Expédition de Garibaldi dans les Deux Siciles/01
- « Quelque chose que je puisse dire, votre majesté ne peut se faire une idée de l’état d’oppression, de barbarie, d’avilissement dans lequel ce royaume était. »
(Joseph Bonaparte à Napoléon.)
Quand j’arrivai à Gênes dans les premiers jours du mois d’août 1860, ma première impression fut une impression de surprise, car l’expédition de Garibaldi, à laquelle je désirais me joindre, s’y recrutait sans aucun mystère. Soustraite, pour ainsi dire, à l’action du gouvernement de Turin, Gênes paraissait être devenue une sorte de place d’armes d’où le dictateur tirait, pour la Sicile, les hommes et les munitions dont il avait besoin. Il est juste d’ajouter que lorsque le ministère piémontais, cherchant à s’opposer au départ de la phalange qui allait débarquer à Marsala, avait demandé au gouverneur militaire de Gênes s’il pouvait compter sur ses troupes, celui-ci répondit loyalement qu’au premier geste de Garibaldi tous les soldats de l’armée sarde déserteraient pour le suivre. Dans cet état de choses, ce qu’il y avait de mieux à faire était de s’abstenir, de fermer les yeux et d’exprimer dans des notes diplomatiques des regrets que peut-être l’on n’éprouvait guère. C’est ce que l’on fit, et l’événement a démontré, au-delà des probabilités, que l’union et la libération italiennes, si souvent cherchées en vain, étaient cette fois près de s’accomplir, et que c’eût été folie que de prétendre y mettre obstacle.
Les volontaires, reconnaissables à leur chemise rouge, marchaient bruyamment dans les étroites rues de Gênes au roulement des tambours. Les officiers dînaient en groupe au café de la Concordia ; les soldats, si jeunes pour la plupart qu’on les eût pris pour des enfans, jouaient sur la promenade de l’Acqua-Sola ; la maison du docteur Bertani, âme vivante de ce mouvement, ne désemplissait pas ; dans le port, des bateaux à vapeur chauffaient, qu’on chargeait de troupes, et qui partaient pour leur destination pendant que les volontaires poussaient ce cri de ralliement qui devait conquérir un royaume : Vive l’Italie, toute et une !
Ce mouvement, cette agitation, ces marches militaires, ces chants patriotiques qui se mêlaient à chaque heure au tumulte du jour et au silence de la nuit donnaient à la ville un aspect étrange ; elle semblait avoir la fièvre, la fièvre rouge) ainsi que le disait spirituellement un ministre du roi Victor-Emmanuel, le même qui avait déjà dit : « L’Italie est attaquée d’une maladie aiguë, ignorée jusqu’à présent, et que les médecins appellent la garibaldite. » Maladie ou non, ce mouvement n’en était pas moins très imposant par son unanimité : chaque province tenait à honneur d’envoyer des soldats rejoindre l’expédition libératrice ; les vieilles haines provinciales, les amours-propres municipaux, qui jadis avaient fait tant de mal à la nation italienne, s’oubliaient dans une seule pensée ; ces anciens petits états, qui s’étaient épuisés autrefois à guerroyer les uns contre les autres, réunissaient aujourd’hui leurs efforts pour arriver quand même à la formation de la patrie commune. Ces efforts n’auront pas été vains : tout verbe devient chair, et l’Italie sera, parce qu’elle a voulu être.
À cette époque, l’armée rassemblée en Sicile sous les ordres directs du général Garibaldi étant jugée suffisante pour envahir le royaume de Naples et triompher du gouvernement de François II, on avait réuni un corps de six mille hommes qui, sous les ordres du colonel Piangiani, devait se masser successivement dans l’île de Sardaigne, pour de là se jeter, au moment opportun, dans les états pontificaux et attaquer les troupes chargées de les défendre. Ce projet, secrètement mûri par les hommes du parti extrême, n’avait été, d’après ce que j’ai lieu de croire, communiqué à Garibaldi qu’au dernier moment. Garibaldi, avec ce rare bon sens pratique qui le distingue, s’y opposa ; il se rendit de sa personne en Sardaigne, disloqua d’un mot l’expédition et la fit diriger vers la Sicile sous la conduite de ses principaux chefs, à l’exception du colonel Piangiani, qui, engagé d’honneur à envahir les états du pape, crut devoir se retirer quand il se vit en opposition avec le général en chef de l’armée méridionale. Quelque secrets qu’eussent été les préparatifs qui avaient présidé à cette expédition, le ministère piémontais en avait eu connaissance, et il s’était montré fermement résolu à s’y opposer, fût-ce par la force ; aussi, le jour même où le colonel Piangiani s’embarquait à Gênes pour aller rejoindre son corps d’armée, cantonné en Sardaigne, dans la position marécageuse et mal choisie de Terra-Nuova, trois bataillons de bersaglieri, arrivés en hâte de Turin, montaient à bord d’une frégate de l’état qui devait les transporter en Toscane, sur la frontière des états pontificaux, et les mettre à même d’empêcher toute descente armée des volontaires. Sans la détermination à la fois vigoureuse et prudente de Garibaldi, que serait-il arrivé ? Un conflit avec le gouvernement piémontais, qui marchait au même but, mais par d’autres moyens, ou une défection des troupes royales, qui eussent passé à l’armée insurrectionnelle pour combattre à ses côtés les soldats de la papauté ; dans ces deux cas, un acte déplorable, que la sagesse devait éviter, et qui pouvait retarder pour longtemps l’œuvre près de s’accomplir.
J’avais assisté au départ de Piangiani ; plus tard, son corps de troupes, dirigé d’abord sur Melazzo et sur le Phare, prit pied en terre ferme ; dans la Calabre citérieure, à Sapri, là même où Pisacane était descendu vers la mort, rejoignit l’armée méridionale sous les murs de Capoue, et se mêla activement aux combats que, pendant deux mois, les volontaires eurent à soutenir sur les rives du Vulturne contre les soldats de François II. Ce fut le lundi 13 août que les derniers hommes de cette expédition, qui trois jours après devait être dissoute, s’embarquèrent à midi, escortés par une partie de la population génoise, qui les saluait de ses adieux et de ses souhaits ardens. Le soir, ce fut notre tour.
Un bateau à vapeur avait été mis à notre disposition. Le soir donc, vers dix heures, sans uniformes, le général Türr, le comte Sandor Teleki, le colonel Frapolli et moi, nous prîmes la route de la Marine. Une barque nous attendait. La nuit était splendide, sans lune et pétillante d’étoiles. Nous passâmes à travers les navires endormis, et en quelques coups de rames nous fûmes arrivés à l’échelle de la Provence. Chacun de nous reconnut la cabine qui lui était destinée, puis on remonta sur le pont, on s’assit, et sans parler on contempla le ciel, où la lumière du phare de Gênes se détachait comme un météore immense. Tout départ a quelque chose de grand et de profond ; celui-ci empruntait aux circonstances je ne sais quoi de plus intime et de plus solennel. À ce moment, où le retour n’était déjà plus permis, chacun de nous sans doute jetait derrière lui ce sombre regard qui appelle les fantômes et évoque les apparitions. Un trouble poignant vous saisit sur l’acte qui va s’accomplir ; toutes ces fibres secrètes et chères qui font les liens de la vie semblent se réunir pour vous tirer en arrière ; des voix qu’on croyait éteintes s’élèvent lentement du fond de votre cœur, et vous disent : Reste ! et l’on demeure non pas indécis, mais remué jusqu’au fond de l’âme par le vieil homme qui s’agite encore et vous répète les promesses auxquelles il a déjà si souvent menti.
Vers minuit, on dérapa l’ancre aux chants monotones des matelots, l’hélice tourna bruyamment à l’arrière du navire, le commandant cria : En route ! — Nous avions franchi les passes du port, et nous étions partis pour cet inconnu plein d’attrait qui portait dans son sein la victoire ou la défaite.
La mer nous fut clémente et le ciel favorable. Pendant deux jours chauds et lumineux, nous voguâmes sur cette Méditerranée si perfidement belle, dont les vagues se brisaient en perles de saphir sur les flancs de notre bateau. Côtoyant la Corse et la Sardaigne, passant derrière l’île d’Elbe, nous eûmes presque toujours des terres en vue, terres bleuissantes qui se teignaient de pourpre, au coucher du soleil et rentraient peu à peu dans l’obscurité quand la nuit aux brodequins d’argent accourait du bout de l’horizon en jetant sur les flots le reflet de ses étoiles. Au matin du troisième jour, vers cinq heures, nous passâmes près de l’île d’Ustica, que regagnaient des barques de pêcheurs, semblables, avec leurs voiles colorées, à de grands oiseaux roses glissant sur la mer. Quelques instans plus tard, découpant son immense silhouette sur les premières lueurs du soleil, la Sicile nous apparut. « Cette île n’a plus rien de considérable que ses volcans, » écrit Rhédi à Usbeck dans les Lettres persanes. Cette condamnation est bien absolue, et il me semble que la vieille Trinacria vient d’interjeter appel.
Peu à peu, appuyée au Monte-Pellegrino, qui l’enveloppe de deux promontoires comme de deux bras de verdure, couchée dans une plaine si resplendissante qu’on l’a nommée la Conca d’oro, Palerme se dégage dans l’éloignement, et nous montre ses navires, ses clochers, ses forteresses, les arbres de ses promenades. La ville est encore tout en désordre : elle panse ses blessures, mais on sent qu’elle respire à l’aise, et pour la première fois depuis longtemps. C’est une grande ville où flotte je ne sais quelle atmosphère de volupté latente qui fait rêver à des lunes de miel éternelles. La principale affaire des Palermitains doit être le plaisir et ensuite le repos, rien de plus, mais rien de moins. Ce doit être le pays des sérénades, des sorbets à la neige et des échelles de soie ; ce n’est peut-être rien de tout cela, c’est peut-être une ville fort maussade, enlaidie de moines, et tout à fait mercantile. Je l’ai traversée plutôt que je ne l’ai vue, et je livre mon impression première, qui n’a pas donné à l’expérience le temps de la corriger.
Il y a des choses fort curieuses à visiter à Palerme, entre autres la cathédrale, où j’entrai ; mais ma pensée n’était ni aux choses de l’art, ni à celles de l’histoire, et j’oubliai vite cette grande église pour considérer, sur la place ouverte devant son parvis, des recrues qui faisaient l’exercice avec un ensemble très rassurant. Un jeune prêtre en culottes courtes, coiffé d’un large chapeau à ganse d’or, portant les armes de la maison de Savoie brodées au collet de son habit et s’appuyant avec une certaine élégance sur un sabre qui pendait à sa ceinture, les regardait comme moi et semblait prendre intérêt à leurs évolutions. J’appris alors, et non sans quelque étonnement, que j’avais devant les yeux le commandant d’un bataillon de prêtres qu’on était en train d’organiser. Le clergé sicilien est de l’opposition, ainsi que nous dirions ici ; il ne veut plus de la domination bourbonienne : est-ce à dire pour cela qu’il soit libéral ? J’en doute : il y a certaines croyances religieuses qui ne s’accorderont jamais avec certaines idées philosophiques. Quoi qu’il en soit, ce fut du couvent de la Gancia, occupé par les carmes déchaux, que partirent les premiers coups de fusil lors de la tentative d’insurrection avortée le 4 avril 1860. Le couvent fut pillé, l’église aussi, et aussi toutes les maisons voisines. Garibaldi trouva de l’appui parmi le clergé séculier, qui non-seulement est opposé à la dynastie des Bourbons, mais encore est opposé au pape et a souvent rêvé le sort heureux d’un clergé indépendant, car il y a une vieille rancune entre Rome et l’église sicilienne. C’est une curieuse histoire qui prouve que, pour des petits pois, un pays peut être mis en interdit et voir fermer ses églises et ses couvens ; mais cette histoire a été trop spirituellement racontée par Duclos[1], pour que je me permette d’y toucher après lui. Les blessures sont profondes et se cicatrisent difficilement dans ces corps constitués hors de la famille et de la patrie, et le clergé de Sicile n’a pas oublié qu’ayant souffert pour la cause des prétendues prérogatives du saint-siège, il a été abandonné, renvoyé et condamné par lui à l’exil et à la misère. Au jour du grand appel, les prêtres siciliens sont restés neutres ou hostiles : c’était justice. Fût-on pape, on ne recueille jamais que ce qu’on a semé. J’ignore ce qu’est devenu le bataillon ecclésiastique qui devait marcher la croix sur la poitrine et le sabre au côté, j’ignore même si ce projet a reçu toute son exécution. Plus tard, dans les Calabres et à Naples, j’ai vu des prêtres, — prêtres ou moines, je ne sais, — barbus et chevelus, chevaucher avec nos troupes, le crucifix et le pistolet à la ceinture, montrant la chemise rouge sous la robe de bure, prêchant en langage de caserne et donnant à rire plus souvent qu’à penser. Ceux-là étaient des volontaires libres qui n’appartenaient à aucun corps régulier et qui n’avaient rien de commun avec les secourables aumôniers qui marchaient avec chacune de nos brigades, partageant les fatigues du soldat, couchant comme lui à la belle étoile, mangeant le pain trempé dans l’eau vaseuse des rivières et murmurant à l’oreille des blessés les paroles de consolation qui ouvrent à l’âme anxieuse un chemin vers l’espérance. Ceux-là, on les aimait et on les respectait ; quant aux autres, qu’en dirai-je ? sinon que je n’ai qu’un goût fort modéré pour les mascarades, et qu’un prêtre faisant le soldat me semble aussi intéressant qu’un tambour-major qui dirait la messe.
Les preuves de la terreur qu’avaient inspirée le bombardement et le combat du mois de juin 1860 se voyaient encore au front des maisons de Palerme. Toutes semblaient avoir réclamé une nationalité étrangère pour se mettre à l’abri des troupes de François II. Au-dessus de chaque porte, en caractères tracés hâtivement à la main, on lisait : propriété anglaise, — propriété française, — propriété belge, — propriété danoise. — L’expérience de ce qui s’était passé à Naples le 15 mai 1848 aurait dû cependant apprendre aux Palermitains que de pareilles inscriptions n’arrêteront jamais des soldats qui ne savent pas lire, et ils ont pu se convaincre tout récemment, pendant la bataille livrée aux troupes de Garibaldi, que les Napolitains pillaient indistinctement les maisons italiennes, suisses et françaises.
À la nuit venue, une vie étrange sembla agiter la ville, qui s’alluma tout entière : profusion de lumières, lampes, lampions, lanternes, chandelles et bougies. Les rues, sillonnées de voitures, fourmillaient de piétons ; les marchands criaient de l’eau, des sorbets, des oranges, des pastèques, des figues de barbarie ; les cafés pleins chantaient à tue-tête, des enfans tiraient des pétards pour l’unique plaisir de mêler un fracas nouveau à la rumeur générale : c’était un brouhaha à ne point s’entendre. « C’est donc fête aujourd’hui ? demandai-je. — Non, monsieur, me répondit-on, c’est comme cela tous les soirs. » En passant lentement au milieu des rues encombrées par la foule, dans chaque boutique, à côté de l’image de la Madone, éclairée de sa veilleuse perpétuelle, j’apercevais deux portraits, celui de Garibaldi et celui du roi Victor-Emmanuel, illuminés d’une lampe qui brûlait pieusement, comme le cierge qui brûle jour et nuit devant le saint des saints. Plus tard, à Messine, dans toutes les villes des Calabres et de la Basilicate, à Naples même, je devais retrouver les mêmes indices d’une superstition profonde, passée pour ainsi dire à l’état de premier besoin : souvenir des dieux lares utilisé par la religion catholique. Quand un homme fait une grande action, ou devient le but des espérances communes, on achète son image, on allume une chandelle devant, on le met à côté du patron particulier, de la vierge spéciale de la maison, et l’on en fait ainsi une sorte de saint. Le peuple des Deux-Siciles n’est ni païen, ni catholique, il est simplement iconolâtre.
Mes compagnons s’étaient, pendant la journée, informés auprès de tous les ministères, afin de savoir où se trouvait actuellement Garibaldi ; nul n’avait pu leur répondre : on savait qu’il avait quitté Messine sur un bateau à vapeur anglais, mais on ignorait vers quel point il s’était dirigé. Les conjectures avaient beau jeu et ne se gênaient pas pour marcher grand train. On fut bien surpris quand on sut où il était réellement pendant que les oisives interprétations le faisaient voyager. Je me couchai, me promettant de visiter le lendemain la ville en détail, ainsi que ses environs ; mais à cinq heures du matin je fus réveillé par un officier qui venait me prévenir que Garibaldi, débarqué vers minuit à Palerme, repartait pour Messine dans la matinée, et que des places nous étaient réservées sur son bateau. En effet, pendant que chacun envoyait Garibaldi, selon sa propre fantaisie, sur un point ou sur un autre, il s’était rendu en Sardaigne pour dissoudre l’expédition projetée du colonel Piangiani ; puis, au moment de revenir en Sicile, se sentant tout près de son îlot de Caprera, il n’y avait pas tenu et y avait conduit les amis qui l’accompagnaient. Avec une joie d’enfant, il leur fit les honneurs du rocher où il a choisi sa demeure, il les reçut dans la maison qu’il a bâtie lui-même, il leur montra dans son verger les arbres fruitiers qu’il a greffés de sa main ; il visita avec eux ses engins de pêche et le petit port qu’il a creusé pour abriter son canot ; il les promena dans l’étroite prairie où paît son troupeau peu nombreux, et là il se passa une scène d’une simplicité touchante qui révèle l’homme tout entier. Parmi les bestiaux, il y avait une jeune vache qu’il affectionne beaucoup et qui avait l’habitude de venir manger dans sa main. Il en avait parlé à ses amis en leur vantant l’extrême docilité de Brunetta. Dès qu’il fut en sa présence, il l’appela. L’animal dressa la tête, le regarda de ses gros yeux doux et demeura immobile à le contempler avec un certain air de crainte. Garibaldi s’approche, Brunetta recule. Il faisait un pas en avant, elle faisait un pas en arrière. Il lui réitérait ses appels, lui donnant les noms les plus aimables : Brunetta mia, mia cara Brunettina. Rien ne réussissait, et la vache, évidemment prise d’inquiétude, commençait à secouer la tête avec colère. Garibaldi se désespérait et n’y comprenait rien ; ses amis riaient quelque peu sous cape. Tout à coup il se frappa le front ; il avait deviné. — Ce sont nos chemises rouges qui lui font peur, dit-il en mettant bas sa casaque ; chacun en fit autant, et Brunetta, tout à fait rassurée, accourut offrir son beau mufle humide aux caresses de son maître.
Une heure après avoir été prévenus, nous étions à bord de l’Amazon, petit bateau à vapeur anglais, dont le commandant, allègre et vigoureux, ne se sentait pas de joie d’avoir l’honneur de transporter Garibaldi, the lion of the day. Une partie de l’état-major du général était déjà réunie sur la dunette quand nous arrivâmes, et je pus voir quelques-uns des hommes dont le dévouement sans bornes n’est pas un des titres les moins glorieux du dictateur : Vecchi d’abord, grand propriétaire de mines en Sardaigne, qui aime Garibaldi avec une foi qu’on qualifierait d’aveugle, si elle pouvait avoir tort, et dont l’expression admirative est vraiment touchante ; il le suit dans les combats, l’assiste dans la vie privée, l’entoure de soins exquis tels qu’un amant pourrait en avoir pour sa maîtresse, et porte partout, malgré ses cheveux déjà grisonnans, une gaieté de bon aloi qui affirme l’honnêteté du cœur et la placidité de l’âme. — Giusmaroli, petit vieillard trapu, barbu, alerte, ancien curé dont la soutane est aux orties : celui-là sert un homme, et par contrecoup une cause ; il couve Garibaldi des yeux, couche à la porte de sa chambre et se jette au-devant de lui quand un danger le menace. à la prise de Palerme, il fallait pour se rendre vers le Palazzo reale traverser la rue de Tolède, occupée par deux bataillons napolitains qui faisaient un feu d’enfer. « Quand il a plu des balles, la récolte est rouge ! » dit une chanson danoise ; Giusmaroli se jette seul au milieu de la rue, s’arrête, se retourne, essuie toute la décharge, qui l’épargne par miracle, puis il fait signe à Garibaldi, qui n’avait rien compris à son action, et qui passe sans recevoir un seul coup de fusil. — Frocianti, un moine défroqué ; il ne quitte jamais Garibaldi : dans la vie ordinaire, il exécute ses ordres ; dans la bataille, il combat à ses côtés ; à Caprera, il lui apprend à greffer les arbres ; ils se disputent ensemble sur les avantages des greffes par scions comparées aux greffes par gemmes, et n’en sont pas moins les meilleurs amis du monde. Chose étrange, Garibaldi porte aux prêtres une haine que n’ont pas connue les encyclopédistes du XVIIIe siècle, et des deux hommes qu’il a choisis pour ses amis intimes, l’un est un ancien curé et l’autre un ancien moine ! Dans son armée, le général qui peut-être lui inspire la plus grande, confiance est Sirtori, qui fut moine. — Il y avait là encore Basso, secrétaire dévoué, toujours prêt, et ne succombant pas sous l’effroyable besogne de lire la correspondance qui des quatre coins de la terre parvient chaque jour au général.
Une barque se détacha du rivage, suivie par d’autres barques qui lui faisaient cortège : c’était Garibaldi qui se rendait à bord ; il monta rapidement, nous serra la main en disant un mot aimable à chacun de nous, se débarrassa de vingt solliciteurs importuns, fit un signe au capitaine, et entra dans sa cabine. On leva l’ancre, la machine poussa un sifflement aigu, et nous partîmes, secouant les canots chargés de curieux qui agitaient leurs chapeaux en criant vive Garibaldi !
On gouverna vers l’est, et, marchant à toute vapeur, nous longeâmes les côtes siciliennes. Elles paraissent fertiles, empanachées de verdure, tachées çà et là par des groupes de maisons blanches et appuyées contre des montagnes dont les crêtes violettes découpent sur le ciel bleu des lignes d’une admirable pureté. La mer est très calme, et quelques marsouins sautent autour du navire, que remue à peine le tournoiement de son hélice. Je me suis assis sur le bastingage de bâbord, et j’ai regardé deux grands bœufs gris qui mangeaient tranquillement quelques poignées de foin répandues sur le pont. Tout à coup le cuisinier s’est approché d’eux : c’était un gros Anglais musculeux et roux, « aux bras retroussés, » comme ce Pantabolin qu’admirait don Quichotte, à la poitrine velue, à la face apoplectique ; il regarda longtemps un des bœufs, et le frappa d’un coup de masse au milieu du front : l’animal chancela pendant une seconde et s’abattit des quatre jambes à la fois, foudroyé. Le cuisinier lui ouvrit la gorge à l’aide d’un long couteau, un flot de sang s’échappa. Un étonnement immense se peignait dans les yeux de la pauvre bête ; elle se redressa sur les deux jambes de devant, releva la tête avec effort, montrant à son cou une large plaie béante et ruisselante ; puis, ouvrant ses naseaux et ses lèvres déjà pâlies, elle fit entendre un râle plaintif dont le bruit sinistre me retourna le cœur : elle retomba raidie, eut encore une ou deux convulsions et ferma les yeux. On commença à la dépecer. L’autre bœuf regardait, flairait avec impassibilité la fade odeur du sang, et se remettait tranquillement à manger son foin. Les animaux savent peut-être mieux que nous qu’ils sont faits pour la mort, aussi la contemplent-ils toujours sans émotion. Je me rappelais le passage de l’Odyssée : « Tu arriveras dans l’île de Trinacria, où paissent les bœufs et les grasses brebis du soleil ; si tu les attaques, je te prédis la perte de ton navire et de tous tes compagnons ! » O filles de Phœbus et de Nérée, gardiennes des troupeaux sacrés, Lampétie et Phaétuse, où donc étiez-vous, lorsque ce bœuf argenté, ravi à vos étables, vous appelait à son secours dans un dernier mugissement ?
Pendant que je rêvassais, emporté par des souvenirs d’antiquité surgissant à chaque aspect du rivage, j’entendis chanter vers le gaillard d’arrière ; je m’y rendis. Écouté par les matelots, au milieu de ses officiers, en face du capitaine anglais, qui le regardait bouche béante, Garibaldi chantait. Ce n’était alors ni le dictateur, ni le général en chef d’une armée révolutionnaire ; c’était un bon compagnon qui profitait de ses loisirs pour se réjouir avec ses amis. Un jeune homme vêtu de la chemise rouge lui donnait la réplique avec une agréable voix de ténor. Garibaldi lui indiquait les airs qu’il désirait entendre, les fredonnait pour les lui rappeler, et au besoin les lui chantait quand il ne les savait pas. C’était une scène très simple, toute fraternelle, et d’une bonhomie peu commune. On essaya, mais assez vainement, quelques airs d’opéra, et, par la pente naturelle qui mène les esprits droits vers les choses d’un caractère vraiment original, on en vint aux chansons populaires. C’est ainsi que j’entendis Garibaldi chanter la belle romance napolitaine :
- Io t’amo, tu le sai,
- Ma tu non pensi a me !
Je pus le contempler à mon aise et admirer la vigueur que la nature a mise en lui. Il est d’une taille moyenne, large des épaules et porté sur des jambes solides. La main est forte, dure comme si elle avait subi jadis d’âpres fatigues ; le cou est musculeux, et la nuque charnue est cachée par de longs cheveux blonds où se mêlent quelques fils d’argent. Le front, naturellement très haut et qui paraît d’autant plus élevé qu’il est dégarni, donne à tout le visage une sérénité colossale et pleine de charme. Les sourcils, très abondans, abritent des yeux d’un bleu barbeau, qui sont d’une inconcevable douceur. Le nez, large, droit, ouvert de narines mobiles et puissantes, s’abaisse sur une grosse moustache qui couvre à demi la bouche bienveillante, un peu épaisse et légèrement sensuelle ; la barbe fauve, rejointe aux moustaches, couvre une partie des joues et le menton. Le type général du visage est celui du lion, calme et sûr de sa force, qu’il n’emploie qu’à la dernière extrémité. Dans ses instans d’abandon, et ils sont fréquens chez cette forte nature, il a d’inconcevables douceurs et comme des coquetteries d’aménité ; dans la colère, il a des soubresauts terribles, et il sait faire trembler jusqu’au fond de leur poitrine les cœurs les mieux raffermis. Je me rappelle avoir assisté à une scène de violence qui a dû rester ineffaçablement gravée dans le souvenir de ceux qui en ont été les témoins. C’était à Caserte, au grand quartier-général, sur la fin du mois d’octobre. Le surintendant des domaines royaux, qui s’appelait, je crois, le prince d’E…, se fit annoncer à Garibaldi, qui, selon sa coutume, le reçut dans le salon même où se tenait son état-major. Le surintendant, en costume de cérémonie, habit noir, cravate blanche, après un ou deux saluts très profonds, raconta au général qu’il venait de recevoir d’un des officiers de la maison du roi Victor-Emmanuel, qui s’approchait alors à marches forcées, une lettre très importante, et qu’il devait la lui communiquer. Garibaldi fit un signe d’assentiment ; le prince d’E… tira une lettre de sa poche et la lut à haute voix ; Mal en advint au pauvre homme. Dans cette lettre, on disait avoir appris avec étonnement et indignation que le gibier des parcs royaux n’était pas assez respecté par les soldats de l’armée méridionale, et on enjoignait même à M. d’E… d’aller trouver le dictateur pour lui signifier qu’un état de choses si scandaleux devait cesser immédiatement. Garibaldi n’eut pas fini d’entendre la lecture de cette sorte de dépêche, qu’il fit un bond, et qu’apostrophant le messager dans des termes qu’il m’est impossible de reproduire, il lui dit ou plutôt il lui cria : « Qui donc ose me parler à cette heure de perdrix et de faisans ? Quoi ! mes pauvres soldats, mal vêtus, sont décimés par la mitraille napolitaine, ils couchent sous les brouillards du Vulturne, ils ont supporté des fatigues qui eussent fait périr (son expression fut moins faible) une armée régulière, et l’on vient me recommander de veiller à la conservation du gibier ! Dites aux imbéciles qui vous envoient que, si l’on se permet de m’entretenir encore de ces sottises, je lâche tous mes Calabrais dans les chasses royales, et que pas un animal vivant n’y restera. Quant à moi, je partirai d’ici sans emporter un faisan ! » Et comme le prince d’E…, terrifié, restait immobile, tournant son chapeau entre ses mains tremblantes : « Vous, sortez ! » lui cria-t-il. Et le malheureux s’esquiva comme il put, sans retourner la tête. Ces colères sont rares chez Garibaldi. Dans la vie habituelle, il est au contraire d’une extrême douceur et d’une bonté naïve qu’on ne trouve jamais en défaut.
Son aspect extérieur n’a rien de séduisant, au sens ordinaire que les femmes donnent à ce mot ; mais à son approche on sent qu’une force va passer, et l’on s’incline. Quand il parle, il subjugue, car sa voix, la plus belle que j’aie jamais entendue, contient dans ses notes, à la fois profondes et vibrantes, une puissance dominatrice à laquelle il est difficile de se soustraire. Qu’il parle dans la familiarité d’une conversation amicale ou qu’il adresse aux foules rassemblées un discours solennel, il sait émouvoir, entraîner, convaincre. En outre il a ce don précieux de dire précisément ce qu’il faut dire. Je rapporterai à ce propos un exemple qui m’a beaucoup frappé. Le peuple de Naples, ce mime incomparable, imagina, aussitôt après l’entrée de Garibaldi, de ne plus s’aborder qu’en levant l’index de la main droite, ce qui signifie un, sorte d’anagramme mimé de la phrase consacrée : vive l’Italie une ! Un dimanche que Garibaldi, venu à Naples pour visiter les blessés, était allé dîner sur la Chiaja, à l’hôtel de la Grande-Bretagne, toute la population napolitaine, musique et drapeaux en tête, se massa devant l’auberge et cria tant et si fort que Garibaldi fut obligé de paraître au balcon. Il salua la foule, qui lui demanda un discours. Il se recueillit pendant quelques secondes, et voici textuellement ce qu’il répondit : « Que puis-je te dire, ô mon cher peuple de Naples, à toi qui par un seul geste apprends à l’Italie quels sont ses droits et ses devoirs ! » Puis, levant l’index, il cria : Una !… — On peut se figurer les acclamations qui applaudirent ces paroles. Le mot propre, le terme spécial ne lui font jamais défaut, et les ordres qu’il donne sont d’une telle lucidité qu’il est impossible de ne pas les comprendre. Or je crois qu’à la guerre un ordre bien compris est à moitié exécuté.
J’ai eu plus d’une occasion, dans ma vie, d’approcher ces êtres enviés et trop souvent médiocres qu’on appelle des hommes célèbres ; j’ai toujours été surpris du peu d’admiration qu’il convient d’avoir pour eux. Seul peut-être parmi tous ceux que j’ai rencontrés, Garibaldi ne m’a fait éprouver aucune déception. Il est né grand, oserai-je dire, comme il est né blond. C’est un produit de la nature qui ne s’est point modifié. Un mot très vrai a été dit sur lui dans le parlement de Turin par le député Scialoja, si ma mémoire n’est pas infidèle : « Il ne faut pas croire que Garibaldi soit un homme de génie, ni même un homme d’une grande intelligence ; c’est mieux que cela, c’est un homme de grands instincts. » Depuis mon retour en France, bien des personnes m’ont demandé : Qu’est-ce que Garibaldi ? À toutes, j’ai invariablement fait la même réponse : C’est Jeanne d’Arc ! En effet, Garibaldi est un simple, au beau sens de ce mot. Porté par un amour immense de sa patrie, il a accompli naïvement des œuvres énormes, ne tenant jamais compte des obstacles, ne voyant que le but auquel il marche droit, sans que la possibilité de fléchir lui soit même venue à l’esprit. Son instruction paraît médiocre, son intelligence est ordinaire, son esprit assez crédule ; mais il a un grand cœur. Il a la foi ; il croit à l’Italie, il croit à sa propre mission. L’illuminisme l’a-t-il parfois touché de ses ailes rêveuses ? Je le croirais ; lui aussi, il a dû entendre des voix. Dans ces pampas sans limites de l’Amérique du Sud, qu’il a parcourues parfois en vainqueur, parfois en fugitif, mais toujours en héros ; dans ces longues nuits étoilées qu’il passait solitaire sur l’immensité des flots, à la barre de son navire, il me semble qu’il a dû écouter des voix mystérieuses, mouillées de larmes, qui lui disaient : « La terre des aïeux est en proie aux étrangers ; une vieille prophétie a dit qu’elle serait libre un jour ; cette prophétie d’espérance, c’est toi qui dois l’accomplir ; lève-toi et marche, ô libre soldat de la rénovation ! » La nuit, dans son sommeil, il a dû voir en songe une femme nue, triste et belle, marquée à l’épaule d’une tiare de fer, traînant aux pieds une chaîne d’airain fleurdelisée, et s’efforçant d’arracher de sa poitrine une aigle noire à deux têtes qui lui rongeait le cœur ; elle a tendu vers lui ses mains affaiblies ; elle lui a dit d’une voix suppliante : « Mon fils, je suis l’Italie, je suis ta mère, la mère des grands hommes qui ont jeté au monde les germes de toute vertu ; me laisseras-tu périr sous les tyrannies qui m’écrasent ? » Et il s’est fait alors à lui-même le serment qu’il tiendra jusqu’au bout, serment d’Annibal qui peut-être le conduira jusqu’à Rome !
Tout en laissant à Garibaldi la part immense qui lui revient dans la libération de l’Italie, il faut dire cependant qu’il a été admirablement secondé par la nation italienne. Tout ce grand peuple, issu de même race, parlant la même langue, professant la même religion, n’ayant entre les différentes familles qui le composent que des frontières diplomatiques, est fatigué outre mesure des divisions arbitraires que les tyranneaux du moyen âge et les cabinets modernes lui ont imposées sans jamais le consulter. Il est justement las d’être considéré comme un troupeau dont on donne tant de têtes pour faire l’appoint d’un marché ; il s’est compté, il n’ignore plus qu’il s’appelle vingt-quatre millions d’hommes, il veut rassembler ses membres dispersés, il veut se réunir à lui-même, il veut être un. Dans l’impatience d’un homme longtemps englouti sous des décombres et auquel les médecins prudens mesurent l’air et le soleil, il s’est lassé des lenteurs inévitables de la diplomatie. Invinciblement poussé vers son unité, qui est pour lui une idée fixe, fort de la sainteté de sa cause, persuadé que les vieux us des chancelleries ont fait leur temps, il a engagé la partie lui-même, ne demandant à ses chefs couronnés que d’être spectateurs neutres du combat. Tout en reconnaissant la haute et patriotique intelligence de M. de Cavour, il a pu croire qu’il louvoyait encore quand il fallait agir ; pour l’aider dans son œuvre difficile, il a voulu jeter dans la balance le poids irrécusable d’un fait accompli, et alors il s’est tourné tout entier vers Garibaldi, qui l’appelait. Entre Garibaldi et le peuple italien, il y a confiance absolue ; ils sont persuadés, l’un qu’il mène à la victoire, l’autre qu’il y est conduit : cela seul suffit à expliquer bien des triomphes. Il y a entraînement et presque fascination de part et d’autre, les Italiens suivent Garibaldi comme les croisés suivaient Pierre l’Ermite.
Pour ces peuples crédules, ignorans, si prompts à l’émotion, Garibaldi est maintenant plus qu’un homme, c’est presque un saint et à coup sûr un apôtre ; on ne lui a pas encore demandé de bénir les armes et de toucher les malades, mais cela peut venir. Voici un fait qui s’est passé, en ma présence, devant trente personnes à bord même de l’Amazon, où Garibaldi chantait, souriait et causait au milieu de nous. Parmi les passagers montés le matin même, à Palerme, sur notre bateau, se trouvait un homme d’un certain âge, remarquable par une excessive myopie qui donnait à ses yeux une saillie inaccoutumée ; il portait la veste rouge à paremens et à collet verts qui fut, pendant le siège de Rome en 1849, le costume des officiers de l’armée nationale. Depuis 1849, cet homme n’avait pas vu Garibaldi ; dès qu’il put le joindre sur le pont du navire, il l’aborda, se nomma, lui prit les mains, et lui parlant d’une voix humide, pendant que des larmes roulaient dans ses gros yeux : « J’ai une grâce à vous demander, lui dit-il avant de prendre congé de lui, ne me refusez pas, car je suis l’un de vos vieux compagnons d’armes, et jamais je n’ai failli à mon devoir ; comme talisman pour ma vie entière, mon général, donnez-moi un des boutons de votre vêtement. » Garibaldi se mit à rire, puis, prenant un couteau dans sa poche, il enleva lestement un bouton à la ceinture de son pantalon et le donna à son admirateur : « Que les balles osent m’atteindre maintenant ! » s’écria celui-ci en agitant l’amulette avec orgueil. N’est-ce que risible, est-ce touchant jusqu’aux larmes ? Je ne le sais pas moi-même.
« Les anges le couvrent de leurs ailes, » disaient les femmes de Palerme en le voyant traverser impunément les fusillades. La légende se fait tous les jours, elle est déjà faite, et comment en serait-il autrement ? A Melazzo, la mitraille l’enveloppe, brise la palette de son étrier et enlève la semelle de son soulier ; à Reggio, un coup de feu traverse son chapeau de part en part ; au Vulturne, une balle coupe le ceinturon de son sabre. Michelet a dit un mot profond sur lui : « C’est un heureux ! » Son débarquement en Sicile est un conte de fées : les croisières napolitaines, prévenues de son départ de Gênes, le cherchaient partout ; elles quittent le port de Marsala pendant trois heures, et dans ce court intervalle il arrive, amené par la fortune de l’Italie. Il savait que la caserne de la ville contenait six cents soldats ; il dit au général Türr : « Prenez vingt hommes avec vous, ne vous exposez pas trop, et allez faire prisonnières les troupes royales. » Türr obéit, se jette sur la caserne et la trouve vide ; le bataillon était parti depuis deux heures pour Catane. Et qu’on ne répète pas ce vieux lieu commun de trahison à l’aide duquel on cherche à tout expliquer. Personne, quand on quitta Gènes, pas même Garibaldi, ne savait sur quel point de la Sicile on aborderait ; on s’en était remis au hasard, le dieu des audacieux. C’est du bonheur, c’est de la chance, disons-nous en souriant ; la masse de peuple italien ne cherche pas si loin, elle dit simplement : c’est un miracle ! Des hommes qui ne sont point des sots m’ont raconté sérieusement que la casaque rouge qu’il porte, simple casaque de matelot, est une chemise enchantée ; il la secoue après la bataille, et des balles en tombent qu’il n’a même pas senties. « Il est invulnérable, me disait une grande dame de la Basilicate, parce qu’il a été vacciné avec une ostie consacrée. » On affirme l’avoir rencontré en plusieurs endroits à la fois ; ceux qui, à la bataille du Vulturne, ont vu avec quelle inexplicable rapidité, sur une ligne de combat de plus de trois lieues, il se montrait tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et toujours où l’on avait besoin de lui, admettront peut-être, avec les croyans, qu’il est doué du don d’ubiquité. La légende s’empare non-seulement de sa vie, mais elle remonte encore jusqu’à ses ascendans pour les poétiser. Les Palermitains n’ont pas changé son nom à la manière des Calabrais, qui, entraînés par les exigences de leur patois, ont fait Carobardo de Garibaldi, mais pour lui donner une origine sainte et presque miraculeuse : ils prétendent que le mot Garibaldi est une dénomination corrompue que l’usage a insensiblement viciée, et que le vrai nom du libérateur italien est Sinibaldi. Or il faut savoir que sainte Rosalie, la patronne adorée de Palerme, où jamais elle n’a refusé un miracle, appartenait par son père à la famille des Sinibaldi. Jamais les d’Hoziers, les Colombières, les Cherins, n’ont eu de telles flatteries pour les souverains auxquels ils inventaient des généalogies héroïques.
Quant à lui, il passe insensible au milieu de ces adorations et de ces fables, l’œil toujours fixé vers le but suprême où tendent ses actions, ses pensées et ses rêves ? Il sait qu’il est sympathique, et comment ne le serait-il pas ? Tout ce qui, dans ce triste monde, aime la vertu, la loyauté, le courage et le désintéressement, ne doit-il pas regarder avec intérêt de son côté. Tous ceux qui ont encore foi dans l’avenir et dans l’humanité ont fait des vœux pour lui. Chaque peuple lui a envoyé des secours, et il aurait pu diviser son armée par corps de nation et avoir une légion de tout pays, comme il eut la légion hongroise, de glorieuse mémoire. Si toutes les nations l’ont acclamé, il faut cependant dire qu’il ne les aime pas toutes à un égal degré : je crois même qu’il a peu de goût pour la France, à laquelle il a gardé rancune ; il sent, et cela est assez naturel, peser « sur son cœur les souvenirs du siège de Rome et de la paix inopinée de Villafranca. En tant qu’Italien et chef d’une guerre d’indépendance, il a plus d’aspiration vers la liberté que vers l’égalité ; aussi est-il entraîné vers l’Angleterre par un attrait qui se fait jour en toutes circonstances, et regarde-t-il la France comme un peuple de bon vouloir arrêté dans ses développemens légitimes. En cela, il a tort : si une nation est, dans les secrets desseins de Dieu, appelée entre toutes à donner la liberté au monde, c’est la France, nation expansive, toujours prête au sacrifice, singulièrement féminine, car elle a toutes les faiblesses, tous les enthousiasmes, tous les abandons et tous les dévouemens de la femme. À l’heure qu’il est, elle est encore la grande nourrice au sein de laquelle les peuples viennent boire le courage, la résignation et l’espérance. L’Angleterre maintient avec jalousie la liberté chez elle et la détruit souvent chez les autres ; dans son généreux esprit d’inconséquence, la France ferait plutôt le contraire.
Et puis, pour tout dire et pour toucher, par des interprétations personnelles, à une question qui n’est pas encore refroidie, le dictateur ne nous a pas pardonné et ne nous pardonnera jamais les annexions de Nice et de la Savoie. Au simple point de vue italien, il me semble encore qu’il n’a pas raison. J’aurais mieux aimé, pour ma part, que la France ne réclamât point ces frontières dites naturelles ; jamais les Alpes ne nous ont empêchés de descendre en Italie, ne serait-ce que par le mont Saint-Bernard, de même que le Rhin n’a jamais été un obstacle à notre passage en Allemagne. La France est ce qu’elle est, et, quelles que soient ses limites, son poids est tel qu’il fait fatalement pencher la balance européenne du côté où il se jette ; nous avons gardé le glaive de Brennus. Pour beaucoup d’autres raisons, qu’il est superflu d’énumérer, la France me paraît avoir eu tort dans cette occurrence, car, tout en augmentant son territoire, elle diminuait, ce qui est grave, l’effet moral de sa belle action ; mais le Piémont, en dehors des circonstances particulières qui lui ordonnaient impérieusement de céder, ne fit-il pas très bien d’abandonner à sa grande voisine les montagnes de la Savoie et le comté de Nice ? Du moment que tout ce qui est Français devait être France, il était implicitement convenu que tout ce qui est Italien devait devenir Italie. L’unification italienne était la déduction logique et forcée de la cession des deux provinces. Le colonel Frapolli, un homme éminent à tous égards, avait parfaitement compris cela quand, dans la séance du parlement de Turin, le 29 mai 1860, à propos de la discussion ouverte à ce sujet, il se tourna vers une tribune occupée par le ministre de France et s’écria : « A te, Francese, la Francia intera ; a noi, l’Italia una ! A toi, Français, la France entière ; à nous, l’Italie une ! » Quels que fussent les agrandissemens italiens de la maison de Savoie, la France n’avait plus rien à dire, l’événement l’a surabondamment prouvé. Les conséquences de cette annexion ont maintenant frappé les yeux des Italiens les plus prévenus ; seul peut-être, aujourd’hui Garibaldi se refuse à les reconnaître. Et cependant il n’est point douteux que, s’il a pu sortir de Messine, débarquer librement en Calabre, non loin d’une frégate française, s’emparer sans coup férir de la capitale du royaume des Deux-Siciles, chasser le représentant d’une vieille dynastie et réunir ses états aux autres états de l’Italie, c’est grâce à ce traité de cession dont le souvenir saigne encore à son cœur, comme une plaie toujours ouverte. Dans les velléités, heureusement combattues, qu’il eut, dès son entrée à Naples, de laisser un corps d’armée d’observation devant Capoue, et d’aller à tous risques se jeter sur Rome, c’est encore certainement ce souvenir aigu qui le mal conseillait ; s’il l’eût écouté, il trouvait sa perte et peut-être bien aussi celle de l’Italie tout entière.
Ce ne sont point ces idées qui m’agitaient pendant que je regardais Garibaldi ; je me laissais aller au plaisir naïf de contempler à mon aise ce doux héros qui chantait gaiement les farandoles de son pays. Vers trois heures, on signala un navire de guerre à l’avant de notre bateau, et en effet nous aperçûmes une grande voilure dont le blanc laiteux se perdait dans les brumes du lointain ; mais nous n’avions nulle crainte, car nous naviguions à trois encablures du rivage, de façon à atterrir en quelques tours d’hélice, et les très respectées couleurs anglaises se déployaient à notre mât de pavillon. Le navire en vue s’éloigna, disparut, et nous restâmes seuls à voguer près des côtes siciliennes. Après un court repas où, selon son invariable coutume, empruntée à Samson, Garibaldi ne but que de l’eau, chacun fit son lit au hasard pour dormir. Quelques lumières errantes apparaissaient sur la mer obscure : c’était le fanal des pêcheurs qui, penchés sur les plats-bords de leur barque, harponnent les poissons à coups de trident.
« Qu’est-ce que Melazzo ? » écrivait Napoléon à son frère Joseph, quand il préparait son expédition toujours avortée de Sicile. Si l’on me faisait la même question, je ne saurais que répondre, et cependant j’y suis descendu. J’accompagnai le général Türr, qui y débarqua à minuit pour donner des ordres au chef d’une brigade qui faisait partie de sa division. Je me rappelle une grande rue en pente où se balançait une lanterne solitaire ; je me rappelle de jeunes soldats qui dormaient couchés sur la terre ; je me rappelle m’être assis imprudemment sur un matelas où maître Floh, le roi des puces, donnait un bal à tous les sujets de son empire ; je me rappelle le bruit cadencé d’une patrouille qui passa dans la ville, et c’est tout. Au point du jour, nous étions remontés à bord. Pendant que le bateau appareillait, car il avait jeté ses ancres pour n’être point entraîné par les courans, qui sont rapides en cet endroit, j’aperçus la ville de Melazzo groupée au fond d’une baie et défendue par un solide fortin assis sur une langue de terre qui commande à la fois la mer et le rivage ; de belles verdures pâles montaient en gradins touffus le long d’une colline que le soleil levant argentait de ses premiers rayons. J’étais las : je me roulai dans mon burnous, je m’étendis sur un banc et je m’endormis.
Quand je me réveillai, nous doublions une plate et longue bande de sable terminée par une tour ronde blanchie à la chaux : c’était le Phare, et nous étions arrivés. Les ancres déroulèrent brusquement leurs chaînes, et nous mouillâmes à l’endroit le plus resserré du détroit. En face de nous s’élevait la Sicile, « à l’ombre de l’Etna ; » à notre gauche, Messine brillait comme une ville blanche et rose ; à notre droite, la Méditerranée évasait sa vaste nappe bleue ; près de nous, la petite ville du Phare, couchée sur le rivage, à l’abri de ses batteries, retentissait du bruit des tambours et des clairons. Derrière nous, c’était la Calabre avec ses immenses et abruptes montagnes, en haut desquelles fumaient des feux qui étaient des signaux insurrectionnels ; le long de ses rivages, et hors de la portée des canons de notre armée, passaient et repassaient sans cesse deux frégates napolitaines dont les doubles tuyaux inclinés chassaient dans le vent de sombres vapeurs. En face du Phare, près d’une crique couverte de sables blonds, s’élève un rocher conique surmonté d’une forteresse qui semble faire corps avec lui : c’est Scylla. L’antique malédiction des dieux semble défendre encore le monstre, car c’est non loin de Scylla que Paul de Flotte est tombé ! En 1844, j’avais déjà traversé ce détroit de Messine, où je jetais l’ancre en août 1860. J’étais alors tout gonflé de ces fortes illusions dont l’écroulement successif nous fait tant regretter notre jeunesse éteinte ; tout me semblait beau, j’avais pour les aspects de la nature des admirations qui me transportaient. Un coucher de soleil derrière des collines, un golfe bleu cerné d’une rive ombragée, une ville blanche endormie dans une alcôve de verdure, un minaret au bord d’un étang, me plongeaient dans des ravissemens infinis qui à cette heure m’ont abandonné, hélas ! et pour toujours. Je regardais froidement ces côtes siciliennes, ces montagnes calabraises, que j’avais contemplées avec une sorte de recueillement religieux. Si l’homme que j’étais autrefois avait rencontré l’homme d’aujourd’hui sur ces mêmes rivages qu’ils ont foulés tous les deux, je ne sais pas s’ils se seraient reconnus. Qu’aurait pu répondre l’un au qui vivv de l’autre ?
Garibaldi descendit au Phare, puis nous le vîmes de loin passer en voiture sur la route qui côtoie la mer et rejoint Messine. Il se rendait, sans repos, à Taormina, où il allait inspecter la première brigade qui devait tenter le débarquement en terre ferme. À grand’peine, nous nous procurâmes une barque qui, manœuvrée par trois rameurs, nous conduisit assez promptement à Messine malgré des vagues brisantes et le vent contraire.
J’ai gardé un pauvre souvenir de Messine. Je me rappelle une grande ville sale où l’on sonne les cloches jour et nuit ; ce ne sont pas ces jolis carillons hollandais qui, du haut des vieilles cathédrales gothiques, s’envolent dans les airs en notes éclatantes ; ce n’est pas le sourd mugissement de nos bourdons qui répandent l’imposante harmonie de leur appel à la piété : c’est un gros bruit bête et agaçant qui se renouvelle sans cesse, dix fois par heure, sans rime ni raison, comme si les cloches sonnaient toutes seules, pour l’unique plaisir de sonner. Si l’on joint à cela le battement des tambours, le son rauque des trompettes, le chant des volontaires qui passent par bandes dans les rues, les coups de fusil que les Siciliens nouvellement armés tirent à toute minute et sous tout prétexte pour se bien convaincre que leurs fusils sont de vrais fusils, le grincement des chars primitifs traînés par des bœufs, le cri des bourriquiers qui excitent leurs ânes, des cochers qui animent leurs chevaux, des portefaix qui se font faire place, des marchandes piaillardes qui glapissent leurs denrées, des officiers qui commandent, enfin le bruissement régulier des soldats qui font l’exercice, on aura l’ensemble d’un brouhaha fait pour exaspérer les nerfs les plus pacifiques.
Notre armée n’était point irréligieuse, comme on serait tenté de le croire, et tous les dimanches, chaque brigade, précédée de sa musique, s’en allait entendre la messe. De ma fenêtre, je voyais passer nos jeunes soldats, un peu débraillés, vêtus d’une couleur plutôt que d’une façon uniforme, marchant en rangs souvent mal alignés, causant entre eux, interpellant les passans, coiffés au hasard de leur fantaisie, mais gais, vifs, alertes, poussant l’élément bon enfant aussi loin que possible, plus subordonnés que disciplinés, rentrant difficilement à l’heure de la retraite, mais accourant à la première sonnerie d’alarme, et rappelant d’une façon frappante ces petits gardes mobiles qui ont tant occupé Paris en 1848. À ce moment, l’armée méridionale pouvait compter quinze mille hommes sous les armes, répartis en trois divisions commandées par les généraux Türr, Medici et Cosenz. Plus tard, lorsque les renforts envoyés par le comité de Gênes et les recrues des Calabres eurent augmenté nos troupes, deux nouvelles divisions furent créées sous les ordres de Sirtori et de Nino Bixio. Le principal noyau de cette armée, exclusivement composée de volontaires, était représenté par les Italiens du nord. Tous les jeunes gens de la Vénétie qui avaient pu échapper à la surveillance excessive de la police autrichienne étaient parmi nous ; la ville de Milan avait envoyé un très beau corps de bersaglieri qui rivalisaient de valeur et d’entrain avec les bersaglieri génois, si admirés aux combats de Calatafimi et de Melazzo. Les deux villes guerrières de la Lombardie, Bergame et Brescia, n’avaient point démenti leur glorieuse renommée, et les meilleurs parmi leurs fils étaient près de Garibaldi. Les habitans des états romains étaient accourus aussi se ranger sous la bannière verte, blanche et rouge ; on les reconnaissait à la sonorité de leur langage et à la façon vraiment héroïque dont ils supportaient la fatigue. Nous avions encore beaucoup de Toscans, très jeunes pour la majeure partie et d’une admirable fermeté dans l’action. Modène et Parme n’avaient point fait défaut non plus, et l’on peut dire que la patrie italienne tout entière avait tenu à honneur d’envoyer ses enfans affranchir la portion d’elle-même qui attendait la délivrance. L’élément étranger n’était pas absent : nous comptions sous la chemise rouge beaucoup de Hongrois, quelques Allemands, une centaine de Français, des Suisses en assez grande quantité, peu de Polonais, une dizaine de Russes, et des Anglais, nombreux surtout parmi les officiers. Quant à la légion anglaise, forte de douze cents hommes équipés et armés par les souscriptions de l’Angleterre, et dont on a beaucoup parlé, elle ne nous rejoignit que plus tard à Naples, vers le milieu du mois d’octobre.
On avait essayé d’éveiller l’esprit militaire parmi les populations siciliennes ; mais c’était une tâche difficile, et l’on échoua. On eut beau s’appuyer sur le sentiment national, faire sonner à tous les cœurs les grands mots de patrie et de liberté : la Sicile fut sourde. Et comment aurait-elle entendu ? Depuis des siècles, elle a été tant battue et tant torturée qu’elle n’était plus pour ainsi dire qu’un cadavre. Il faut donner à ce Lazare le temps de sortir de son tombeau avant de lui demander de faire acte de vie. En l’absence de cet enthousiasme qui, à certains momens de l’histoire des peuples, les pousse vers le danger comme vers un devoir impérieux, on décréta l’enrôlement forcé, et l’on se recruta ainsi d’une troupe qui, si elle ne fut pas toujours très brillante dans le combat, donna du moins de grandes preuves d’énergie et de résignation dans la fatigue.
J’ai entendu certaines gens blâmer avec amertume les Siciliens, et leur appliquer des épithètes violentes que je ne répéterai pas, car elles ne rendraient nullement ma pensée. On a été trop sévère, et l’on n’a pas tenu compte de l’effroyable tyrannie, énervante et abrutissante, à laquelle ce malheureux peuple venait d’être inopinément arraché. C’est tout au plus s’il en croyait ses yeux. Dans les rues, il nous regardait passer avec étonnement, il ne savait quelle contenance avoir ; il eût bien voulu battre des mains, mais il avait peur de se compromettre, car « le Bourbon pouvait revenir. » Pour lui, la police, — le seul gouvernement qu’il ait jamais connu, — est partout, dans la rue, dans la maison, à la campagne et sur la mer. Comme Angelo, il pouvait dire : « J’entends des pas dans mon mur ! »
D’autres ont raconté, avec preuves à l’appui, les femmes fouettées, les hommes emprisonnés, exilés, confisqués, la pensée persécutée partout où elle essuyait de rouvrir ses yeux brutalement fermés : je n’ai donc pas à y revenir. Le système gouvernemental des Bourbons de Naples avait réussi non-seulement à irriter les peuples, mais à inquiéter les rois, qui crurent devoir faire des observations justifiées par l’état des choses. Le roi Ferdinand, qui emportera vers la postérité le terrible surnom de Bomba, ne voulut rien entendre : il fut inexorable dans son système. Il était roi de droit divin, et ne devait compte de ses actions qu’à Dieu, de qui seul il relevait. Il continua donc à gouverner selon son bon plaisir, n’appelant dans ses conseils que sa propre volonté. En cela, il fut conséquent à son principe, et poussa la logique jusqu’à des actes injustifiables. Aucune des iniquités qu’il a accomplies n’a pu même atteindre et troubler sa conscience, car il avait obtenu de celui qui lie et qui délie pour la terre et pour le ciel des indulgences plénières et quotidiennes. Ainsi il échappait même à Dieu. On devine à quel excès de pouvoir un homme peut être conduit, même de bonne foi, par de semblables doctrines infusées dès l’enfance, exaltées par un entourage intéressé, si bien liées à l’âme, qu’elles en sont devenues partie intégrante, surtout quand, pour les appuyer, les faire valoir ou les défendre, on a des budgets et des armées. Est-il étonnant alors que tout ce qui ne les subit pas aveuglément soit considéré comme anarchique et révolté ? « Tout ce peuple est à vous, » disait le duc de Villeroy à Louis XV enfant. Qu’attendre d’hommes instruits de cette manière ?
Le jeune François II fut sévèrement élevé dans ce système, en dehors duquel son père ne comprenait pour un souverain ni morale ni religion. Entre le peuple et son roi, il n’y avait en quelque sorte que deux intermédiaires, l’agent de police et le prêtre : l’un qui rétrécissait et régularisait violemment la vie jusqu’à la rendre automatique, l’autre qui guidait l’âme dans les voies de la servitude absolue. « Le roi est le représentant de Dieu sur la terre, la révolte contre le roi n’est autre que la révolte contre Dieu, et elle entraîne la damnation éternelle. » Quand un peuple a été dirigé par de pareilles maximes, répétées pendant des siècles du haut d’une chaire pleine d’autorité, et qu’en vertu de ces mêmes maximes on l’a fait souvent changer de maîtres, il est bien difficile de trouver en lui des ressorts vigoureux et un cœur prêt aux grandes choses ; les Bourbons de Naples gouvernaient la Sicile comme certains médecins traitent leurs malades, par l’opium et la saignée : la vitalité s’épuise ainsi, le peuple tombe insensiblement dans une atonie voisine de la mort ; il faut bien des événemens et bien du temps pour le réveiller, et encore, quand il est réveillé, n’est-il pas toujours capable d’agir immédiatement. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que l’esprit militaire n’ait point apparu chez les Siciliens aux premières heures de leur liberté nouvelle ; la conscription n’existait pas parmi eux, et nul ancien soldat regagnant ses foyers n’était venu échauffer leur amour-propre en leur racontant ses campagnes et la vie de garnison ; par suite de sa politique défiante, le gouvernement de Naples évitait avec un soin méticuleux de prendre des recrues dans la Sicile, qui de fait était exempte du service militaire. Ces pauvres gens le disaient eux-mêmes avec une simplicité touchante : « Nous ne savons pas ce que c’est que d’être soldats ; mais cela viendra avec l’habitude, et plus tard nous nous battrons aussi bien que d’autres. » Ils faisaient preuve de bonne volonté, c’est déjà beaucoup, et c’est tout ce qu’on était en droit de leur demander.
Quand ils seront devenus les soldats d’un état libre, les Siciliens oublieront peu à peu les exemples d’indiscipline et de pillage que les Napolitains leur ont donnés pendant si longtemps, car les généraux qui commandaient les troupes n’avaient point cette loyauté qui seule peut rassurer contre les abus où entraîne facilement la suprématie militaire. Nous en eûmes bientôt nous-mêmes une preuve qu’il est bon de ne point passer sous silence. En vertu de la convention signée le 28 juillet 1860 entre le maréchal de camp Thomas de Clary, pour le roi François II, et le major-général Jacob Medici, pour le dictateur Garibaldi, il avait été stipulé que la ville de Messine avec ses forts serait remise à l’armée méridionale, à l’exception de la citadelle, des forts Don Blasco, della Lanterna et San-Salvadore, qui restaient en possession des troupes napolitaines, « à la condition pourtant de ne pouvoir, en quelque éventualité que ce soit, causer des dommages à la ville, si ce n’est dans le cas où ces ouvrages seraient attaqués et où des travaux d’approche seraient construits dans la ville même. Ces conventions posées et maintenues, la citadelle s’abstiendra d’ouvrir le feu contre la ville jusqu’à la cessation des hostilités. » La citadelle et les forts dont je viens de parler forment les défenses maritimes de Messine, et sont isolés de la ville, qu’ils commandent cependant et peuvent facilement réduire. Toute la cité, avec les forts Gonzaga et Castellacio, était en notre pouvoir, ainsi que la route qui va de Messine au Phare, et le Phare lui-même ; mais le Phare était en dehors de la convention : il était incessamment canonné par les vaisseaux napolitains, auxquels répondait victorieusement le feu de ses batteries. Un jour, une frégate sortit du port militaire de Messine, hissa pavillon français, et vint prendre position devant les ouvrages du Phare, comme pour les examiner à loisir. On crut que c’était une des frégates de l’escadre française qui voulait se rendre compte des travaux poursuivis sans relâche pour mettre la très importante position du Phare à l’abri d’un coup de main. Non-seulement on ne prit aucune précaution contre elle, mais nos soldats, jeunes et curieux, accoururent pour mieux voir ses évolutions. Tout à coup elle lâcha sa bordée de bâbord, vira de bout en bout, lâcha sa bordée de tribord, hala bas le pavillon français, arbora les couleurs napolitaines, et s’éloigna à toute vapeur. On reconnut alors la frégate royale il Borbone. Quarante-huit de nos hommes étaient restés morts sur la place, victimes de cet attentat. Le lendemain, un bâtiment marchand français nolisé pour le compte du gouvernement napolitain, parti de Messine et entraîné par les courans, parut, dans ses manœuvres maladroites, vouloir se rapprocher du Phare. Nos artilleurs, dont la défiance et l’exaspération étaient fort excitées depuis l’événement de la veille, envoyèrent quelques boulets au malencontreux navire, qui se hâta de rallier le port. Le commandant jeta les hauts cris, parla du droit des gens violé en sa personne, fit d’autant plus de bruit que ni son bateau, ni son équipage n’avaient été atteints par les projectiles, et alla se plaindre au consul de France, qui, sachant Garibaldi absent, demanda des explications au général Türr, commandant la première division de l’armée méridionale. Je fus chargé par le général d’aller porter des explications au consul ; elles furent faciles à donner, accueillies immédiatement avec une bonne grâce charmante, et mirent fin à un malentendu dont la faute première ne pouvait vraiment pas nous être imputée, à nous, qui avions été si cruellement victimes de la ruse napolitaine.
Malgré la convention que j’ai citée plus haut, les alertes n’étaient point rares ; un espace neutralisé de 20 mètres seulement séparait nos grand’gardes de celles de l’ennemi ; elles échangeaient des coups de fusil pour se distraire. La fusillade se généralisait, gagnant de proche en proche sur toute la ligne ; les feux de peloton succédaient aux feux de file ; des bataillons de renfort arrivaient au pas de course, les balles volaient à travers les ténèbres. Cela durait jusqu’à ce qu’un officier supérieur arrivât, d’un côté ou de l’autre, pour faire cesser la bagarre. On ramassait un ou deux morts et quelques blessés, on mettait aux arrêts l’officier qui commandait les avant-postes, et tout était fini pour recommencer le jour suivant.
Le 20 août, nous eûmes une sorte de fête de famille. À l’occasion de son retour en Sicile, le général Türr avait réuni dans un dîner tous les officiers présens à Messine de sa division, la plus nombreuse et la plus importante de l’armée méridionale. Ce dîner, qui concordait avec la fête de saint Etienne de Hongrie, eut lieu dans le palais qui servait de quartier au colonel-brigadier Eber et à son état-major. On fut exact au rendez-vous, je n’ai pas besoin de le dire ; les généraux Sirtori et Medici s’assirent aux côtés du général Türr, et cent cinquante officiers environ, tous vêtus de la blouse rouge, prirent place à une énorme table en forme de fer à cheval. Au dessert, le lieutenant-colonel Spangaro porta un toast au général Türr ; celui-ci répondit quelques paroles qu’il termina en disant : « Nous, les Hongrois, nous sommes en Italie cette année ; mais à vous, Italiens, je donne rendez-vous l’an prochain sur les bords du Danube ! » Le rendez-vous fut accepté au milieu des el jen et des evviva.
L’excellente musique de la brigade Eber jouait sous les fenêtres, à la plus grande joie des habitans de Messine, accourus pour l’entendre. Après le dîner, de jeunes officiers, animés par les valses et les mazurkas qui jetaient leurs notes allègres au milieu du bruit des conversations, se prirent par la taille et se mirent à danser. L’idée de profiter de la circonstance pour improviser un bal arriva naturellement à l’esprit de quelque Magyar. En Hongrie, on se repose des fatigues de la semaine en dansant le dimanche depuis midi jusqu’à minuit. Une permission vite accordée fut demandée au général Türr, et tous ces jeunes gens s’en allèrent frapper aux maisons voisines et réclamèrent des danseuses. Les femmes s’habillèrent à la hâte, les maris revêtirent leur redingote de cérémonie, les marmots débarbouillés furent ornés de collerettes blanches, et bientôt nous vîmes apparaître et défiler devant nous des familles consternées qui semblaient venir au bal comme on marche à l’échafaud. L’autorité des chemises rouges s’était naturellement substituée dans la ville à l’autorité des agens du roi de Naples ; mais l’effroi de l’autorité, quelle qu’elle fût, était si vivace encore chez ces pauvres gens longtemps opprimés, que nul d’entre eux n’avait osé refuser de se rendre à cette invitation imprévue. Ils étaient venus ensemble, le père, la mère, les enfans, comme s’ils avaient voulu ne point se séparer dans cet instant solennel et mourir ensemble. Ils passaient sérieux et résignés devant nous, cherchant à donner à leur contenance ce quelque chose de martial qui ne doit pas abandonner les gens de cœur au moment du péril ; ils s’asseyaient gravement, se pressaient involontairement les uns contre les autres, et regardaient de tous leurs yeux ces jeunes hommes vêtus de rouge, dont le rire loyal et généreux ne les rassurait qu’à moitié.
On avait fait monter la musique. Les musiciens, pour prendre des forces et se désennuyer, buvaient à qui mieux mieux du vin de Syracuse absolument comme les jeunes seigneurs des drames moyen âge qui jadis ont tant réjoui notre jeunesse. On venait de commencer le prélude d’une valse : nos danseurs, tenant les femmes par la main et par la taille, se balançaient déjà, prêts à s’élancer, quand un officier, qui était près d’une fenêtre ouverte, fit un signe de silence ; la musique se tut, chacun s’arrêta ; on prêta l’oreille, et dans le lointain on entendit la crépitation des coups de fusil. Il y avait une alerte aux avant-postes ; beaucoup d’entre nous s’armèrent et y coururent. Malgré le vide laissé dans nos rangs par ce brusque départ, on allait tenter de renouer le bal interrompu, lorsqu’un aide-de-camp entra et remit une lettre au général Türr. C’était l’ordre d’envoyer immédiatement la brigade Eber au Phare, où elle attendrait l’occasion de s’embarquer pour la terre ferme. Tout ce qui restait d’officiers prit ses sabres, ses képis, et se précipita dehors pour faire ses préparatifs. Les malheureux Messiniotes n’y comprenaient plus rien ; il ne restait en face d’eux que les-musiciens, qui buvaient toujours, et quelques ordonnances qui déjà commençaient à éteindre les bougies. Le plus hardi parmi les invités se leva, prit sa femme sous le bras, son enfant par la main, et s’éloigna avec dignité ; tous les autres l’imitèrent, et je suis persuadé que, rentrés chez eux, ils respirèrent pour la première fois de la soirée, et se félicitèrent mutuellement d’avoir échappé à un si grand péril.
Le lendemain, à cinq heures, au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, un coup de canon retentit vers la citadelle, puis un second, puis un troisième. Dans la rue, on fermait les portes, on poussait les volets contre les devantures des boutiques, tout le monde se sauvait en courant, et des têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Des sonneries de clairons appelaient aux armes, répétées par tous les échos. À travers les détonations rapprochées qui se succédaient régulièrement, nous entendîmes le sifflement d’une bombe. Cette fois ce n’était pas une simple alerte, et, malgré la convention, la citadelle bombardait la ville. On courut aux avant-postes ; le major Carissimi, envoyé en parlementaire, ne put réussir à faire cesser le feu ; le général Türr, accompagné de Medici et de six officiers, se porta immédiatement vers la forteresse pour s’en faire ouvrir la porte ; il fut accueilli par deux feux de peloton consécutifs qui, par miracle, n’atteignirent personne. Le général Medici, précédé d’un trompette et d’un guide portant pavillon blanc, put enfin pénétrer dans la citadelle ; c’est lui qui avait signé la convention du 28 juin, et c’est à lui qu’il appartenait plus qu’à tout autre d’aller en rappeler les clauses, toujours scrupuleusement observées par nous. Le commandant de la place s’excusa comme il put, déclara qu’il n’avait pas été maître de tempérer l’ardeur de ses soldats, et donna des ordres pour mettre fin à cette violation brutale du pacte conclu. On éteignit en grande hâte une ou deux maisons qui flambaient déjà ; on ramassa deux sentinelles, un vieux portefaix, un petit enfant, trois ânes et un chien qui avaient violemment passé de vie à trépas, et nous allâmes reprendre notre dîner interrompu. Cependant la ville restait troublée, les promeneurs étaient rares, les quais déserts, les visages inquiets : qui garantissait qu’un pareil attentat ne se renouvellerait pas ? On colla sur les murs un distique où il était question de fide punica et de fide borbonica. Il est juste de dire que, quoique terrifiée à bon droit par cette attaque inopinée, la population ne fit point mauvaise contenance ; la garde nationale, marchant en bel ordre, se répandit dans les rues pour mettre obstacle à la panique et empêcher autant que possible l’alarme de trop se propager. Je n’en attendais pas autant du peuple de Messine, qui n’avait guère aidé à la révolution sicilienne qu’en jetant bas quelques statues royales et en grattant des écussons. Ce jour-là, le ciel semblait s’être entendu avec les hommes pour faire fracas, car à peine le bombardement avait-il pris fin qu’un orage, chassé par un coup de vent de sirocco entre les montagnes de la Calabre et celles de la Sicile, vint s’amasser dans le détroit. De larges nuées retentissantes s’amoncelaient au-dessus des côtes calabraises, qu’elles cachaient à nos yeux ; des éclairs ouvraient les profondeurs lumineuses du ciel, et comme pour apprendre aux canons l’inanité de leur bruit, le tonnerre tomba deux fois près de la citadelle. Des torrens d’eau éteignirent les fulgurations de la tempête, et, s’écoulant à travers les rues dallées de la ville, entraînèrent vers la mer ces monceaux d’ordures que l’incurie italienne laisse accumuler devant toutes les portes. Le soir, avant de rentrer au quartier, j’eus la curiosité d’aller jusqu’aux avant-postes. Les quais, ordinairement si peuplés pendant la fraîcheur de la nuit, étaient vides et mornes ; à peine çà et là un passant attardé les traversait en courant ; les cafés, où d’habitude nos bruyans soldats prenaient des glaces en chantant, étaient fermés ; la flamme des réverbères remuée par le vent jetait ses reflets mobiles sur les dalles humides et luisantes ; dans le port, les matelots d’un navire viraient au cabestan et psalmodiaient une de ces traînantes mélopées qui, dans l’obscurité, au-dessus des flots, ressemblent à un chœur de dieux marins. Tout cela était triste et grave. En face de la citadelle, qui sur la nuit sombre découpait sa sombre silhouette, je trouvai nos sentinelles immobiles, l’arme au pied, l’oreille tendue, l’œil aux aguets. « Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? dis-je à un officier anglais qui venait de faire sa ronde aux grand’gardes. — Rien, me répondit-il ; all righth. »
Vers le point du jour, avant que les chaleurs d’août eussent embrasé le ciel, je montai en voiture pour aller au Phare ; la route commence aux quais de Messine et ne quitte plus le bord de la mer, qu’elle côtoie tantôt sur une chaussée, tantôt sur le sable même. Des villas précédée, de promenoirs couverts de vignes, escortées de pins-parasols et d’azeroliers, s’appuient aux coteaux et font bonne figure dans ce grandiose paysage, composé par les flots bleus de la Méditerranée, les montagnes de la Sicile et celles du continent, enveloppées de ces limpides atmosphères que l’Orient connaît seul. Et cependant ce n’est pas l’Orient, ce n’est qu’une Italie plus chaude, plus personnelle, plus sarrasine. Le long de la route, je vois bien des haies de nopals qui épattent leurs larges raquettes épineuses où se dresse un calice d’or à pistils d’argent, je vois les aloès qui recourbent leurs feuilles meurtrières semblables au soc des charrues primitives, je vois les cassis découpés dont les petites boules jaunes jettent dans les airs un parfum de vanille ; mais où sont les cigognes voyageuses ? Où est le minaret bulbeux de la mosquée entourée de fontaines ? Où sont les palmiers dont la voix parle si tristement dans le vent qui passe ? Où sont les montagnes roses comme du miel ? Où est le grelot des caravanes ? En un mot, où est cette forte poésie pittoresque qui est restée ineffaçablement gravée au cœur de tous ceux qui l’ont aspirée ? Ici je ne vois qu’une sorte de poésie intermédiaire et bâtarde qui sert pour ainsi dire de transition entre les prosaïques splendeurs de l’Europe et les rêveries lumineuses de l’Orient.
Comme je traversais le village della Pace et que je commençais à m’endormir paresseusement sur les coussins de la voiture, à l’ombre de la capote rabattue, je fus tiré de ma somnolence par des détonations qui retentirent vers ma droite. Une frégate et un brick de la marine napolitaine canonnaient le Phare, qui ripostait de toutes ses batteries ; les forts de la terre ferme s’en mêlèrent, et à une prodigieuse distance envoyèrent des projectiles qui éclataient jusque sur les rivages siciliens. La frégate, surmontée par la fumée brune de son charbon, entourée par la fumée blanche de ses caronades, entièrement disparue dans un nuage qu’ouvrait la lueur rapide des coups de canon, ressemblait de loin à un immense incendie brûlant et fumant tout seul au milieu de la mer. Les boulets, ricochant sur les vagues, en faisaient jaillir d’énormes colonnes d’eau qui retombaient en gerbes. Bientôt les deux navires ne furent plus qu’une montagne de fumée d’où sortaient des éclairs ; leur feu se tut ; un coup de vent passa qui enleva cette brume de poudre brûlée : la frégate reparut subitement, comme dans une évocation, avec son fin gréement noir ; elle se dirigea vers les côtes de Calabre, et fut en quelques instans hors de la portée de nos pièces.
Quand j’arrivai au Phare, je trouvai les troupes sous les armes, échelonnées de distance en distance et prêtes à repousser un débarquement dans le cas, fort peu probable, où les Napolitains eussent osé le tenter. Le rapide combat auquel je venais d’assister, en lointain spectateur, n’avait pas eu pour nous de suites très graves : une trentaine de nos hommes, atteints par les boulets, venaient d’être transportés aux ambulances ; une baraque de cantinier brisée par une bombe étalait grotesquement sur le sable, à côté de son rosolio, de son sambuco, de son café répandus, des débris de carafes cassées et de marmites effondrées. Le pauvre diable de cantinier, plus mort que vif, racontait à tout venant le danger auquel il avait échappé, grelottait encore de peur, et regardait piteusement ses ustensiles fort mal accommodés.
Deux petits lacs, situés à la base de cette langue de terre dont le Phare occupe l’extrémité, avaient été réunis entre eux et ensuite joints à la mer par un canal que Garibaldi avait fait creuser. De la sorte il avait, à l’abri de toute attaque et exposé seulement au hasard des projectiles perdus, un bon port qui contenait toutes les barques dont il comptait se servir pour faire passer son armée sur le continent. Ces barques étaient peu rassurantes, au nombre de deux cent cinquante environ, petites, pouvant contenir une trentaine d’hommes chacune, et si faibles de bordage qu’il leur eût été impossible de résister à l’artillerie. Quelques-unes, garnies sur trois côtés d’une balustrade de planches et pontonnées, étaient destinées à transporter les chevaux et au besoin les pièces de canon. Elles étaient vides à l’heure présente, rangées en belle ordonnance, côte à côte, gardées par des sentinelles et servaient de reposoirs aux hirondelles qui rasent les eaux du lac. Quelques jeunes volontaires assis sur le rivage péchaient mélancoliquement à la ligne, et condamnaient ainsi leur chemise rouge à des occupations pacifiques qu’elle n’avait certainement pas prévues.
Dans la plaine plantée de figuiers entrelacés de vignes, nos volontaires avaient établi leur campement ; des cabanes en paille, des gourbis de feuillages, des couvertures suspendues aux branches en guise de tentes, leur servaient d’abri contre les dangereuses ardeurs d’un soleil caniculaire. « Pendant le mois brûlant de Sravana, disent les Hindous, le dieu Sourya, fils de Kasyapa et d’Aditi, ne lance que des flèches empoisonnées. » Ce fut sous un figuier, à l’ombre d’un toit improvisé avec des tiges de maïs liées entre elles, que je déjeunai en compagnie du commandant (depuis colonel) Louis Wincler, auquel j’étais venu serrer la main. À Venise, le 18 mars 1848, lieutenant autrichien dans une compagnie de Croates, Louis Wincler s’était résolument jeté devant ses hommes prêts à faire feu sur la foule et leur avait crié : « Vous me tuerez avant de tirer sur ce peuple sans armes ! » Dès lors il avait quitté le service de la maison de Habsbourg et s’était consacré aux libres causes de l’indépendance, où le poussaient son intelligence, son cœur généreux et la fermeté de la grande race hongroise à laquelle il appartient. Quand le gouvernement provisoire de Venise, représenté par Manin, Graziani et Cavedalis[2], décréta la formation d’une légion magyare, ce fut naturellement à Wincler qu’on en offrit le commandement. Son énergie, sa bravoure et ses remarquables aptitudes militaires rendirent d’éminens services pendant ce siège mémorable, qui aurait dû valoir à Venise une liberté qu’elle a méritée depuis longtemps. De ce jour, Wincler n’a point démenti son dévouement ; partout où un peuple a crié : « Liberté, » partout où l’on a attaqué cette préfecture de police qu’on appelle le gouvernement autrichien, il a été présent, et ceux qui l’ont vu passer près des murs de Capoue, une balle au front, aveuglé par le sang, sur un cheval blessé de trois coups de feu, savent comment il comprend son rôle de volontaire de l’indépendance.
Après avoir fait une visite au général Orsini, commandant supérieur de l’artillerie, qui, avant l’attaque de Palerme, fit cette singulière marche sur Corleone par laquelle Bosco et ses Napolitains se laissèrent duper d’une façon si plaisante, je parcourus les ouvrages du Phare : ils consistaient en plusieurs solides batteries armées de canons de gros calibre, et qui étaient parfaitement en mesure de répondre aux canonnades lointaines dirigées sur elles par les frégates et les forteresses de terre ferme ; mais ces batteries auraient-elles pu résister à un débarquement appuyé par des navires embossés près du rivage ? J’en doute. La basse grève du Phare est facilement abordable pour des bateaux plats ; elle était sans défense du côté de la Méditerranée, protégée seulement par nos troupes qu’un combat d’infanterie eût forcées de se montrer à découvert, et éloignée de Messine, son lieu de ravitaillement, de plus de trois lieues. Un corps d’armée jeté en arrière du Phare, pendant que des vaisseaux l’eussent attaqué par devant, pouvait prendre toutes nos positions à revers et nous jeter dans le détroit. Les Napolitains n’y pensèrent, ne l’osèrent ou ne le voulurent pas. Michelet a raison, Garibaldi est heureux, et si jamais homme eut une étoile, c’est lui !
Les attaques comme celle qui venait d’avoir lieu étaient fréquentes ; elles se renouvelaient presque toutes les nuits, et il ne se passait guère de jour sans que l’on échangeât des coups de canon avec la croisière, composée de deux frégates et de plusieurs bricks à vapeur. Voulait-on faire ainsi de sérieuses démonstrations contre le Phare ? Je ne le crois pas. On voulait, nous tenant constamment en alerte, nous menaçant sans relâche d’une affaire qui pouvait devenir grave et tourner mal pour nous, forcer Garibaldi à conserver ses troupes sur les côtes siciliennes et l’empêcher de tenter le débarquement dans la Calabre ultérieure première, dont les montagnes semblaient nous convier et nous attendre. Ruse si grossière ne pouvait prendre un homme tel que Garibaldi, qui, en dehors de ce sens droit et bon conseiller qui jamais ne l’abandonne, semble, dans son long séjour en Amérique, avoir emprunté aux peaux-rouges quelque chose de leur prodigieuse finesse. Aussi les préparatifs de débarquement se continuaient avec activité, et nous-mêmes nous regardions avec envie du côté de cette terre italienne où tendaient tous nos vœux.
Deux cents hommes y étaient déjà depuis plus de quinze jours, seuls, sans communications avec nous, perdus à travers les monts inaccessibles, tenant la campagne malgré les corps d’armée qui les environnaient, et nous dénonçant leur présence par la haute fumée de leurs signaux de feu. C’est Missori qui commandait ces braves, et jamais plus hardi capitaine ne fut mieux choisi pour si aventureuse expédition. Missori est ce qu’on appelait jadis un raffiné. Il est fort jeune, très recherché dans sa mise, d’une élégance un peu nonchalante, causeur aimable, fort intelligent, et projetant au-delà des événemens une pensée lointaine, toujours juste et souvent pleine de grandeur. Il est né à Milan, mais depuis longtemps il n’est plus Lombard, il est Italien. En 1848, il avait quatorze ans, il se sauve de son collège et va faire le coup de fusil contre les Autrichiens en chantant : Va fuori, straniero ! De ce moment, sa famille mit à le surveiller une insistance extraordinaire ; mais le jeune homme, j’allais dire l’enfant, la déjouait toujours, et un beau matin on trouvait la chambre vide et la fenêtre ouverte. L’oiseau avait pris le chemin des airs. Où était-il ? En Crimée, à Como, à Marsala, à Calatafimi, en tout endroit où un Italien se battait pour l’agrandissement moral ou politique de sa patrie. À Melazzo, jeté bas de son cheval troué d’un boulet, il tue de trois coups de revolvev trois cavaliers qui entouraient Garibaldi et brûle la cervelle à un quatrième, qui déjà le tenait lui-même à la gorge. Quand on lui parle de cet exploit, il rougit comme une fillette de quinze ans et détourne la tête en baissant les yeux. Ceux qui ont été souvent aux bains d’Aix, en Savoie, se rappellent peut-être un jeune homme triste, très doux d’attitude, qui, pendant que l’on dansait, s’asseyait volontiers près des femmes et ne leur parlait que de l’Italie, quand, souvent peut-être, elles s’attendaient à une autre conversation ; c’était Missori, qu’on avait surnommé le petit Milanais aux yeux bleus. Des femmes qui l’ont vu ainsi et auxquelles j’en ai parlé m’ont dit : Quoi ! ce jeune homme ! est-ce possible ? — C’est lui-même, avec sa voix douce, avec son regard de gazelle, avec sa démarche qui semble toujours trahir une insurmontable lassitude, c’est lui qui était le héros de notre jeune armée, et qui maintenant n’a rien à envier aux plus vieux braves que la gloire a consacrés. Il a gardé pour lui seul, et dans le secret de son âme, le souvenir des fatigues, des difficultés, des misères, des périls qu’il eut à supporter pendant cette campagne de quinze jours, où, loin de nous et sans nouvelles peut-être, il put un moment se croire abandonné.
Nous pensions à lui, et il était rare qu’on s’abordât sans se dire : Que devient Missori ? Mais pour le rejoindre la route était pleine d’embûches et presque fermée. Quatre forteresses armées de pièces à longue portée défendaient le détroit, et rendaient, jusqu’à un certain point, la côte de Calabre inabordable par son rivage qui fait face à la Sicile ; ces forteresses sont, du sud au nord, Alta-Fiumara, Punta-del-Pezzo, Torre-Cavallo, et enfin la formidable Scylla, qui, seule en 1808, avait tenu trente-huit jours contre le corps, français commandé par le général Régnier. De plus, les bâtimens de guerre napolitains, auxquels nous n’avions nul vaisseau à opposer, croisaient jour et nuit et faisaient bonne garde de la pointe de Reggio à la pointe de Scylla ; il fallait tromper la surveillance et agir de ruse, puisque la force ouverte nous était interdite, car elle nous eût exposés à des dangers sans bénéfices. On attendait, on avait confiance, on regardait vers la Calabre sans pouvoir secouer l’ennui tenace qui naît de l’incertitude, et, pour me servir d’une expression populaire fort énergique, « on se mangeait le sang. » On n’avait guère d’autres sujets de conversation ; le verbe « passer » avait pris tout à coup la signification de « partir de Sicile, traverser le détroit et débarquer en terre ferme. » Quand passe-t-on ? était la question incessamment répétée par les officiers aussi bien que par les soldats. Les bruits les plus contradictoires couraient par la ville, et chaque jour on était certain d’être réveillé par une nouvelle fraîchement éclose, qui ne tardait pas à être démentie. L’anxiété de notre attente se nourrissait de tous les bruits que l’absence de Garibaldi exagérait encore. Où était-il ? À Melazzo, à Taormina, à Palerme, en Calabre, à Naples même ? On ne savait.
Ces prétendues lenteurs et l’ignorance nécessaire où nous étions des projets du dictateur nous fatiguaient outre mesure et exaspéraient les plus impatiens, qui demandaient le passage, coûte que coûte. Quelques-uns avaient même imaginé cette belle folie de s’emparer, par persuasion ou par force, d’une frégate piémontaise qui stationnait dans le port de Messine, et de s’en servir pour opérer notre débarquement ; le raisonnement sur lequel on s’appuyait pour proposer ce coup de main était curieux, et ne manquait pas d’une certaine subtilité. « La cause que nous représentons est celle de l’Italie entière, — le Piémont fait partie de l’Italie, — nous avons donc le droit de nous servir des forces du Piémont pour le plus prompt et le plus grand bien de l’Italie. » Cet appel à l’italianisme forcé ne fut heureusement pas entendu ; quelques meneurs seuls voulurent se rendre à bord de la frégate piémontaise, mais le commandant refusa de les recevoir, et ce fut là que s’arrêtait cette tentative, qui, si elle avait été poussée plus loin, aurait pu amener d’inextricables complications, car les liens se relâchaient déjà singulièrement entre les deux grands Italiens, Cavour et Garibaldi.
Ce dernier ne se reposait guère ; il combinait ses moyens d’action, faisait simuler des débarquemens sur les côtes calabraises, de façon, en tenant les royaux en haleine sur plusieurs points à la fois, à les contraindre à diviser leurs forces ; il guettait l’occasion favorable, ouvrait l’oreille à tous les bruits venus de la terre ferme, regardait vers quelle montagne fumaient les signaux de Missori, et, quand on osait l’interroger, répondait : Bientôt !
Les nouvelles se succédèrent enfin coup sur coup, vraies cette fois, relatant des faits extraordinaires, comme tout ce qui appartient à l’homme qui nous commandait. Le 19 août, dans la nuit, il avait quitté Taormina avec une brigade embarquée à bord des bateaux à vapeur le Franklin et le Torino ; toute la nuit on avait navigué par une mer assez dure, et vers le point du jour on était arrivé en vue de l’extrémité de l’Italie méridionale, près de la petite ville de Melito, au cap dell’ Armi. Monté à bord du Franklin, qu’il commandait lui-même, à côté de son vieux compagnon Origoni, Garibaldi avait fait signal au Torino d’accélérer sa marche et d’atterrir au plus vite, car la croisière napolitaine pouvait apparaître d’un instant à l’autre. Le Torino chauffa à outrance, jusqu’à se jeter sottement à la côte, qui est sablonneuse et basse. Six heures furent inutilement perdues à tâcher de relever le navire ; le Franklin y rompit toutes ses amarres, et faillit y compromettre sa machine. Voyant l’impuissance de ses efforts, et comprenant qu’une plus longue tentative l’exposerait lui-même à un très sérieux danger, il reprit la mer, hissa pavillon américain, et, grâce à ce subterfuge, passa sans encombre à travers les navires du roi de Naples. On hâta le débarquement, et le dernier homme avait pris terre quand les frégates royales, arrivant à toute hélice, mais trop tard, comme à Marsala, ouvrirent le feu contre le pyroscaphe échoué, et le coulèrent bas. Les soldats, d’après l’ordre de Garibaldi, prirent le pas de course et gravirent la montagne pour se mettre hors de la portée du feu des frégates, qui commençaient à les canonner. La journée du 20 fut employée par Garibaldi en ces marches et contre-marches auxquelles il excelle, et qui avaient pour but de dérouter les recherches et l’attention de l’ennemi. La nuit vint, qu’on ne savait encore vers quel point on allait se diriger. Voulait-il attaquer Reggio, ou bien le tourner ? voulait-il aller se jeter à revers sur Scylla ? voulait-il gagner la montagne et y attirer la guerre ? Les royaux l’attendaient partout, et il se glissait à travers leurs colonnes éparpillées, comme une anguille se glisse à travers les racines des vieux saules qui baignent leurs, pieds dans l’eau. Vers minuit, les guides de Missori apparurent et annoncèrent la prochaine arrivée du jeune chef de partisans. Seul, il avait eu connaissance du-plan de Garibaldi. En conséquence, et à la vue d’un signal dont il avait le secret, il avait quitté son inexpugnable position au sommet de l’Aspro-Monte, et il venait, par une marche des plus difficiles dans un pays boisé, qui n’est que ravines et montagnes, faire sa jonction avec son général en chef. Sur la terre nue et à la clarté des étoiles, on tint un rapide conseil. La petite troupe fut divisée en trois détachemens : l’un, commandé par Bixio, avait pour mission d’attaquer de front la ville de Reggio ; les deux autres, sous les ordres immédiats de Garibaldi et de Missori, tournant les forts, devaient prendre les Napolitains entre deux feux. Vers trois heures et demie du matin (21 août 1860), l’avant-garde des chemises rouges tomba sur les vedettes royales. « Halte là ! qui vive ? — Italie et Victor-Emmanuel ! — Passez au large ! — Vive Garibaldi ! — Vive le roi ! » L’action s’engagea.
L’armée napolitaine, massée à l’entrée principale de la ville, faisait un feu terrible, devant lequel nos soldats reculèrent pendant quelques instans. Garibaldi arriva seul pour voir ce qui se passait. « Eh bien ! mes enfans, cela ne va donc pas bien par ici ? Vous êtes fatigués, je le comprends, après les marches de la journée d’hier ; allons, reposez-vous un peu. » On s’arrête, on se groupe, on reprend haleine. Au bout de quelques minutes, il parle, toujours avec sa voix incomparablement douce. « Allons, cela va mieux, n’est-ce pas ? Ce n’était que de la fatigue, je le savais bien ; mais vous avez tiré assez de coups de fusil pour aujourd’hui : il faut ménager nos munitions, nous n’en aurons pas d’autres pour arriver jusqu’à Naples. Allez me bousculer tous ces drôles-là à coups de baïonnette ! » Il les lance, et lui-même va retrouver son corps, qui, dans ce moment, tournait la ville en silence et parmi les ténèbres. La charge à la baïonnette fut décisive ; les royaux, ouverts et repoussés, allèrent chercher refuge dans la citadelle. Un petit fort s’élève au bas de la ville, Bixio le prit.
Garibaldi et Missori étaient arrivés derrière la citadelle et l’attaquaient ; nos soldats, armés d’excellentes carabines anglaises, fusillaient les artilleurs qui se montraient entre les nierions, mais nous n’avions point de canons, et les royaux n’en manquaient guère. Bixio, déjà établi au centre de la ville, s’était emparé du bâtiment des prisons, où les royaux avaient logé plusieurs compagnies de chasseurs ; il y trouva des munitions et deux pièces d’artillerie, qui, envoyées sans délai à Garibaldi, furent immédiatement tournées vers la citadelle, qu’elles dominaient et battaient victorieusement de haut en bas. Le jour était venu, puis le soleil, et à sa grande clarté la bataille faisait rage, dans la ville avec Bixio, autour de la forteresse avec Missori et Garibaldi. Tout à coup ce dernier apprend que le général napolitain Briganti, qui se trouvait sur la côte calabraise, en face de Messine, à Villa-San-Giovanni, entre les forts d’Alta-Fiumara et de Punta-del-Pezzo, arrivait à marche forcée, au bruit du canon, avec trois mille hommes, pour porter secours à Reggio. Garibaldi quitte immédiatement le combat, s’en fiant à ses lieutenans pour terminer l’affaire, prend avec lui la moitié de la brigade Eberhard et court au-devant de Briganti, qui, voyant de loin les casaques rouges éclater au soleil avec l’étincellement des fusils, se met en retraite et va prendre abri sous les canons d’Alta-Fiumara. Garibaldi retourne alors à Reggio et donne une impulsion plus forte au combat, que cependant nul ne laissait ralentir en son absence. Les Napolitains avaient évacué toute la ville, la lutte était concentrée à la citadelle, où nos boulets entraient à chaque coup et jetaient bas quelques graves défenseurs de François II ; le colonel Lorenzo tomba ainsi à la tête de ses hommes, en criant : Vive le roi ! et découragea par sa mort les soldats que sollicitaient de loin nos appels à la liberté. Vers midi, le château étant serré de très près, un grand nombre de Napolitains se voyant prisonniers, et beaucoup d’autres, leurs armes jetées, se dispersant déjà dans la campagne, le général Galotta, commandant de la place de Reggio, fit arborer pavillon blanc. Le feu cessa de part et d’autre, et l’on commença à parlementer. Le combat suspendu, Garibaldi, pour s’essuyer le front, ôta le petit chapeau noir qu’il porte d’habitude et s’aperçut qu’une balle l’avait traversé de part en part. À quatre heures, une panique se répandit dans la ville : la trêve était rompue ; les Napolitains, amenés en hâte de la citadelle de Messine sur la flotte et débarqués en Calabre, accouraient débloquer Reggio, la forteresse allait commencer le bombardement. La générale battait et sonnait de toutes parts, les habitans se sauvaient dans la campagne en poussant devant eux leurs bestiaux et les charrettes chargées de meubles entassés. Naturellement c’était une fausse alerte. À cinq heures et demie, la convention fut conclue : la citadelle capitulait, ses troupes sortaient avec armes et bagages, emportant trois jours de vivres ; tout le matériel des forts restait en notre pouvoir[3]. Quelques soldats passèrent de notre côté, beaucoup désertèrent et prirent
- Ce bijou rayonnant nommé la clé des champs.
Le lendemain (22 août) seulement, nous connûmes cette victoire, mais sans aucun détail, par une dépêche de Garibaldi : « Aujourd’hui encore nous avons vaincu, Reggio est à nous ! » On fut fort joyeux, cela va de soi ; nos musiques parcoururent les rues de la ville en jouant des airs patriotiques éclos d’hier, oubliés demain ; chaque maison illumina. Plus que jamais on cria : Vive l’Italie ! Mais tous les officiers garibaldiens retenus encore à Messine, et nous étions nombreux, étaient mécontens de n’avoir pas assisté à l’affaire. Ils disaient : Pourquoi les autres et non pas nous ? Je n’ai jamais mieux apprécié la justesse de la qualification de grognard donnée jadis à nos soldats ; une armée pourrait être définie : un rassemblement d’hommes qui se plaignent sans cesse et grognent du matin au soir, ceux que l’on envoie au combat, parce qu’on les sacrifie toujours, qu’on ne leur donne jamais un instant de repos et qu’on les pousse à la bataille comme des troupeaux à l’abattoir ; ceux qu’on n’y envoie pas parce qu’on les sacrifie toujours en les condamnant au repos, et qu’il n’y a ni avancement ni gloire pour eux, puisqu’on les tient, par parti-pris, en dehors de l’action : des deux côtés, on se croit sacrifié, et l’on n’en est pas moins bon soldat quand l’occasion se présente. Donc on grogna beaucoup dans les cafés et dans les casernes de Messine.
Notre curiosité et notre anxiété avaient été éveillées au plus vif par la prise de Reggio, et l’éternelle question : Que va faire Garibaldi ? fut répétée plus de cent mille fois dans la journée, et chacun naturellement y répondait en proposant son plan, car c’est encore un des caractères distinctifs des armées, que chacun y a un plan, qui est toujours le meilleur. J’avoue cependant que je n’en avais pas : j’attendais, je savais que je ne devais franchir le détroit qu’en compagnie du général Türr, je faisais un appel incessant à ma patience, bien que, comme les autres, j’eusse fort voulu avoir déjà passé.
Cette journée du 22 août, qui à son début nous avait secoué le sang par la grande nouvelle qu’elle nous apportait, s’écoula pour moi sur la terrasse de je ne sais plus quelle auberge établie dans un des grands palais qui, debout sur le quai de Messine, font face au détroit et à la Calabre. Armé d’une énorme lorgnette marine que j’avais, tant bien que mal, accommodée entre deux pierres sur la balustrade, je regardais sans relâche vers les rivages italiens. La longue côte, bleuie par l’éloignement, profilait sa grève appuyée à de hautes montagnes, et où brillaient çà et là des groupes de maisons qui sont des villages. Alta-Fiumara se taisait, et Torre-Cavallo, et Scylla aussi, la bavarde forteresse que d’habitude enveloppait toujours la fumée des canons. Au sommet du fort de la Lanterne, dans la citadelle de Messine, le télégraphe semblait pris d’épilepsie ; il allait, il venait, il remuait, il tournait, il se démenait, il se démanchait, faisait des zigzags en l’air, anguleusement, par soubresauts, et gesticulait comme un homme près de se noyer. Nul vaisseau napolitain n’apparaissait à la mer, où couraient les moutons blancs chassés par le vent du nord sur les humides et bleus pâturages. La croisière napolitaine, si active hier encore, semblait s’être envolée. Les feux insurrectionnels étaient éteints sans doute, car nulle fumée ne poussait vers le ciel son noir tourbillon. Du côté du Phare, immobilité complète ; tout y paraissait endormi, nos canons et notre armée. Le long de la grève calabraise, parmi les arbres qui verdoient sur les pentes de la montagne, à côté d’une tourelle ronde qui est un moulin, un petit fort ou un télégraphe, j’apercevais des troupes d’hommes qui marchaient, puis s’arrêtaient, puis reprenaient leur route. De quelle couleur était leur uniforme ? Rouge ou bleue ? La distance m’empêchait de la distinguer, et sous le soleil éclatant je ne voyais que le miroitement des baïonnettes. Des gens à cheval passaient, allant vite et comme portant des ordres. Quelquefois je fermais mes yeux fatigués, je m’absorbais tout entier à prêter l’oreille ; mais nul bruit lointain ne vint jusqu’à moi, et je n’entendais que la rumeur de la grande ville qui respirait à mes pieds. Il me sembla que deux troupes d’hommes venant en sens inverse s’arrêtaient en face l’une de l’autre : cette halte dura longtemps ; puis la troupe qui venait du midi, de Reggio vers Naples, se remit en mouvement, continua sa route, et disparut derrière un pli de terrain. Je me fis un nombre incalculable de questions auxquelles je ne. sus rien répondre. Je restai là, regardant toujours et ne comprenant rien, jusqu’à ce que le soleil abattu derrière la Sicile eût projeté sur le détroit l’ombre crépusculaire des grandes montagnes ; j’allai au quartier-général, et je m’informai ; on ne savait rien de nouveau.
Le 23, à cinq heures du matin, on vint me communiquer la dépêche suivante, arrivée au milieu de la nuit : « Le dictateur au général Sirtori. Les deux brigades Melendez et Briganti se sont rendues à discrétion. Nous sommes maîtres de leur artillerie, de leurs armes, de leurs bêtes de somme, de leur matériel et du fort de Punta-del-Pezzo. » La veille, du haut de mon observatoire, j’avais assisté aux marches et aux pourparlers qui avaient amené ce résultat. Nos musiques se promenèrent de plus belle, on réillumina, on recria vive l’Italie ! et on regrogna plus fort.
Voici ce qui s’était passé. Après la prise de Reggio, Garibaldi s’était mis en marche par la montagne pour aller attaquer le général Briganti, campé à Villa-San-Giovani ; chemin faisant, il avait aperçu la brigade Melendez, et n’avait même pas daigné s’arrêter pour répondre à son feu ; on avait passé outre. Pendant ce temps, Missori, ayant pris les grands devans, ainsi que disent les veneurs, était allé choisir une position qui lui permettait d’attaquer les Napolitains par le flanc, tandis que le dictateur leur offrait la bataille de front. Cette manœuvre habile n’avait cependant point paru encore suffisante à Garibaldi, et par son ordre le général Cosenz, embarqué nuitamment au Phare, débarqué avant le jour entre Scylla et Bagnara, avait forcé la position de Solano, et par une marche si rapidement. menée, qu’elle resta ignorée des Napolitains, était venu se préparer au combat sur leurs derrières. Avant de commencer la lutte contre les troupes royales, Garibaldi fit connaître les dispositions qu’il avait prises aux généraux Melendez et Briganti, qui s’étaient rejoints. Trois fois ils refusèrent les offres de capitulation que leur faisait Garibaldi ; celui-ci n’était pas pressé ; il pouvait attendre, il se coucha sous un arbre et s’endormit. À son réveil, il envoya de nouveau un aide-de-camp en parlementaire aux généraux napolitains, leur disant que si dans une demi-heure ils n’étaient pas décidés à se rendre, il ferait donner le signal de l’attaque. Melendez et Briganti ne pouvaient se faire aucune illusion : à droite, ils avaient la mer ; à gauche, Missori dans une situation qui les dominait ; derrière, Cosenz prêt à se laisser tomber sur eux du haut de la montagne qu’il occupait, en face d’eux Garibaldi avec des troupes toutes chaudes et toutes gonflées encore de la prise de Reggio. La position n’était pas tenable ; ils le comprirent et mirent bas les armes, livrant du même coup la petite forteresse de Punta-del-Pezzo, ce qui entraînait aussi la perte du fort d’Alta-Fiumara.
Désarmés, découragés, lassés de leurs marches inutiles, humiliés d’avoir été vaincus sans combat par le seul fait des positions ineptes que leurs chefs avaient choisies, les troupes de Briganti et de Melendez se mirent en retraite par la route, — elle est unique, — qui passe près de Torre-Cavallo et traverse Scylla. Les garnisons de ces deux forteresses, dont la première n’est qu’un petit fortin suspendu entre deux rochers, voyant leurs camarades s’en aller en désordre, sans armes, sans artillerie, prirent peur à l’idée de leur abandon prochain ; le découragement, qui gagne si vite dans la vie fastidieuse des places fortes, se mit parmi elles. Avant même qu’on les eût attaquées, elles abandonnèrent leur poste, et, sans qu’on la leur eût demandée, offrirent une capitulation qu’on se hâta d’accepter. L’axiome audaces foriuna juvat reçut là une éclatante et nouvelle consécration. Garibaldi avait quitté la Sicile le 19 août, au milieu de la nuit ; le 23 au soir, il avait pris Reggio, avait désarmé deux brigades napolitaines, et il était maître, sans coup férir, des forts, d’Alta-Fiumara, Punta-del-Pezzo, Torre-Cavallo et Scylla. Le détroit était à lui, la marine napolitaine, absolument annihilée, était réduite à s’abriter prudemment sous la citadelle même de Messine, et le terrible passage tant redouté pour notre armée ne devenait plus qu’une courte promenade en mer. Ulysse avait conjuré Charybde et Scylla.
De ce moment, on ne se gêna plus sur la côte sicilienne, et de Taormina au Phare, de Palerme à Melazzo, on se prépara ouvertement à franchir le détroit et à descendre en Calabre. Des lacs intérieurs du Phare, on fit sortir les barques qu’on rangea devant la ville même, sur îa grève, toutes gréées et prêtes à recevoir les hommes ; à Messine, on agissait plus simplement encore : des navires à vapeur étaient amarrés aux quais, et nos soldats y montaient, en plein jour, au son des trompettes et sous les canons mêmes de la citadelle, qui cette fois gardait le silence. Quant aux frégates napolitaines, qui, même encore à cette heure et en agissant avec hardiesse, auraient pu nous causer de très sérieux dommages et couler bas nos bateaux de transport, on ne savait ce qu’elles étaient devenues. Avaient-elles doublé la Sicile entière ? avaient-elles profité de la nuit pour franchir la passe du détroit ? Nul parmi nous n’aurait pu le dire ; mais un bruit persistant courait, et qui par hasard se trouva être juste : elles étaient parties pour Naples.
Messine était dans une agitation extraordinaire ; nos soldats allaient par les rues, isolément, en groupes, en compagnies, se hâtant vers le port ou vers le Phare, le fusil sur l’épaule, le havre-sac au dos, joyeux, chantant pour la plupart, et fiers des aventures nouvelles qui les attendaient. Les habitans les regardaient passer ; on échangeait un mot : « Que la madone vous conduise ! — Gardez-vous des royaux ! — Bonne chance à ceux qui partent ! — Bonheur à ceux qui restent ! — Où allez-vous ? — À Naples et à Venise. — Vive l’Italie ! — Adieu ! adieu ! »
Un débarquement général se préparait donc ouvertement et allait bientôt s’accomplir, au-lieu de ces petits débarquemens partiels et enveloppés dans la nuit auxquels la prudence de Garibaldi avait été réduite. Ce fut dans un de ces derniers que tomba un homme dont la mort fut un deuil pour l’armée entière. Je parle de Paul de Flotte. Conduisant l’avant-garde du général Cosenz, il s’était jeté en Calabre dans la nuit du 20 au 21 août et avait pris terre sans éprouver de pertes, malgré quelques boulets explosibles que les Napolitains lui envoyèrent. Débarqué entre Scylla et Bagnara, il devait monter vers les hauteurs d’Aspro-Monte et ouvrir ainsi la route par où Cosenz, passant plus tard, put venir prendre position derrière les brigades Melendez et Briganti. La nuit durait encore quand il se mit en marche à la tête des Franco-Anglais, qu’il commandait ce jour-là en qualité de volontaire, car ses fonctions jusque-là avaient été de l’ordre purement maritime ; mais les Arabes ont raison : « Ce n’est pas la balle qui tue, c’est la destinée. » Vers le point du jour, il parvint à une colline qui domine le petit village de Solano et que protégeait un bataillon de Napolitains. De Flotte les fit charger, payant d’exemple ; il tua un ennemi d’un coup de revolver et fit deux prisonniers ; les royaux lâchèrent pied et se réfugièrent en débandade dans le village ; de Flotte les y poursuivit. Près d’une ruelle abritée par une haie de nopals, un Napolitain embusqué lui tira un coup de fusil presque à bout portant ; la balle frappa la tête, brisa l’os temporal et mit la cervelle à nu. De Flotte bégaya quelques mots inintelligibles, tourna sur lui-même et tomba la face contre terre. Quand on accourut à lui et qu’on le releva, il était mort. D’étranges pressentimens l’avaient agité depuis quelques jours. « Je n’ai jamais tué, disait-il, je n’ai même jamais tiré un coup de fusil ; au premier homme que je tuerai, et je ne tuerai qu’en cas de légitime défense, je serai tué ; la réversibilité a des lois fatales. » Ce qu’il avait prédit arriva, il tua, et immédiatement fut tué. Ces mauvais présages, qui lui montraient une mort imminente, ne l’avaient point ralenti ; il possédait la bravoure hautaine de ceux qui croient à l’invincible destinée. Dans différentes attaques, dans plusieurs simulacres de débarquement qu’il avait dirigés lui-même, il se tenait debout au gouvernail, offrant dédaigneusement sa grande taille et sa chemise rouge aux balles de l’ennemi. Des bruits singuliers ont couru sur cette mort, et de pénibles interprétations ont été cherchées : je n’ai à m’occuper ici ni des uns, ni des autres ; seulement je puis dire que la lassitude atteignait déjà cette âme qui, dans son vol, avait touché aux aspirations les plus hautes. Certes, si le découragement est permis, c’est après tant d’efforts inutiles, tant de rêves avortés, tant d’espérances refoulées. Ce découragement fut-il pour quelque chose dans sa mort ? Je l’ignore ; mais je sais que la France a donné en lui un de ses fils les plus généreux à la cause de l’indépendance italienne, et c’est tout ce qu’il importe de savoir.
Malgré ses tendances vers l’action, de Flotte était un mystique, et, par un contraste qui n’est point rare dans le caractère français, il agissait et rêvait à la fois. Il avait répudié les doctrines de sa caste et avait marché d’un pas hardi vers ces horizons nouveaux qui semblent reculer à mesure que nous en approchons, « C’est un fou, c’est un utopiste, » disait-on ; nullement, c’était un humanitaire qui voulait le bonheur de l’humanité ; il aimait les hommes, il y croyait, et quand il voyait la somme de misère qui nous accable ici-bas, il tombait en tristesse et se disait : Comment changer tout cela ?
Du haut de la tribune de nos assemblées délibérantes[4], il fit entendre des paroles graves qui lui méritèrent le respect de ses adversaires politiques ; l’austérité de ses discours, empreints d’une certaine métaphysique religieuse, et qui toujours ramenaient les intérêts débattus à une question de principe, ne fut pas toujours comprise dans une réunion d’hommes dont les passions, surexcitées par des craintes et des espérances folles, se heurtaient avec une violence qui devait plus, tard servir de prétexte à la ruine de la liberté. Triste et sérieux malgré sa jeunesse[5], à travers la bataille des partis il jetait des avertissemens auxquels l’avenir a donné raison, mais que personne n’écoutait alors ; retournant le sens de la fameuse phrase de Chateaubriand, il a pu dire depuis : « Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué la patrie de mes avertissemens dédaignés. Il ne me reste plus qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. » De Flotte ne fut admis qu’avec une certaine hésitation[6] par l’assemblée législative, qui voyait en lui un insurgé de juin. Prit-il en effet une part active à cette déplorable insurrection ? Peut-être, emporté par ses ardeurs mystiques, se mêla-t-il effectivement à une lutte insensée : dans ce cas, il eut tort. L’histoire est là qui prouve que toute insurrection qui n’a point pour base un principe est fatalement frappée de mort : juin 1848 l’a affirmé une fois de plus.
Attiré à la tribune[7] pour répondre à une parole qui l’avait nominativement désigné dans le cours des orageux débats sur la loi du 31 mai 1850, de Flotte répliqua avec un calme et une profondeur dont ses adversaires furent surpris, car, ils voyaient en lui je ne sais quel ogre rouge toujours prêt à la lutte et ne vociférant que des appels de haine. Loin de là, il était la douceur même. Déjà auparavant[8] il avait prononcé une phrase qui avait donné à penser aux esprits les plus prévenus. « Il y a quelques jours, dit-il, il était dans cette enceinte question de la loi de déportation. On parlait de l’insalubrité des îles de l’Océanie ; quelqu’un se mit à dire que la population diminuait avec rapidité. Si c’était à l’insalubrité qu’était due cette dépopulation, l’insalubrité du climat n’eût pas permis à la population de croître. Il n’en est pas ainsi : la population des îles de l’Océanie meurt, parce qu’elle est privée d’autorité. En effet, un peuple doit avoir un ensemble d’idées, une commune mesure pour juger les actions des hommes, et c’est cette commune mesure acceptée de tous qui est l’autorité. » De telles paroles étonnaient, faisaient réfléchir, et s’oubliaient ensuite malheureusement au milieu de ces combats parlementaires où deux partis extrêmes s’attaquaient sans relâche en s’écriant chacun de son côté : « C’est moi qui suis la société ! » De Flotte s’affligeait sincèrement de cet état de choses, et, répondant à des attaques directes, il termina ainsi : « Je vois avec douleur que dans cette assemblée toutes les questions qui tendent à remonter aux principes mêmes, que la manière de poser les questions de façon à les ramener aux principes, ne sont pas acceptées par vous. Il y a là une cause de difficultés énormes pour le gouvernement des hommes. Tant que vous ne vous occuperez pas de la question de principe, votre gouvernement aura toujours, quoi que vous fassiez, l’air d’un gouvernement de fait, d’un gouvernement de parti. »
Sa carrière législative fut violemment brisée par les événemens du 2 décembre 1851. Il était parmi ceux qui résistèrent, et le bruit de sa mort courut même un soir dans Paris. Porté sur les listes de proscription, mais ne voulant point quitter la France, il entra sous un nom supposé dans une administration de chemin de fer, où, grâce aux études spéciales qui avaient occupé sa vie lorsqu’il était officier de marine, il rendit des services qui lui valurent une position importante, importante relativement, car il était simple et sans besoins. Il quitta tout et courut rejoindre Garibaldi en Sicile, combattre pour cette liberté qu’il aimait avec passion, sachant bien que la liberté est une pour les peuples, et que délivrer une nation, c’est travailler à l’affranchissement de toutes les autres. Il succomba comme je l’ai raconté ; il avait alors quarante-deux ans et demi.
M. E. Forcade a écrit[9] : « Cette révolution italienne n’a jusqu’à présent, et dans des camps contraires, coûté la vie qu’à deux hommes marquans ; pourquoi faut-il que ces deux victimes de la révolution italienne soient des Français, M. de Flotte et M. de Pimodan ? » Cela devait être, car ces deux hommes intègres, désintéressés, sincères tous les deux, étaient les soldats des deux principes qui combattent depuis tant d’années en France, et qui font nos luttes, nos découragemens, nos opinions implacables : la liberté et l’autorité. Chacun dans son parti, ils furent chéris et respectés ; ils furent, ce qui est rare à notre époque où l’intérêt bouleverse et amalgame les principes les plus divergens selon les besoins de la minute, ils furent imperturbablement conséquens à leur principe : l’un, — adversaire convaincu de la révolution française, croyant au droit divin, ancien aide-de-camp de Radetsky et de Windischgraetz, — en allant combattre pour l’autorité élevée à l’état de dogme et poussée jusqu’à l’infaillibilité ; l’autre, — cherchant partout des alliés à la révolution française, fervent adepte de la souveraineté du peuple, ancien soldat des barricades, — en allant combattre pour la liberté dans sa forme la plus violente, l’insurrection armée. Chacun d’eux représentait bien une des vertus de cette France contradictoire, vertus qu’on a appelées l’esprit de routine et l’esprit d’aventure, mais que je nommerai, avec plus de justesse, la fidélité et la recherche du mieux. Pour ma part, je ne plains pas ces deux hommes si différens l’un de l’autre à la surface et si semblables au fond par l’abnégation, le courage et le dévouement, car ils sont tombés pour la cause qu’ils avaient librement choisie, et je pense que lorsqu’un sacrifice sérieux et désintéressé s’accomplit quelque part, il est bon que notre France expansive y soit présente par un de ses enfans.
MAXIME DU CAMP.
- ↑ Un fermier de l’évêque de Lipari étant venu en 1711 vendre des pois au marché de Palerme sans acquitter les droits d’étalage, et les commis ayant saisi sa marchandise, l’évêque excommunia les commis. Il s’ensuivit des luttes dans lesquelles le clergé sicilien fut d’abord soutenu, puis abandonné par Rome, ce qui provoqua chez lui un ressentiment dont les traces ne sont pas encore effacées. Voyez Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV, par Duclos, collection Barrière, p. 141 et seq.
- ↑ Le décret, daté du 23 octobre 1848, était précédé du protocole suivant : « Considérant que l’Italie et la Hongrie doivent faire cause commune parce qu’elles poursuivent le même but, l’indépendance nationale, et qu’il y a opportunité à manifester ouvertement la fraternité qui règne entre les deux nations, etc. » Documens et Pièces authentiques laissés par Manin, Planat de La Faye, tome Ier, p. 473.
- ↑ Huit pièces de campagne, huit canons à la Paixhans de 80, six canons de 36, dix-huit pièces de position, trois mortiers de bronze, environ douze cents fusils, des provisions de bouche, un dépôt de charbon de terre et une grande quantité de mulets.
- ↑ Il fut élu représentant de Paris à l’assemblée législative, le 10 mars 1850, par 126,982 suffrages.
- ↑ Il était né le 1er février 1817.
- ↑ Séance du 21 mars 1850. M. Denjoy, rapporteur, conclut contre l’admission.
- ↑ Séance du 25 mai 1850.
- ↑ Séance du 21 mai 1850.
- ↑ Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1860, p. 734.