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Expérience et Prédiction/I/§ 1. Les Trois Tâches de l’épistémologie

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Traduction par Wikisource .
The University of Chicago Press (p. 3-16).


CHAPITRE I

LA SIGNIFICATION

§ 1. Les Trois Tâches de l’épistémologie

Toute théorie de la connaissance doit partir de la connaissance en tant que fait sociologique donné. Le système de la connaissance tel qu’il a été édifié par des générations de penseurs, les méthodes d’acquisition de la connaissance utilisées autrefois ou de nos jours, les buts de la connaissance tels qu’ils sont exprimés par la procédure de la recherche scientifique, le langage dans lequel la connaissance est exprimée — tout cela nous est donné de la même façon que n’importe quel autre fait sociologique, tel que les coutumes sociales, les habitudes religieuses ou les institutions politiques. La matière dont dispose le philosophe n’est pas différente de celle du sociologue ou du psychologue ; ceci découle du fait que, si la connaissance n’était pas matérialisée dans les livres, les discours et les actions humaines, nous ne la connaîtrions jamais. La connaissance est donc une chose très concrète ; et l’examen de ses propriétés revient à étudier les caractéristiques d’un phénomène sociologique.

Nous appellerons la première tâche de l’épistémologie sa tâche descriptive — la tâche de donner une description de la connaissance telle qu’elle est réellement. Il s’ensuit donc que l’épistémologie, à cet égard, forme une partie de la sociologie. Mais ce n’est qu’un groupe particulier de questions concernant le phénomène sociologique de la « connaissance » qui constitue le domaine de l’épistémologie. Il s’agit de questions telles que « Quelle est la signification des concepts utilisés dans la connaissance ? » « Quels sont les présupposés contenus dans la méthode scientifique ? » « Comment savons-nous si une phrase est vraie, et le savons-nous vraiment ? » et bien d’autres encore ; et bien que, de fait, ces questions concernent le phénomène sociologique « science », elles sont d’un type très particulier comparé à la forme des questions qui se posent en sociologie générale.

Qu’est-ce qui fait cette différence ? On a coutume de dire qu’il s’agit d’une différence de relations internes et externes entre les énoncés humains dont l’ensemble est appelé « connaissance ». Les relations internes sont celles qui appartiennent au contenu de la connaissance, qui doivent être reconnues si l’on veut comprendre la connaissance, tandis que les relations externes associent la connaissance à des énoncés d’une autre nature qui ne concernent pas le contenu de la connaissance. L’épistémologie ne s’intéresse donc qu’aux relations internes, alors que la sociologie, bien qu’elle puisse considérer en partie les relations internes, les mêle toujours aux relations externes auxquelles cette science s’intéresse également. Un sociologue, par exemple, peut rapporter que les astronomes construisent d’immenses observatoires contenant des télescopes afin d’observer les étoiles, et de cette manière la relation interne entre les télescopes et les étoiles entre dans une description sociologique. Le rapport sur l’astronomie contemporaine commencé dans la phrase précédente pourrait se poursuivre par l’affirmation que les astronomes sont souvent des musiciens, ou qu’ils appartiennent en général à la classe bourgeoise de la société ; si ces relations n’intéressent pas l’épistémologie, c’est parce qu’elles n’entrent pas dans le contenu de la science — ce sont ce que nous appelons des relations externes.

Bien que cette distinction ne fournisse pas une ligne de démarcation nette, nous pouvons l’utiliser pour donner une première indication sur la conception de nos investigations. On peut donc dire que la tâche descriptive de l’épistémologie porte sur la structure interne de la connaissance et non sur les caractéristiques externes qui apparaissent à un observateur qui ne tient pas compte de son contenu.

Il nous faut maintenant ajouter une deuxième distinction qui concerne la psychologie. La structure interne de la connaissance est le système des connexions tel qu’il est suivi dans la pensée. À partir d’une telle définition, nous pourrions être tentés de déduire que l’épistémologie consiste à donner une description des processus de pensée ; mais ce serait tout à fait erroné. Il y a une grande différence entre le système d’interconnexions logiques de la pensée et la manière dont les processus de pensée sont réellement exécutés. Les opérations psychologiques de la pensée sont des processus plutôt vagues et fluctuants ; elles ne suivent presque jamais les voies prescrites par la logique et peuvent même sauter des groupes entiers d’opérations qui seraient nécessaires pour un exposé complet du sujet en question. Cela vaut pour la pensée dans la vie quotidienne, comme pour la procédure mentale d’un homme de science confronté à la tâche de trouver des interconnexions logiques entre des idées divergentes sur des faits nouvellement observés ; le génie scientifique ne s’est jamais senti lié aux étapes étroites et aux cours prescrits du raisonnement logique. Ce serait donc une vaine tentative de construire une théorie de la connaissance qui soit à la fois logiquement complète et en stricte correspondance avec les processus psychologiques de la pensée.

La seule façon d’échapper à cette difficulté est de distinguer soigneusement la tâche de l’épistémologie de celle de la psychologie. L’épistémologie ne s’intéresse pas aux processus de la pensée dans leur réalité ; cette tâche est entièrement laissée à la psychologie. Ce que l’épistémologie entend, c’est construire les processus de pensée d’une manière telle qu’ils devraient se produire s’ils devaient être rangés dans un système cohérent ; ou construire des ensembles justifiables d’opérations qui peuvent être intercalées entre le point de départ et l’aboutissement des processus de pensée, en remplaçant les liens intermédiaires réels. L’épistémologie considère donc un substitut logique plutôt que des processus réels. Pour ce substitut logique a été introduit le terme de reconstruction rationnelle[1] qui semble être une expression appropriée pour désigner la tâche de l’épistémologie dans sa différence spécifique par rapport à la tâche de la psychologie. Beaucoup de fausses objections et de malentendus de l’épistémologie moderne trouvent leur source dans l’absence de séparation entre ces deux tâches ; il ne sera donc jamais permis d’objecter à une construction épistémologique que la pensée réelle ne s’y conforme pas.

Bien qu’elle s’exerce sur une construction fictive, il faut conserver la notion de tâche descriptive de l’épistémologie. La construction à donner n’est pas arbitraire, elle est liée à la pensée réelle par le postulat de correspondance. Elle est même, en un certain sens, une meilleure façon de penser que la pensée réelle. En nous plaçant devant la reconstruction rationnelle, nous avons le sentiment que c’est seulement maintenant que nous comprenons ce que nous pensons ; et nous admettons que la reconstruction rationnelle exprime ce que nous voulons dire, à proprement parler. C’est un fait psychologique remarquable qu’il y ait un tel progrès vers la compréhension de ses propres pensées, le fait même qui formait la base de la maïeutique de Socrate et qui est resté depuis lors la base de la méthode philosophique ; son expression scientifique adéquate est le principe de la reconstruction rationnelle.

Si l’on veut une détermination plus commode de ce concept de reconstruction rationnelle, on peut dire qu’il correspond à la forme sous laquelle les processus de pensée sont communiqués à d’autres personnes au lieu de la forme sous laquelle ils sont exécutés subjectivement. La façon dont, par exemple, un mathématicien publie une nouvelle démonstration, ou un physicien son raisonnement logique pour fonder une nouvelle théorie, correspondrait presque à notre concept de reconstruction rationnelle ; et la différence bien connue entre la façon dont le penseur a trouvé ce théorème et sa façon de le présenter au public peut illustrer la différence en question. J’introduirai les termes de contexte de découverte et contexte de justification pour marquer cette distinction. Il faut alors dire que l’épistémologie n’est occupée qu’à construire le contexte de justification. Mais même la manière de présenter les théories scientifiques n’est qu’une approximation de ce que nous entendons par contexte de justification. Même sous forme écrite, les exposés scientifiques ne répondent pas toujours aux exigences de la logique et ne suppriment pas les traces de la motivation subjective dont ils sont issus. Si la présentation de la théorie est soumise à un examen épistémologique précis, le verdict devient encore plus défavorable. Car le langage scientifique, destiné comme le langage de la vie quotidienne à des fins pratiques, contient tant d’abréviations et d’inexactitudes silencieusement tolérées qu’un logicien ne sera jamais pleinement satisfait de la forme des publications scientifiques. Mais notre comparaison peut au moins indiquer la manière dont nous voulons que la pensée soit remplacée par des opérations justifiables ; elle peut aussi montrer que la reconstruction rationnelle de la connaissance appartient à la tâche descriptive de l’épistémologie. Elle est liée à la connaissance factuelle de la même manière que l’exposé d’une théorie est lié à la pensée réelle de son auteur.

En plus de sa tâche descriptive, l’épistémologie se préoccupe d’un autre objectif que l’on peut appeler sa tâche critique. Le système de connaissance est critiqué ; il est jugé quant à sa validité et à sa fiabilité. Cette tâche est déjà partiellement accomplie dans la reconstruction rationnelle, car l’ensemble des opérations actives qui s’y produisent est choisi du point de vue de la justifiabilité ; nous remplaçons la pensée réelle par les opérations qui sont justifiables, c’est-à-dire dont la validité peut être démontrée. Mais la tendance à rester en correspondance avec la pensée réelle doit être séparée de la tendance à obtenir une pensée valide ; nous devons donc faire la distinction entre la tâche descriptive et la tâche critique. L’une et l’autre collaborent à la reconstruction rationnelle. Il peut même arriver que la description de la connaissance aboutisse au résultat que certaines chaînes de pensées, ou opérations, ne sont pas justifiables, c’est-à-dire que même la reconstruction rationnelle contient des chaînes injustifiables, ou qu’il n’est pas possible d’intercaler une chaîne justifiable entre le point de départ et le point d’aboutissement de la pensée réelle. Ce cas montre que la tâche descriptive et la tâche critique sont différentes ; bien que la description, au sens où on l’entend ici, ne soit pas une copie de la pensée réelle mais la construction d’un équivalent, elle est liée par le postulat de correspondance et peut exposer la connaissance à la critique.

La tâche critique est ce qu’on appelle fréquemment l’analyse de la science ; et comme le terme « logique » n’exprime rien d’autre, du moins si on le prend dans un sens correspondant à son usage, on peut parler ici de la logique de la science. Les problèmes bien connus de la logique appartiennent à ce domaine ; la théorie du syllogisme a été construite pour justifier la pensée déductive en la réduisant à certains schémas d’opération justifiables, et la théorie moderne du caractère tautologique des formules logiques doit être interprétée comme une justification de la pensée déductive telle qu’elle est conçue sous une forme plus générale. La question de l’a priori synthétique, qui a joué un rôle si important dans l’histoire de la philosophie, entre également dans ce cadre, de même que le problème du raisonnement inductif, qui a donné lieu à plus d’une « enquête sur l’entendement humain ». L’analyse des sciences englobe tous les problèmes fondamentaux de l’épistémologie traditionnelle ; elle est donc au premier plan des considérations lorsque l’on parle d’épistémologie.

Les questions abordées dans notre livre relèveront, pour la plupart, du même domaine. Toutefois, avant de les aborder, nous pouvons mentionner un résultat de caractère assez général qui a été fourni par des recherches antérieures de ce type — un résultat concernant une distinction sans laquelle le processus de la connaissance scientifique ne peut pas être compris. La méthode scientifique n’est pas, à chaque étape de sa procédure, dirigée par le principe de validité ; il y a d’autres étapes qui ont le caractère de décisions volitives. C’est cette distinction qu’il faut souligner dès le début des recherches épistémologiques. Que l’idée de vérité, ou de validité, ait une influence directive sur la pensée scientifique est évident et a toujours été remarqué par les épistémologues. Le fait que certains éléments de la connaissance ne soient pas régis par l’idée de vérité, mais qu’ils soient dus à des résolutions volitives et que, bien qu’influençant fortement la composition de l’ensemble du système de connaissance, ils ne touchent pas à son caractère de vérité, est moins connu des chercheurs philosophes. La présentation des décisions volitives contenues dans le système de connaissance constitue donc une partie intégrante de la tâche critique de l’épistémologie. Pour donner un exemple de décisions volitives, nous pouvons citer ce que l’on appelle les conventions, par exemple la convention concernant l’unité de longueur, le système décimal, etc. Mais toutes les conventions ne sont pas aussi évidentes, et c’est parfois un problème assez difficile de trouver les points qui marquent les conventions. Les progrès de l’épistémologie ont souvent été favorisés par la découverte du caractère conventionnel de certains éléments considérés jusqu’alors comme ayant un caractère de vérité ; la découverte par Helmholtz de l’arbitraire de la définition de la congruence spatiale, la découverte par Einstein de la relativité de la simultanéité, signifient la reconnaissance du fait que ce qui était considéré comme un énoncé doit être remplacé par une décision. Découvrir tous les points où des décisions sont impliquées est l’une des tâches les plus importantes de l’épistémologie.

Les conventions forment une classe particulière de décisions ; elles représentent un choix entre des conceptions équivalentes. Les différents systèmes de poids et mesures constituent un bon exemple d’une telle équivalence ; ils illustrent le fait que la décision en faveur d’une certaine convention n’influence pas le contenu de la connaissance. Les exemples choisis dans la théorie de l’espace et du temps précédemment mentionnée sont également à ranger parmi les conventions. Il existe des décisions d’une autre nature qui ne conduisent pas à des conceptions équivalentes mais à des systèmes divergents ; on peut les appeler bifurcations volitives. Alors qu’une convention peut être comparée à un choix entre différents chemins menant au même endroit, la bifurcation volitive ressemble à une bifurcation de chemins qui ne se rejoindront jamais. Il y a des bifurcations volitives d’un caractère important qui se situent à l’entrée même de la science : ce sont les décisions concernant le but de la science. Quel est le but de la recherche scientifique ? Il s’agit là, logiquement parlant, d’une question non pas de caractère de vérité mais de décision volitive, et la décision déterminée par la réponse à cette question appartient au type de bifurcation. Si quelqu’un nous dit qu’il étudie les sciences pour son plaisir et pour occuper ses heures de loisir, nous ne pouvons pas soulever l’objection que ce raisonnement est « un énoncé faux » — ce n’est pas du tout un énoncé mais une décision, et chacun a le droit de faire ce qu’il veut. On peut objecter qu’une telle détermination s’oppose à l’usage normal des mots et que ce qu’il appelle le but de la science est généralement appelé le but du jeu — ce serait un énoncé vrai. Cet énoncé appartient à la partie descriptive de l’épistémologie ; on peut montrer que dans les livres et les discours le mot « science » est toujours lié à la « découverte de la vérité », parfois aussi à la « prévision de l’avenir ». Mais, logiquement, il s’agit d’une décision volitive. Il est évident que cette décision n’est pas une convention car les deux conceptions obtenues par des postulats différents concernant les buts de la science ne sont pas équivalentes ; il s’agit d’une bifurcation. Ou encore, prenons une question sur la signification d’un certain concept, par exemple la causalité, la vérité ou la signification elle-même. D’un point de vue logique, il s’agit d’une décision concernant la limitation d’un concept, même si, bien sûr, la pratique de la science a déjà décidé de cette limitation d’une manière assez précise. Dans ce cas, il convient d’examiner attentivement si la décision en question est une convention ou une bifurcation. La limitation d’un concept peut avoir un caractère conventionnel, c’est-à-dire que des limitations différentes peuvent conduire à des systèmes équivalents.

Le caractère vrai ou faux n’appartient qu’aux énoncés, pas aux décisions. On peut cependant coordonner à une décision certains énoncés la concernant ; et surtout, il y a deux types d’énoncés à considérer. Le premier est un énoncé du type que nous avons déjà mentionné ; il énonce quelle décision la science utilise dans la pratique. Il relève de l’épistémologie descriptive et a donc un caractère sociologique. On peut dire qu’il énonce un fait objet, c’est-à-dire un fait appartenant à la sphère des objets de connaissance[2], un fait sociologique étant de ce type. Il s’agit, bien entendu, du même type de fait que celui dont traite la science de la nature. Le deuxième énoncé concerne le fait que, logiquement, il y a une décision et non un énoncé ; ce type de fait peut être appelé un fait logique. Il n’y a pas de contradiction à parler ici d’un fait concernant une décision ; bien qu’une décision ne soit pas un fait, son caractère de décision est un fait et peut être exprimé dans un énoncé. Cela devient évident par le caractère cognitif d’un tel énoncé ; l’énoncé peut être correct ou faux, et dans certains cas, l’énoncé faux a été maintenu pendant des siècles, alors que l’énoncé correct n’a été découvert que récemment. Les exemples cités des théories de l’espace et du temps de Helmholtz et d’Einstein peuvent l’illustrer. Mais le type de fait retenu ici n’appartient pas à la sphère des objets de science, c’est pourquoi nous l’appelons fait logique. Il nous appartiendra d’analyser ces faits logiques et de déterminer leur statut logique, mais pour l’instant nous utiliserons le terme « fait logique » sans plus d’explication.

La différence entre les énoncés et les décisions marque un point où la distinction entre la tâche descriptive et la tâche critique de l’épistémologie s’avère de la plus haute importance. L’analyse logique nous montre qu’à l’intérieur du système scientifique, il y a certains points sur lesquels aucune question de vérité ne peut être soulevée, mais où une décision doit être prise ; l’épistémologie descriptive nous dit quelle décision est effectivement utilisée. De nombreux malentendus et fausses prétentions de l’épistémologie trouvent ici leur origine. Nous connaissons les prétentions du kantisme et du néo-kantisme à maintenir la géométrie euclidienne comme seule base possible de la physique ; l’épistémologie moderne a montré que le problème tel qu’il est formulé dans le kantisme est faussement construit, puisqu’il implique une décision que Kant n’a pas vue. On connaît les controverses sur la « signification de la signification » ; leur caractère passionné est dû à la conviction qu’il y a une signification absolue de la signification qu’il faut découvrir, alors que la question ne peut être posée que par rapport au concept de signification correspondant à l’usage de la science, ou présupposé dans certaines connexions. Mais nous ne voulons pas anticiper la discussion de ce problème, et notre traitement ultérieur contiendra une explication plus détaillée de notre distinction entre énoncés et décisions.

Le concept de décision conduit à une troisième tâche dont nous devons charger l’épistémologie. Il y a de nombreux endroits où les décisions de la science ne peuvent être déterminées avec précision, les mots ou les méthodes utilisés étant trop vagues ; et il en existe d’autres où deux ou même plusieurs décisions différentes sont utilisées, se mêlant et interférant dans le même contexte et brouillant les recherches logiques. Le concept de signification peut servir d’exemple ; des exemples plus simples se trouvent dans la théorie de la mesure. La tâche concrète de l’investigation scientifique peut mettre de côté les exigences de l’analyse logique ; l’homme de science ne tient pas toujours compte des exigences du philosophe. Il arrive donc que les décisions présupposées par la science positive ne soient pas clarifiées. Dans ce cas, il appartiendra à l’épistémologie de suggérer une proposition de décision ; nous parlerons donc de la tâche consultative de l’épistémologie comme de sa troisième tâche. Cette fonction de l’épistémologie peut s’avérer d’une grande valeur pratique ; mais il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit ici d’une proposition et non d’une détermination d’un caractère de vérité. Nous pouvons souligner les avantages de la décision que nous proposons, et nous pouvons l’utiliser dans nos propres exposés sur des sujets connexes ; mais nous ne pouvons jamais exiger l’acceptation de notre proposition au sens où nous pouvons l’exiger pour des énoncés dont nous avons prouvé la véracité.

Il y a cependant une question concernant les faits qui doit être considérée en relation avec la proposition d’une décision. Le système de connaissance est interconnecté de telle sorte que certaines décisions sont liées entre elles ; une décision en implique donc une autre et, si nous sommes libres dans le choix de la première, nous ne le sommes plus pour les suivantes. Nous appellerons l’ensemble des décisions impliquées par une décision les décisions impliquées. Pour donner un exemple simple : la décision pour le système de mesures anglais conduit à l’impossibilité d’additionner des nombres de mesures selon les règles techniques du système décimal ; le renoncement à ces règles serait donc une décision impliquée. Ou un exemple plus compliqué : la décision exprimée par l’acceptation de la géométrie euclidienne en physique peut conduire à l’apparition de forces étranges, les « forces universelles », qui déforment tous les corps dans la même mesure, et peut conduire à des inconvénients encore plus grands concernant le caractère continu de la causalité.[3] La découverte d’interconnexions de ce type est une tâche importante de l’épistémologie, les relations entre différentes décisions étant souvent cachées par la complexité du sujet ; ce n’est qu’en ajoutant le groupe des décisions impliquées qu’une proposition relative à une nouvelle décision devient complète.

La découverte des décisions impliquées appartient à la tâche critique de l’épistémologie, la relation entre les décisions étant de l’ordre de ce qu’on appelle un fait logique. Nous pouvons donc réduire la tâche consultative de l’épistémologie à sa tâche critique en utilisant la procédure systématique suivante : nous renonçons à faire une proposition, mais nous dressons une liste de toutes les décisions possibles, chacune étant accompagnée des décisions qu’elle implique. Nous laissons ainsi le choix à notre lecteur après lui avoir montré toutes les connexions factuelles auxquelles il est tenu. C’est une sorte de panneau indicateur logique que nous érigeons ; pour chaque chemin, nous donnons sa direction ainsi que toutes les directions connexes et laissons la décision quant à son itinéraire au vagabond dans la forêt de la connaissance. Et peut-être le promeneur sera-t-il plus reconnaissant d’un tel poteau indicateur qu’il ne le serait d’un avis suggestif l’orientant vers un certain chemin. Dans le cadre de la philosophie moderne des sciences, il existe un mouvement qui porte le nom de conventionnalisme ; il s’efforce de montrer que la plupart des questions épistémologiques ne contiennent aucune interrogation de caractère véridique, mais qu’elles doivent être réglées par des décisions arbitraires. Cette tendance, et surtout son fondateur Poincaré, a eu des mérites historiques, car elle a conduit la philosophie à mettre l’accent sur les éléments volitifs du système de la connaissance qui avaient été négligés auparavant. Dans son développement ultérieur, cependant, la tendance a largement dépassé ses propres limites en exagérant fortement la part occupée par les décisions dans la connaissance. Les relations entre les différentes décisions ont été négligées, et la tâche de réduire l’arbitraire au minimum en montrant les interconnexions logiques entre les décisions arbitraires a été oubliée. Le concept de décisions impliquées peut donc être considéré comme une digue érigée contre le conventionnalisme extrême ; il nous permet de séparer la partie arbitraire du système de connaissance de son contenu substantiel, de distinguer la partie subjective et la partie objective de la science. Les relations entre les décisions ne dépendent pas de notre choix mais sont prescrites par les règles de la logique ou par les lois de la nature.

Il s’avère même que l’exposé des décisions impliquées règle de nombreuses querelles sur le choix des décisions. Certaines décisions de base jouissent d’un assentiment quasi universel et, si l’on parvient à montrer que l’une des décisions contestées est impliquée par une telle décision de base, l’acceptation de la première décision sera assurée. Des décisions de base de ce genre sont, par exemple, le principe selon lequel les choses de même nature doivent recevoir les mêmes noms, ou le principe selon lequel la science doit fournir des méthodes pour prévoir l’avenir aussi bien que possible (une exigence qui sera acceptée même si la science est également chargée d’autres tâches). Je ne dirai pas que ces décisions de base doivent être supposées et gardées dans chaque développement de la science ; ce que je veux dire, c’est que ces décisions sont en fait acceptées par la plupart des gens et que de nombreuses querelles concernant des décisions sont causées uniquement par le fait que l’on ne voit pas l’implication qui mène des décisions de base à la décision en question.

La partie objective de la connaissance peut cependant être libérée des éléments volitifs par la méthode de réduction en transformant la tâche consultative de l’épistémologie en tâche critique. Nous pouvons énoncer ce lien sous la forme d’une implication : Si vous choisissez cette décision, vous êtes obligé d’accepter cet énoncé ou cette autre décision. Cette implication, prise dans son ensemble, est exempte d’éléments volitifs ; c’est la forme dans laquelle la partie objective de la connaissance trouve son expression.

  1. Le terme de post-construction rationnelle a été utilisé par Carnap dans Der logische Aufbau der Welt (Berlin et Leipzig, 1928).
  2. L’expression « fait objectif » prise dans le sens originel du mot « objectif » exprimerait la même chose ; mais nous l’évitons, car le mot « objectif » suggère une opposition à « subjectif », opposition que nous n’avons pas l’intention d’établir.
  3. Cf. l’ouvrage de l’auteur Philosophie der Raum-Zeit-Lehre (Berlin : De Gruyter, 1928), § 12.