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Expérience et Prédiction/II/§ 13. Réduction et Projection

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Traduction par Wikisource .
The University of Chicago Press (p. 105-114).

§ 13 Réduction et projection

Nous avons constaté que le passage des choses extérieures aux impressions ne peut être interprété comme une réduction ; il s’agit d’un autre type de structure logique. Pour comprendre la nature de cette structure, commençons par la considération de deux exemples.

La relation de réduction peut être illustrée par la relation entre un mur et les briques qui le composent. Toute proposition concernant le mur peut être remplacée par une proposition concernant les briques. Dire que le mur a une hauteur de trois mètres se traduit par le fait qu’il y a des briques collées par du mortier et empilées les unes sur les autres à une hauteur de trois mètres. Le mur est un complexe de briques ; les briques sont les éléments internes du mur. Le mur n’est pas la « somme » des briques ; cela signifie que, si les briques sont séparées les unes des autres et dispersées sur le sol, le mur n’existe plus, alors que les briques individuelles peuvent rester inchangées. Le mur dépend d’une certaine configuration des briques. Celle-ci est incluse dans notre concept de « complexe » ; puisque toutes les propositions concernant le complexe sont équivalentes aux propositions concernant les éléments, les qualités du complexe changeront si les relations entre les éléments changent. L’existence du complexe dépend de certaines relations entre les éléments, de sorte que le complexe peut cesser d’exister alors que les éléments existent toujours.

La relation inverse n’existe pas. Si les éléments cessent d’exister, le complexe ne peut plus exister non plus. Si les briques sont détruites, le mur l’est aussi. C’est la signification de la réductibilité de l’existence : l’existence du complexe dépend de l’existence des éléments de telle sorte que l’inexistence des éléments implique l’inexistence du complexe. Ceci peut être transformé en l’affirmation que l’existence du complexe implique l’existence des éléments. Cette dernière affirmation n’est qu’une autre formulation de la première. Elle est cependant à distinguer de la relation inverse selon laquelle la non-existence du complexe impliquerait la non-existence des éléments, ou l’existence des éléments impliquerait l’existence du complexe ; comme nous l’avons vu, cette relation inverse n’existe pas. Il y a donc une asymétrie entre le complexe et ses éléments internes ; c’est justement cette asymétrie qui permet de distinguer ces deux termes et que l’on signifie en disant : « L’existence du complexe se réduit à l’existence de ses éléments internes ». On ne dit pas l’inverse ; les éléments ont, pour ainsi dire, une existence plus solide.

On pourrait objecter qu’un architecte habile pourrait échanger les briques, l’une après l’autre, contre d’autres briques, d’une manière si prudente que l’existence du mur reste intacte ; les briques d’origine pourraient même être réduites en poudre de sorte que ces éléments n’existent plus tandis que le complexe persiste. Cette objection doit cependant être surmontée par un usage plus correct des mots. Le mur constitué par les briques échangées est un complexe d’autres éléments ; si l’on parle néanmoins du même mur, ce complexe « mur » doit être défini de telle sorte qu’il soit constitué par l’un ou l’autre système d’éléments. C’est-à-dire que le complexe doit être constitué par une disjonction d’éléments ; ou bien les propositions concernant le complexe sont équivalentes à une disjonction de propositions sur les éléments, comme nous l’avons énoncé précédemment dans la formule générale (1) au § 11. La plupart des complexes du langage usuel sont de ce type compliqué. Une mélodie peut être jouée dans différentes tonalités ; la mélodie est définie au moyen d’une disjonction de propositions. Notre théorème d’existence doit donc être formulé comme suit : l’existence du complexe implique l’existence d’un des systèmes d’éléments mais non l’existence d’un système déterminé ; et l’inexistence de tous les systèmes d’éléments implique l’inexistence du complexe. Nous appellerons un tel complexe un complexe disjonctif.

Nous pouvons donner une forme plus déterminée à la relation des éléments au complexe. Nous avons vu que l’existence des éléments n’est pas une condition suffisante pour l’existence du complexe. Mais elle devient une condition suffisante si certaines relations supplémentaires entre les éléments sont remplies. Si les briques sont disposées de telle ou telle manière, le mur existe. Appelons ces relations supplémentaires les relations constitutives entre les éléments. Nous pouvons alors dire, tant pour le complexe simple que pour le complexe disjonctif : le complexe existe si l’un des systèmes d’éléments correspondants existe et remplit les relations constitutives. Cette formulation exprime ce que nous appelons la dépendance du complexe par rapport à ses éléments. Les éléments peuvent « produire » le complexe ; le fait qu’ils le produisent ou non ne dépend que de leurs relations internes. Il faut ajouter, bien sûr, qu’à cette fin les éléments doivent être complètement donnés ; c’est seulement dans ce cas qu’il n’est pas nécessaire d’introduire d’autres éléments pour produire le complexe. En d’autres termes, ce n’est que dans ce cas que les relations constitutives peuvent être formulées en référence à ces seuls éléments. Appelons un tel ensemble d’éléments un ensemble complet d’éléments. Les tons que le musicien joue sur le piano forment un tel ensemble complet, c’est-à-dire un ensemble suffisant pour l’existence de la mélodie ; il n’est pas nécessaire de jouer également sur d’autres touches. Les conditions constitutives sont ici formées par les relations qui constituent l’ordre temporel des sons, la longueur des intervalles de temps entre eux, etc.

Après cette analyse du concept de réduction, nous passons maintenant à l’examen d’une autre structure logique qui est également caractérisée par une coordination de propositions, mais qui présente des qualités différentes.

Imaginons un groupe d’oiseaux volant à l’intérieur d’un espace donné. Les rayons du soleil qui tombent d’en dessus projettent une ombre de chaque oiseau sur le sol, ce qui représente la position horizontale de l’oiseau. Pour représenter également la position verticale, imaginons un second système de rayons lumineux parcourant l’espace horizontalement et projetant les oiseaux sur un plan vertical qui peut être figuré par un écran du type de ceux utilisés dans les salles de cinéma. Nous avons alors une paire d’ombres correspondant à chaque oiseau ; la correspondance entre les ombres et le même oiseau peut être déterminée par les contours des ombres. Cette correspondance nous permet de déterminer la position spatiale de chaque oiseau à partir de la position de la paire d’ombres correspondante et de déterminer le mouvement spatio-temporel des oiseaux à partir des changements spatio-temporels des paires d’ombres. Nous pouvons exprimer cela sous la forme d’une coordination de propositions : chaque proposition concernant le mouvement des oiseaux est coordonnée avec une proposition concernant les changements des paires d’ombres.

Par cette méthode, la position spatio-temporelle des oiseaux est projetée dans un système de signes qui peut être considéré comme un représentant des oiseaux originaux. Des méthodes analogues nous permettraient de concevoir des signes pour d’autres qualités des oiseaux ; pour ce faire, nous devrions utiliser d’autres effets provenant des oiseaux. Le chant des oiseaux pourrait être enregistré, et les courbes sur l’enregistrement seraient les signes du chant. Tout ce qui peut être observé depuis l’extérieur doit nous être communiqué par un processus physique et peut donc être transformé en une réalité physique à l’extérieur des oiseaux ; cette réalité physique est notre repère pour la qualité en question. Nous obtenons ainsi un système de signes qui contient des représentations pour toute qualité des oiseaux observables d’en bas, et qui nous permet de construire une coordination de propositions : toute proposition concernant les oiseaux est coordonnée avec une proposition, ou un ensemble de propositions, concernant les signes.

Nous parvenons ainsi à obtenir une coordination analogue au cas de réduction illustré dans l’exemple du mur et des briques. Il existe cependant des différences spécifiques entre les deux cas ; énumérons les qualités par lesquelles le second cas diffère du premier.

Tout d’abord, il n’y a pas d’équivalence des propositions coordonnées. En effet, il n’existe qu’un lien de probabilité entre les oiseaux et les signes ; si nous ne voyons que les signes, nous pouvons déduire avec une certaine probabilité qu’ils sont produits par des oiseaux, et si nous ne voyons que les oiseaux, nous pouvons déduire avec une certaine probabilité qu’ils produiront les signes. Cette absence de certitude est due au fait que les processus naturels ne peuvent jamais être prévus avec certitude. La production ou non des ombres dépend de nombreux facteurs physiques autres que la seule présence des oiseaux, par exemple des caractéristiques de l’écran. Inversement, la présence ou non d’oiseaux comme cause des ombres portées observées ne peut être déduite avec certitude, car d’autres processus physiques peuvent avoir le même effet sur l’écran. Par conséquent, il n’existe pas de relation stricte entre les valeurs de vérité des propositions coordonnées. La proposition concernant les oiseaux peut être vraie et celle concernant les signes peut être fausse ; inversement, la proposition concernant les oiseaux peut être fausse et celle concernant les signes peut être vraie.

Deuxièmement, il n’y a pas de réduction de l’existence. Les oiseaux ont une existence indépendante de l’existence des signes. En utilisant un mode de discours similaire à notre description des qualités d’existence valables pour la réduction, nous pouvons dire : l’existence des oiseaux n’implique pas non plus l’existence des signes, et l’existence des signes n’implique pas non plus l’existence des oiseaux. Il en va de même pour la non-existence. Ceci peut être considéré comme une définition de ce que nous signifions en disant que l’existence des oiseaux n’est pas réductible à l’existence des signes. Les silhouettes peuvent disparaître alors que les oiseaux existent toujours, parce que d’autres circonstances peuvent intervenir ; et les oiseaux peuvent être détruits sans que les silhouettes disparaissent, parce que celles-ci peuvent être produites par d’autres causes physiques.

Dans l’exemple concernant le mur et les briques, nous avons appelé la transition en question une réduction ; par opposition, nous appellerons la transition des oiseaux aux signes une projection. Pour exprimer le parallélisme, nous parlerons dans les deux cas d’un complexe et de ses éléments ; mais pour montrer la différence, nous distinguerons un complexe réductible et un complexe projectif, et nous appellerons les éléments du premier des éléments internes, les éléments du second des éléments externes. Les oiseaux doivent donc être appelés un complexe projectif construit au moyen de signes en tant qu’éléments externes. La caractéristique la plus remarquable de la projection est qu’elle ne fournit pas de réduction de l’existence ; ceci parce que les relations entre le complexe projectif et ses éléments ne sont que des connexions de probabilité. Le caractère probabiliste de ces relations peut être utilisé pour formuler la définition de la projection : Une projection est une coordination de propositions, au moyen d’une connexion probabiliste, de telle sorte qu’un terme, ou un ensemble de termes, appelé « complexe », n’apparaît que d’un côté de la coordination, et qu’un autre terme, ou ensemble de termes, appelé « éléments extérieurs », n’apparaît que de l’autre côté de la coordination. La relation de connexion de probabilité étant symétrique (cf. § 7), il n’y a pas de différence absolue entre les éléments et le complexe d’une projection ; les termes peuvent être interchangés. Ainsi, les ombres peuvent peut être appelé un complexe projectif des oiseaux en tant qu’éléments externes. Le côté que l’on désigne comme étant celui des éléments dépend des conditions psychologiques ; en général, on choisit le côté qui est le plus facilement accessible à l’observation. Pour voir la différence entre les deux types de transition, considérons une transition dans laquelle les oiseaux sont un complexe réductible : c’est le cas lorsque nous considérons comme éléments les cellules dont les oiseaux sont constitués, ou les atomes. Il s’agit alors d’éléments internes. On pourrait tenter de concevoir le complexe projectif comme un complexe disjonctif, en considérant une disjonction d’ensembles d’éléments qui contient les éléments internes comme un seul ensemble. Mais il est facile de voir que les relations énoncées ci-dessus pour les complexes disjonctifs ne sont pas remplies. L’existence du complexe implique donc l’existence d’un ensemble déterminé d’éléments, c’est-à-dire de l’ensemble des éléments internes ; et il n’est pas possible d’ajouter, à un ensemble d’éléments externes, des conditions constitutives de telle sorte que l’existence du complexe soit impliquée. La projection est d’un type logiquement différent de la réduction.

Appliquons maintenant les concepts que nous avons développés au problème de la relation entre les impressions et les choses extérieures. Nous avons souligné qu’il n’y a pas d’équivalence entre les propositions concernant les choses extérieures et les propositions concernant les impressions ; il n’y a qu’un lien de probabilité. Cette relation est donc une projection et non une réduction ; l’existence des choses extérieures n’est pas réductible à l’existence des impressions ; les choses extérieures ont une existence indépendante. C’est le même type d’indépendance qu’entre les oiseaux et leurs ombres. Ainsi, la conception naïve de l’indépendance de l’existence, telle qu’illustrée par cet exemple, peut être appliquée au problème des choses extérieures et des impressions également ; l’idée que les choses extérieures persisteront après notre mort, lorsque nos impressions ont disparu, peut être conçue comme valable dans le même sens que l’idée que les oiseaux peuvent subsister lorsque, du fait de l’arrêt du rayonnement, leurs ombres disparaissent. Mais considérer les énoncés concernant les choses extérieures comme équivalents aux énoncés concernant les impressions, ce serait interpréter la relation entre les choses extérieures et les impressions comme une réduction ; ainsi l’existence des choses extérieures se réduirait à l’existence des impressions. Les choses extérieures, selon cette théorie, disparaîtraient avec la cessation de nos impressions — une idée que personne ne veut sérieusement soutenir.

Cette interprétation du problème de l’existence sera attaquée par le positivisme. On nous répondra que le positivisme ne maintient pas pour les choses extérieures et les impressions une relation comparable à la relation entre le mur et les briques. Les positivistes sont d’accord avec nous pour vouloir concevoir la relation entre les choses extérieures et les impressions comme analogue à la relation entre les oiseaux et leurs ombres, c’est-à-dire comme une projection. Ce qu’ils n’admettent pas, c’est que cette relation de projection nécessite un lien de probabilité. Il est justifié, disent-ils, de parler de projection également dans un cas où il existe des relations d’équivalence. Ce qu’il faut modifier à cette fin, c’est uniquement la forme de la coordination des propositions. Dans l’exemple du mur, la coordination est effectuée de telle sorte que la non-existence des briques implique la non-existence du mur. Il peut cependant exister une autre forme de coordination pour laquelle, malgré l’équivalence, la non-existence des éléments n’implique pas la non-existence du complexe. Ceci est possible si l’existence du complexe à un certain moment est définie par certaines conditions valables pour les éléments à un autre moment . Pour donner un exemple : Nous avons dit que la mélodie est un complexe réductible de tons par lesquels elle est formée ; nous l’étayerons en disant que la mélodie disparaît lorsque les tons disparaissent. On peut cependant définir l’existence de la mélodie de telle sorte que la mélodie persiste pendant les intervalles de temps entre les tons. Nous définissons : « La mélodie existe tout au long de l’intervalle de temps qui va du premier au dernier ton » signifie « Il y a des tons à différents moments individuels ». Bien que les éléments, les tons, n’existent pas dans les intervalles de temps entre deux tons, la mélodie existe, et donc les relations d’existence pour un complexe projectif sont valables pour la mélodie. C’est même la façon habituelle de concevoir la mélodie ; car si l’on demandait à quelqu’un si la mélodie existe pendant tout le temps, du début à la fin de la musique, il répondrait sûrement par l’affirmative.

À cette objection, nous répondons de la manière suivante. Il est vrai qu’une telle définition du complexe peut être donnée ; mais nous ne sommes pas obligés de le faire — dans le cas d’une équivalence, nous pouvons toujours introduire une autre coordination pour laquelle l’existence du complexe disparaît avec l’existence des éléments. La mélodie peut être définie de telle sorte qu’elle n’existe qu’aux moments où il y a des tons et qu’elle s’évanouit dans les intervalles entre les tons ; une telle définition est équivalente à celle donnée ci-dessus. On arrive ainsi à un élément d’arbitraire, comme on l’a déjà signalé (§ 11) dans le cas des abstracta : la question de savoir si le complexe existe ou non indépendamment de ses éléments devient une question de convention. C’est cet arbitraire que nous n’acceptons pas pour le problème de l’existence des concreta. Nous soutenons qu’une conception pour laquelle les choses extérieures disparaissent avec nos impressions n’est pas équivalente à la conception d’une existence indépendante. Il n’y a que dans le cas des connexions probabilistes qu’une telle équivalence n’existe pas ; il n’y a donc que la conception de la projection comme connexion probabiliste entre complexe et éléments qui fournit l’interprétation admissible de l’existence du monde extérieur.

Les réflexions précédentes nécessitent cependant une légère correction de notre interprétation de la réductibilité de l’existence. Nous appellerons l’existence du complexe réductible à l’existence des éléments lorsqu’il est au moins possible d’introduire un système de propositions équivalent, dans lequel l’existence du complexe cesse avec l’existence des éléments. Cette définition du terme « réductible » n’exige cependant pas un changement dans notre définition de la réduction comme une coordination pour laquelle tous les énoncés concernant le complexe sont équivalents aux énoncés concernant les éléments. Cette dernière définition implique la possibilité de définir l’existence du complexe de telle sorte que le complexe disparaisse avec ses éléments.

Il reste quelques objections que nous devons maintenant examiner. Elles concernent la question de savoir s’il est vrai que la connexion de probabilité peut nous protéger de conséquences telles que celles signalées pour la connexion d’équivalence, c’est-à-dire de la réductibilité de l’existence des choses extérieures à l’existence des impressions. Ces objections seront examinées dans les sections suivantes.