Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre IX. De la tentation.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 296-298).
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==CHAPITRE IX.==

DE LA TENTATION.[modifier]

30. Voici la sixième demande : « Et ne nous induisez pas en tentation. » Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens : car l’un et l’autre sont traduits du mot grec εἰςενέγκης. Beaucoup disent, en récitant la prière : « Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation » afin de mieux expliquer le sens de cette expression, induisez. Car Dieu par lui-même n’induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même c’est pour des causes manifestes que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d’être tenté. Sans tentation personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit : « Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il[1] ? » ni pour les autres, suivant la parole de l’Apôtre : « Et l’épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l’avez point méprisée[2] ;» car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c’est que les tribulations qu’il avait éprouvées selon la chair, n’avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu’elles arrivent, nous connaît même avant les tentations.

31. Quant à ces paroles : « Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l’aimez[3] » il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C’est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux ; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d’autres locutions de ce genre ou introduites par l’usage, ou employées par le langage des docteurs ou même usitées dans les saintes Écritures ! C’est ce que ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l’ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente » doivent être attribuées à l’ignorance ; comme si l’Évangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même : « Or il disait cela pour l’éprouver, car pour lui il savait ce qu’il devait faire[4]. » En effet si le Seigneur connaissait le cœur de celui qu’il éprouvait, qu’a-t-il voulu voir en l’éprouvant ? Évidemment c’était pour que celui qu’il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement, en voyant la foule rassasiée d’un pain miraculeux, lui qui s’était imaginé qu’elle n’avait rien à manger.

32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n’y pas succomber : à peu près comme un homme, devant subir l’épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu’il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l’atteinte de la tribulation, les hommes justes[5]. Joseph a été tenté d’adultère, mais il n’y a point succombé[6] ; Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée dans la tentation[7] ; et ainsi de beaucoup d’autres personnages de l’un et de l’autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de l’ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l’admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que Satan demanda permission de le tenter[8]. Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu : ne voyant pas, et ils ne le peuvent : tant les superstitions et l’esprit de contention les aveuglent ! Ne voyant pas que Dieu n’est point un corps occupant un lieu dans l’espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs ; mais qu’il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S’ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit : « Le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds[9] : » passage que le Seigneur lui-même confirme en disant : « Ne jurez ni par le ciel » parce qu’il est le trône de Dieu ; ni par la terre, « parce qu’elle est l’escabeau de ses pieds[10] » qu’y a-t-il d’étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu’il n’y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu’elle reste capable d’un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience ? Car qui a écrit la loi naturelle dans le cœur de l’homme, sinon Dieu ? C’est de cette loi que l’Apôtre a dit : « En effet, lorsque les Gentils qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi ; n’ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi : montrant ainsi l’œuvre de la loi écrite en leurs cœurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant et se défendant l’une l’autre, au jour où Dieu jugera ce qu’il y a de caché dans les hommes[11]. » Si donc, lorsqu’une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu’il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l’éclaire encore quoique faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s’étonner que l’âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c’est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu’elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter ? Mais ce qu’il y avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c’est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit aux méchants, étant le maître et l’administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions : comme aussi il s’est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire : Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s’étonner si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?

33. Et qu’on ne s’imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : « Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on ton âme ; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il[12] ? » Il est certain que le Seigneur dit cela dans l’Évangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon gré malgré. S’ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de tenter un juste, je ne me mets pas en peine d’expliquer le fait, mais je les requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l’Évangile à ses disciples : « Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment » et ensuite à Pierre : « Mais j’ai prié pour que ta foi ne défaille pas[13] ? » En s’expliquant là-dessus, ils se donneront à eux-mêmes la solution qu’ils me demandent. S’ils n’en peuvent venir à bout, qu’ils n’aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu’ils admettent sans difficulté dans l’Évangile.

34. Satan donc, tente non en vertu de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu, qui veut ou punir les hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de miséricorde. Il importe aussi, beaucoup de distinguer la nature de la tentation. Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur, n’est point celle où a succombé Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi ce me semble, des tentations humaines, quand par exemple, quelqu’un animé de bonnes intentions, échoue dans quelque projet, ou s’irrite contre un frère dans le désir de le corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des chrétiens. C’est de celles-là que l’Apôtre dit : « Qu’il ne vous survienne que des tentations qui tiennent à l’humanité » puis il ajoute : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces ; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer[14]. » Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander d’être exempts de tentation, mais seulement de n’y pas succomber. Or nous succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine dans la prospérité ou l’adversité temporelle, celui qui n’est point séduit par les charmes

35. Septième et dernière demande : « Mais délivrez-nous du mal. » Il faut demander non seulement d’être préservés du mal que nous n’avons pas, ce qui fait l’objet de la sixième demande ; mais encore d’être délivrés de celui où nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n’aura plus rien à redouter ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons espérer qu’il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés. Cependant nous devons compter que cela arrivera un jour, et c’est là l’espérance qui ne se voit pas, suivant le langage de l’Apôtre : « Or l’espérance qui se voit, n’est pas de l’espérance[15]. » Toutefois les fidèles serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d’obtenir la sagesse qui s’accorde même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce que nous savons, par la révélation de Dieu, devoir être évité ; et à embrasser, avec toute l’ardeur de la charité, ce qui doit, d’après la même révélation, faire l’objet, de notre ambition. C’est ainsi que quand la mort aura dépouillé l’homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du bonheur parfait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent parfois, dès ce monde, tous nos vœux et tous nos efforts.

  1. Sir. 34, 9-11
  2. Gal. 4, 13-14
  3. Deu. 13, 3
  4. Jn. 6, 6
  5. Sir. 27, 6
  6. Gen. 39, 7-12
  7. Deu. 13, 19-24
  8. Job, 1, 11
  9. Isa. 66, 1-7
  10. Mat. 5, 34-35
  11. Rom. 2, 14-16
  12. Luc. 12, 20
  13. Luc. 22, 31-32
  14. 1Co. 10, 13
  15. Rom. 8, 24