Expéditions scientifiques de Khiva L’Amou-Daria et la mer d’Aral

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EXPÉDITIONS SCIENTIFIQUES DE KHIVA
L’AMOU-DARIA ET LA MER D’ARAL.

Le fait de l’occupation par les troupes russes des régions du Turkestan, jusqu’ici fermées aux voyageurs, offre une importance considérable au point de vue de la géographie et de la physique du globe. Le gouvernement du czar se préoccupe des questions scientifiques, que sa récente conquête lui permet d’étudier, et plusieurs expéditions scientifiques se sont déjà organisées sous ses auspices, pour explorer des pays à peine connus, et pour éliminer les inconnues de grands problèmes de géographie physique. Quelques savants émérites, MM. Bogdanow, Krause, Korolikow, Kuhn, ont eu pour mission de parcourir le khanat de Khiva dans toute son étendue, pour se livrer à des études ethnographiques et géographiques, accompagnés d’un habile photographe, M. Kriwhow, qui complétera les documents écrits par une série de vues, de paysages et de monuments. Nous passerons sous silence l’expédition du colonel Iscobelew, uniquement chargé de choisir un point stratégique entre la mer Caspienne et Khiva, afin de tenir en respect la terrible tribu des Turkomans-Teke, peuplade féroce et audacieuse ; mais nous croyons devoir signaler plus spécialement les explorations exécutées sous la direction du colonel Gluchowski, et du baron de Kaulbars, dans le but de visiter le delta de l’Amou-Daria, c’est-à-dire de l’ancien Oxus, qui nous offre l’exemple d’un fleuve ayant changé de lit ; et qui, après s’être jeté jadis dans la mer Caspienne, vient aujourd’hui mêler son onde à celle de la mer d’Aral.

D’après les premiers résultats obtenus par l’expédition russe, il semblerait que le cours de l’Oxus ait été détourné par les hommes au seizième siècle. Le colonel Gluchowski nous apprend, en effet, qu’il a découvert les traces d’une digue formidable, paraissant remonter à cette époque, et dont il a déterminé la position avec la plus scrupuleuse exactitude. Il s’agirait d’entreprendre actuellement une œuvre immense, c’est-à-dire de rendre à l’Amou-Daria, son ancien lit, de refaire le premier travail de la nature, en détruisant celui de l’homme, de restituer aux côtes de la mer Caspienne, les eaux du fleuve qui les arrosait autrefois, afin d’ouvrir à la Russie une voie de communication facile et sûre, qui lui épargnerait les fatigues et les dangers d’une marche à travers des steppes dénudés, des déserts arides. Les travaux gigantesques que nécessite le nouveau changement du cours de l’Amou-Daria seront-ils entrepris par la Russie ? ne reculera-t-on devant les dépenses qu’ils nécessitent et les obstacles qu’ils présentent ? C’est ce que nous ne saurions dire pour le moment, n’ayant pas encore connaissance des conclusions de la commission russe, mais il nous paraît intéressant de donner au lecteur quelques détails sur l’histoire du grand fleuve qui, après un cours de 1 600 kilomètres, baigne de ses eaux les villes de Termedz, Tchardjou, Khiva, et d’examiner les conséquences de son retour dans son ancien lit.

Le changement du cours de l’Oxus, si singulier qu’il puisse paraître d’abord, est un fait parfaitement admis et démontré, depuis les magnifiques voyages de Mouravief, de Vambéry et de Stebnitzki. Le premier de ces explorateurs a visité une partie de l’ancien lit du fleuve, le second l’a parcouru également dans le grand circuit qu’il décrit autour du plateau de Kaflankir, le troisième en a relevé les méandres sur une longueur de 300 kilomètres. Si le projet russe se réalise, si l’Amou-Daria rentre dans son lit caspien, il en résultera des modifications géographiques fort importantes, et qu’on ne pourrait prévoir sans un examen sérieux, à savoir que la mer d’Aral ne tarderait pas à se dessécher. D’après M. Venioukoff, la mer d’Aral constitue un vaste marécage de faible profondeur, qui, malgré sa superficie de 1 200 milles géographiques carrés, ne contient qu’un volume d’eau relativement peu considérable. M. Elisée Reclus, qui a publié un remarquable travail sur la mer d’Aral, dans le Bulletin de la Société de géographie, nous démontre que cette masse liquide ne tarderait pas à disparaître, par évaporisation, si l’Oxus ne remplaçait pas constamment les eaux qui s’échappent sans cesse à l’état de vapeurs. « En raisonnant par comparaison, dit M. Reclus, nous pouvons admettre que la proportion de vapeur enlevée par année au bassin de l’Aral égale au moins celle que la saison des sécheresses retranche du lac de Copaïs, soit une couche d’environ 4 mètres, et que les pluies et les neiges lui apportent en revanche une quantité d’eau égale au plus à celle qui tombe à Ouralsk, soit une tranche de 28 centimètres. L’Aral perdrait ainsi chaque année plus de 3 mètres 1/2 d’eau, et par suite il serait complètement à sec dans l’espace de trois années au moins, de cinq années au plus[1], si l’Oxus et le Iaxartes ne lui apportaient l’excédant des pluies tombées sur les versants occidentaux du Tian-Chan, du Pamir, de l’Indou-Kouch. Pour tenir à la même hauteur le niveau du lac d’Aral, ces deux cours d’eau doivent rouler dans l’année une masse totale d’environ 250 milliards de mètres cubes. »

Les renseignements fournis par les savants russes établissent, sans toutefois donner des chiffres absolus, que la quantité d’eau apportée par les deux fleuves n’est certainement pas suffisante pour compenser la perte annuelle que la mer d’Aral subit par l’évaporation de son eau. Dans les circonstances actuelles, le bassin de l’Aral tend donc à diminuer, « le désert de sable s’agrandit aux dépens de la solitude des eaux. » Les géographes russes de l’expédition de Khiva ont confirmé ces appréciations, en observant que le lac d’Aïbougkir, dont la présence est nettement indiquée sur d’anciennes cartes, n’existe plus aujourd’hui.

On conçoit, d’après ces faits et ces calculs, que si l’Oxus cesse de couler dans la mer d’Aral, ce vaste bassin tendra à disparaître avec une rapidité beaucoup plus grande. « L’Aral, dit M. Reclus, privé annuellement de plus de cent milliards de mètres cubes d’eau fluviale, perdra au moins le dixième de sa masse ; en quatre ou cinq ans, il n’aura plus que la moitié de sa contenance actuelle ; tous ses fonds plats, c’est-à-dire la partie de beaucoup la plus étendue de son bassin, seront desséchés, et il ne restera plus d’eau que dans les deux bassins qui se trouvent l’un au centre actuel, l’autre dans les parages occidentaux du lac. Ce n’est pas tout, le Syr lui-même, ayant à prolonger son cours dans les plaines desséchées qu’emplissaient naguère les eaux lacustres, s’affaiblira dans sa marche, il n’apportera plus qu’une quantité d’eau très-inférieure à son volume actuel, et ce qui restera du lac d’Aral en diminuera d’autant ; l’ancienne mer n’offrira plus que de petits lacs et des marais perdus dans les steppes. »

Nous avons parlé uniquement des derniers changements du cours de l’Amou-Daria à la fin du seizième siècle, mais en remontant plus loin dans le passé, il semble évident que ce n’est pas la première fois que ce fleuve singulier a quitté son lit. À cette époque, comme nous l’avons dit, l’Oxus quitte le bassin de la mer Caspienne pour rentrer dans celui de la mer d’Aral. Il paraît certain que, vers le commencement du treizième siècle, le phénomène inverse s’était produit, et que ce fleuve, changeant son cours à la suite de la rupture de ses digues par un fils de Djengiz-Khan, s’était jeté dans la Caspienne après avoir coulé pendant plusieurs siècles vers la mer d’Aral. Si les hypothèses du dessèchement du bassin de l’Aral, quand ses eaux cessent d’être alimentées par un fleuve, sont vraies, ce bassin a dû cesser d’exister dans le cours de l’histoire. Or c’est ce que confirme le récit de voyageurs anciens. Un grand nombre de géographes de l’antiquité décrivent la mer Caspienne sans parler de la mer d’Aral dont l’existence n’aurait pu leur échapper, à une époque où la Bactriane et la Sogdiane étaient si connues du monde grec. Plus tard Marco-Polo, qui a certainement passé dans les régions où s’étendent actuellement les eaux de l’Aral, ne fait aucune mention de cette mer intérieure. Il est probable qu’elle était desséchée à ces époques parce que l’Oxus se jetait dans la Caspienne depuis quelques siècles. D’après ces faits, il faudrait considérer l’Aral comme une nappe d’eau intermittente qui aurait plusieurs fois été desséchée dans le cours de la période historique, et qui ne tarderait pas à se dessécher encore si les Russes rendent à l’Amou-Daria le lit dans le sein duquel il a déjà roulé ses eaux.

Gaston Tissandier.

  1. L’auteur, par des calculs basés sur la profondeur moyenne de la mer d’Aral, a calculé que le volume de l’eau, qui la constitue, est de 100 milliards de mètres cubes.