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Exposition des Beaux-Arts/05

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EXPOSITION


DES BEAUX-ARTS





DE L’ÉTAT GÉNÉRAL


DE LA PEINTURE ET DE LA SCULPTURE.





La tâche qui s’offre à moi maintenant est d’une nature plus délicate et plus élevée que l’analyse des ouvrages exposés au palais des Beaux-Arts[1]. Il s’agit de comparer les diverses écoles dont je viens de parler, de rechercher pourquoi des nations autrefois célèbres dans le domaine de l’art sont aujourd’hui descendues au second rang, et de traiter ces deux questions avec une impartialité qui ne donne aucune prise aux récriminations. Je n’ai pas à justifier les omissions qu’on pourra me reprocher. Si le lecteur en effet a pris la peine de suivre l’enchaînement de mes pensées, il aura vu que je ne tenais pas à présenter un recensement complet des sculpteurs et des peintres de l’Europe qui sont entrés dans la lice, mais seulement à caractériser les tendances de chaque nation. Ainsi, lorsqu’il m’est arrivé de passer sous silence des noms dont la valeur ne saurait être méconnue, ce n’a été de ma part ni dédain, ni injustice. La raison du parti que j’ai adopté à leur égard se trouve dans la nature même du programme que je m’étais tracé. Toutes les fois qu’un peintre ou un statuaire, quelle que soit d’ailleurs son habileté, ne représente pas une tendance individuelle, j’ai le droit, pour demeurer fidèle à mon premier dessein, de ne pas le nommer : en pareil cas, l’omission n’implique pas le blâme.

Pour établir la légitimité de mon affirmation, il me suffira de citer l’élève le plus habile de M. Ingres. Pourquoi n’ai-je pas parlé de M. Hippolyte Flandrin dans l’analyse de l’école française? M’accuserait-on d’aventure de méconnaître son talent? Ce serait m’adresser un étrange reproche, et bien facile à réfuter. J’ai parlé des travaux de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés avec toute la déférence et toute la courtoisie que commandent la persévérance de ses études, l’élévation de son style; mais M. Hippolyte Flandrin, personne ne l’ignore ou du moins ne doit l’ignorer, n’a pas un sens individuel dans l’école française. Il relève si directement de son maître, qu’il a pu en mainte occasion lui servir d’auxiliaire sans que l’œil le plus clairvoyant aperçût le travail de deux mains diverses. Loin de moi la pensée de rabaisser la docilité poussée à ce point! Si le modèle est excellent, l’imitation parfaite de ce modèle n’est certes pas à dédaigner. Il ne faut pourtant pas s’abuser sur la valeur et la portée de cette imitation. Pour signifier quelque chose dans l’histoire, pour laisser une trace durable de son passage, il faut absolument être soi-même. C’est à ce prix qu’on peut conquérir une solide renommée. Or M. Hippolyte Flandrin n’est pas placé dans cette condition. A Saint-Germain-des-Prés, à Saint-Vincent-de-Paule, il a prouvé toute l’étendue de son savoir; il n’a pas montré dans l’invention une originalité qui lui assigne un rang à part. Tant qu’il restera fidèle à ses habitudes, les historiens de l’école française auront le droit de se borner aie signaler comme un homme de talent, sans l’invoquer comme un argument pour étayer leurs doctrines, et ce que je dis de M. Hippolyte Flandrin, je puis le dire avec une égale justesse de plusieurs autres noms dont je n’ai jamais eu l’intention de nier la valeur.

Eugène Isabey manie le pinceau avec une rare adresse. Toutes les fois que j’ai trouvé l’occasion de le louer, je l’ai saisie avec empressement; mais ses œuvres, depuis longtemps et très justement populaires, n’offrent pas un sens qui leur appartienne; il n’a pas envisagé la nature sous un aspect nouveau, il ne l’a pas interprétée d’une manière inconnue avant lui : c’est pourquoi j’ai pu, sans me rendre coupable d’injustice, ne pas parler d’Eugène Isabey. Camille Roqueplan, qui vient de mourir il y a quelques jours, n’avait pas non plus de sens individuel. Il a laissé de gracieux ouvrages sur lesquels plus d’une fois nous avons appelé l’attention; mais, de l’aveu même de ses plus fervens admirateurs, il apportait plus d’habileté dans l’imitation du passé que dans l’invention proprement dite. Tous ceux qui ont suivi avec attention les travaux de cet artiste ingénieux savent que je lui rends pleine justice en parlant de lui comme je le fais. Il savait prendre avec une merveilleuse souplesse la manière des peintres français ou étrangers. Il y a telle de ses toiles qui rappelle, à s’y méprendre, la grâce pimpante de Watteau, telle autre où il lutte de finesse avec Mieris et Metzu. C’en est assez sans doute pour attirer l’attention des amateurs, c’est trop peu pour occuper une place considérable dans l’histoire de l’école française. J’aurais pu parler de Louis Cabat, qui annonçait à ses débuts un talent naïf, mais il n’a pas tenu toutes ses promesses; son voyage en Italie, au lieu d’agrandir son style, l’a engagé dans une voie d’imitation où son talent a perdu son premier caractère. Au lieu de peindre l’Italie telle qu’il la voyait, comme il avait peint la Normandie, il a voulu la peindre à la manière du Poussin, et comme il n’avait pas en lui-même ce qu’il fallait pour soutenir la lutte, il a vu son crédit et sa popularité s’amoindrir de jour en jour. Quand il voudra se reporter vers la manière de M. Fiers, son premier maître, il retrouvera les succès de ses premiers ouvrages. S’il veut s’obstiner dans le paysage de haut style, qui n’est pas son fait, il n’obtiendra que l’effacement de son nom.

Il y a pourtant une omission que je me reproche et que je m’empresse de réparer. J’aurais dû parler de M. Winterhalter et de son nouveau Décaméron, car je ne saurais donner un autre nom au portrait de l’impératrice entourée de ses dames d’honneur. Après les termes sévères dont j’ai usé envers M. Madrazo, on aurait le droit de me demander pourquoi j’ai laissé passer sans une parole de réprobation cette œuvre singulière, qui s’étale dans le grand salon comme un morceau de première importance, et qui pourtant ne mérite pas un quart d’heure de discussion. Je n’aimais pas le premier Décaméron de M. Winterhalter, et, pour me servir d’une expression usitée au XVIIe siècle, j’en ai dit mon sentiment; le nouveau Décaméron me paraît encore au-dessous du premier. Le portrait de l’impératrice et de ses dames d’honneur est tout bonnement une parodie de Watteau, mais une parodie dont les proportions ne permettent pas l’indulgence. Toutes les incorrections, toutes les omissions qui se peuvent pardonner dans une figure de dix pouces sont inexcusables dans une figure qui a les dimensions du modèle vivant. Les petites filles qui passent devant la toile de M. Winterhalter s’extasient à bon droit devant toutes ces robes qui font le fromage : c’est en effet le seul éloge qui puisse être accordé à cette bizarre composition. Les arbres qui abritent les figures n’ont ni écorce ni feuilles; quant aux figures mêmes, comment en parler sérieusement? Jamais l’ignorance ne s’est affichée avec plus de hardiesse. J’aperçois bien quelque chose que l’auteur a voulu nous donner comme des têtes, et quoiqu’il n’y ait pas une partie du visage modelée d’après nature, je dois lui tenir compte de l’intention ; mais la forme du corps n’est pas même indiquée. C’est un défi porté à toutes les lois de la peinture. Ces robes si coquettement étalées ne contiennent absolument rien. M. Madrazo aurait vingt fois le droit de se plaindre, si, après avoir blâmé comme je le devais ses portraits de la duchesse de Medina-Cœli, de la duchesse d’Albe et de la comtesse de Vilches, je laissais passer sans mot dire la toile de M. Winterhalter. Tout en reconnaissant que le dernier manie le pinceau avec plus d’adresse, je suis obligé de mettre dos à dos le peintre espagnol et le peintre adopté par l’école française, car l’un et l’autre se moquent résolument des conditions élémentaires de leur art : ils peignent l’étoffe sans aucun souci de la forme humaine. Ce qu’ils appellent portrait n’a rien à démêler avec le sens vrai du mot. L’élément principal, le modèle vivant, n’est pas même ébauché. S’ils possèdent la notion de la peinture, ils doivent s’étonner de leur popularité ; mais il est à craindre qu’ils ne se prennent au sérieux. Pour moi, je n’ai qu’une parole à dire pour les caractériser selon ma pensée. Tant que Madrid et Paris ne comprendront pas le néant de leurs œuvres, le goût de l’Espagne et le goût de la France seront bien malades.

Il y a en France deux noms très populaires que je n’ai pas même écrits en parlant de l’école française. J’entends dire que mon silence est mal interprété ; on va jusqu’à me reprocher de méconnaître les gloires nationales. Le reproche est grave, et je ne veux pas rester plus longtemps sous le coup d’un si terrible réquisitoire. Avoir omis dans le tableau de l’école française MM. Horace Vernet et Théodore Gudin, est-ce donc vraiment un si grand crime ? Ils ont pour eux le succès, le nombre des commandes, l’empressement des amateurs qui achètent à l’envi leurs moindres ébauches. Mon silence ne peut leur porter aucun préjudice : que je les vante ou que je les blâme, leur condition ne changera pas. Ils sont en possession de la faveur publique, et mon silence pas plus que ma parole ne peut les atteindre. De quoi donc se plaignent leurs amis et leurs admirateurs ? Pour expliquer mon silence, je n’ai qu’un mot à dire : MM. Théodore Gudin et Horace Vernet n’ont pas pour moi de sens historique. S’il se rencontre dans leur nombreuse clientèle un esprit assez pénétrant pour leur attribuer une signification que je n’ai pas su découvrir, je suis prêt à écouter, et j’accueillerai de grand cœur cette révélation inattendue. Jusque-là le lecteur trouvera bon que je m’abstienne à leur égard. Il ne faut pas confondre la discussion avec l’achalandage, et ceux qui me reprochent mon silence me paraissent dominés par une étrange préoccupation : à leurs yeux, tout ce qui réussit doit être loué. Je ne partage pas leur avis, et ils ne doivent pas s’étonner que je n’en tienne aucun compte. Le succès de MM. Théodore Gudin et Horace Vernet est un fait que je n’entends pas contester; mais tous les faits, de quelque nature qu’ils soient, sont soumis à la discussion. On peut nier ou affirmer la légitimité du succès; on peut aller plus loin, sans trahir la cause de la vérité; on peut considérer les artistes applaudis, mais dont le talent n’a pas une valeur réelle, comme placés en dehors de la, discussion. Or il me semble que MM. Théodore Gudin et Horace Vernet sont précisément dans cette condition. Leur popularité n’établit pas leur supériorité. Ce qu’ils font depuis trente ans obtient l’approbation des marchands de tableaux, et les banquiers qui veulent décorer leurs salons les prennent de bonne foi pour les héritiers de Salvator Rosa et de Canaletto. Ne sera-t-il pas permis à ceux qui ont pris la peine d’étudier l’histoire de la peinture de protester contre ces louanges? La prétention des banquiers et des marchands de tableaux, si elle était admise, n’irait pas à moins qu’à supprimer toute discussion. Plus d’une fois d’ailleurs j’ai dit sans détour ce que je pense de MM. Gudin et Vernet, et ceux qui me reprochent aujourd’hui mon silence n’ont pas l’excuse de la curiosité. Quand M. Gudin nous aura donné une toile qui se puisse comparer à l’Eglise Sainte-Marie della Salute, que nous possédons au Louvre, je ne me ferai pas prier pour en parler, et la louange ne me coûtera rien. Quand M. Vernet voudra bien peindre une bataille autrement conçue que la Prise de la Smala, je ne serai pas le dernier à le vanter; mais tant qu’il n’aura pas renoncé à ses habitudes d’improvisation et d’escamotage, nous aurons le droit de ne pas le prendre plus au sérieux, dans les questions de peinture bien entendu, et de le traiter comme un très habile homme qui fait de bonnes affaires.

J’ai dû pour les écoles étrangères adopter le même parti que pour l’école française. J’apprendrais donc sans étonnement que la Belgique et la Hollande, l’Espagne et l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne, m’accusent d’avoir omis des noms d’une grande importance. Les argumens que je viens de produire s’appliquent à toutes les nations. S’ils sont vrais pour la France, ils sont vrais pour le reste de l’Europe. L’importance d’un peintre ou d’un statuaire ne se mesure pas au nombre de ses travaux, mais à l’élévation de la pensée, à la pureté de l’expression. Il se fait au-delà de la Manche des fortunes prodigieuses qui n’ont d’autre origine que le maniement du .pinceau, dont le chiffre étonnerait les spéculateurs les plus heureux, et cependant l’histoire n’aura jamais à s’occuper de ceux qui auront recueilli ces monceaux d’or. Ils achèteront des châteaux et des parcs, ils chasseront le daim et le renard, et la génération prochaine ne saura pas leur nom.

Il y a en Allemagne des artistes à qui l’église et l’état confient des murailles à décorer, et pour qui la vie est facile. Ils vivent dans l’abondance, sans autre patrimoine que leur pinceau. S’ils n’encaissent pas autant de thalers ou de florins que les peintres anglais encaissent de guinées, ils n’ont pourtant pas à se plaindre du sort; mais ils n’ont pas de sens déterminé, ils n’ont rien changé dans les doctrines ni dans les procédés de l’école allemande. C’est pourquoi nous ne sommes pas obligé de discuter leurs œuvres après avoir parlé de Cornélius et d’Overbeck, de Kaulbach et de Rauch.

Si nous avions conçu la pensée malencontreuse d’épuiser le livret, et d’analyser les cinq mille ouvrages exposés au palais des Beaux-Arts, nous aurions pu contenter bien des orgueils, car il y a des natures inquiètes, avides de bruit, qui préfèrent le blâme au silence; mais nous aurions été obligé d’abandonner la région des idées pour descendre aux détails les plus mesquins, et la discussion aurait perdu en dignité ce qu’elle eût gagné en développement. Aussi je suis loin de regretter les omissions qu’on me reproche : si pareille tâche s’offrait à moi, je l’accomplirais en suivant la même méthode.

J’arrive à la comparaison des différentes écoles de l’Europe. D’après le développement que j’ai donné à l’étude de chacune d’elles, le lecteur a déjà pu pressentir la valeur relative que je leur attribue. Cependant, comme je ne veux laisser aucun doute sur le fond de ma pensée, je crois utile de présenter mon opinion sous une forme précise et d’en expliquer les motifs. L’Italie, la Belgique et la Hollande occupent le premier rang dans l’histoire de la peinture. Quelle que soit ma sympathie pour les grands noms de l’art français, j’essaierais vainement de contester ce fait : dans le domaine de la peinture, notre pays ne vient qu’après l’Italie, la Belgique et la Hollande. Dans le domaine de la statuaire, je crois pouvoir affirmer qu’il vient immédiatement après l’Italie, car si les noms de Donatello, de Ghiberti, de Buonarroti dominent la sculpture moderne, l’Europe entière, l’Italie exceptée, doit s’incliner devant les noms de Germain Pilon, de Jean Goujon et de Pierre Puget. Eh bien! nous avons vu que ni la Belgique, ni la Hollande, ni l’Italie ne soutiennent aujourd’hui la gloire de leur école. Elles s’en tiennent aux procédés matériels, elles appliquent avec adresse des recettes de métier et négligent les principes fondamentaux qui régissent toutes les formes de l’imagination. Pour ces trois pays, on peut le dire sans injustice et sans raillerie, Raphaël, Rubens et Rembrandt appartiennent aux âges héroïques. Leur mémoire est vénérée, mais leurs enseignemens ne sont pas suivis. La source où puisaient ces illustres aïeux semble s’être tarie. Pour établir l’affaiblissement de ces trois écoles, il n’est pas nécessaire de prodiguer les argumens. L’évidence parle trop haut pour qu’on ait besoin de lui venir en aide. L’étude même la plus rapide des œuvres qu’elles nous ont envoyées cette année prouve clairement qu’elles sont déchues. Elles le savent bien et s’en affligent. Ni Rome, ni Florence, ni Venise, ni Amsterdam, ni Anvers ne songent à comparer leur présent à leur passé. Sévères pour elles-mêmes, ces villes glorieuses rendent notre tâche plus facile. Elles ont réuni et groupé les élémens du jugement que nous avons à prononcer. Que la mode ait pris sous sa protection M. Callait, M. Kiers et M. Podesti, je n’entends pas le contester; mais en Hollande, en Belgique, en Italie, il se rencontre encore des connaisseurs qui apprécient à leur juste valeur ces favoris de la mode, qui accueillent en souriant les éloges prodigués à leurs ouvrages. Écho fidèle de leur jugement, je n’ai pas à redouter le reproche de partialité, car j’ai pris soin de juger la Belgique, la Hollande et l’Italie au nom de leur passé, sans jamais les opposer l’une à l’autre. C’était le seul moyen de rendre la justice facile.

Quant à l’Espagne, je me suis placé au même point de vue. Pour estimer la valeur de M. Madrazo, je l’ai comparé à Velasquez, et s’il a succombé dans cette épreuve, ce n’est pas à moi qu’il doit s’en prendre. Ses compatriotes sentiront qu’il n’est jamais entré dans ma pensée de déprécier une école à qui nous devons Murillo, Ribeira et Zurbaran. À l’heure où je parle, on peut dire qu’à Madrid la peinture historique n’existe pas. Le portrait, les combats de taureaux sont les seuls genres abordés par l’imagination nationale. Ce que j’ai dit de MM. Hortigosa et Ribera n’infirme pas cette triste conclusion, puisque la faveur publique s’attache à M. Madrazo.

Aujourd’hui, dans le domaine de la peinture, l’Angleterre et l’Allemagne dominent l’Espagne et l’Italie, la Belgique et la Hollande. Il me suffit de rappeler les noms de Landseer, de Cornélius, d’Overbeck. Cependant il faut bien reconnaître qu’elles n’ont retrouvé ni Reynolds, ni Wilkie, ni Holbein, ni Albert Dürer. Ces réserves faites, nous devons estimer très haut les efforts de l’Angleterre et de l’Allemagne. Il est vrai que l’école anglaise ne s’élève pas au-dessus de la peinture de genre, s’abandonne à la pure fantaisie, qu’elle paraît reculer devant la peinture historique et religieuse. Toutefois le nom de Landseer suffit à marquer son rang. L’Allemagne vit dans de plus hautes régions; elle aborde résolument les sujets les plus difficiles. Si elle ne possède pas le charme et la délicatesse d’exécution, si elle ne compte pas dans le paysage de praticien aussi habile que Stanfield, elle interroge tour à tour la tradition chrétienne, le moyen âge, l’histoire moderne. Pour effacer l’insignifiance de M. Hennsel, l’école d’outre-Rhin n’a qu’à nommer Cornélius, Overbeck et Kaulbach. Quant à Ranch, s’il ne possède pas l’imagination de Pierre Vischer, il mérite l’attention de l’Europe par l’élévation de la pensée, par l’habileté de l’exécution.

Il n’est pas malaisé de déterminer le rang qui appartient à la France. Ni l’Allemagne ni l’Angleterre ne peuvent, en peinture, nous opposer des noms égaux à ceux d’Ingres, de Delacroix, de Decamps. Le seul artiste en Europe qu’on pourrait comparer à l’auteur de L’Apothéose d’Homère serait Overbeck; mais le prix serait adjugé à l’école française pour la pureté du style. Delacroix et Decamps, pour l’abondance de l’invention, pour la splendeur et l’harmonie, peuvent défier toute comparaison avec les peintres contemporains. Dans la statuaire, David, Barye, Pradier, font de l’école française la première des écoles. Je ne crois pas me tromper en exprimant ce jugement. Je ne crois pas avoir étudié la France avec moins d’attention et de sévérité que le reste de l’Europe.

Pourquoi les grandes écoles de peinture sont-elles aujourd’hui déchues de leur ancienne splendeur? Je n’ai pas l’espérance de signaler avec précision toutes les causes qui ont déterminé leur décadence. Il est pourtant permis d’affirmer que deux causes principales ont ralenti l’activité de l’imagination et abaissé le style dans le domaine de la peinture. La division de la propriété, en diminuant le nombre des grandes fortunes, a rendu plus difficiles et plus rares les encouragemens dont l’art ne peut se passer. Voilà un premier fait que personne ne saurait contester. En Italie, en Belgique, en Hollande, la richesse, en changeant de mains, a changé de destination. A ne considérer que le bien-être général, nous devons nous en réjouir. Le malaise de l’art, est amplement compensé par l’immense bienfait que je viens de rappeler. Déplorer aujourd’hui la division de la propriété serait pure folie; mais il est du devoir de l’historien, lors même qu’il raconte des faits purement intellectuels, d’indiquer les faits matériels qui les ont précédés. Or il n’est pas douteux que l’affaiblissement des grandes écoles coïncide avec la division de la propriété. Les grands seigneurs encourageaient la peinture; les hommes qui naissent pauvres et qui s’enrichissent par leur travail possèdent rarement les mêmes goûts que les hommes nés au sein de la richesse. Que ce soit un mal, que ce soit un bien, je n’ai pas à discuter cette question. Ce qu’il y a de certain, c’est que la libéralité des banquiers et des agens de change ne vaut pas pour les peintres ce que valait la libéralité des grands seigneurs. fin financier habitué à calculer, à prévoir le bénéfice de ses moindres actions, n’achète presque jamais un tableau sans une arrière-pensée de gain. Ceux qui en douteraient n’auraient qu’à consulter les commissaires-priseurs préposés à la vente publique des collections de peintures. Ils verraient que les Mécènes de la finance renouvellent à peu près tous les dix ans leurs galeries, qu’ils semblaient chérir. Ce qui se passe chez nous peut servir à pressentir ce qui se passe en Italie, en Belgique, en Hollande. Il est vrai que le gouvernement pontifical a prohibé l’exportation des tableaux précieux; mais cette prohibition ne s’applique pas aux ouvrages modernes, et concerne exclusivement les ouvrages des maîtres anciens, dévolus à l’aîné d’une grande famille comme faisant partie de son majorât. D’ailleurs, sauf quelques rares exceptions, l’aristocratie romaine n’a plus guère aujourd’hui qu’une existence nominale, et n’est pas en mesure d’encourager la peinture. La bourgeoisie romaine, inactive et indolente, ne songe pas à s’enrichir; elle ne manque pas de goût, mais elle doit s’en tenir à l’admiration du passé; tant qu’elle n’aura pas changé ses habitudes, elle ne pourra rien ni pour le présent ni pour l’avenir. Florence et Milan ne partagent pas l’indolence de la bourgeoisie romaine; elles sont laborieuses, et l’on voit s’élever en Toscane et en Lombardie des fortunes qui n’ont rien à démêler avec le hasard de la naissance. Florence et Milan ne font rien pour la régénération de la peinture. La Belgique et la Hollande se conduisent-elles autrement? la pratique du commerce n’absorbe-t-elle pas la meilleure partie de leurs facultés? Que ceux qui ont visité Bruxelles et Anvers, Amsterdam et La Haye, interrogent leurs souvenirs. L’Espagne catholique possède encore une grandesse, mais l’Espagne s’agite pour conquérir dans l’industrie le rang qu’elle occupait autrefois dans la politique, et la grandesse prend des actions dans les chemins de fer, au lieu de songer à décorer ses palais. Elle ne pense pas à susciter des Murillo et des Velasquez, elle pense à rétablir ses affaires, à se dégager d’obligations onéreuses, souvent même à joindre les deux bouts, comme on dit vulgairement. Rien de plus sage assurément que de libérer un patrimoine embarrassé; mais la grandesse obéit à l’impulsion commune, elle ne se contente pas de mettre ses biens en ordre, elle veut les agrandir, les doubler s’il se peut.

En Angleterre, les grandes fortunes sont demeurées debout, et nous savons que la peinture trouve chez l’aristocratie anglaise de généreux encouragemens. Plusieurs parties de l’Allemagne gardent encore des vestiges trop nombreux du régime féodal. Cependant ni l’école anglaise ni l’école allemande ne sont aujourd’hui ce qu’elles ont été. Il y a donc, outre le fait matériel que j’ai rappelé, — la division de la propriété, — un fait d’une autre nature, d’une importance au moins égale, et dont il faut tenir compte, si l’on veut découvrir la raison du présent. L’éparpillement de la richesse a tari ou du moins singulièrement appauvri la source des encouragemens. pour la peinture et la .statuaire : la transformation du sentiment religieux est venue accroître les embarras des arts du dessin. Je ne crois pas, comme je l’entends crier autour de moi, que le siècle soit impie. Tous les esprits élevés ont gardé la notion de Dieu, et ceux mêmes dont l’éducation n’a pas développé les facultés possèdent un instinct religieux, à défaut d’idées précises sur les relations de Dieu avec l’humanité; mais il faut reconnaître que le sentiment religieux s’est transformé, et que les esprits se préoccupent aujourd’hui du sens moral beaucoup plus que de la partie merveilleuse du christianisme. Or le sens moral de la religion n’offre pas à l’imagination les mêmes ressources que la partie merveilleuse. Quand la foule ne croit plus aux légendes, il est tout naturel que les peintres les négligent, ou ne songent plus que rarement à les choisir pour sujet de leurs travaux.

Ai-je besoin de montrer que la transformation du sentiment religieux n’a pas joué dans l’histoire de la peinture un rôle moins important que la division de la richesse? Ce serait faire injure au bon sens des lecteurs. Pour apprécier la part qui revient à la religion dans le développement de l’imagination humaine, et en particulier dans le développement des arts du dessin, il n’est pas nécessaire d’avoir visité les galeries et les musées de l’Europe. La galerie du Louvre suffit pour établir ce que j’avance. Là toutes les nations sont représentées par l’expression du sentiment religieux. La grande Sainte Famille du divin Sanzio, composée deux ans avant sa mort; la Circoncision de Jules Romain, son élève chéri; la Vierge sur les genoux de sainte Anne, conçue par Léonard et peinte par son disciple bien-aimé, Bernardino Luini; le Christ au tombeau de Titien, prouvent clairement que l’Italie a dû au sentiment religieux ses inspirations les plus fécondes. Pour l’école française, il en est de même. Quoique Poussin ait embrassé d’une étreinte puissante l’âge païen aussi bien que l’âge chrétien de l’humanité, il est certain qu’il a trouvé dans l’Évangile et dans l’Ancien Testament le thème de ses plus beaux ouvrages. L’Histoire de saint Bruno, de Lesueur, est un argument présent à toutes les mémoires.

Division de la richesse, transformation du sentiment religieux, voilà donc les deux causes que nous pouvons sans hésitation assigner à l’affaiblissement de l’art en Europe. Quiconque a feuilleté l’histoire comprendra la légitimité de cette opinion. Pourquoi la France, malgré les deux faits dont je viens de parler et dont l’accomplissement est chez elle plus évident que dans le reste de l’Europe, occupe-t-elle pourtant le premier rang dans l’art contemporain? C’est que l’état a remplacé l’aristocratie et encouragé autant qu’il est en lui l’expression du sentiment religieux par la statuaire et la peinture. Que depuis cinquante ans les travaux destinés à la décoration des palais et des églises aient été souvent distribués de façon à contenter les Mécènes plutôt que le public, c’est un fait acquis à l’histoire, un fait malheureux, mais qui ne détruit pas l’importance du rôle joué par l’état. Sans cette puissante intervention, aurions-nous l’Apothéose d’Homère, le Martyre de suint Symphorien, le Triomphe d’Apollon? Sans l’intervention du pouvoir municipal, auxiliaire souvent heureux du pouvoir central, aurions-nous le Salon de la Paix? J’ai donc le droit d’affirmer que chez nous la condition de la peinture est meilleure que dans le reste de l’Europe, car je ne vois pas chez les nations voisines une œuvre de cette valeur, et ce n’est pas aux fortunes privées qu’il appartient de susciter de telles créations. Un banquier pourrait se passer la fantaisie d’acheter ces toiles; mais songerait-il à les commander?

J’entends dire que le parlement anglais a voté une somme énorme pour la décoration de la nouvelle salle où il tient ses séances. C’est une pensée excellente, à laquelle doivent applaudir tous les bons esprits, tous ceux qui aiment à voir la peinture encouragée par les pouvoirs publics, et qui comprennent non pas seulement l’utilité, mais la nécessité de leur intervention pour l’accomplissement des œuvres de haut style. Cependant, si j’approuve la résolution du parlement, je doute qu’elle porte ses fruits, quant à présent du moins. Que l’Angleterre, si amoureuse des précédens dans toutes les branches de l’administration, mette la résolution du parlement au même rang que les décrets royaux, et règle sa conduite future d’après ce précédent nouveau, il est permis d’espérer qu’il se présentera des peintres pour justifier la munificence du parlement; mais aujourd’hui, à l’heure où je parle, où est le pinceau qui va décorer la nouvelle salle des séances? Nous avons sous les yeux les œuvres de l’école anglaise; parmi ces œuvres, y en a-t-il une seule dont l’auteur semble désigné pour l’accomplissement d’une telle tâche? Les plus habiles ont employé toute leur vie à travailler pour l’aristocratie, qui ne songe guère aux œuvres de haut style. L’artiste chargé de la décoration du nouveau parlement n’aura donc pour se guider que les compositions de Rubens à White-Hall, et quelle que soit l’excellence d’un tel conseil, il n’est pas certain qu’il en sache profiter, car l’esprit de notre temps, au-delà comme en-deçà de la Manche, n’accepte pas volontiers l’emploi de l’allégorie, et Rubens en usait largement. D’ailleurs les plus charmans tableaux de genre ne garantissent pas l’aptitude de l’auteur pour les compositions historiques. Pour la mesure du savoir, la proportion des figures n’est pas indifférente, et tel défaut, telle incorrection, qui demeurent cachés au plus grand nombre des spectateurs tant que la toile ne dépasse pas les dimensions d’un damier, frappent vivement tous les yeux dès que le peintre écrit sa pensée sur une muraille. M. Leslie, dans le Couronnement de la reine, a montré ce qu’il sait faire, et je ne le crois pas appelé à la peinture monumentale. M. Mulready, plus vivant, plus animé, plus inventif que M. Leslie, ne s’élèvera jamais au-dessus de la peinture de genre. À qui donc le parlement confiera-t-il la décoration de sa nouvelle salle? On parle d’un peintre qui ne s’est jamais révélé par aucune œuvre éclatante, mais qui aurait présenté des esquisses bien conçues. Il ne m’appartient pas de prévoir ce qu’il fera : si néanmoins son œuvre future devait ressembler à ses œuvres précédentes, le parlement n’aurait pas à s’applaudir du choix du jury : il s’agit ici d’une commande obtenue au concours. Je souhaite que l’événement démente mes prévisions, sans oser l’espérer. Une résolution du parlement ne suffit pas pour créer la peinture monumentale dans un pays habitué à la peinture de genre.

La division de la propriété et surtout la transformation du sentiment religieux devaient fatalement rétrécir le champ de l’art, et c’est en effet ce qui est arrivé : l’invention a fait place à l’imitation. À Dieu ne plaise que j’entreprenne de rabaisser les artistes flamands et hollandais, qui ont poussé si loin le talent d’imitation ! Je sais ce qu’ils valent, et je n’hésiterai jamais à proclamer leur mérite. Loin de vouloir les déprécier, je pense que leurs panégyristes et ceux qui prétendent suivre leurs traces ne comprennent pas pleinement le sens et la portée de leurs œuvres. Ni l’école flamande, ni l’école hollandaise ne se sont proposé l’imitation pure, l’imitation littérale de la nature. Ceux qui le croient, et le nombre en est grand, ne les ont pas étudiées avec un soin assez soutenu. Ni Ruysdael, ni Wouwermans, pas plus que Rubens et Rembrandt, n’ont renoncé à l’exercice de l’imagination dans la pratique de la peinture; on peut le dire, on peut l’affirmer, on ne réussira jamais à le démontrer, et pourtant c’est au nom des écoles flamande et hollandaise que l’imitation pure envahit aujourd’hui le domaine de l’art. Qu’on prenne les Néréides de Rubens ou les Chênes de Ruysdael, et qu’on essaie de retrouver dans la nature les types de ces admirables ouvrages : je ne demande pas d’autre preuve aux partisans obstinés de l’imitation.

Comment la dispersion de la richesse et la transformation du sentiment religieux ont-elles amené le règne de l’imitation, qui n’est, à proprement parler, que l’enfance de l’art? La question n’est pas difficile à résoudre. Pour peu qu’on prenne la peine d’examiner ces deux faits, on conçoit qu’ils devaient tarir deux sources d’inspiration, ou du moins en détourner les peintres et les statuaires. Que voyons-nous dans le passé? à quels souvenirs s’adressent les peintres les plus habiles pour l’exercice et le développement de leur génie? Se contentent-ils de retracer la nature qu’ils ont devant les yeux? n "interrogent-ils pas les traditions historiques et religieuses? Mais pour choisir, pour traiter de pareils thèmes, il faut du loisir et de l’espace. La division de la richesse a rétréci l’espace; la transformation du sentiment religieux a rétréci le champ de la pensée chez le peintre et chez le spectateur.

Je ne m’étonne donc pas de l’importance exagérée accordée aujourd’hui à l’imitation. Il était facile de prévoir ce qui arrive, ce qui se passe sous nos yeux n’a rien d’inattendu; mais s’il était facile de le prévoir, il ne serait pas sage de l’encourager. Quel que soit le mérite des peintres voués à l’imitation pure, il ne faut pas se lasser de leur répéter qu’ils font fausse route, ou plutôt qu’ils s’arrêtent à moitié chemin. Dans la peinture, dans la statuaire, comme dans la poésie, l’imitation n’est qu’un moyen, et ne sera jamais le but. La division de la richesse et la transformation du sentiment religieux n’ont pas créé cette méprise, qui est aussi vieille que le monde; elles ont servi à la populariser. A mesure en effet que la richesse, au lieu de se partager entre un petit nombre de familles, s’est répandue successivement dans les diverses classes de la société, tout homme arrivé à l’indépendance par son travail personnel ou par le travail de son père a possédé sa part de loisir. Exempt de souci pour la satisfaction de ses besoins matériels, il a cherché les joies de l’intelligence, et l’art s’est offert à lui comme un moyen de contenter ce besoin nouveau; mais comme le loisir était pour lui ou pour sa famille chose toute nouvelle, il n’avait pas eu le temps de le mettre à profit pour éveiller ou pour développer le sentiment de la beauté. Ce n’est pas ici un grief que j’articule, c’est un fait que j’énonce, et que chacun de nous peut vérifier en portant ses regards autour de soi. Les facultés les plus heureuses ne peuvent s’épanouir que dans un milieu propice. Le sentiment de la beauté, instinctif chez quelques natures privilégiées, n’arrive à son entier développement que par des comparaisons nombreuses. Or, quand un homme doué d’une intelligence vigoureuse, d’une volonté énergique, a dépensé les deux tiers de sa vie dans l’exercice d’une profession commerciale ou libérale sans jamais se préoccuper de la beauté, il n’est pas étonnant qu’arrivé à l’heure du repos, il ne soit qu’un juge très incompétent dans toutes les questions qui se rattachent à la peinture, à la statuaire. Tout le monde veut s’y connaître, et pourtant les connaisseurs ne se comptent pas par centaines. Au prix d’un peu de réflexion, on cesserait de s’en s’étonner. Personne en effet ne croit qu’on s’éveille un beau matin avec la faculté de distinguer telle ou telle nature de tissu. Pour ces questions toutes matérielles, chacun reconnaît non-seulement l’utilité, mais la nécessité d’un apprentissage. Pourquoi donc se montrer moins clairvoyant, lorsqu’il s’agit de questions plus délicates et d’un ordre plus élevé? Distinguer un Corrège d’un Albane serait-il d’aventure plus facile que de reconnaître la présence du coton dans un tissu de fil, de laine ou de soie? On m’accordera au moins que ces deux genres de questions exigent une égale dose de sagacité. Et si, pour reconnaître la présence du coton, qui sert aujourd’hui à falsifier tous les tissus, quelques années d’apprentissage sont jugées indispensables, on ne me contestera pas l’opportunité d’une épreuve de même durée, lorsqu’il s’agit de juger les œuvres du pinceau ou du ciseau.

Eh bien ! les hommes qui ne sont pas nés dans la richesse, ou qui n’ont pas fait de la beauté une étude spéciale et constante, veulent cependant s’y connaître. Dès qu’ils ont acquis la faculté de payer les œuvres du pinceau ou du ciseau, n’espérez pas qu’ils prennent conseil avant d’acquérir ce qu’ils destinent à la décoration de leur salon. Fussent-ils même doués d’un bon sens rare dans toutes les autres questions, ils manqueront volontiers de bon sens dans cette question spéciale. Ils peuvent, payer, payer comptant un tableau, une statue; donc ils s’y connaissent, le goût leur est venu avec les écus. S’il s’agissait d’acheter une terre, ils ne se croiraient pas assez éclairés; ils consulteraient avant de se décider. Ils ne signeraient pas l’acquisition d’une forêt sans avoir interrogé quelque madré compère sur la valeur du chêne, du hêtre et du bouleau; mais il s’agit d’un tableau, d’une statue, ils n’ont besoin de recourir à personne, ils possèdent par eux-mêmes des lumières suffisantes. Comme ils ne voient dans la peinture rien au-delà de l’imitation, comme c’est parmi eux que se recrute la clientèle, il n’est pas étonnant que les peintres, pour avoir la vie plus facile, se résignent à les contenter. S’ils essayaient de redresser leur goût, ils s’exposeraient à garder leurs tableaux dans leur atelier. Chez de tels amateurs, qui forment aujourd’hui la majorité, le portrait de Meudon ou de Saint-Cloud obtiendra grand crédit; la ressemblance d’un orme excite en eux des frémissemens d’admiration. Comment les peintres se hasarderaient-ils à dessiller leurs yeux? N’auraient-ils pas à craindre le sort de Gil Blas chez l’archevêque de Grenade? Ils commencent par leur donner raison, et finissent par croire que l’imitation est le dernier mot de la peinture.

Est-il nécessaire d’expliquer comment la transformation du sentiment religieux a rétréci le champ de la pensée dans le domaine de l’art? A ne considérer l’idée de Dieu que sous l’aspect purement scientifique, il est impossible de ne pas reconnaître que cette idée élève l’âme qui en a pris possession. Or, si l’idée de Dieu exerce une action salutaire sur le développement de l’intelligence, les traditions merveilleuses qui se rattachent au berceau de la religion chrétienne n’ont pas moins d’importance pour le développement de l’art. A cet égard, les prouves abondent, et je n’aurais que l’embarras du choix. La partie morale de la religion chrétienne n’offrira jamais à la peinture autant de ressources que la partie merveilleuse. Les plus éloquentes paraboles, s’il était donné au pinceau de les traduire, et pour ma part j’en doute fort, n’offriraient pas le même intérêt que les miracles racontés par l’Evangile. Il ne s’agit pas pour nous de déplorer cette transformation, mais de l’accepter, puisque nous ne pouvons pas refaire le passé.

Non-seulement dans le domaine de l’art, et en particulier dans le domaine des arts du dessin, l’imitation est insuffisante, mais j’ajouterai qu’elle ne peut jamais se réaliser d’une manière complète, qu’elle est impossible dans le sens littéral du mot. Tous ceux qui ont manié le pinceau ou l’ébauchoir savent à quoi s’en tenir sur la valeur de mon affirmation. L’art ne dispose pas des mêmes moyens que la nature; il ne peut donc lutter avec elle sans s’exposer à une défaite certaine. Il doit chercher en dehors de la réalité le moyen de toucher le but qu’il se propose. Or quel est ce but? Emouvoir et charmer. A cet égard, les avis ne sont pas partagés. Ignorans et savans, hommes du monde et gens du métier, sont d’accord sur la destination de l’art. Si tous les esprits ne possèdent pas au même degré l’intelligence de la beauté, s’il n’est donné qu’aux génies privilégiés de l’exprimer complètement, personne du moins n’oserait contester que l’expression de la beauté ne soit le but assigné à la peinture et à la statuaire. La divergence ne commence qu’alors qu’il s’agit de déterminer la méthode à suivre pour réaliser l’idée préconçue. Je ne veux pas revenir sur le néant des doctrines réalistes; le public sait trop bien ce qu’a enfanté l’application rigoureuse de ces doctrines. Il est désormais démontré qu’il faut chercher ailleurs la source des grandes œuvres. M. Courbet n’est pas précisément de la famille de Rubens, et pourtant il est plus réel que le chef de l’école flamande. Acceptons M. Courbet comme l’expression la plus complète des doctrines réalistes. Admettons un instant qu’elles ne puissent pas se révéler d’une manière plus évidente, quoique M. Hornung laisse M. Courbet bien loin derrière lui, et qu’il ait imité les gerçures des lèvres, les rides du front bien plus exactement que le peintre français. N’appelons en témoignage que les œuvres placées aujourd’hui sous nos yeux: c’en est assez pour démontrer l’insuffisance et l’impossibilité de l’imitation. Il s’agit de savoir ce que les arts du dessin peuvent et doivent chercher en dehors de la réalité. Je n’ai pas à m’occuper ici de l’architecture, qui n’a jamais été considérée comme un art d’imitation, et dont le but est d’ailleurs complexe, puisqu’elle doit se proposer tout à la fois le beau et l’utile, à tel point que la construction la plus élégante est une construction condamnée par le goût, si elle ne répond pas à sa destination. Je m’en tiens à la peinture et à la statuaire. Pour la ferme humaine traduite par le marbre, nous avons la frise, les métopes et les tympans du Parthénon, qui répondent à toutes les questions. Pour ceux qui connaissent le modèle vivant, il est évident que ces admirables ouvrages ne sont pas réels. Ils nous offrent tout à la fois quelque chose de moins et quelque chose de plus que la réalité, quelque chose de moins, puisqu’ils n’ont ni la couleur ni la souplesse de la chair animée par le sang, quelque chose de plus, puisqu’ils dépassent en harmonie linéaire les créatures vivantes qui marchent devant nous.

A quoi tient cette différence, que les aveugles pourraient seuls contester? A la conception, à l’expression de l’idéal. Phidias, qui se nourrissait de la lecture d’Homère et qui pouvait contempler chaque jour les plus belles filles de l’Attique, de la Thrace et de l’Ionie, c’est-à-dire la finesse de l’intelligence, l’ardeur des sens et la mollesse voluptueuse, traduites par les signes les plus éclatans, ne se contentait pourtant pas de ce qu’il voyait lorsqu’il équarrissait le paros. Il complétait le témoignage de ses yeux par le témoignage d’Homère. Il n’oubliait jamais le quatorzième chant de l’Iliade et les amours de Jupiter et de Junon sur le mont Ida. Il s’élevait au-dessus de la réalité par la conception, par l’expression de l’idéal que l’aveugle divin lui avait révélé. Or, comme dans la statuaire Phidias n’a jamais été surpassé, comme les plus habiles parmi les modernes n’atteignent pas à sa hauteur, comme Jean Goujon et Michel-Ange, malgré leur science profonde, sont vaincus par lui, comme la Diane et le Moïse sont au-dessous de la Cérès et du Thésée, nous sommes forcé d’accepter Phidias comme le prince de la statuaire.

Si nous possédions les peintures de Polygnote au Pœcile, la Grèce nous dirait sans doute sur l’emploi du pinceau ce qu’elle nous dit sur l’emploi du ciseau; mais à défaut du Pœcile et de Polygnote nous avons le Vatican et Raphaël, et même un souvenir de la Grèce, la grande mosaïque trouvée à Pompéi, dans la maison du Faune, et qui, d’après le mémoire érudit et ingénieux de M. Fabbricatori, représenterait la bataille d’Arbelles. Dans cette mosaïque, aussi bien que dans les chambres du Vatican, il n’y a pas une figure où l’on ne trouvé l’empreinte de l’idéal. Qui donc oserait affirmer que l’Alexandre de Pompéi est une copie littérale de la réalité, et n’exprime rien de plus? Qui donc oserait dire que son cheval est une étude faite dans un haras? L’Aristote et le Platon de l’Ecole d’Athènes sont-ils réels? Où trouverait-on ces deux types si pleins de majesté, d’une sérénité si calme et d’une expression si profonde? Si Raphaël n’eût pas suivi l’exemple de Phidias, s’il n’eût pas cherché à s’élever au-dessus de la réalité, s’il ne se fût pas efforcé d’idéaliser, c’est-à-dire de transformer, d’agrandir ce qu’il voyait, il ne serait jamais devenu le chef de l’école romaine, et son nom ne serait pas aujourd’hui synonyme de grâce et de beauté; non-seulement la preuve de ce que j’avance est inscrite dans ses œuvres, mais il nous a révélé dans sa correspondance les habitudes et les procédés de son esprit. Dans les lettres du Sanzio, publiées par Bottari, nous voyons qu’il ne se contentait pas de la réalité, que, malgré son admiration pour la Fornarina, il cherchait constamment quelque chose de plus pur, de plus expressif, en un mot que le rêve de l’idéal a tenu dans sa vie une place immense. Que l’on compare le portrait de sa maîtresse placé dans la tribune du palais des Offices à Florence aux types de femmes créés par son pinceau, et l’on pourra mesurer le travail accompli par son intelligence.

Ainsi dans la peinture comme dans la statuaire les partisans de l’idéal ont pour eux le témoignage et l’autorité des maîtres les plus illustres. Il semblerait donc que cette cause dût être gagnée à tout jamais, que la discussion fût désormais épuisée, — et cependant les choses ne vont pas ainsi. Une erreur singulière, une grossière méprise s’est accréditée dans les ateliers et dans les salons. Pour les peintres, pour les sculpteurs, pour les gens du monde, l’idéal se confond avec les traditions académiques, c’est-à-dire avec les types consacrés par une longue et servile imitation. Il serait difficile d’imaginer pour le sens vrai des mots une entorse plus violente. Pour quiconque en effet veut se rendre compte de la nature des facultés humaines, il est évident que l’imagination vit de liberté. Essayez de l’asservir, et si par malheur vous réussissez, vous la tuez. Ceux qui considèrent le culte de l’idéal comme un renoncement à toute indépendance dans l’exercice du talent ignorent ou bien oublient les relations de l’idéal avec l’imagination, et celles de l’imagination avec la liberté. Ceux qui cherchent dans l’imitation assidue de la nature la variété, l’originalité, affrontent sans le savoir un danger dont ils ne triompheront pas. Ils engagent avec le modèle vivant une lutte inégale, et vont au-devant d’une défaite certaine. J’ajouterai, et le lecteur attentif aura déjà pressenti ma pensée, que l’indépendance du talent se trouve tout entière du côté de l’idéal, et que la servilité, la monotonie, se trouvent du côté de l’imitation. Sans doute les types que nous présente la nature sont variés à l’infini : c’est pourquoi il faut les consulter; mais celui qui se borne à copier ce qu’il voit n’atteindra pourtant jamais à la même variété, à la même grandeur, à la même puissance que celui qui ajoute au témoignage de ses yeux le travail de sa pensée. Qu’il prenne un chêne dans la forêt de Fontainebleau, un étalon dans une prairie normande ou anglaise, qu’il les copie avec la fidélité la plus scrupuleuse, et non-seulement il sera vaincu dans cette lutte imprudente engagée avec la nature, mais il n’approchera ni de Ruysdael ni de Géricault, qui ont choisi une autre voie. Ruysdael et Géricault sont puissans et variés parce qu’ils n’ont vu dans l’imitation qu’un moyen, et qu’ils ont pris pour but l’expression de l’idéal. Il y a dans leurs œuvres un caractère personnel, un charme de nouveauté qui ne s’est jamais concilié, qui ne se conciliera jamais avec l’imitation littérale. Chose digne de remarque, dans le monde moral le sensualisme conduit à la servitude en plaçant le bien-être matériel au-dessus du droit; dans le domaine de l’art, le réalisme abolit l’indépendance, supprime l’expansion du génie : c’est dire que ces deux doctrines sont condamnées sans retour.

Mais comment réveiller le sentiment de l’idéal? Comment ramener les peintres, les statuaires et la foule à la vraie notion de l’art? Deux moyens se présentent, deux moyens que l’expérience individuelle a consacrés depuis longtemps, et qui cependant n’ont pas encore été appliqués d’une manière générale et simultanément : l’éducation et les encouragemens. Je ne veux pas médire de mon pays, la France fait pour les arts autant et plus peut-être que toutes les autres parties de l’Europe; l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, l’Académie de France à Rome pourraient devenir d’excellentes institutions : elles ne rendent pas les services qu’on aurait le droit d’en attendre, parce qu’elles sont incomplètes. La réforme, si un homme investi d’une autorité suffisante osait l’entreprendre, devrait porter d’abord et surtout sur l’école de Paris, car c’est là que se trouve le vice radical de l’éducation des artistes. C’est là qu’il faudrait tenter le rajeunissement de la peinture et de la statuaire. De quoi se compose l’enseignement de l’école de Paris? Pour les peintres et les sculpteurs, il se réduit à la pratique du métier; pour les architectes, il comprend tout à la fois la théorie et l’histoire : malheureusement, comme l’école n’a institué aucun examen, aucun concours pour l’histoire de l’architecture, cette dernière partie de l’enseignement demeure complètement illusoire. Les élèves négligent trop volontiers les leçons qui ne sont pas obligatoires. Pour les peintres et les sculpteurs, on peut dire sans raillerie qu’il n’est question ni de théorie, ni d’histoire. Tout se résume pour eux dans le maniement du pinceau et de l’ébauchoir. Dessiner d’après la bosse, d’après le modèle vivant, peindre ou modeler une tête ou une figure, tels sont les exercices proposés aux élèves avant leur entrée en loge pour le concours de Rome. Quant aux notions générales sur les principes ou l’histoire de l’art, il n’en est pas question, et celui qui hasarderait une telle pensée dans la réunion des professeurs serait accueilli par un sourire. La pratique, rien que la pratique, telle est la devise de l’enseignement pour les peintres et les sculpteurs à l’école de Paris. Non-seulement on n’exige pas des jeunes gens qui viennent s’inscrire pour suivre les leçons l’instruction élémentaire que la municipalité parisienne distribue gratuitement dans les douze arrondissemens; mais les élèves, une fois admis dans le sein de l’école, n’apprennent rien en dehors de leur métier proprement dit. Bien qu’il existe un cours d’histoire générale à l’école de Paris, l’histoire générale a le même sort que l’histoire de L’architecture; elle compte à peine quelques rares auditeurs. Tant qu’elle n’entrera pas comme un élément nécessaire dans les examens et dans les concours, il faut tenir pour certain qu’elle sera comme non avenue pour les dix-neuf vingtièmes des élèves. A cet égard, tous les hommes de bon sens se réunissent dans un avis unanime. On ne peut guère espérer que des jeunes gens qui pour la plupart n’ont pas même reçu l’éducation élémentaire sentent le besoin de connaître l’histoire générale.

Si l’on voulait organiser d’une manière complète l’enseignement des arts du dessin, il serait absolument nécessaire de le diviser en trois parties : enseignement technique, histoire spéciale, et histoire générale. Il n’y a dans ce programme rien qui relève de la fantaisie, rien qui dépasse la portée ordinaire de l’intelligence. Les élèves soumis à cette triple épreuve ne seraient pas assurés de conquérir une éclatante renommée, mais l’école aurait du moins fait pour eux tout ce qu’il est possible de faire. Les plus beaux livres du monde, je le reconnais volontiers, ne remplaceront jamais pour un peintre ou un sculpteur les conseils d’un habile praticien : il y a pour les yeux et la main une instruction toute spéciale que les leçons les plus éloquentes ne réussiront jamais à transmettre; tout cela est très vrai, très évident, je ne songe pas à le contester; néanmoins, dans la création des grands ouvrages la pensée ne joue-t-elle pas un rôle aussi actif que les yeux et la main? La routine dit : non, et le bon sens dit : oui. Trouvez un beau modèle, disent les praticiens, qui se moquent des théories, pour qui le maniement du pinceau ou de l’ébauchoir est le dernier mot de l’art, — trouvez un beau modèle, copiez-le fidèlement, et vous aurez fait un bel ouvrage. L’événement vient démentir cette promesse. Le praticien ne se tient pourtant pas pour battu : il se rejette sur l’infidélité de l’imitation, et ne veut pas accepter l’importance de la pensée. Or je crois que le plus sûr moyen de dessiller les yeux des élèves serait de leur montrer les épreuves diverses que l’art a traversées, de dérouler sous leurs yeux les années de son enfance, de sa jeunesse, de sa virilité, de sa décadence. En voyant comment la statuaire grecque s’est agrandie en passant d’Égine à Sicyone, de Sicyone à Athènes, ils comprendraient que si la pratique du métier est d’une importance immense, l’habileté de la main ne remplacera jamais l’exercice et le développement de la pensée. En comparant dans la peinture les écoles de Florence, de Rome, de Milan, de Parme, de Bologne, ils arriveraient à la même conclusion, et certes un tel enseignement ne serait pas stérile. Le présent ne peut s’agrandir qu’à la condition de profiter des leçons du passé, et pour les élèves de l’école de Paris le passé est à peu près comme non avenu. C’est à peine s’ils en entendent parler, et les procédés matériels de leur profession occupent toutes leurs journées. Ils savent exécuter habilement un torse ou un membre, ils modèlent avec adresse un casque ou une draperie : si vous leur demandez quelle pensée a présidé à leur composition, ils vous répondent qu’ils ont voulu faire un morceau. C’est là en effet le terme de leur ambition. L’enseignement de l’histoire spéciale dissiperait toutes leurs illusions : en assistant au spectacle du passé, ils sentiraient que l’exécution du morceau, très digne d’attention sans doute, ne doit pourtant pas absorber toutes les facultés du peintre ou du sculpteur.

Cependant l’histoire spéciale ne suffit pas pour éveiller le sentiment de l’idéal ; elle a besoin d’appeler à son secours l’histoire générale. Il faut en effet que les peintres et les statuaires, destinés à reproduire les grandes actions et l’image des grands hommes, possèdent au moins une idée sommaire des événemens accomplis. C’est à cette condition seulement qu’ils pourront travailler par eux-mêmes et sans auxiliaire. Quand le sujet qu’ils auront choisi ou accepté exigera des documens peu connus, ils sauront se guider dans leurs investigations et ne seront pas forcés de recourir aux lumières d’un homme étranger à leur profession. Et qu’on ne me dise pas que j’énumère ici des difficultés imaginaires. Tous ceux qui ont vécu dans le commerce familier des peintres et des statuaires se rappellent combien de fois ils les ont vus pris au dépourvu par des questions qui semblaient pourtant faciles à résoudre. Ils s’étonnaient d’abord de l’embarras dont ils étaient témoins ; mais après une conversation de quelques instans ils comprenaient que les pensionnaires de Rome, à qui l’état donne cependant cinq ans de loisir et d’indépendance, ne savaient quelle route suivre dans l’étude du passé, parce qu’ils ne possédaient pas les premières notions de l’histoire générale. Comment et pourquoi les pensionnaires de Rome ne prennent-ils pas la peine d’étudier par eux-mêmes ? Comment ne sentent-ils pas l’utilité des connaissances qui leur manquent ? La réponse C’est pas difficile à trouver. Ils ont devant eux l’exemple de leurs professeurs, chargés de travaux importans, enrichis par la pratique de leur métier, et qui, pour la plupart, sont demeurés au même point en ce qui touche l’histoire générale. Quel motif pourrait les décider à tenter une étude toute nouvelle, dont personne ne les a jamais entretenus ? Ils ont appris à exécuter le morceau, c’est par ce procédé que leurs maîtres ont réussi ; à quoi bon changer de voie ? Il y a d’ailleurs pour ce changement de méthode une difficulté dont on ne tient pas assez de compte. Les concours pour le prix de Rome se prolongent jusqu’à l’âge de trente ans ; les élèves lauréats demeurent cinq ans en Italie. Quand ils reviennent dans leur pays, ils croient avoir passé le temps des études : ils ne songent qu’à tirer profit de leur position de lauréats. Ils demandent, ils obtiennent des travaux ; ils deviennent chefs de famille, et leurs besoins, en se multipliant, leur inspirent pour les livres un dédain profond. Une heure donnée à la lecture leur paraît une heure dérobée à leurs devoirs, aux obligations les plus sacrées. Ils continuent d’ignorer l’histoire générale et ne comprennent pas le danger de leur ignorance. Qui donc oserait leur jeter la pierre et tourner leur insouciance en ridicule ? Pour leur refuser son indulgence, il faudrait méconnaître les nécessités de la vie. En dédaignant les livres, ils croient de bonne foi agir sagement.

C’est pourquoi il serait urgent d’abréger pour les prix de Rome la durée des épreuves. Si les pensionnaires revenaient à Paris à trente ans au lieu de revenir à trente-cinq ans, c’est-à-dire si le concours leur était fermé passé la vingt-cinquième année, ils auraient une chance de plus, une chance considérable pour comprendre la nécessité de l’éducation personnelle. Livrés à des besoins moins nombreux, moins onéreux, ils sentiraient peut-être l’opportunité des études générales en dehors de leur profession. S’ils n’avaient d’autres soucis qu’eux-mêmes, ils se résigneraient peut-être à interroger le passé. Assaillis de besoins sans cesse renaissans, ils sacrifient l’art au métier. Abréger la durée des épreuves pour les prix de Rome ne remédierait pourtant pas au dépérissement du sentiment de l’idéal. C’est à la jeunesse qu’il faut enseigner la supériorité du réel transformé par la méditation sur le réel transcrit littéralement. Sans les trois élémens que j’ai indiqués, il ne faut pas compter sur la régénération prochaine des arts du dessin. Nous possédons des artistes éminens ; mais ces artistes sont de brillantes exceptions, et ne détruisent pas l’autorité des principes que j’ai rappelés. À quelque partie de l’Europe que l’on s’adresse, on retrouve partout le caractère obligatoire de ces principes. L’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, ne comprennent guère que le mérite de l’imitation ; elles ont à peu près perdu le sentiment de l’idéal. L’Allemagne s’en préoccupe, et c’est à la philosophie qu’elle doit sa prééminence dans cette question. Chez les peintres et les statuaires de notre pays, la philosophie ne serait pas la bienvenue. À l’heure où j’écris, il ne faut pas songer à leur en parler, et pourtant Nicolas Poussin ne la dédaignait pas : c’est à elle qu’il a dû ses plus hautes conceptions. Au défaut de la philosophie, nous pouvons du moins conseiller l’étude de l’histoire générale, qui est d’un aspect moins revêche. La contemplation du passé élève l’âme et suscite en elle le sentiment de l’idéal. En voyant toutes les grandes actions accomplies par les générations qui nous ont précédés, nous apprenons à rêver, à concevoir quelque chose de supérieur à la réalité placée sous nos yeux, et ce commerce familier avec le passé éveille en nous des pensées que nous aurions toujours ignorées, si nous n’avions jamais consulté que le témoignage de nos yeux. L’histoire est pour l’idéal un puissant auxiliaire.

J’en ai dit assez pour démontrer la nécessité d’un triple enseignement à l’École des Beaux-Arts. Je voudrais, pour les trois arts du dessin, peinture, statuaire, architecture, voir les leçons techniques fortifiées, agrandies par l’histoire de ces trois formes de l’imagination. Et comme la peinture et la sculpture sont destinées à traduire des pensées, il serait opportun de réunir à l’histoire spéciale l’histoire générale. Les architectes d’ailleurs trouveraient leur profit dans cette dernière étude, puisqu’ils sont trop souvent appelés à proposer des sujets aux peintres et aux sculpteurs. Reste maintenant une dernière question, qui n’est pas moins importante que l’éducation, je veux dire la question des encouragemens.

Chez nous, l’état dépense annuellement une somme assez ronde pour l’encouragement des arts du dessin. L’emploi de cette somme ne laisse-t-il rien à désirer? Voilà ce que nous avons à examiner. Pendant un grand nombre d’années, l’administration la consacrait à l’achat de quelques tableaux que lui désignait la sympathie publique. Parfois elle ajoutait à l’achat des ouvrages applaudis la commande d’ouvrages nouveaux. C’était beaucoup sans doute, car les pays voisins n’en font pas autant; ce n’était pourtant pas assez. Enfin, éclairée par les conseils des hommes spéciaux, elle a compris l’importance de la peinture murale, et cette nouvelle direction donnée à l’art a déjà pleinement justifié les espérances conçues par ceux qui ont visité l’Italie. Je ne veux pas dire que toutes les chapelles décorées aux frais de l’état ou de la ville de Paris offrent un aspect satisfaisant : avec la meilleure volonté du monde on ne peut prononcer un tel jugement; mais parmi ces nombreux ouvrages il y en a de très recommandables, qui méritent les éloges des connaisseurs. Si les fresques de MM. Vinchon, Guillemot, Abel de Pujol, à Saint-Sulpice, excitent l’étonnement et l’hilarité, si le porche de Saint-Germain-l’Auxerrois, décoré par M. Mottez, est une enluminure d’un goût très problématique, en revanche l’abside de Saint-Germain-des-Prés a fourni à M. Hippolyte Flandrin l’occasion de montrer son érudition et la pureté de son goût. M. Sébastien Cornu, à Saint-Merri, a prouvé qu’il avait dignement profité des leçons de son illustre maître, M. Ingres. A Notre-Dame-de-Lorette, MM. Roger, Orsel et Perin ont traité des sujets difficiles avec un rare bonheur. Malheureusement il s’est trouvé dans les bureaux du ministère un juge assez mal inspiré pour confier à M. Blondel une coupole de la même église, et le ridicule de ses compositions a dépassé toutes les craintes de ceux qui connaissaient la valeur de son talent. En somme, dans les peintures murales des églises de Paris, le bon l’emporte sur le mauvais, et nous devons souhaiter que le ministère et la municipalité persévèrent dans la voie où ils sont entrés. La peinture faite sur place, pour un jour connu d’avance, assure aux hommes laborieux un jugement équitable, tandis que des tableaux très bien conçus, exécutés avec finesse, perdent la moitié de leur valeur ou du moins de leur charme par un placement malencontreux.

Ce qui est fâcheux dans la commande des peintures murales, c’est que l’état et la municipalité tiennent souvent trop de compte des exigences ecclésiastiques. Quand il s’agit de distribuer ces travaux, chacun plaide pour son saint, et parfois le saint défendu si chaudement par le curé, par son vicaire, par les marguilliers, n’offre à la peinture qu’un assez piètre sujet. L’artiste a beau s’évertuer, se gratter le front, feuilleter Godescard et même les Bollandistes: il ne trouve pas le thème d’une composition intéressante. Encore s’il avait la ressource de Simonide, s’il pouvait se jeter sur Castor et Pollux; mais non, il est emprisonné dans un cercle de fer, obligé de célébrer des personnages très illustres dans la paroisse, honorés des fabriciens, et parfaitement ignorés du monde entier. Le saint qu’on lui propose a guéri miraculeusement la lèpre ou la cécité : pourquoi donc ne serait-il pas digne du pinceau? Le peintre a beau se récrier et se lamenter sur l’indigence du sujet : on l’accuse de stérilité, il faut bien qu’il se résigne. Le bon sens prescrirait l’emploi d’une autre méthode. L’Ancien et le Nouveau Testament, malgré les compositions nombreuses qu’ils ont déjà suggérées depuis trois siècles aux maîtres les plus habiles, ne sont pas encore des mines épuisées. Il serait sage de préférer à Godescard Moïse et saint Luc. Les légendes qui n’ont qu’un intérêt paroissial devraient être consultées avec une extrême discrétion. Cette réserve faite, nous croyons que le ministère et le conseil municipal, en propageant la peinture murale, rendront un service éclatant aux arts du dessin. Les compositions ingénieuses de M. Gendron demandent grâce pour les larves signées du nom de M. Chassériau. On oublie volontiers l’escalier de la Cour des comptes en voyant avec quelle souplesse, avec quelle variété, le peintre des Willis a traité des sujets qui semblaient se prêter à la poésie beaucoup plus qu’au pinceau.

Cependant, si les encouragemens donnés à la peinture murale sont un service très réel, nous devons dire que ces encouragemens n’ont pas toujours été distribués avec discernement. Les recommandations obtenues par l’importunité ont parfois prévalu, au grand détriment des artistes habiles recommandés par leur seul talent. Il me suffit de rappeler la chapelle de Saint-Vincent-de-Paule, confiée à M. Lépaulle, qui ne possède pas les premières notions de la peinture religieuse. Pour que les arts du dessin profitent complètement de la générosité de l’état et de la municipalité, il faudrait, dans le partage des travaux, ne tenir compte que du talent, et n’avoir aucun égard pour les recommandations.

Ce qui vient de se passer au Louvre est une leçon assez significative, qui ne doit pas être perdue. Pour la réunion du palais de Philibert Delorme au palais de Pierre Lescot, l’administration avait appelé tous les sculpteurs connus et inconnus : elle voulait partager ce magnifique gâteau entre des bouches nombreuses. L’intention était chrétienne, vraiment évangélique; mais en pareil cas la charité n’est pas le seul conseiller qu’on doive interroger; en n’écoutant qu’elle, on risque trop souvent de se fourvoyer. Qu’est-il arrivé? Plusieurs modèles demandés à des mains inhabiles ont été refusés comme indignes de leur destination. Pour l’arc de l’Etoile, l’administration s’était montrée malheureusement beaucoup trop indulgente.

Arrivé au terme de ce long travail, je sens que j’ai dû, à mon insu, me rendre coupable de plusieurs omissions. Soit en parlant de l’école française, soit en parlant des écoles étrangères, je n’ai peut-être pas discuté tout ce qui méritait les honneurs de la discussion : je n’ai pourtant rien négligé pour m’éclairer; mais le lecteur me pardonnera sans peine mes oublis involontaires en songeant que j’avais devant moi plus de cinq mille ouvrages dont une partie n’était pas heureusement éclairée. J’ai posé nettement toutes les questions qui s’offraient à mon esprit, je les ai débattues avec sincérité; quant aux jugemens que j’ai prononcés, je n’ai pas la prétention de les donner comme souverainement vrais, mais je crois du moins qu’ils pourront mettre sur la voie de la vérité.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Voyez les livraisons du 1er et 15 août, du 15 septembre et du ler octobre.