne veulent point en recevoir le prix.

De là, on marche à travers la Troade ; on passe l’Ida et l’on arrive d’abord à Antandros, puis, en longeant les côtes de Lydie, dans la plaine de Thèbes[97]. De là, par Atramyttium[98] et Certone[99], on entre près d’Atarné, dans la plaine du Caïque, et l’on parvient à Pergame de Mysie.

Xénophon y est reçu en hospitalité chez Hellas, femme de Gongylus d’Érétrie, et mère de Gorgion et de Gongylus[100]. Celle-ci l’avertit qu’Asidate, seigneur perse, est dans la plaine : elle lui dit que, s’il y marche de nuit avec trois cents hommes, il le prendra lui, sa femme, ses enfants et tous ses trésors, et il y en a beaucoup. Elle lui donne pour guides son cousin et Daphnagoras, qu’elle tenait en grande estime. Xénophon offre avec eux un sacrifice. Le devin Basias d’Élis, qui y assiste, lui dit que les entrailles sont favorables et que le Perse sera pris. Xénophon se met donc en marche après le dîner, prenant avec lui les lochages les plus intimes et les plus dévoués, afin de leur rendre un bon service. Sur ses pas se jettent, malgré lui, environ six cents hommes, mais les lochages prennent les devants, pour n’avoir point à partager un butin assuré.

On arrive vers minuit. On laisse échapper des environs de la tour des esclaves et de nombreux trésors, ne voulant prendre qu’Asidate et tout ce qui lui appartenait. On attaque la tour elle-même : mais, comme il était difficile de te prendre, vu qu’elle était grande, élevée, munie de créneaux et défendue par des soldats nombreux et braves, on essaye de la miner. L’épaisseur du mur était de huit briques ; cependant, au jour, une ouverture est pratiquée : dès qu’on y paraît, un des assiégés perce avec une grande broche à bœufs la cuisse de celui qui s’avance le plus près. Et d’ailleurs, les flèches rendaient les approches dangereuses. Aux cris poussés par les gens de la tour, Itabélius arrive pour les défendre avec sa troupe ; puis il vient de la Comanie[101] des hoplites assyriens, des cavaliers hyrcaniens, à la solde du roi, au nombre d’environ quatre-vingts, et près de huit cents peltastes : enfin il arrive des cavaliers de Parthénium, d’Apollonie et des places voisines.

Il était temps de songer à faire retraite : on prend tout ce qu’il y a de bœufs et de menu bétail, et on l’emmène avec les esclaves, en formant une colonne à centre vide ; ce n’était pas qu’on eût l’esprit au butin, mais la retraite aurait eu l’air d’une fuite, si l’on se fût retiré les mains vides, ce qui aurait augmenté l’ardeur des ennemis et le découragement des Grecs. On se retire donc en-gens, qui se battent pour défendre leur bien. Gongylus apercevant les Grecs en petit nombre, pressés par de nombreux ennemis, sort, malgré sa mère, avec sa troupe, pour prendre part à l’action. Proclès, descendant de Démarate, amène aussi des renforts d’Halisarne et de Teutbranie. La troupe de Xénophon, écrasée par les flèches et les pierres, marche en rond pour opposer les armes aux traits, et repasse à grand peine le Caïque ; la moitié presque sont blessés, entre autres Agasias de Stymphale, un des lochages, qui, en tout temps, s’était battu avec courage contre les ennemis. Enfin les Grecs sont hors de danger, conservant environ deux cents prisonniers, et assez de menu bétail pour offrir des victimes.

Le lendemain, Xénophon, après avoir fait un sacrifice, fait marcher de nuit toute l’armée le plus loin possible dans la Lydie, afin qu’Asidate ne craigne plus son voisinage et néglige de se garder. Or, Asidate, entendant dire que Xénophon a fait de nouveaux sacrifices et qu’il doit l’attaquer avec toute son armée, va se cantonner dans les villages contigus aux murailles de Parthénium. Il y tourne dans les troupes de Xénophon, qui le prennent avec sa femme, ses enfants, ses chevaux et tout ce qu’il possède[102]. Ainsi fut accomplie la première prédiction des victimes. De là les Grecs se retirent à Pergame, et Xénophon n’a point à se plaindre du dieu, car les Lacédémoniens, les lochages, les autres stratèges et les soldats conviennent de lui donner l’élite du butin, chevaux, attelages et le reste : en sorte qu’il se trouve même en état d’en obliger d’autres.

Sur ces entrefaites, Thimbron arrive, prend le commandement de l’armée, l’incorpore aux autres troupes grecques, et va faire la guerre à Tissapherne et à Pharnabaze.

Voici les noms des gouverneurs des pays du roi que traversa notre armée : en Lydie, Artimas ; en Phrygie, Artacamas ; en Lycaonie et en Cappadoce, Mithridate ; en Cilicie, Syennésis ; en Phénioie et en Arabie, Dernès ; en Syrie et en Assyrie, Bélésis ; à Babylone, Rhoparas ; en Médie, Arbacas ; chas les Phasians et les Hespérites, Tiribaze ; les Carduques, Chalybes, Chaldéens, Macrons, Colques, Mossynèques, Coètes et Tibarènes, étaient des peuples indépendants : en Paphlagonie, Corylas ; en Bithynie, Pharnabaze ; chez les Thraces d’Europe, Seuthès.

Le total du parcours entier, marche et retraite, est de deux cent quinze étapes, comprenant onze cent cinquante-cinq parasanges, ou trente-quatre mille six cent cinquante stades : la durée, marche et retraite, est d’un an et trois mois[103].



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  1. Le véritable titre de l’ouvrage de Xénophon est Anabase, c’est-à-dire Marche ascendante ou Expédition dans la haute Asie.
  2. Nous avons profité, pour quelques-unes de ces notes, des observations du comte de la Luzerne, ministre de la marine sous Louis XVI, et traducteur anonyme de cet ouvrage de Xénophon.
  3. À Babylone, en 404 avant J. C, après un règne de dix-neuf ans.
  4. Ctésias, Indic., xlix et liii, appelle ce prince Arsacas ou Arsace, et Plutarque, Artaxercès, chap. i, lui donne le nom d’Arsicas. Il prit, à son avènement, le nom d’Artaxercès, auquel l’histoire ajoute celui de Mnémon, à cause de sa prodigieuse mémoire.
  5. Cf. Plutarque, Artax., ii et iii.
  6. Environ 180 500 francs.
  7. La parasange correspond à la lieue ancienne, c’est-à-dire à 4 kilomètres.
  8. Plus de 62 mètres. Le plèthre est de plus de 30 mètres.
  9. Au confluent du Méandre et du Lycus.
  10. Cette ville, si peuplée du temps de Xénophon, avait perdu sa splendeur du temps d’Alexandre.
  11. Cf. Quinte Curce, III, i, et Maxime de Tyr, Diss., VIII. Sur la légende mythologique d’Apollon et du satyre Marsyas, voyez une belle page d’Otfried Müller, Prolégomènes d’une mythologie scientifique, pages 110 et suivantes.
  12. Autrement les Lupercales, fêtes de Pan. Voy. Pausanias, liv. VIII ; Ovide, Fastes, II, V. 207.
  13. C’était un meuble de bain.
  14. Voy. Ovide, Métamorph., XI, v. 90 et suivants.
  15. On croit que ces tuniques étaient des espèces de gilets, qui ne descendaient pas au-dessous de la ceinture.
  16. Ce nom est corrompu. D’Anville croit qu’il s’agit ici de la ville de Tyane.
  17. Je lis εἷλε, il prit, avec Muret et Weiske, au lieu de εἶδε, il vit, adopté par L. Dindorf.
  18. Il y a deux défilés qui séparent la Cilicie de la Syrie ; le premier, plus éloigné de la mer, avait le nom de Pyles (portes) Amaniques  ; le second s’appelait Portes de la Cilicie : c’est de ce dernier que parle ici Xénophon.
  19. Voy. Lucien, De la déesse syrienne, 14 et 45. — Cf. le même auteur, De l’astrologie, 7.
  20. « Cicéron contre Verrès, liv. III, chap. xxxiii, dit que les rois des Perses et des Syriens sont dans l’usage d’avoir plusieurs femmes, et que des villes sont attribuées à ces princesses pour fournir les unes, leur ceinture, redimiculum, d’autres leur voile, d’autres leurs colliers, d’autres les ornements de leur tête. Hérodote, Euterpe, chap. xcviii, parle d’une ville d’Égypte donnée à perpétuité aux reines de ce pays pour leur chaussure. Il ajoute que cet ouvrage subsiste depuis la conquête de l’Égypte par les Perses. Athénée, liv. I, chap. xxv, cite la même ville comme donnée successivement par tous les souverains de ce pays, soit Perses, soit Égyptiens, aux reines d’Égypte. Plusieurs autres nous apprennent que Xerxès fit don à Thémistocle, lorsqu’il se réfugia en Asie, de trois villes dont l’une devait fournir le pain, une autre le vin et la troisième les mets de sa table. Mais le passage de Platon, Alcibiade Ier, p. 123, confirme encore plus positivement la conjecture de Muret et de Lengerman. Platon assure que l’on tenait d’un homme digne de foi, qui avait été à la cour de Perse, qu’il avait employé un jour presque entier à traverser un pays vaste et fertile, que les habitants appelaient la ceinture de la reine (c’est probablement celui dont parle ici Xénophon, car il se trouve sur la route d’un Grec allant à Babylone) ; qu’un autre territoire s’appelait le voile de la reine, et qu’enfin différents lieu, beaux et d’un grand revenu, portaient chacun le nom de divers ornements de cette princesse, auxquels ils étaient affectés. Tel était l’usage des Perses. » De la Luzerne.
  21. Fils de Tamus, et plus tard amiral de la flotte d’Artaxercès.
  22. Plus de 2 litres.
  23. Le sigle était d’un peu plus de 1 franc.
  24. L’obole valait environ 15 centimes.
  25. La chénice contenait un peu plus de 1 litre.
  26. La dalle.
  27. « Voici un conseil de guerre, assemblé 401 ans avant l’ère vulgaire, pour juger du crime de désertion. » De la Luzerne.
  28. « L’usage de se donner la main en témoignage d’amitié n’est pas d’une date moderne. On verra plus d’une fois, dans la suite de cet ouvrage, que ce signe, garant de l’alliance et de la réconciliation, était regardé comme un serment sacré. » De la Luzerne.
  29. C’est ainsi que Darius prit Charidème par la ceinture, pour marquer qu’il le condamnait à mourir. Voy. Diodore de Sicile, XVII, xxx.
  30. Il y a dissidence entre les témoignages de Xénophon, de Ctésias et de Plutarque sur le nombre respectif des deux armées mises en présence à Cunaxa. M. Duruy, dans une note de son Histoire grecque, page 420 de l’édition de 1851, semble appuyer l’assertion de Xénophon, confirmée déjà par le comte de la Luzerne.
  31. Plutarque, Vie d’Artaxercès, nous apprend la cause de cette conduite d’Artaxercès : il voulait se retirer dans la province de Perse, et y attendre que toutes ses forces fussent réunies pour combattre Cyrus.
  32. « Plusieurs historiens, dit Plutarque, ont raconté cette bataille ; mais Xénophon, entre autres, la décrit si vivement, qu’on croit y assister et non la lire, et qu’il passionne ses lecteurs comme s’ils étaient au milieu du péril, tant il la rend avec vérité et énergie. » Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 528. On trouvera dans la traduction du comte de la Luzerne un plan fort clair de la bataille de Cunaxa. Ce judicieux écrivain fait observer que c’est fa première bataille considérable dont un militaire, qui s’y est trouvé, nous ait donné la relation.
  33. On regarde généralement cette phrase comme une scholie qui s’est introduite dans le texte. Il est vrai qu’elle est d’une froideur extrême au milieu de la vivacité du récit.
  34. On sait par Ctésias le nom du cheval que montait Cyrus dans celle mémorable journée ; il s’appelait Pasacas, était fougueux et facile à s’emporter.
  35. C’est notre historien lui-même. Comme il n’avait aucune fonction militaire, il pouvait se tenir à distance en qualité de spectateur.
  36. Voy. dans Plutarque le récit du combat de Cyrus et d’Artaxercès. Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 630.
  37. Plutarque, d’après Ctésias, complète, à l’endroit cité, les détails relatifs à la mort de Cyrus, sur laquelle Xénophon glisse avec une concision un peu rapide. Il est vrai que Ctésias est tombé dans une prolixité qui a fait dire spirituellement à Plutarque que « son récit est un poignard émoussé, dont il tue Cyrus à grand’peine.
  38. On retrouvera dans l’Éducation de Cyrus quelques-uns des traits de telle physionomie, si admirablement esquissée par Xénophon, sous l’empire d’une affection sincère et d’une profonde estime.
  39. Elle s’appelait d’abord Milto ou Myrto, nom qu’elle avait échangé pour celui d’Aspasie. Voy. le portrait flatteur qu’en a tracé Élien, Hist. diverses, XII, I. Cf. Plutarque, Vie d’Artaxercès, vers la fin.
  40. On ignore le nom de cette Milésienne.
  41. Contrée de la Mysie.
  42. Plutarque l’appelle Phayllus : il était de Zacynlhe, aujourd’hui Zante, île de la mer Ionienne.
  43. L’armée se dirigeait donc vers le nord.
  44. La femme d’Artaxercès se nommait Atossa. Je n’ai pu trouver le nom du frère de cette reine.
  45. Cette muraille s’étendait de l’Euphrate au Tigre, et garantissait la Babylonie des incursions des peuples nomades qui habitaient la partie basse de la Mésopotamie. Voy. L. Dubeux, la Perse, dans l’Univers pittoresque de F. Didot.
  46. « Pour maîtriser, dit Dubeux, et pour diriger les eaux de l’Euphrate et faciliter l’arrosement des campagnes, les Babyloniens élevèrent des digues, creusèrent des canaux et des lacs qui défendaient en même temps le pays contre les invasions du dehors Quelques canaux aussi étaient destinés a /aire communiquer l’Euphrate avec le Tigre. Un de ces canaux, qui se trouvait près de la ville de Sippara, était nommé Naharraga ; un autre, le Naharsares, est appelé aujourd’hui Naharsarer ; enfin le troisième était le Naharmalcha ou Fleuve royal, qui joignait l’Euphrate au Tigre, près de l’endroit où fut plus tard fondée Sélami. » La Perse, p. 7.
  47. Aujourd’hui l'Odorneh.
  48. Antiochia sous les Séleucides.
  49. L’histoire n’a pas gardé son nom.
  50. « Il est sans doute des manœuvres par lesquelles un général habile en Impose aux yeux de l’ennemi, et multiplie pour ainsi dire ses troupes ; mais celle-ci me paraît grossière. Comment Cléarque, prêtant le flanc à l’armée nombreuse du frère du roi, osa-t-il faire défiler ainsi les Grecs et former de ses troupes une colonne qui ne finissait point et qui n’aurait pu opposer de résistance, si les Barbares eussent chargé ? On n’était point, à la vérité, en guerre ouverte avec eux ; mais on a vu quels soupçons existaient, on va voir combien ils étaient fondés. Il fallait d’ailleurs que la Perse fût bien peu accoutumée à voir des troupes, pour que cette procession ridicule lui fit illusion. Cléarque était un militaire. Quoique le texte soit clair, je le soupçonne d’être corrompu. » De la Luzerne.
  51. Un lieu nommé Senn et El-Senn paraît occuper l’emplacement de l’ancienne Cænæ.
  52. Le Zab.
  53. On trouvera des détails sur leur mort dans Plutarque, Vie d’Artaxercès, trad. d’Alexis Pierron, t. IV, p. 539.
  54. De Corinthe.
  55. Cf. Diodore de Sicile, XIII, lxvi.
  56. Il eut le pied ou la main coupée.
  57. Sur ce songe cf. Lucien, le Songe, 17, t. I, p. 6 de notre traduction.
  58. Voy. Homère, Odyssée, IX, v. 84 et suivants.
  59. Pour cette phrase, un peu embarrassée, nous avons suivi le plus exactement possible le texte de L. Dindorf.
  60. Le savant Bochart croit que la ville nommée Larissa par Xénophon est la même que celle qui est appelée Resen dans la Genèse, chap. x, vers. 12.
  61. Je lis ἑκατόν, cent, au lieu de ἕξ, six, que donnent quelques éditeurs.
  62. C’est le peuple qui, aujourd’hui, se nomme les Kourdes.
  63. Il est à croire que ces lochages avaient gardé leurs loches avec eux.
  64. Suivant l’opinion du savant d’Anville, le Centrite est le Khabour, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancien Chaboras, également appelé aujourd’hui Kabour.
  65. C’est à-dire du côté gauche.
  66. Il y a quelque obscurité dans ce passage.
  67. Faim maladive, accompagnée de défaillances.
  68. Le chef du village.
  69. Je lis ἀπότομον avec Weiske, plutôt que ποταμός avec L. Dindorf. Il n’est nullement question de fleuve dans toute cette narration.
  70. On présume que cet ordre émanait de Xénophon lui-même.
  71. « Pline l’Ancien parle (Hist. nat., XXI, chap. xiii, § 45) d’une sorte de miel qui, de son temps, se trouvait sur les côtes du Pont, et qu’il désigne sous le nom de mænomenon mel (μαινόμενον μέλι), mel quod insaniam gignit, parce qu’il faisait perdre la raison à ceux qui en mangeaient ; et Pitton de Tournefort rapporte (Relation d’un voyage au Levant, t. III p. 130), d’après le P. Lambert, missionnaire théatin, que les abeilles recueillent sur un arbrisseau de la Colchide ou Mingrélie des sucs qui produisent un miel nauséabond et dangereux. » L. Dubeux.
  72. Aujourd’hui Trébizonde.
  73. C’est-à-dire la longue course, la plus longue carrière que fournissent les coureurs.
  74. Voy. Homère, Odyssée, XIII, 19.
  75. Aujourd’hui Keresount, Ce fut, dit-on, dans cette ville que Lucullus trouva le cerisier, qu’il importa en Italie. De là les noms latins de verasus et cerasum pour désigner l’arbre et le fruit.
  76. Ministre du temple.
  77. Voy. notre Introduction.
  78. C’est-à-dire habitants de Mossynes. Dans la langue de ces peuples, mossyne signifie tour de bois. Cf. Strabon, XII.
  79. Aujourd’hui Erekli.
  80. Accusation semblable à celle que Démosthène intenta plus tard à Midias, qui l’avait frappé.
  81. Chant en l’honneur de Sitalcé, reine de Thrace, fameuse par sa valeur et sa prudence Voy. Diodore de Sicile, XII, l.
  82. C’est-à-dire La semeuse. Lucien, dans son traité curieux De la danse, n’a pas songé a parler de celle-ci. Elle méritait cependant une mention.
  83. Port de mer, à 40 stades de Sinope.
  84. Vase d’une capacité correspondant à un peu plus de 28 litres.
  85. Le Thermodon est le Thenneh actuel. L’Iris se nomme aujourd’hui Iekil-Irmak, et l’Halys Kizyl-Ermak.
  86. Le texte de ce passage est très-tourmenté.
  87. Le discours de Cléandre est en patois lacédémonien.
  88. Aujourd’hui Scutari.
  89. Sur la Propontide, nommée Rhædeste, aujourd’hui Rodosto.
  90. « Athénée, dans le dernier chapitre de son quatrième livre, nous parle de deux instruments nommés μάγαδις, dont l’un était à corde et l’autre à vent. Le premier ressemblait à la guitare, à la lyre, au luth, et le second était une espèce de flûte. Celui-ci s’appelait aussi παλαιομάγαδις, et rendait en même temps des sons aigus et des sont graves. » De la Luzerne.
  91. Places maritimes de la Thrace.
  92. Selon Weiske, l’endroit nommé Salmydesse était une partie du littoral entre Byzance et Apollonie. D’autres savants croient que c’est une ville.
  93. C’est-à-dire fait prisonnier.
  94. Je lis ἐνύπνια, les songes, avec Weiske et Dindorf. Cependant la conjecture de Toup, qui propose de lire ἐνώπια, la façade, est ingénieuse et mérite d’être prise en considération. On peut supposer que cette peinture allégorique des Songes, faite par Cléagoras, avait été composée d’après les traditions d’Homère, d’Hésiode et d’Euripide.
  95. C’est-à-dire qui adoucit, clément, Voy. le Dict. de Jacobi.
  96. C’étaient, suivant Larcher, des gâteaux en forme de porcs. — Cf. Thucydide, I, cxxvi.
  97. Ville de Troade, où avait régné Aétion, père d’Andromaque.
  98. Aujourd’hui Adramytti ou Laudremitre.
  99. Localité perdue depuis.
  100. Cf. Hist. gr., III, 4.
  101. Probablement le pays situé autour de Comana, ville du Pont, aujourd’hui Almous, près de laquelle mourut saint Jean Chrysostome.
  102. « Ce fait, qui ressemble plus à une attaque qu’à une expédition militaire, et sur lequel on regrette que Xénophon s’étende d’une manière si peu digne d’un homme de guerre tel que lui peut donner une idée de la facilité avec laquelle l’ennemi, même le plus faible, pouvait faire impunément irruption dans l’empire perse. » L. Dubeux.
  103. « Là se termine la retraite des Dlx mille. En 15 mois et en 215 étapes, ils iraient parcouru, tant à l’aller qu’au retour, 5800 kilomètres. Cette marche victorieuse à travers tout l’empire prouvait l’inconcevable faiblesse des Perses : révélation dangereuse, qui ne sera pas perdue pour Agéillas, Philippe et Alexandre. » V. DURUY.