Expérience vécue, Connaissance, Métaphysique

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Expérience vécue, Connaissance, Métaphysique
Gesammelte Aufsätze 1926 - 1936Gerold & Co (p. 1-17).

Erleben, Erkennen, Metaphysik.


(Zuerst erschienen in „Kant-Studien“,
31. Band, Berlin, 1930).



Gorgias, le grand nihiliste, a affirmé que même si la connaissance existait, nous ne pourrions pas la communiquer. Il a tort. Car il est dans la nature de la connaissance qu’elle doit être communicable. Est communicable ce qui peut être formulé d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire exprimé par des symboles quelconques, que ce soit des mots du langage ou d’autres signes. Or, toute connaissance consiste en ce qu’un objet, à savoir l’objet à connaître, est ramené à d’autres objets, à savoir ceux par lesquels il est connu ; et cela trouve son expression dans le fait que l’objet connu est désigné à l’aide des mêmes concepts qui étaient déjà attribués à ces autres objets. C’est donc précisément cette relation symbolique de désignation, d’attribution, qui est caractéristique de la nature de la connaissance, laquelle est en même temps toujours déjà expression, représentation symbolique. La connaissance est donc le communicable κατ’ ἐξοχήν, toute connaissance est communicable et tout ce qui est communicable est connaissance.

Qu’est-ce qui n’est pas communicable ? Quand je regarde une surface rouge, je ne peux dire à personne de quoi est faite l’expérience vécue du rouge. L’aveugle de naissance ne peut acquérir par une description une idée du contenu d’une expérience de la couleur. Celui qui n’aurait jamais ressenti de plaisir ne pourrait être instruit par aucune connaissance de ce que l’on éprouve lorsque l’on fait l’expérience du plaisir. Quant à celui qui l’a déjà éprouvé, qui l’aurait ensuite oublié et ne serait plus jamais capable de le ressentir, même d’éventuelles notes personnelles qu’il aurait prises ne pourraient jamais le lui rappeler. Il en va de même, comme on l’admettra immédiatement, de toutes les qualités qui apparaissent comme contenu du flux de conscience. Elles ne sont connues que par l’expérience directe. Nous en avons purement et simplement un savoir, et le contenu de ce savoir ne peut être transmis par aucune connaissance ; il n’est pas exprimable, pas communicable. L’opposition entre savoir et connaître, sur laquelle je m’attarde avec tant d’insistance, coïncide avec l’opposition entre ce qui n’est pas communicable et ce qui est communicable.

On admet généralement que la question de savoir si le rouge dont je fais l’expérience et le rouge dont un autre fait l’expérience (par exemple lorsque nous regardons en même temps le même objet rouge) sont la même couleur, que cette question est tout simplement sans réponse. Il n’y a pas de méthode, on ne peut concevoir que les deux rouges puissent être comparés et la question tranchée. La question n’a donc pas de sens précis, je ne peux pas expliquer ce que je veux dire quand j’affirme que deux individus différents ont des expériences vécues qualitativement identiques. La question est de savoir si l’on doit qualifier de telles questions, qui n’admettent en principe aucune réponse, de dénuées de sens, ou si l’on doit dire qu’elles ont un sens, mais que nous ne pouvons pas l’indiquer. Quoi qu’il en soit, il serait inutile de soulever de telles questions en sciences ou en philosophie, car il est inutile de poser des questions dont on sait qu’elles ne peuvent recevoir de réponse.

Parmi ces questions, il y a aussi celle de savoir si, dans l’exemple donné, l’autre personne a une expérience des couleurs, voire une expérience quelconque, une conscience ; en d’autres termes, la question de l’existence du moi étranger. Il y a aussi le problème de l’« existence » d’un monde extérieur en général. Ce qu’est l’existence, ce qu’est la réalité, ne peut être formulé conceptuellement, ne peut être exprimé par des mots. Bien sûr, il est possible d’indiquer des critères qui permettent de distinguer, dans la science et dans la vie, ce qui « existe vraiment » de ce qui n’est qu’une « apparence » — mais dans la question de la réalité du monde extérieur, on sait qu’il s’agit de quelque chose de plus. Mais ce qu’est ce plus, ce que l’on veut dire quand on attribue l’existence au monde extérieur, est en tout cas totalement inexprimable. Nous n’avons rien contre le fait d’attribuer un sens à une telle question, mais nous devons affirmer avec force que ce sens ne peut pas être donné.

Cependant, nous constatons que les philosophes se préoccupent continuellement de ce genre de problèmes, et nous affirmons que l’essence même de ces questions correspond parfaitement à ce que l’on entendait par métaphysique depuis l’Antiquité. Mais ces questions proviennent du fait que l’on prend à tort pour le contenu possible d’une connaissance ce qui ne peut être que le contenu d’un savoir, c’est-à-dire du fait que l’on essaie de communiquer ce qui n’est en principe pas communicable, d’exprimer ce qui n’est pas exprimable.

Mais que peut-on exprimer si le contenu réel de l’expérience vécue est au-delà de toute description ? Que reste-t-il si toutes les qualités vécues, les couleurs, les sons, les sentiments, bref toutes les déterminations du contenu du flux de conscience, ne peuvent être communiquées car elles sont fondamentalement subjectives et indescriptibles ? On pourrait d’abord croire qu’il ne reste rien du tout, puisque nous ne pouvons pas entièrement libérer nos expériences et nos pensées de tout contenu. Ou bien les relations entre les contenus de la conscience sont-elles quelque chose qui échappe à la sphère subjective et qui peut donc être communiqué ?

Je ne sais pas si quelqu’un qui regarde un objet rouge éprouve la même chose que moi, mais je constate qu’il qualifie toujours cet objet de rouge (s’il n’est pas daltonien). Nous pouvons en conclure que nous ne savons pas si le mot « rouge » a le même sens pour lui que pour moi, mais que pour lui, le même sens est toujours associé au mot « rouge ». Nous pourrions donc être tentés de dire que la relation de similarité entre deux expériences est en tout cas vécue par lui de la même manière que par moi. Mais cela ne serait pas formulé correctement, car, encore une fois, l’expérience de la similarité n’a pas à être, qualitativement, au niveau du contenu, la même chez l’autre que chez moi. L’expérience de la relation qu’il fait, par exemple lorsqu’il voit deux objets identiques, pourrait être différente de mon expérience de la relation dans les mêmes circonstances — toujours en supposant qu’il y ait un sens à parler ici de similitude ou de différence en général. Les expériences de relations contiennent en effet toujours — comme toutes les expériences — des moments qualitatifs, elles sont différentes quant à leur contenu. Ce qui différencie par exemple l’expérience d’une juxtaposition spatiale de celle d’une succession temporelle ne peut pas être conceptualisé, mais doit être vécu en dernier lieu. Les relations spatiales visuelles et les relations temporelles visuelles ont des contenus qualitativement différents, et il en va de même pour toutes les relations directement vécues. Si donc ni les contenus de la conscience, ni les relations entre eux ne sont exprimables, que reste-t-il de communicable ?

Qu’il reste effectivement quelque chose, c’est ce que nous montre la théorie logique de la « définition implicite ». En effet, l’essence de ce type de définition consiste à fixer des concepts sans faire la moindre allusion à quelque contenu que ce soit, sans avoir besoin de recourir à quelque caractéristique qualitative que ce soit. Cette théorie, qu’il n’est pas possible d’exposer plus en détail ici[1], définit les concepts en établissant entre eux des relations purement formelles, dépouillées de tout contenu. L’essence des concepts définis implicitement est de satisfaire à ces relations purement formelles. (Par exemple, la relation « entre », qui apparaît dans la définition implicite des concepts fondamentaux de la géométrie abstraite, ne contient en aucune façon le sens descriptif que nous associons à ce mot, mais signifie seulement une relation en général, sans rien présupposer sur son « essence », sur sa « nature » ; il est seulement exigé que le mot désigne toujours une seule et même relation). La définition implicite représente cependant la seule possibilité d’arriver à des concepts totalement vides de contenu (car si je ne voulais pas, comme le fait la définition implicite, définir les concepts par leurs relations mutuelles, je ne pourrais les définir qu’en les associant à quelque chose de réel, ce qui leur attribuerait un contenu matériel), nous pouvons donc en déduire la solution de notre problème et dire : Puisque rien de ce qui est contenu dans l’immense diversité de nos expériences ne peut être pris pour objet d’un énoncé, il n’est pas possible d’associer à un énoncé quelconque un autre sens que celui d’exprimer des relations purement formelles. Et ce qu’il faut comprendre par une « relation formelle » ou une « propriété » doit être tiré de la théorie de la définition implicite.

Cette détermination est absolument fondamentale et d’une portée incalculable pour toute la philosophie. Sa justesse doit être admise par tous ceux qui sont convaincus du fait indubitable que tout ce qui est qualitatif et substantiel dans nos expériences doit rester éternellement privé et ne peut en aucune façon être connu en commun par plusieurs individus. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est littéralement vrai que toutes nos affirmations, des plus ordinaires de la vie quotidienne aux plus compliquées de la science, ne reflètent jamais que des relations formelles du monde, et que rien de la qualité des expériences n’y entre. On a souvent dit de la physique, le plus souvent avec l’intention d’en faire un reproche, qu’elle ne tenait pas du tout compte de l’aspect qualitatif du monde et qu’elle lui substituait un édifice de formules et de concepts abstraits et vides. Nous voyons maintenant que les énoncés de la physique théorique ne se distinguent pas le moins du monde, à cet égard, de tous les autres énoncés de la vie quotidienne et même de ceux des sciences humaines. Ce n’est qu’en apparence que ces dernières font entrer quelque chose de la bigarrure qualitative de l’univers, parce que leurs phrases contiennent de nombreux mots qui désignent des expériences directement vécues. Il semble interdit au physicien de parler avec le poète d’une verte prairie et d’un ciel bleu, ou avec l’historien de l’enthousiasme d’un héros de l’histoire ou de l’extase d’un fondateur de religion. Il est vrai qu’il n’utilise pas ces mots, mais il n’est pas vrai qu’il ne soit pas en principe capable d’exprimer, à l’aide de son système conceptuel, tout ce qui constitue le sens communicable des déclarations de l’historien et du poète. Car le sens des mots utilisés par le poète ou le psychologue ne peut être indiqué et expliqué en toutes circonstances qu’en remontant aux relations formelles entre les objets. Le mot « vert » n’est pas plus riche (au contraire, il est même plus pauvre) que le concept de fréquence des vibrations lumineuses que le physicien met à sa place. Le mot « vert » n’exprime pas vraiment ce que l’on vit en regardant une prairie verdoyante, le mot n’est pas apparenté au contenu de l’expérience de la verdure, mais il exprime seulement une relation formelle par laquelle tous les objets que nous appelons verts sont reliés entre eux[2]. Les sciences humaines et la poésie ne se distinguent pas de la connaissance exacte en ce qu’elles pourraient exprimer quelque chose qui fait défaut à cette dernière (elles ne peuvent au contraire qu’en dire moins), mais en ce qu’elles ne veulent pas seulement exprimer, mais aussi accomplir autre chose. Elles veulent en effet en dernier lieu inspirer et provoquer des expériences vécues, enrichir le royaume de l’expérience vécue dans une direction déterminée ; la connaissance n’est pour les Humanités (bien qu’elles le reconnaissent parfois à contrecœur) qu’un moyen d’atteindre ce but ; la poésie atteint même ce but sans ce moyen, par des excitations directes. Ce n’est donc pas sans raison que l’on oppose parfois la connaissance des sciences exactes à la « compréhension » des sciences humaines, cette dernière étant une sorte de vécu qui se rattache à certaines connaissances. L’historien a « compris » un processus historique lorsqu’il a acquis (revécu) les expériences dont il pense qu’elles ont également eu lieu chez les personnes impliquées dans ce processus. On peut penser ce que l’on veut de la relation des valeurs — personnellement, il va de soi que l’enrichissement de l’expérience vécue constitue toujours la tâche la plus élevée, voire la plus haute — mais il faut se garder de confondre ces sphères si nettement séparées : l’expérience vécue profonde n’est pas plus précieuse parce qu’elle exprimerait une forme supérieure de connaissance, elle n’a plutôt absolument rien à voir avec la connaissance ; et si la connaissance du monde n’est pas identique à l’expérience du monde, ce n’est pas parce que la connaissance ne remplirait que mal sa tâche, mais parce que, de par sa nature et sa définition, la connaissance a d’emblée une tâche spécifique, qui se trouve dans une toute autre direction que l’expérience vécue.

L’expérience est un contenu, la connaissance, de par sa nature, tend vers la forme pure. L’intégration inconsciente des valeurs dans des questions essentielles incite toujours à mélanger les deux. Nous lisons ainsi chez H. Weyl : « Cependant, celui qui ne veut que formaliser les choses logiques, et non les voir — et la formalisation est bien la maladie des mathématiciens — ne trouvera son compte ni chez Husserl ni chez Fichte ». Mais nous le savons : Si la formalisation est une maladie, alors personne ne peut être en bonne santé s’il veut acquérir une connaissance pour elle-même. La tâche et la fonction purement formelles de la connaissance s’expriment peut-être le mieux en disant que toute connaissance est toujours un classement et un calcul, jamais une vision et une expérience des choses.

Toute connaissance est donc de par sa nature une connaissance de formes, de relations, et rien d’autre. Seules les relations formelles au sens défini sont accessibles à la connaissance, au jugement au sens purement logique du terme. Mais du fait que tout ce qui est contenu, tout ce qui n’appartient qu’au sujet, n’y figure plus, la connaissance et le jugement ont en même temps gagné l’avantage unique que leur validité n’est désormais plus limitée au subjectif.

On pourrait certes argumenter que les relations qu’une personne qui juge est capable d’exprimer sont justement malgré tout d’abord des relations entre ses expériences vécues, qu’il ne peut pas les dépasser et qu’il faut donc s’en tenir à l’opinion qui, dans sa formulation kantienne, est la suivante : la connaissance n’est possible qu’à partir des phénomènes — c’est-à-dire qu’à partir de l’immanent. Mais en réalité, soit on se place du point de vue du solipsisme de l’instant, pour lequel seul ce que je vis à un moment donné est « réel », soit on fait des déclarations sur d’autres objets que les expériences directes. Nous appelons les objets non vécus « transcendants », que nous les considérions (avec le positivisme strict) comme des constructions logiques ou (avec le réalisme) que nous leur attribuions une « réalité autonome ». La différence entre les deux points de vue ne concerne, selon ce qui a été dit plus haut, que l’inexprimable, et ne peut donc pas être formulée. Il est indifférent que le sens de l’affirmation selon laquelle ces objets transcendants sont réels puisse être indiqué ou non, en tout cas ils sont pensés dans des relations déterminées avec les expériences vécues. Cela vaut également pour la chose en soi de Kant. Car dans le terme « Phénomène » se trouve déjà une relation déterminée à quelque chose qui apparaît là. Si l’on ne voulait pas reconnaître cette relation comme fixe, l’existence du phénomène ne serait pas du tout liée à une chose déterminée, elle ne serait donc pas du tout son phénomène, mais quelque chose d’autonome, le discours sur le « phénomène » serait tout à fait dépourvu de sens. Cette relation purement formelle de l’attribution des expériences vécues données à des objets non donnés (transcendants), qui doit toujours être supposée pour pouvoir parler de ces derniers, suffit cependant à les rendre entièrement connaissables. Car si des objets quelconques sont clairement attribués au monde de l’expérience vécue, alors toute affirmation sur les derniers, puisqu’elle ne concerne que les relations formelles, est en même temps une affirmation sur les premiers. Les relations formelles des objets « transcendants » sont en effet entièrement déterminées par ces attributions. Les « choses en soi » sont donc connaissables exactement dans le même sens et dans la même mesure que les « phénomènes », ceux-ci ne sont pas plus accessibles à la science que ceux-là. Certes, seuls les objets immanents sont connaissables (= expérimentables), les objets transcendants ne le sont pas — mais cette différence n’est ni intéressante ni saisissable pour la connaissance. Kant en est arrivé a sa théorie de l’inconnaissabilité des choses par une confusion entre savoir et connaître[3]… On retrouve clairement cette idée chez B. Russell[4] : « Toute proposition qui a un sens communicable doit valoir pour les deux mondes ou pour aucun d’entre eux : la seule différence doit résider dans cette essence de l’individuel qui ne peut être rendue par des mots et se moque de la description, et qui, pour cette raison même, n’est pas pertinente pour la science. »

D’après ce qui précède, il ne fait aucun doute que la connaissance authentique du monde transcendant est tout à fait possible et doit être admise par quiconque n’est pas du tout du point de vue du solipsisme de l’instant et ne refuse donc pas du tout de parler de choses transcendantes. (Nous rappelons encore une fois qu’il est indifférent que l’on entende par ces choses de simples constructions logiques ou des réalités autosuffisantes, car il n’y a pas de différence concevable entre les deux conceptions). Si l’on définit donc, comme on le fait habituellement, la métaphysique comme la science du transcendant, elle n’est pas seulement possible, mais la chose la plus facile du monde. Toute science serait alors une métaphysique et tout enfant ferait continuellement des affirmations métaphysiques. Car toutes les phrases que nous prononçons ont un sens qui va au-delà de ce qui est immédiatement donné et vécu, c’est-à-dire, selon notre terminologie, une signification transcendante.

Cela nous montre que la définition de la métaphysique comme science de la transcendance ne peut pas être adéquate, qu’elle ne correspond pas à la signification qui a toujours été à la base du mot dans la philosophie. Il ne fait aucun doute que l’intention était de désigner par ce mot une science très particulière, fondamentalement différente des autres. En effet, on croyait que la connaissance de la transcendance était quelque chose de particulier, fermé aux connaissances des sciences individuelles et de la vie quotidienne. Mais si l’on s’aperçoit que ce n’est pas du tout le cas, il faut chercher ailleurs la spécificité que la métaphysique a toujours voulue. Elle est d’ailleurs facile à trouver, car de nombreux philosophes métaphysiciens nous ont eux-mêmes donné les explications les plus claires à ce sujet.

Mais avant de nous tourner vers eux, il convient d’éclairer brièvement l’opinion d’une classe de penseurs qui, par une erreur significative, ont semé le trouble dans la question. Il s’agit des représentants de ce que l’on appelle la « métaphysique inductive ». Ils entendent eux aussi par métaphysique la simple connaissance du monde transcendant, ils croient en outre qu’elle est en principe possible à l’aide des mêmes méthodes que la science du monde empirique — mais ils pensent néanmoins que la métaphysique peut être distinguée des autres en tant que science propre. Ils ne peuvent maintenir cette opinion qu’en traçant la ligne de partage entre le monde transcendant et le monde d’ici-bas autrement que nous ne l’avons fait dans ce qui précède. En effet, alors que nous ne considérons de ce côté de la frontière que le vécu immédiat, le donné absolu, le connu, et que tout le reste appartient au transcendant, les représentants de la métaphysique inductive reprennent sans critique une vieille opinion qui n’attribue absolument pas au transcendant tous les objets sur lesquels la science individuelle et la vie quotidienne font des affirmations valables, mais les attribue, avec le donné, à un « monde empirique » élargi. Et le royaume de la transcendance ne commence que plus tard. Il est vrai que l’on cherche en vain des indications claires sur ce point. On ne trouve le plus souvent que l’idée générale selon laquelle « derrière » le monde accessible aux sciences se trouve un autre monde dont les objets non seulement ne nous sont pas directement connus, ni donnés — car c’est aussi le cas de beaucoup de choses du monde « empirique » — mais qui sont encore fermés d’une manière particulière et mystérieuse à l’accès de la connaissance (c’est précisément ce que signifie ce « derrière » ). Ici, la transcendance ou la « chose en soi » n’est donc définie que de manière très floue et négative comme ce qui n’est en principe pas accessible à la recherche scientifique individuelle. Il s’agit bien sûr d’une définition fluctuante, malgré l’ajout du mot « en principe » : pour Kant, par exemple, la question de la finitude du monde était de nature métaphysique, alors qu’elle relève aujourd’hui du forum de l’astronomie et de la physique. Mais alors que l’opinion ancienne considérait ces murs comme infranchissables, les adeptes de la métaphysique inductive veulent les laisser en place, certes, mais tout en ouvrant la voie vers l’autre côté, en permettant d’y jeter un coup d’œil. La méthode de l’induction, qui permet de passer du connu au non connu, nous permet aussi de franchir cette muraille de Chine, elle nous permet de déduire ce qui est expérimentable de ce qui ne l’est pas.

Or, l’induction est le procédé par lequel nous déduisons des propositions générales à partir de propositions particulières, en appliquant ce que nous avons observé dans quelques cas d’un genre à tous les cas de ce genre. L’extension de la connaissance obtenue par induction ne s’étend donc, de par sa nature, qu’à des instances du même genre, elle comble les lacunes que l’expérience a laissées dans un domaine déterminé et donne ainsi une vue d’ensemble synthétique et complète de tout le domaine. Il s’ensuit qu’elle ne peut jamais ouvrir un domaine entièrement nouveau ; la connaissance générale qu’elle donne ne peut pas être d’une nature fondamentalement différente de celle obtenue par l’observation individuelle ; s’il y a quelque part une limite de principe (non accidentelle) à cette dernière, l’induction n’est certainement pas en mesure de la franchir. Tout examen approfondi des vérités effectivement trouvées par induction dans les sciences le confirme immédiatement. Les inductions deviennent insuffisantes et risquent de devenir tout à fait fausses si elles s’éloignent trop des instances individuelles, sans Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/46 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/47 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/48 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/49 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/50 Page:Schlick - Gesammelte Aufsätze (1926 - 1936), 1938.djvu/51


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  1. Cf. ma Théorie générale de la connaissance. 2ème éd. 1925. § 7.
  2. Voir les explications perspicaces et irréfutables de R. Carnap dans son ouvrage à paraître « La Construction logique du monde », dans lequel il démontre que tous les jugements scientifiques doivent se limiter à des énoncés purement structurels — ce terme correspond à nos « relations formelles ». Nous ajoutons que cela vaut pour tous les jugements significatifs en général, car les arguments restent valables pour tous les énoncés, même non scientifiques. Voir également Ludwig Wittgenstein, « Tractatus logico-philosophicus », en allemand et en anglais, Londres 1922.
  3. Cf. aussi ma « Théorie générale de la connaissance », § 27 de la 2e édition.
  4. B. Russell, « Introduction to Mathematical Philosophy ». p. 61.