Explorations parlementaires

La bibliothèque libre.
Explorations parlementaires
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 201-216).
EXPLORATIONS PARLEMENTAIRES

La Chambre élue en 1893 a déjà un an d’existence. Décompte fait des courtes vacances qu’elle s’est octroyées au 1er janvier et à Pâques, elle a siégé près de sept mois sans désemparer. Sa physionomie s’est accentuée assez nettement pour fournir à l’observateur les élémens d’une première investigation. Jeté dans ce monde si nouveau pour moi, j’en voudrais relever la carte, — non point la carte détaillée et complète, cette prétention serait hâtive et passerait mon pouvoir, mais le levé sommaire qu’un navigateur rapporte après une première reconnaissance. Ceci n’est pas à proprement parler une étude politique, bien plutôt le résumé d’impressions de voyage comme j’en ai souvent publié à cette place, alors que le désir de voir et de savoir m’avait conduit dans les pays lointains. Mon ambition serait remplie si, en parlant de la Chambre où je siège, je pouvais garder le détachement d’un étranger venu chez nous pour s’enquérir de nos coutumes, la méthode et la liberté de jugement que nous tenons de nos maîtres en histoire. Nous leur devons l’état d’esprit qui nous permet d’examiner un fait contemporain comme une période de l’histoire révolue ou un phénomène de la nature ; sans passion, sans égard aux idées théoriques et aux dogmes reçus, avec l’unique souci de bien déduire lus conclusions fournies par une expérience de laboratoire.

Oublions provisoirement que la Chambre des députés est un grand corps de l’Etat, introduit depuis longtemps dans nos institutions, jugé nécessaire par les uns, nuisible par les autres, objet quotidien de discussions ardentes, de comparaisons avec le passé, de critiques ou d’éloges. — Il y a sur le quai d’Orsay, au bout du pont de la Concorde, un monument qui sollicite l’attention du visiteur flânant dans Paris : j’y suis entré, j’y ai rencontré 580 personnes venant de tous les points de la France et dont la plupart m’étaient inconnues. Ces personnes ont un mode d’existence particulier, des mœurs corporatives ; elles font une besogne déterminée. Si importante que soit cette besogne pour nos plus chers intérêts, il la faut étudier comme celle d’une ruche d’abeilles ou d’un terrier de fourmis, avec la curiosité tranquille du naturaliste devant chaque manifestation de la vie.


Dans toute maison où des hommes sont réunis, on observe une double action : action des habitans sur l’édifice, qu’ils approprient à leurs convenances ; action de l’édifice sur les habitans, qui empruntent certains plis d’habitude au moule de pierre où ils se façonnent. Nous allons voir cette force plastique à l’œuvre dans l’ancien hôtel de Françoise de Bourbon, la fille de Louis XIV et de Mlle de la Vallière, qui loge depuis cent ans les assemblées délibérantes. Ce vaste corps de bâtimens a plusieurs centres de vie, et chacun est le centre d’une vie différente.

La salle des séances d’abord, le plus apparent de ces organes, le seul connu des profanes, qui sont par la même enclins à lui donner une importance exagérée dans l’économie générale de l’existence parlementaire. Ainsi, pour nous public, la salle de spectacle d’un grand théâtre compte seule dans le monument, le reste n’est que services accessoires ; mais la troupe qui vit dans ce théâtre et qui en vit raisonne autrement que le public ; pour elle, la scène n’est qu’un atelier de travail, le lieu d’une vie momentanée et conventionnelle ; ses habitudes, ses intérêts, son existence normale ont leur « foyer » ailleurs, dans les coulisses. — Je serai ramené souvent à cette comparaison entre la Chambre et le théâtre ; je prie le lecteur de n’y point chercher une raillerie facile, je proteste contre tout soupçon d’irrespect. Ici et là, mêmes agencemens matériels, mêmes causes morales, produisant les mêmes effets ; la similitude est parfaite, le rapprochement élucide d’un mot tout ce qui exigerait de longues explications ; hésiter à y recourir, ce serait éteindre le flambeau qui éclairera le plus fortement l’objet de notre étude.

Chacun connaît, pour y être entré au moins une fois, la salle des séances. Un amphithéâtre de gradins, supportant des cordons serrés de banquettes rouges et de pupitres, divisés en travées égales par les séparations ménagées pour le passage ; elles rayonnent de l’hémicycle, au pied de la tribune, et montent jusqu’à la muraille circulaire, où s’appuient les derniers bancs. Deux rangs de tribunes publiques règnent au-dessus de l’amphithéâtre. En face, sous la belle tapisserie qui représente les graves philosophes de l’Ecole d’Athènes, une sorte d’autel à plusieurs étages. Au sommet, le fauteuil présidentiel, sur une plate-forme où se tiennent le secrétaire général de la Chambre et ses employés, contre un mur tout machiné de téléphones et de tubes d’appel. Plus bas, des deux côtés du siège présidentiel, les députés secrétaires ; au-dessous de ce siège, la tribune, ses deux escaliers d’accès, son tapis vert, sa façade de marbre où une dame à mi-relief écrit sur des tablettes, vis-à-vis d’une autre qui joue de la trompette : l’Histoire et la Renommée, je suppose. Au pied et dans les angles de la tribune, des rédacteurs-sténographes, des huissiers toujours en mouvement. Deux portes vitrées, munies de tambours latéraux, grandes ouvertes quand la séance est levée, fermées tant qu’elle dure, servent de dégagemens aux deux extrémités de la salle. L’une de ces issues est usuelle pour les députés de la droite, l’autre pour les membres de la gauche. Une architecture moins sévère se serait inspirée des vers fameux de Virgile sur les deux portes du Tartare : « L’une de corne, qui offre un accès facile aux ombres des vrais morts ; l’autre d’ivoire, par où s’échappent dans les airs les fantômes mensongers des cauchemars… »

Une impression dominante m’est restée de ma première visite dans cette salle : il n’y a pas de fenêtres. Je n’ignorais pas qu’il en devait être ainsi, et qu’à la Chambre, comme au théâtre, la destination même de l’édifice exige une enceinte continue, sans jours sur l’extérieur. Et pourtant cette remarque attendue, banale, me hantait comme le détail le plus caractéristique du monument : il n’y a pas de fenêtres. Aucune communication avec le dehors, avec l’air libre. Il semble que cette épaisse muraille circulaire, hermétiquement close, fasse de la salle des séances une machine à air comprimé, qu’elle y favorise la formation d’une atmosphère particulière peu renouvelable. La clarté ne pénètre que par le plafond vitré ; on se dit involontairement que pour changer l’air, pour recevoir les bruits du dehors et y répondre, il peut être nécessaire de briser ces vitres. Quand je fis cette première visite, on était en pleines vacances ; des tapissiers battaient les coussins des banquettes, d’où s’élevait une vieille poussière, tous les microbes emmagasinés sous nos prédécesseurs. Il eût été bien fermé au symbolisme, celui qui n’aurait pas aperçu dans cette poussière les vieux mots usés, vides de sens, les signes déformés du langage politique, qui ne correspondent plus aux choses réelles et sont les pires ennemis de notre jugement ; mots fétiches, qui remplacent un argument et permettent à une idée fausse de s’incruster dans l’esprit ; mots épouvantails, qui empêchent une idée juste d’y entrer.

Au point de vue de l’ancienne topographie politique, la salle des séances a subi une transformation notable. Les dénominations classiques de droite et de gauche n’ont dans la Chambre actuelle qu’une justesse très relative. La presse et le public continueront longtemps à s’en servir, alors que ces repérages n’auront plus qu’une valeur de souvenir. Les élections de 1893 ayant fortement réduit l’effectif de l’ancienne droite, la gauche a débordé sur les bancs laissés libres de ce côté. Si ce transport s’était opéré régulièrement, en respectant la gamme des nuances, s’il n’y avait eu qu’une émigration du centre refoulé par des collègues d’opinions plus avancées, les expressions consacrées eussent peut-être gardé leur exactitude : cette saturation des banquettes dont je viens de parler, et quelques autres causes, auraient sans doute communiqué aux nouveaux occupans les sentimens inhérens aux travées de droite. Les choses ne se passèrent pas ainsi. Après les ballottages du 3 septembre, les socialistes et les radicaux qui triomphaient au second tour ne trouvèrent plus de place sur les gradins de l’extrême gauche ; ils envahirent les seuls bancs restés disponibles, à l’extrême droite. Là siègent aujourd’hui pêle-mêle les champions du droit divin et ceux de la commune de Paris.

Il en résulte deux inconvéniens. La mimique accoutumée de la tribune retarde et manque ses effets lorsqu’elle ne tient pas compte de ce changement. Les orateurs radicaux, quand ils foudroient la réaction, continuent le geste d’habitude en se tournant vers la droite, et leurs objurgations tombent sur les têtes innocentes de leurs amis. D’autre part, les défenseurs de la société sont pris à la tribune entre deux feux. Jadis, l’orateur qui s’inclinait vers la gauche pour lancer un trait de ce côté sentait ses derrières assurés, couverts par les applaudissemens, tout au moins par un silence approbateur ; et réciproquement, quand il distribuait le blâme à la droite. Aujourd’hui, celui qui attaque le parti socialiste est fusillé sur l’un et l’autre flanc par des interruptions identiques ; il est contraint de loucher pour riposter à des adversaires dispersés aux deux ailes. Les attitudes traditionnelles de l’escrime parlementaire sont bouleversées : il en faut apprendre de nouvelles, et fort malaisées.

Sauf les jours de grandes représentations, où les représentans au complet attendent avec une curiosité passionnée la parole d’un ténor, l’explosion d’un scandale, la chute d’un cabinet, il n’y a habituellement dans la salle qu’une moitié des hôtes du Palais-Bourbon, souvent beaucoup moins. Clairsemées sur les gradins, ces victimes du devoir écoutent, en causant de leurs petites affaires, la discussion d’une question technique qui se débat entre quelques initiés. Il est d’usage dans le public de s’indigner contre cette grève d’auditeurs : on ne peut cependant exiger de 580 personnes qu’elles possèdent toutes un savoir encyclopédique. Une participation plus générale et plus active aux lois d’affaires n’est pas souhaitable. Ces lois risqueraient de n’aboutir jamais, si les gens incompétens y intervenaient sous l’impression rapide d’un argument. Elles sont débattues par des spécialistes au courant de la matière ; les autres rendent ensuite un vote de confiance, dicté par les affinités de chacun pour une doctrine ou pour l’avocat de cette doctrine. Je ne saurais voir là rien de choquant.

La salle se vide : suivons les députés dans les couloirs, qui regorgent de monde. Les couloirs, assez improprement nommés, sont en réalité trois grands vestibules qui communiquent et prennent jour par de larges baies sur la cour intérieure. Quelques banquettes meublent seules la nudité sévère de ces antichambres. Dans la nef centrale, plus vaste et plus fréquentée que les deux annexes latérales, les promeneurs déambulent par petits groupes, sous l’œil du Mirabeau de Dalou, qui dit son fait à M. de Brézé. Ce long manège vide, où les mêmes hommes arpentent perpétuellement les mêmes dalles, fait penser d’abord au promenoir d’une prison. Une bonne géographie parlementaire doit rattacher aux couloirs le salon des Conférences et la buvette. Le salon des Conférences se développe à gauche et en retour sur la salle des séances. Cette pièce, présidée par une statue d’Henri IV émergeant d’un faisceau de drapeaux espagnols, est plus ornée que les précédentes. On la croirait réservée au travail, à voir l’immense table en fer à cheval, chargée de papier et d’écritoires, où les députés font leur correspondance ; et l’autre table, encombrée de journaux, où ils vont consulter la presse, comme une femme consulte son miroir. Cependant la promenade et les conversations de groupes continuent dans ce salon, qui sert de passage pour gagner la buvette. Une chambre carrée, où les Conscrits de Dagnan-Bouveret font face à un comptoir assez semblable à celui des estaminets, tel est le local fameux qui éveille des idées orgiaques chez beaucoup de nos électeurs. Il donne sur le jardinet, défendu contre les colères du peuple par les artichauts de fer que nous devons à feu Madier de Montjau.

Les couloirs sont le vrai centre de la vie parlementaire, d’une vie familière et péripatéticienne où tout diffère de la vie officielle, où le député ne garde presque rien de l’âme conventionnelle qu’il reprend quand il rentre en séance, sous les regards du public des galeries. C’est, nul ne l’ignore, la coulisse où se fait la politique pratique,.le reviendrai tout à l’heure sur cette métamorphose ; disons d’abord quelques mots de deux autres provinces importantes. L’une renferme le dédale de pièces qui occupe toute l’aile droite ; du Palais, jusqu’à la rue de l’Université : là se réunissent les bureaux et commissions. Ce sont les intestins de l’animal parlementaire dont nous avons vu la tête dans la salle des séances, le cœur dans les couloirs. Là quelques laborieux triturent, digèrent et assimilent la matière législative qu’on a mâchée à la tribune. Sur ces tapis verts, autour desquels une douzaine de personnes discutent dans la fumée des cigares, les dossiers s’accumulent, les projets de loi naissent, s’élaborent ; ils vont se déformer dans l’incohérence du débat public, ils reviennent prendre une forme présentable et définitive « au sein des commissions ». Une commission aboutit quelquefois, parce que ses membres se résolvent quand la discussion a suffisamment épaissi les ténèbres, à donner carte blanche au plus autorisé d’entre eux, qu’ils nomment rapporteur. Il arrive ainsi qu’un homme de bonne volonté fait à lui tout seul une loi, pas plus nuisible qu’une autre. Je ne m’étendrai pas sur le travail des commissions : le tableau en a été gravé de main de maître, dans un chapitre inoubliable pour tous ceux qui ont lu le chef d’œuvre de bon sens publié par M. le duc d’Harcourt sous ce titre : Quelques réflexions sur les lois sociales.

L’autre province, pays mixte, est ce Salon de la Paix, ainsi nommé par antiphrase, où les journalistes guettent les députés, où bourdonnent les faiseurs d’affaires et les pêcheurs en eau parlementaire. Ici confluent l’opinion des boulevards et l’opinion des couloirs. Cette halle où viennent se répercuter tous les bruits de Paris n’est séparée que par un tambour de la cuisine législative. Fréquemment un député pousse le battant capitonné qui intercepte ces bruits : comme le corbeau de l’arche, il va aux nouvelles du déluge. Il apporte dans le Salon de la Paix l’atmosphère spéciale qui vient de se former de l’autre côté de la cloison, il y retrouve l’atmosphère parisienne. A la fin de chaque séance, quand le flot des représentans se mêle à la sortie au flot des journalistes qui descendent de leur tribune, les deux courans d’opinions factices se côtoient un instant et se heurtent avant de se confondre, comme les eaux du Rhône et de l’Arve à leur jonction. Puis, la combinaison se fait, l’opinion moyenne du jour s’établit, telle qu’elle apparaîtra dans les journaux du lendemain matin et au début de la séance suivante. Le Salon de la Paix est l’atelier où la collaboration constante du Parlement et de la Presse fait et défait les gouvernemens, fabrique les réputations, les fortunes, les nouvelles à sensation, les articles retentissans, les projets de grosses entreprises, les duels, les mots spirituels, bref tout ce qui concourt au bonheur de la France. Les préfets y prennent lèvent, les romanciers y prennent leurs meilleures notes sur la comédie humaine, les correspondais étrangers se persuadent qu’ils y surprennent la vraie physionomie de la nation française. C’est l’Œil-de-Bœuf de notre temps. Si Saint-Simon y revenait, il serait d’abord dérouté par les façons ; mais comme il avait l’habitude d’aller au fond des cœurs sous les beaux pourpoints, j’imagine qu’il se retrouverait vite en pays de connaissance, et qu’il se porterait garant de la ressemblance frappante que donnent aux hommes les mêmes préoccupations dans toutes les antichambres de tous les pouvoirs.

Je ne mentionne que pour mémoire la bibliothèque, oasis sacrée et silencieuse. Les sages volumes, oisifs sous la voûte peinte par Delacroix, sont à peine troublés dans leur recueillement par quelques passans affairés, qui viennent chercher en hâte un document dans les publications parlementaires.

Rentrons dans les couloirs. La discussion languit à la tribune : les députés s’évadent un à un de l’hémicycle. Sur le seuil des deux portes de droite et de gauche, les visages se détendent, les cigarettes s’allument, les groupes se mêlent. Ces groupes n’ont plus rien de commun avec ceux qui formaient sur les banquettes des fractions hostiles, exclusives. Là c’était une opinion politique, vêtement parfois léger et conventionnel, qui les différenciait ; ils sont réunis ici par la communauté d’origines provinciales, par le souci commun d’intérêts régionaux ou professionnels, par les affinités de tempérament, souvent plus puissantes que les affinités politiques. Tel retrouve chez des adversaires une famille d’esprits où il se sent plus à l’aise qu’il ne l’était au milieu de ses coreligionnaires. Ces hommes que vous avez vus tout à l’heure se menacer de la voix et du geste, le défi aux yeux, viennent maintenant les uns aux autres le sourire aux lèvres, les mains tendues. Qu’un ministre passe, et ceux qui l’agonisaient d’injures l’abordent en plaisantant, le félicitent de sa repartie, lui glissent une supplique. On rencontre certes des réfractaires, des convictions farouches ou des humeurs maussades qui ne désarment pas dans les couloirs ; mais fort petit est le nombre de ceux qui échappent à cette camaraderie.

Les rapports ont changé, et bien plus encore les paroles, les jugemens. Le discours que l’on applaudissait, la proposition que l’on appuyait de son vote, deviennent l’objet d’impitoyables critiques. Celui-ci parle avec ironie de la doctrine, avec amertume des gens qu’il a défendus. Cet autre s’exprime avec une modération bienveillante sur le compte des hommes et des idées qu’il attaquait violemment. Les clichés qu’on nous imposait du haut de la tribune comme des dogmes sacrés sont tournés en dérision. Tel nous montrait à l’instant le salut dans la liberté, qui implore ici un homme pour nous tirer du gâchis. Vérité en deçà de la porte, erreur au-delà. Au nouveau qui s’étonne, les vieux routiers disent avec condescendance : « Là, c’est la pièce ; — quelques-uns prononcent même « la parade », — ici c’est la réalité des choses. »

Oui, les exigences du théâtre : il faut toujours en revenir à cette explication. Elle réduit à leur juste valeur les tragédies que l’on serait tenté de prendre trop au sérieux. Ainsi, s’il m’est permis de citer un exemple personnel, j’avais eu quelques désagrémens avec une partie de l’assemblée, et ma naïveté n’arrivait pas à comprendre comment mes adversaires d’occasion pouvaient, sur la foi d’un rapport intéressé, témoigner tant de mésestime à un homme qu’ils ne connaissaient pas. L’affaire réglée, je vis que la plupart d’entre eux s’étonnaient de mon étonnement. Devant leur courtoisie et leur bonne humeur, j’appréciai mieux l’erreur de mesure où j’étais tombé. Mon émotion était aussi ridicule que le serait celle du traître, dans un drame de M. d’Ennery, si, en rentrant dans les coulisses de l’Ambigu, il conservait quelque ressentiment contre les camarades qui l’ont vitupéré en scène, s’il leur en voulait d’avoir joué consciencieusement les rôles pour lesquels ils étaient engagés.

Sommes-nous donc, plus que les autres mortels, coupables de palinodie ? Je ne le crois pas ; et si quelqu’un cherchait une satire contre le Parlement dans ces impressions qui veulent être une photographie sincère, celui-là se méprendrait sur ma pensée. Pour rehausser le prestige un peu pâli de la représentation nationale, je voudrais interdire à nos électeurs l’accès de la salle des séances et leur faciliter la fréquentation des couloirs. Ils y surprendraient sans doute quelques intrigues peu relevées, quelques compromis louches, une substitution trop constante des questions de personnes aux questions de principe ; mais ils y verraient aussi combien sont injustes les déclamations d’usage sur le niveau intellectuel des « sous-vétérinaires ». A force d’avoir lu et entendu dire que les députés sont un ramassis d’incapacités, — on écrit plus volontiers aujourd’hui : de gâteux, d’ignares et de coquins, — j’étais arrivé à la Chambre avec certaines préventions. Je ne réponds pas qu’elles fussent tombées si je n’avais assisté qu’aux séances publiques : j’en ai reconnu le peu de fondement dans ces couloirs tant décriés. On a vite fait d’y constater chez les représentans de toute nuance, depuis l’extrême droite jusqu’aux socialistes, une somme de valeurs personnelles dont l’équivalent se rencontrerait difficilement, sans doute, dans cette presse où l’on trousse si galamment des articles contre les pauvres députés. C’est une erreur bien française, entretenue par notre éducation classique et romantique à la fois, de croire qu’une assemblée est médiocre parce que les gens de lettres n’y abondent point, parce qu’on n’y coudoie pas des Renan et des Taine. Vous retrouveriez tout au fond de cette conception courante le préjugé puéril de Flaubert contre les grands industriels de Rouen.

Il s’agit ici de traiter des affaires pratiques ; et l’on peut affirmer, sans chauvinisme exagéré, qu’aucun Parlement en Europe n’est mieux outillé à cette fin que le Parlement français. Je ne parle pas seulement des quelques hommes qui sont les vrais moteurs de la machine législative ; peu connus parfois du public, parce qu’ils ne prononcent pas de discours violens, ils jouissent dans les couloirs d’une autorité légitime, due à leur grande expérience des affaires, à leur labeur incessant dans les commissions. A côté d’eux foisonnent des gens compétens, instruits dans une spécialité. Le hasard des conversations de couloir vous met en rapport avec un collègue : il n’a jamais fait parler de lui ; vous le teniez pour un député quelconque, vous le jugiez défavorablement sur ses votes ; vous êtes tout surpris de découvrir un esprit judicieux, équitable, plein de connaissances, et de vous plaire à un entretien attachant, comme tous ceux où l’on apprend beaucoup. Qu’il y ait à la Chambre une réunion de capacités, tout homme de bonne foi s’en rend bientôt compte, ne fût-ce qu’en constatant sa propre infériorité dans cent matières où il trouve des maîtres et la nécessité pour lui de s’instruire à leur école. Mais le talent de parole ? dira-t-on. O peuple du baccalauréat et du grand concours, qui attend toujours les plus utiles services de l’élève signalé par la meilleure dissertation ! Le talent de parole ne manque pas à la Chambre ; mais je prise davantage, pour la conduite de nos affaires, certains mérites solides qui ne sont pas les mieux disans, qui ont forcé mon estime sans jamais chercher à surprendre mes applaudissemens.

Comment ces mérites individuels, révélés dans les couloirs, s’évanouissent-ils par enchantement dès que le tas se reforme, dès que l’on se retrouve dans l’enceinte du sanctuaire ? Là, je renonce à plaider contre l’évidence, contre l’unanimité des jugemens : nous n’offrons aux témoins de nos séances que le choix entre deux diagnostics, celui de la folie furieuse, celui de la paralysie générale. Pourquoi ces forces isolées se perdent-elles aussitôt qu’elles se combinent ?

On définirait assez exactement notre nation une race de bon sens, qui a le théâtre dans les moelles. Mettez en scène les meilleurs : adieu le bon sens, la sincérité, la juste appréciation des choses, toutes les qualités dont on faisait état dans la coulisse ! M. Sarcey expliquerait mieux que moi comment se crée, dans une salle de spectacle, l’âme collective qui transforme en peu d’instans les âmes individuelles apportées là par des milliers de spectateurs. Qu’est-ce donc quand les spectateurs sont en même temps acteurs, quand ils s’imaginent avoir pour auditoire la France entière ? Tout abuse l’esprit, perspectives trompeuses de la scène, dimensions illusoires des personnages, exagération ou fausseté des sentimens. Tout s’enfle et se dénature, la sensibilité s’égare comme la raison, les amours-propres s’exaspèrent, des moutons deviennent enragés, des héros s’affaissent en de subites lâchetés. Et, dans ce théâtre du Parlement plus que dans tous les autres, dans cette atmosphère saturée d’électricité, les accidens physiques, chaleur, bruit, fatigue, agissent souverainement sur les nerfs des hommes assemblés. Une ou deux fois, on a essayé de tenir des séances de nuit, comme nos voisins d’Angleterre. Quand on les propose, le gouvernement supplie ses amis de les repousser. Chez nous, il n’est pas un cabinet qui puisse se flatter de survivre aux excitations et aux brusques hasards d’une séance de nuit. — Point n’est besoin d’avoir lu les récens travaux sur la psychologie des foules pour comprendre que la Chambre, délibérant dans ces conditions, n’est plus l’addition des unités auxquelles je rendais justice tout à l’heure, mais une combinaison chimique où l’on ne retrouve presque rien des élémens constitutifs.

Notre paralysie est due à beaucoup d’autres causes. Tout d’abord à de mauvaises méthodes de travail. Un texte de loi arrive en discussion : ce n’est pas toujours un chef-d’œuvre, et l’on peut regretter que le Conseil d’Etat ne soit pas chargé de l’élaboration des projets législatifs. Pourtant ce texte a été rédigé par des spécialistes, il présente une certaine cohésion. Aussitôt la pluie des amendemens s’abat ; les uns inspirés par un désir sincère d’améliorer la loi, mais souvent saugrenus ; les autres dictés par des arrière-pensées politiques, insidieux et prenant prétexte de cette loi pour tendre les pièges où trébuchera peut-être le cabinet. Une surprise de sentiment, la séduction d’un mot heureux, la pression de quelques journaux, le malin plaisir de taquiner des adversaires ou la nécessité momentanée de leur donner un gage, cent motifs étrangers à l’objet du débat peuvent faire adopter un premier amendement. Le lendemain, des motifs d’un autre ordre en feront accueillir un second, parfois contradictoire au premier, et voté peut-être avec l’appoint de députés absens la veille, peu au courant de la discussion. Ainsi de suite, jusqu’au moment où la loi ne sera plus qu’un assemblage de lambeaux hétéroclites, mal cousus, un monstre devant qui la Chambre reculera et qu’elle renverra au néant. Tel a été le sort de la plupart des lois importantes que nous avons vainement essayé de mettre sur pied ; en particulier de la loi sur les syndicats ouvriers. Elle devint, après trois jours, un chaos si lamentable, que la révolte du bon sens retenait les mains des plus zélés, quand on nous proposa de voter sur l’ensemble : on attendait d’un accord tacite la motion qui renverrait ce produit tératologique à la commission, c’est-à-dire aux calendes. Il en eût été de même pour la loi sur les menées anarchistes, sans la pression impérieuse des circonstances ; ce n’est un secret pour personne que la majorité l’a mise au monde avec répugnance, comme ces enfans mal constitués dont la naissance n’apporte qu’opprobre et affliction à leurs parens.

Un député considérable, homme d’esprit et d’expérience, m’enseigna un jour comment nous devons nous consoler de nos avortemens répétés. — « De quoi vous plaignez-vous ? disait-il. Il faut qu’il y ait une Chambre, et qui légifère. C’est un jeu dangereux ; il y a peu de bonnes lois, et l’on est peu capable ici de les faire. La Chambre s’y essaie, elle reconnaît son impuissance, elle détruit son propre ouvrage. Pendant ce temps elle n’a pas fait de mal, et le monde a continué de tourner sans qu’on le dérangeât sensiblement. Les quelques lois nécessaires se font d’elles-mêmes, par la collaboration lente des mœurs et de la magistrature, qui établit une jurisprudence. Tout est donc pour le mieux. » — C’était à peu près comme s’il eût dit : « Il faut que les enfans s’amusent sans rien casser ; laissez-les pétrir un bonhomme de neige sur la route et le démolir : il fondra, le chemin redeviendra libre ; félicitons-nous qu’ils aient choisi un divertissement inoffensif. » — Mais ce sont là propos de couloirs, de ceux où éclate une sagesse qu’on n’oserait jamais porter à la tribune.

Le débutant subit au Parlement une torture d’esprit que j’ai vue partagée par beaucoup de mes nouveaux collègues. Une question ne s’y présente jamais simplement ; on n’a jamais la possibilité de donner la solution franche, directe, que l’on donnerait partout ailleurs, dans la vie courante. C’est l’effet des préoccupations de politique pure, et aussi des chinoiseries d’un règlement qui contraint l’idée la plus simple à un manège sournois et compliqué. Sur cet échiquier, toutes les pièces ont la marche du cavalier : elles avancent de biais, par sauts tortueux. Ici encore il faut revenir à la comparaison du théâtre. On nous répète chaque jour, et l’événement nous prouve, que l’imagination dramatique la plus richement douée échoue à la scène, si elle ignore les vieilles conventions de l’art théâtral ou si elle refuse de les subir. De même la tradition parlementaire enveloppe et déforme notre initiative dans un réseau de conventions où noire intention première devient vite méconnaissable. Les questions se posent de telle façon qu’on est acculé à un choix entre deux solutions également antipathiques. On en préférerait une troisième : elle est repoussée, ou le règlement nous refuse le moyen de la présenter ; il faut se rabattre sur les deux autres. Je sais bien qu’il nous reste le recours à l’abstention ; mais un préjugé difficile à justifier taxe l’abstention fréquente de lâcheté, de manquement au devoir professionnel. Dans l’ordinaire de la vie, quand un mauvais plaisant ou un malintentionné nous propose le choix entre deux désagrémens, il paraît très naturel de répondre : Je ne choisis ni l’un ni l’autre, passez votre chemin. — A la Chambre, cette réponse du gros bon sens est mal prise. Le lapin doit opter entre la broche et la gibelotte ; il n’a pas le droit de dire : Je préférerais n’être pas mangé.

Il est pourtant de rares occasions où un vote nous permettrait d’exprimer notre sentiment intime. Rien de plus facile alors que d’affirmer son opinion, imagine le public. Erreur des gens du dehors. Le vote est habituellement le produit de trois facteurs : l’opinion du député sur le fond de la question, l’opinion qu’il suppose à la majorité de ses électeurs, la répercussion probable de ce vote sur l’existence du ministère. Ecartons le second de ces facteurs, la préoccupation électorale : elle est très commune, mais peu avouable ; elle n’a pas de prise sur les âmes héroïques. Reste l’angoisse quotidienne du parlementaire, ce scrupule honorable d’un bon citoyen, dépourvu d’ambition personnelle et de machiavélisme, convaincu que la stabilité gouvernementale est le premier besoin du pays ; la question de confiance le place perpétuellement entre le danger d’ébranler cette stabilité et le devoir de voter selon sa conscience et sa raison. Chaque fois qu’il jette un morceau de carton dans l’urne, il se demande si l’affirmation de son sens propre vaut le sacrifice du cabinet, il soupèse l’importance du principe en jeu et la gravité de la crise dont il sera responsable. Le député de l’opposition, s’il est de bonne foi, fait les calculs inverses : la mesure qu’il juge utile consolidera un ministère qu’il croit nuisible, comment voter ? Ces fréquentes épreuves de conscience expliquent ce que je disais plus haut, et ce qu’on a pu prendre pour une accusation d’inconsistance, du langage tenu dans les couloirs par ces mécontens d’eux-mêmes qui sortent de la séance furieux, en maudissant le vote qu’ils viennent de rendre pour prolonger une vie ministérielle ou pour la trancher plus promptement.

Est-il besoin d’ajouter que nous ne serions pas de notre temps, si la fermeté du caractère était aussi commune à la Chambre que l’intelligence ? La vie des couloirs n’est pas faite pour fortifier le caractère. Dans cet interminable bavardage, la volonté fuse en paroles. À ce frottement incessant et familier avec des adversaires, les convictions les mieux trempées s’usent, s’amollissent. Après quelques mois de promenades et de coudoiemens sous le bas-relief de-Dalou, les galets roulés dans ce perpétuel va-et-vient sont arrondis, tout pareils les uns aux autres. On est gêné par les bonnes relations établies, par les menues concessions qu’on s’est faites entre ennemis politiques, sur le terrain des intérêts personnels ou des intérêts régionaux. Et l’irritation même qu’on ressent de ces petites capitulations n’est pas étrangère aux violences collectives par où l’on se rachète à ses propres yeux, sauf à ne pas donner de sanction à ces emportemens d’attitudes.

Telles sont, si je ne me trompe, quelques-unes des causes qui expliquent la stérilité bruyante de la Chambre. Il en est d’essentielles à l’institution, et qui ont dû agir de même sur les assemblées précédentes. Si nous passons nos devanciers en impuissance et en folie, ce n’est peut-être pas que la matière parlementaire soit de qualité inférieure, comme on nous le dit obligeamment. Le laudator temporis acti existe au Palais-Bourbon comme partout ; et le député qui a entendu Berryer, Thiers, Gambetta, est proche parent du monsieur qui a vu Rachel, de ce monsieur qui détourne la jeunesse d’aller applaudir des artistes dégénérés. La médecine anglaise, — on peut bien l’appeler ainsi, comme on a dit si longtemps le mal français, — est aujourd’hui éventée, falsifiée, et souvent nocive, cela paraît incontestable. C’est sans doute que des causes nouvelles en ont aggravé les inconvéniens dans la Chambre de 1893.

Les formules politiques et sociales dont vivaient les partis français subissent une crise, on est généralement d’accord sur ce fait d’observation. La vieille poussière qui s’élevait des banquettes parlementaires sous la baguette des tapissiers est en train de s’évanouir. Un grand doute s’est insinué dans les esprits sur nombre de dogmes et d’affirmations qui formaient le fond du langage politique. L’autorité de la tradition, le respect humain, la peur de se compromettre, font que l’on répète encore ces lieux communs du bout des lèvres : on n’y croit plus qu’à demi dans le secret des cœurs, si tant est que l’on y croie encore. Beaucoup de députés pratiquent machinalement les rites d’une foi qu’ils ont perdue. Ce désaccord entre les consciences, les paroles et les actes contribue à fausser tous nos débats, à exagérer la part faite aux conventions. La vénérable usine parlementaire, avec ses procédés surannés, travaille plus péniblement des matières nouvelles, mal dégagées, et que les ouvriers craignent encore de manier. D’où la diminution du travail utile et le grincement croissant des rouages.

Cette évolution d’idées est sensible chez beaucoup d’anciens ; elle l’est bien davantage chez les nouveaux. Nous sommes dans la Chambre environ deux cents conscrits ; on les accuse volontiers de tout le mal. En effet, ils ont accru le désarroi et troublé les règles du jeu classique. La plupart d’entre eux y apportaient sinon « l’esprit nouveau », sur lequel il est si difficile de s’entendre, du moins des esprits nouveaux, divisés entre eux par les conceptions politiques les plus dissemblables, reliés par un besoin commun d’indépendance et de rénovation. Leur inexpérience n’avait d’égale que leur bonne volonté. Jamais on n’offrit au Moloch parlementaire un plus bel holocauste de généreuses espérances, de sincérité, de passion réformatrice. Chambre ingouvernable ! augurèrent aussitôt les traditionalistes. Que faire de ces recrues inquiètes, peu respectueuses du système, éprises d’un idéal personnel différant avec chacune d’elles, déterminées à soumettre chaque problème au libre examen ? Révoltées d’abord, découragées ensuite par une procédure qui paralysait ou faisait tourner à mal leurs meilleures intentions, elles allaient de l’anarchie à l’abattement. Vaincus par la fatalité du milieu, bon nombre des nouveaux se sont insensiblement fondus dans les vieilles troupes. Les couloirs ont fait sur eux leur travail irrésistible de nivellement ; combien de galets sont déjà arrondis ! Ceux qui s’obstinent dans l’indiscipline encourent le jugement redoutable que portent volontiers les vieux grenadiers des centres : « Ce n’est pas un bon esprit. » Quand un vétéran a dit d’un jeune collègue : Ce n’est pas un bon esprit, — vous êtes fixé. Cela signifie que ce réfractaire est incurablement indépendant, incapable de se soumettre au perinde ac cadaver d’un bon service ministériel ou d’une habile opposition anti-ministérielle. Blâmer un législateur parce qu’il ne se résout point à abdiquer ses sentimens, ses scrupules, sa raison, c’est sévère ; mais je reconnais que ces nobles dispositions ont contribué à affoler la balance parlementaire ; elle a d’autres exigences.

Ajouterai-je que l’on n’a pas su gouverner et grouper ces forces éparses ? Ce serait développer un thème d’où les journaux ont tiré tout ce qu’il pouvait rendre. Et je ne suis pas certain qu’il soit facile à justifier, ni qu’il ait été inventé pour notre usage. Cet art que l’on dit perdu ne brillait pas davantage dans le gouvernement des assemblées précédentes ; si les partis s’y groupaient plus correctement, c’était d’eux-mêmes, sous l’influence de préjugés qui meurent, d’étiquettes qui s’effacent, d’appétits qui sont satisfaits, de passions qui tombent ou changent d’objets.

La Chambre actuelle doit les traits les plus caractéristiques de sa physionomie à la formation d’un nouveau parti parlementaire, le parti socialiste. Du point de vue de l’art, c’est une admirable opposition. L’observateur impartial a pu croire, à certains jours, que nos collègues socialistes menaient la Chambre. Leur pesée est constante, violente : on la subit en s’indignant, mais on la subit. L’activité forcenée de ce groupe, son entrain dans l’attaque, sa cohésion jusqu’à présent parfaite, lui font dans tous nos débats une place hors de proportion avec sa force numérique. J’attribuerais volontiers une part de cette prépotence relative à une raison d’ordre domestique. Les membres des autres fractions de l’assemblée, gens occupés de leur état, ne sont députés qu’à certaines heures ; les socialistes le sont toujours et ne sont que cela. Les autres viennent au Palais-Bourbon ; les socialistes y vivent. C’est le cercle où ils s’installent dès le matin devant la table des journaux, puis à la buvette ; les premiers à l’ouverture de la séance, ils ne la quittent guère, et la prolongent le plus tard possible. Ils font corps avec le bâtiment, ils sont chez eux et à l’aise dans la maison où les autres sont de passage. Ce n’est qu’une nuance, insaisissable pour les personnes du dehors, mais elle a sa valeur dans le tableau que j’esquisse.

Ces messieurs ont égalé du premier coup les Irlandais dans la science de l’obstruction ; tantôt on se relayant à la tribune pendant de longues heures ; tantôt en éternisant le débat par de fastidieux scrutins à cette même tribune. Le règlement impose ce lent procédé de vote dès qu’il est demandé par quarante membres présens. Le groupe socialiste tient toujours en réserve des demandes de scrutin à la tribune ; il guette pour les placer l’instant où les bancs du centre se dégarnissent, vers la fin de la journée. On téléphone alors dans tout Paris aux défenseurs de la société absens, qui abandonnent en hâte la table où ils dînent. Cette joyeuse plaisanterie a rendu le métier plus dur. L’outrance de sentimens et de langage, apportée directement des réunions publiques à la Chambre par nos collègues de la nouvelle Montagne, a haussé le diapason des tumultes parlementaires et donné aux luttes de l’arène législative une férocité inconnue à nos devanciers. Au cours de la dernière discussion, on était parfois tenté de se croire à la veille d’un 18 fructidor ; on avait la vision d’un paquebot sous vapeur, prêt à porter vers les rivages de la Guyane la fraction de l’assemblée qui aurait le dessous…

Il suffisait alors de franchir le seuil du palais pour faire bon marché de ces souvenirs historiques. Trois ou quatre badauds, le nez au vent, une demi-douzaine de sergens de ville arpentant le bitume d’un pas ennuyé, le grand Paris indifférent, tranquille, tout à son travail où à son plaisir… Non, ce ne sont plus les grands jours de la première, et ce n’est pas encore le grand soir de la dernière. — Une simple promenade dans les couloirs remet au point nos imaginations échauffées. Ils sortent à leur tour, ces loups-garous que les spectatrices des tribunes se montraient avec un petit frisson ; la plupart d’entre eux redeviennent des collègues d’un commerce agréable ; on cause, on s’explique, on se fait des concessions réciproques sur la relativité des théories. Et tandis qu’un coryphée du socialisme accueille les objections de ses adversaires, on se prend à penser que quelques-uns de ces derniers s’appelaient, au temps de mon enfance, les irréconciliables ; que leur sagesse a mûri depuis lors, et qu’il y a au fond du cœur de tout irréconciliable un opportuniste qui sommeille.

Un examen plus prolongé nous permettra de compléter ces notes sommaires. Elles ne seront pas inutiles, si l’on y peut discerner quelques-unes des causes de l’anémie parlementaire ; et si elles persuadent le lecteur « qu’il ne serait pas juste d’accuser la bonne volonté ou l’intelligence de cette Chambre, » comme le disait un rédacteur du journal le Temps, corrigeant ainsi le jugement peu flatteur qu’il portait sur notre œuvre, au soir de notre séparation : « La session législative qui vient de se clore laisse dans l’esprit l’impression d’une longue période d’agitations vaines et d’un grand labeur inutile. Les députés doivent rentrer chez eux avec un profond sentiment de mélancolie… La session n’aura pas été à l’honneur du régime parlementaire. Il est apparu, durant sept mois, comme une grosse machine poussive et grinçante, lançant des torrens de feu, de fumée et de bruit, sans arriver à produire un résultat pratique de quelque importance. »

Pauvre régime parlementaire ! Nous voici loin de l’enthousiasme qu’il suscitait au début, quand le citoyen Rolland, ingénieur, créole et astronome, offrait à l’Assemblée législative, le 26 avril 1792, son Traité de l’équilibre universel. La lettre d’envoi comparait la représentation nationale à la Providence divine : « Je me suis attaché surtout à faire distinguer la conformité du système céleste avec le système moral de nos sages législateurs… Nos législateurs français n’ont d’autre but que d’imiter la sagesse divine, et leur intelligence, leur activité, leurs soins continuels ne tendent qu’à verser sur chaque citoyen de cet immense empire une félicité, une liberté et une prospérité sans égales… »

Il y a du chemin parcouru et de la fatigue entre ces deux appréciations. A nous de pourvoir, si nous ne voulons pas que les prochains jugemens soient des épitaphes.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.