Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XIX. Vengeance. — Justice des Chananéens et justice des chrétiens. — Joue droite. — Tunique. — Esclavage.

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Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 278-280).
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CHAPITRE XIX.

VENGEANCE. — JUSTICE DES PHARISIENS ET JUSTICE DES CHRÉTIENS. — JOUE DROITE. — TUNIQUE. — ESCLAVAGE.[modifier]

56. Le Seigneur continue et dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister aux mauvais traitements ; mais si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l’autre ; et à celui qui veut t’appeler en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau ; et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi. » La justice du pharisien consiste à ne pas dépasser la mesure quand on se venge, à ne pas rendre plus qu’on n’a reçu ; et c’est déjà un grand point. On ne trouve pas aisément un homme qui ne rende qu’un coup de poing pour un coup de poing ; qui, pour un seul mot d’injure, se contente de répondre par un seul mot de même valeur. Ou dans le trouble de la colère on se venge outre mesure ; ou bien on s’imagine que la justice exige que l’offensant soit plus maltraité que l’offensé. Ces dispositions avaient déjà trouvé un frein puissant dans la loi, où on lisait : « Œil pour œil, dent pour dent » expression qui voulait dire que la vengeance ne doit pas dépasser l’injure. C’est déjà là un commencement de paix ; mais la perfection de la paix consiste à renoncer même à cette espèce de vengeance.

57. Entre ces deux dispositions dont l’une, au mépris de la loi, rend un mal plus grand pour un mal moindre, et dont l’autre, pratiquant la perfection indiquée par le Seigneur à ses disciples ne rend en aucune façon le mal pour le mal, il y a un moyen terme qui consiste à rendre autant de mal qu’on en a reçu : transition de l’extrême discorde à la concorde parfaite, mesure proportionnée aux besoins du temps. Voyez quelle distance il y a de l’homme qui attaque le premier dans le but de blesser et de nuire, et celui qui ne rend point injure pour injure ! Celui qui n’attaque pas le premier, mais qui, ou de volonté ou de fait, rend plus de mal qu’il n’en a reçu, s’éloigne un peu de l’extrême injustice, fait un premier pas vers la justice parfaite, et cependant n’en est pas encore au point fixé et exigé par la loi de Moise. Celui donc qui rend autant qu’il a reçu, fait déjà une concession ; car il ne doit pas y avoir égalité de peine entre le coupable et l’innocent. C’est donc cette justice commencée, non sévère, mais miséricordieuse que perfectionne Celui qui est venu, non abolir la loi, mais l’accomplir. Il abandonne ainsi à l’intelligence de ses auditeurs les deux degrés d’intervalle, et préfère parler de la perfection même de la miséricorde. Car il reste encore quelque chose à faire à celui qui ne remplit pas dans toute son étendue un précepte imposé en vue du royaume des cieux ; c’est de ne pas rendre autant, mais seulement, moins qu’il n’a reçu, par exemple un coup de poing pour deux, l’amputation d’une oreille pour la perte d’un œil. Mais celui qui montant plus haut ne rend le mal en aucune façon, se rapproche du commandement du Seigneur et cependant n’y est pas encore. C’est peu de chose aux yeux du Sauveur que vous ne rendiez pas mal pour mal, si vous n’êtes disposé à en recevoir davantage. Il ne dit donc pas : «  Et moi je vous dis » de ne pas rendre mal pour mal ; ce qui est déjà un point important ; mais : « de ne point résister aux mauvais traitements » en sorte que non-seulement vous ne rendiez pas le mal qu’on vous a fait, mais que vous ne vous opposiez pas même à ce qu’on vous en fasse davantage. C’est en effet ce qu’il expose ensuite : « Mais si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l’autre » car il ne dit pas : Si quelqu’un vous frappe, ne le frappez pas ; mais préparez-vous à recevoir de nouveaux coups. Ceux-là surtout sentiront ce qu’il y a, là, de miséricorde, lesquels servent dans leurs maladies des êtres tendrement aimés, enfants ou amis très-chers, soit encore en bas âge, soit atteints de frénésie. Ils souffrent souvent beaucoup de leur part ; mais ils sont disposés à souffrir bien davantage encore, si la santé du malade l’exige, et jusqu’à ce que la faiblesse de l’âge ou de la maladie soit passée. Et que pouvait apprendre le médecin des âmes à ceux qu’il formait à l’art de guérir le prochain, sinon à supporter avec patience les infirmités de ceux au salut desquels ils voulaient travailler ? Car tout vice provient de la faiblesse de l’âme, puisqu’il n’y a rien de plus pur que l’homme consommé en vertu.

58. On peut demander ici ce que signifie la joue droite ; car c’est ainsi qu’on lit dans les exemplaires grecs les plus dignes de foi : beaucoup de latins portent simplement la joue, sans désigner la droite. Or c’est par le visage que chacun est connu, et nous lisons dans l’Apôtre : « Vous souffrez même qu’on vous asservisse, qu’on vous dévore, qu’on prenne votre bien, qu’on vous traite avec hauteur, qu’on vous déchire le visage » puis il ajoute aussitôt : « Je le dis avec honte[1] » dans l’intention de faire voir que être déchiré au visage, signifie être méprisé et dédaigné. Et l’Apôtre ne dit pas cela pour empêcher les Corinthiens de supporter ceux qui les traitent ainsi, mais afin qu’ils le supportent mieux lui-même qui les aimait jusqu’à être disposé à se sacrifier pour eux[2]. Mais comme on ne saurait dire le visage droit, et le visage gauche, et qu’il y a une noblesse selon Dieu et une noblesse selon le monde ; on distingue la joue droite et la joue gauche, pour que tout disciple du Christ chez qui le nom de Chrétien sera un objet de mépris, soit bien plus disposé encore à voir méprisés en lui les honneurs mondains, s’il en possède quelques-uns. Pourtant le même apôtre Paul, quand on se préparait à poursuivre en lui le nom de chrétien s’il eut gardé le silence sur la dignité de citoyen, ne présentait point l’autre joue à ceux qui le frappaient sur la joue droite. Mais en disant: « Je suis citoyen romain[3] » il n’en était pas moins disposé à voir mépriser en lui ce qu’il avait de moins glorieux, par ceux qui méprisaient en lui un titre si précieux et si salutaire. En a-t-il pour cela supporté moins patiemment les chaînes dont il n’était pas permis de charger un citoyen romain ? Et en a-t-il accusé personne, comme d’une injustice ? Et si on l’a ménagé une fois à cause de sa qualité de citoyen romain, il ne s’en est pas moins offert aux coups en cherchant par sa patience à corriger de leur criminelle malice ceux qu’il voyait honorer en lui le côté gauche par préférence au côté droit. Car ici il ne faut voir que son intention, la bienveillance et la clémence dont il usait envers ses persécuteurs. Il reçoit un soufflet par l’ordre du grand-prêtre, pour avoir dit cette parole qui semblait insolente : « Dieu te frappera, muraille blanchie » mais ce mot injurieux, au jugement de ceux qui n’avaient pas d’intelligence, était prophétique pour ceux qui en avaient. Muraille blanchie signifiait hypocrisie, c’est-à-dire dissimulation voilée sous la dignité sacerdotale et cachant la turpitude et la boue sous un nom éclatant, pour ainsi dire, de blancheur. Car l’Apôtre reste merveilleusement fidèle à l’humilité quand on lui dit : « Tu maudis le prince des prêtres ? » et qu’il répond : « J’ignorais, mes frères, que ce fût le prince des prêtres ; car il est écrit : Tu ne maudiras point le prince de ton peuple[4]. » Une réponse si prompte, si pleine de douceur, que n’aurait pu faire un homme irrité et troublé, montre assez avec quel calme il avait prononcé une parole qui semblait dictée par la colère. Et il disait vrai pour ceux qui auraient su comprendre : « J’ignorais que ce fût le prince des prêtres » C’était comme s’il eût dit : je connais un autre prince des prêtres, pour le nom duquel je supporte ceci, qu’il n’est pas permis de maudire, et que vous maudissez pourtant, puisque vous ne haïssez en moi que son nom. C’est ainsi qu’il faut parler en tel cas, sans dissimulation, et avec un cœur prêt à tout pour pouvoir chanter avec le prophète : « Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt[5]. » Car beaucoup savent présenter l’autre joue mais ne savent pas aimer celui qui les frappe. Le Seigneur lui-même, qui a le premier accompli les commandements qu’il a donnés, n’a pas présenté l’autre joue au serviteur du grand-prêtre qui le frappait, mais il lui a dit : « Si j’ai mal parlé rends témoignage du mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu[6] ? » Et il n’en était pas moins prêt de cœur, non-seulement à être frappé sur l’autre joue pour le salut de tous, mais encore à être crucifié tout entier.

59. Par conséquent les paroles qui suivent : « Et à celui qui veut t’appeler en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau » doivent s’entendre de la disposition du cœur, et non d’un acte d’ostentation. Et ce qu’on dit de la tunique et du manteau ne s’applique pas seulement à ces objets, mais à tous les biens temporels qui nous appartiennent. Or, si on nous commande de sacrifier le nécessaire, à combien plus forte raison convient-il de ne pas avoir un superflu. Mais en parlant de ce qui nous appartient, j’entends tout ce qui est de l’espèce que le Seigneur désigne, quand il dit : « Si quelqu’un veut t’appeler en justice pour t’enlever ta tunique. » Par conséquent il s’agit de tout ce qu’on peut nous disputer en justice, de ce qui peut passer de notre domaine au domaine de celui qui plaide ou pour qui on plaide, comme un vêtement, une maison, un fond de terre, une bête de somme, et en général, tout ce qui s’apprécie en argent. Mais cela doit-il s’appliquer aux esclaves ? C’est une grave question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave comme un cheval ou un meuble d’argent, bien que peut-être l’esclave ait moins de valeur qu’un cheval, et surtout qu’un objet en or ou en argent. Mais si toi, maître, tu l’élèves, le diriges, plus sagement, plus honnêtement, si tu le mets en état de servir Dieu mieux que ne le ferait celui, qui désire te l’enlever : je ne sais si personne osera te conseiller de n’en tenir pas plus de compte que d’un vêtement. Car l’homme doit aimer son semblable comme lui-même : l’homme à qui le Seigneur commande d’aimer même les ennemis, ainsi que le démontre la suite de notre texte.

60. Du reste il faut remarquer que toute tunique est un vêtement, mais que tout vêtement n’est pas une tunique. Le mot vêtement à donc un sens plus étendu que le mot tunique. C’est pourquoi je pense que quand le Sauveur dit : « Et à celui qui vient t’appeler en justice pour enlever ta tunique, abandonne encore ton vêtement » c’est comme s’il disait : à celui qui t’enlève ta tunique, abandonne encore tes autres vêtements. Aussi quelques interprètes ont-ils adopté le mot pallium, manteau, en grec, ίμάτιον.

61. « Et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. » Il s’agit moins ici d’une démarche réelle que de la disposition du cœur. Car dans l’histoire sainte elle-même, qui fait autorité, vous ne trouverez pas que, les saints aient rien fait de ce genre, non plus que le Seigneur, bien qu’il eût revêtu notre humanité pour nous donner un modèle de conduite. Et cependant vous les trouverez à peu près partout, disposés a supporter les exigences les plus injustes. Mais ces paroles : « Fais-en deux autres mille » n’auraient-elles pas pour but de compléter le nombre trois, symbole de la perfection, en sorte que, en agissant ainsi, chacun se souvienne qu’il accomplit la justice parfaite, puisqu’il supporte avec bonté les infirmités de ceux qu’il désire voir guéris ? On pourrait alors admettre que c’est dans la même intention que le Christ aurait formulé trois préceptes : le premier, si quelqu’un te frappe sur la joue ; le second, si quelqu’un veut t’enlever ta tunique ; le troisième, si quelqu’un te contraint de faire avec lui mille pas : et, dans ce dernier exemple, il aurait ajouté deux à un pour former trois. Que si ce nombre ne signifie pas ici la perfection, comme nous l’avons dit ; nous l’entendons dans ce sens que le Seigneur, commençant par le précepte le plus facile, avance peu à peu jusqu’à demander qu’on supporte deux fois plus qu’il n’est exigé. En effet il veut d’abord qu’on présente la joue gauche quand la droite a été frappée, pour que vous soyez disposé à souffrir une injure moindre que celle que vous avez soufferte : car tout ce qui se rattache au côté droit est plus précieux que ce qui est désigné par le côté gauche, et celui qui a eu à souffrir dans un objet plus cher, supportera plus aisément une perte dans un objet de moindre valeur. Ensuite le Sauveur veut qu’on abandonne son manteau à celui qui vient nous enlever notre tunique ; c’est-à-dire l’équivalent, ou quelque chose de plus, mais non pas le double. Troisièmement, en ordonnant de faire deux mille pas de plus avec celui qui en exige mille, il vous commande de supporter le double : voulant insinuer par là que, soit qu’un méchant vous fasse un peu moins de tort qu’il ne vous en a déjà fait, ou autant, ou plus, il faut tout supporter avec patience.

  1. 2Co. 11, 20, 21
  2. Ib. 12, 15
  3. Act. 22, 25
  4. Act. 23, 3-5
  5. Psa. 58, 8
  6. Jn. 18, 23