Exposition de la doctrine de l’Église catholique orthodoxe/1884/Deuxième Partie/I

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Fischbacher / Félix Callewaert père (p. 251-269).


DEUXIÈME PARTIE




MORALE DE L’ÉGLISE ORTHODOXE




I

PRINCIPES GÉNÉRAUX


La morale est la règle des actes humains. Parmi ces actes il en est dont l’homme n’a pas conscience, soit par suite du développement encore incomplet de son être, soit par suite de la défaillance momentanée ou continue de ses facultés. Ces actes sont purement instinctifs ou, du moins, ils ne sont pas revêtus des conditions nécessaires pour qu’ils fassent peser une responsabilité quelconque sur celui qui agit.

Les conditions nécessaires, pour qu’un acte soit imputable à l’homme, sont, l’intelligence lucide et le libre exercice de la volonté.

Par l’intelligence on connaît les lois naturelles ou de la conscience, et les lois positives ; par le libre exercice de la volonté, on conforme son acte à ces lois.

L’acte conforme à la loi est un acte bon ; celui qui est contraire à la loi est un acte mauvais ou un péché. L’habitude de faire des actes mauvais constitue le vice ; l’habitude de faire des actes bons constitue la vertu.

L’acte mauvais ou le péché est plus ou moins grave selon l’importance de la loi qui est violée, et selon le degré d’intelligence ou de liberté de celui qui agit. L’homme qui viole une loi grave, avec pleine connaissance et avec une complète liberté, est plus coupable que celui qui jouit d’une intelligence et d’une liberté plus faibles, ou qui viole une loi moins importante.

Les lois naturelles consistent dans les sentiments et les lumières premières que Dieu a mis en nous, et qui constituent notre nature morale, comme les sens et leurs organes constituent notre nature physique. Les lois naturelles constituent la conscience, qui est le témoignage intime que chacun se rend naturellement de la moralité de tel ou tel acte. La conscience a pour base la notion distincte du bien et du mal. La raison de cette distinction n’est autre que Dieu lui-même, qui est le bien par essence. En dehors de la notion de Dieu, le bien et le mal ne sont que des mots dénués de sens ; les actes sont indifférents en eux-mêmes ; ils ne sont plus que des résultats nécessaires d’une organisation développée en tel ou tel sens, à tel ou tel degré, d’après un hasard dont on ne peut se rendre compte. Le bien et le mal n’étant que des mots, et l’homme étant placé sous l’empire d’une organisation fatale, la morale est une chimère[1].

Pour en arriver à cette extrémité, il faut nier les éléments mêmes de la nature constitutive de l’homme. Les lois morales, dans l’humanité, ne sont pas moins évidentes que les lois physiques ; on nie l’homme aussi bien en contestant les premières que les dernières. La permanence des mêmes notions morales, dans tous les temps, chez tous les individus, démontre que ces notions sont dans la nature de l’homme à l’état de lois, comme la permanence des instincts et des développements successifs qui constituent sa nature physique, démontre que le corps est soumis à des lois. Dans ces lois, tout concourant à un but, il en résulte la démonstration d’une action intelligente dans l’être humain, c’est-à-dire, l’action d’un créateur dont la volonté a posé les lois générales de l’homme, soit au moral, soit au physique.

Dieu est donc la raison des lois de la conscience humaine, et la conscience est l’écho de sa volonté.

Mais l’homme, étant déchu de l’état primitif dans lequel il avait été créé, son intelligence s’est obscurcie et sa volonté a été affaiblie, de sorte qu’il ne jouit plus d’une liberté complète pour faire le bien.

Pour rétablir cette liberté, Dieu a éclairé l’intelligence et dirigé la volonté.

Pour éclairer l’intelligence, il a donné à l’humanité des notions positives sur les vérités auxquelles elle ne pouvait plus atteindre par elle-même : c’est la partie dogmatique de la révélation. Pour diriger la volonté, il a donné des lois positives.

Enfin il a donné à l’homme un secours intime, par l’influence de son Esprit, méritée par Jésus-Christ. Au moyen de ce secours, qu’on appelle grâce, il a rétabli l’homme dans sa liberté pour le vrai et pour le bien.

L’homme peut donc être considéré sous un double rapport moral : en lui-même, abstraction faite de la grâce ; et sous l’influence de la grâce. Dans le premier état, il possède naturellement les éléments de bien qui forment l’essence de la constitution morale de l’humanité ; il possède la raison, qui est l’intelligence en possession des vérités premières, et la conscience, qui est le sentiment intime du bien. Mais il n’est pas assez éclairé pour voir toutes les vérités qui lui sont nécessaires, et le sentiment du bien n’est pas en lui assez fort pour le faire agir toujours d’une manière morale ; il ne jouit pas pour cela d’une liberté complète.

L’homme, considéré comme chrétien, c’est-à-dire, sous l’influence de la grâce, possède une liberté complète pour voir la vérité et pratiquer le bien. Cette liberté venant de Dieu, on doit admettre que tout ce que l’homme, placé dans les conditions chrétiennes, fait de bien, est dû à la grâce, et que tous les mérites qu’il peut obtenir lui viennent par la grâce de Dieu.

De là ces grands principes de la morale chrétienne : 1° L’homme a un besoin absolu de la grâce de Dieu, laquelle ainsi est nécessaire ; 2° la grâce de Dieu est efficace, c’est-à-dire qu’elle détermine l’acte de l’homme ; 3° l’homme n’est pas contraint, par la grâce, de voir la vérité ou de faire le bien, car cette grâce n’est qu’un secours réparateur qui rétablit la liberté humaine au lieu de la gêner ; 4° la grâce est donnée par Dieu gratuitement, c’est-à-dire sans que nous l’ayons préalablement méritée, puisqu’avant d’agir sous son influence, nos actes, par eux-mêmes, ne pouvaient avoir qu’un caractère défectueux, par suite de la déchéance intellectuelle et morale.




DIFFÉRENCES ENTRE LES ÉGLISES CHRÉTIENNES TOUCHANT LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA MORALE.


Les bases chrétiennes de la morale ont été ébranlées par deux grandes hérésies contradictoires : le pélagianisme et le fatalisme ou prédestinatianisme. La première, condamnée par l’Église primitive, a été renouvelée par les jésuites, qui ont fini par l’imposer à l’Église romaine tout entière, non pas ouvertement et sous son véritable nom, mais à l’aide de mille astuces théologiques. Le premier auteur de ces astuces fut le jésuite Molina. Il n’attaqua pas de front les doctrines traditionnelles sur la grâce, il feignit même les admettre. Cependant la papauté, qui était encore orthodoxe, sous ce rapport, au seizième siècle, fit examiner les nouvelles doctrines dans une suite de conférences connues sous le nom de Congrégations de Auxiliis. Le pélagianisme jésuitique y fut condamné, mais de manière cependant à laisser aux jésuites quelques issues pour infiltrer leur mauvaise doctrine. Des catholiques sincères dévoilèrent leurs fourberies et enseignèrent la saine doctrine. Les jésuites leur imputèrent une hérésie imaginaire et les firent condamner par la papauté comme jansénistes. Les mêmes jésuites embrouillèrent à dessein les notions les plus claires sur l’autorité dans l’Église et sur la grâce ; ils parvinrent enfin à faire enseigner leur doctrine pélagienne par la papauté. La bulle Unigenitus, donnée par Clément XI, est la promulgation officielle du pélagianisme, et elle est reçue aujourd’hui, par tous les évêques et les théologiens romains, comme règle de foi.

L’Église romaine professe aussi les erreurs les plus graves sur la morale qu’elle détruit au moyen des finesses des casuistes. On a donné ce nom aux théologiens qui ont entrepris de donner des solutions aux divers cas de conscience. Les jésuites ont surtout pris de l’importance dans cette partie de la théologie, et se sont appliqués à inventer des moyens d’échapper aux prescriptions les plus formelles, lorsque cela pouvait être utile au but que se propose leur Compagnie. De là tout un système de distinctions plus ou moins subtiles, de restrictions mentales, de mille fourberies, pour égarer les consciences et légitimer ou excuser à l’occasion les plus grands écarts. Il n’est pas un seul point de morale qui ait été laissé intact. La doctrine des casuistes fut d’abord condamnée par la papauté et l’épiscopat pendant les dix-septième et dix-huitième siècles. Mais, depuis un siècle environ, les jésuites sont parvenus à rendre inutiles ces condamnations. Leur enseignement immoral s’est propagé ; ils l’ont résumé dans la théologie d’un évêque italien, Alphonse Liguorio, ils l’ont fait approuver indirectement par la canonisation de cet évêque, et depuis, il est devenu l’enseignement classique, comme cela résulte des ouvrages hautement autorisés de Liguorio, du cardinal Gousset, du jésuite Gury, etc., etc. Les quelques voix qui s’élèvent aujourd’hui dans l’Église romaine, en faveur de la morale chrétienne, sont isolées et considérées comme suspectes. La casuistique des jésuites l’a emporté sur les anciens principes, comme leur pélagianisme a détruit les saines notions sur la grâce.



On reproche avec raison à Luther d’avoir ébranlé les bases de la morale chrétienne au moyen d’une doctrine qui, au fond, se résume dans le mot : fatalisme. Si l’homme, comme l’a enseigné Luther, est prédestiné, en vertu d’un décret irrévocable de Dieu, soit au bien, soit au mal, il n’a plus aucune part à ses actes ; son libre arbitre est détruit. Luther n’a pas reculé devant cette conséquence et il remplaça le mot de libre arbitre par celui de serf arbitre. Si l’homme n’agit pas librement, et si l’action de la grâce, au lieu de restaurer sa liberté, l’annule et l’anéantit, l’homme n’est plus qu’un instrument passif sous l’action de Dieu ; il ne concourt même pas au bien qui est fait en lui. De même, le mal qu’il commet ne lui est pas imputable, puisqu’il manque des lumières et de la volonté nécessaires à la moralité de tout acte humain.

Plusieurs théologiens protestants ont suivi Luther dans cette doctrine. La conséquence en était : l’inutilité des œuvres pour le salut. Cependant il faut reconnaître que la plupart des protestants reculent devant cette doctrine et ses affreuses conséquences. Grâce à la liberté dont jouit chaque protestant dans l’interprétation des Écritures, le sens forcé que Luther avait donné à quelques textes a été abandonné par un grand nombre, qui ont compris que ce sens, trop absolu et exclusif, était contraire au sens général de la parole de Dieu. Il faut avouer cependant qu’une confusion étrange règne dans l’enseignement protestant, par suite des systèmes divers qui ont été acceptés sur la grâce, le libre arbitre et la nécessité des œuvres. Mille questions incidentes ont été soulevées sur ces graves sujets qui tiennent à Dieu et qui auront toujours, par conséquent, un côté mystérieux. N’ayant pas pour guide l’enseignement positif et général de la tradition chrétienne, les théologiens protestants ont adopté une foule de systèmes contradictoires qui ont dû nécessairement exercer une funeste influence sur les diverses agglomérations protestantes, y compris l’Église anglicane, et produire un grand trouble dans les consciences.

L’Église orthodoxe est aussi éloignée du fatalisme que du pélagianisme ; elle accepte les principes de morale dans leur sens le plus clair, et elle n’a point recours aux fourberies casuistiques. De cette manière, sa doctrine est aussi conforme aux sentiments d’une conscience droite et honnête qu’aux enseignements positifs de la révélation.



  1. Les athées ont inventé, dans ces derniers temps, une morale indépendante. Ces deux mots expriment une des plus grandes absurdités dont l’homme se soit rendu coupable.