Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 4

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CHAPITRE IV

LA TRANSFORMATION DE LORENTZ
RELATIVITÉ DE L’ESPACE ET DU TEMPS


Le groupe de Lorentz. — On démontre (appendice, note 5) que le principe de relativité et l’invariance de la vitesse de la lumière conduisent à des formules de transformation de coordonnées profondément différentes de celles de Galilée (chap. I, form. 3). Si deux observateurs appartenant à des systèmes de référence différents et en translation uniforme choisissent un même événement origine et des axes de coordonnées ayant la disposition simple précédemment indiquée (chap. I, fig. 4), les coordonnées d’espace et de temps d’un même événement noté , , , par l’observateur du système et , , , par l’observateur du système doivent être unies par les relations suivantes :

(5)

 ou (6)

désigne la vitesse du système par rapport au système  ; désigne la vitesse de la lumière ; représente (abréviation à retenir pour la suite).

Il est essentiel de noter que ces formules sont soumises à la restriction de la relativité restreinte, c’est-à-dire ne s’appliquent qu’à des systèmes en mouvement rectiligne et uniforme.

Les formules 5 expriment le passage de à et les formules 6 le passage de à . On voit que les formules 6 ne diffèrent des formules 5 que par la permutation des lettres accentuées et des lettres non accentuées et par le remplacement de par  ; par conséquent, si est la vitesse de par rapport à , la vitesse de par rapport à est .

Le groupe de transformations représenté par les formules qui précèdent a été découvert par M. H.-A. Lorentz, puis retrouvé par M. Einstein comme conséquence des principes qu’il a énoncés. M. Lorentz l’a obtenu en cherchant les conditions pour que les lois générales de l’électromagnétisme, exprimées par les formules de Maxwell, gardent la même forme dans tous les systèmes de référence (en translation uniforme), c’est-à-dire soient les mêmes dans tous les systèmes, condition nécessaire pour qu’elles aient une réalité indépendante de l’observateur. M. Lorentz a établi :

1o que les équations fondamentales de l’électromagnétisme n’admettent pas le groupe de transformations de la mécanique (groupe de Galilée), c’est-à-dire qu’en effectuant dans ces équations les transformations de ce groupe, on obtient des équations d’une forme tout à fait différente.

2o que ces équations admettent un autre groupe de transformations, celui exprimé par les formules 5 et 6.

La différence entre le groupe de Lorentz et celui de Galilée est profonde. Au lieu du temps du système , il faut introduire dans le système un autre temps que M. Lorentz a appelé temps local (parce qu’il dépend de la coordonnée du lieu considéré).

M. Lorentz avait considéré ce temps local comme une fiction mathématique. Il appartient à M. Einstein de lui avoir attribué une réalité physique : c’est le temps que marquent, dans le système , des horloges identiques à celles qui, dans le système , mesurent le temps .


Les lois de la mécanique doivent être compatibles avec celles de l’électromagnétisme. — En résumé, les deux principes énoncés par M. Einstein (chap. ii), le principe de relativité et le principe de l’isotropie de la propagation de la lumière ont pour conséquence :

1o que la vitesse de la lumière est une constante universelle ;

2o que les transformations des coordonnées d’espace et de temps, quand on passe d’un système à un autre (sous la réserve de la translation uniforme) sont les transformations du groupe de Lorentz. On peut vérifier que ces transformations conservent leur structure aux équations du champ électromagnétique.

Inversement, si l’on cherche, comme l’avait fait M. Lorentz, les formules de transformation qui laissent invariantes les lois de l’électromagnétisme, on obtient les formules (5) et (6) qui impliquent la constance de la vitesse de la lumière et la relativité du temps.

Nous sommes donc en présence de deux groupes de transformations :

1o Le groupe de Galilée, qui seul laisse invariantes les lois de la mécanique classique ;

2o Le groupe de Lorentz, qui seul laisse invariantes les lois de l’électromagnétisme.

Doit-on conserver à la fois les lois de la mécanique classique avec le groupe de Galilée, et les lois de l’électromagnétisme avec le groupe de Lorentz ?

Cela est impossible. Les premières admettent un temps absolu, les secondes impliquent un temps relatif : adopter le temps absolu de la mécanique, c’est renoncer à l’invariance des lois de l’électromagnétisme ; adopter le temps relatif de l’électromagnétisme, c’est abandonner la mécanique newtonienne. Il y a bien incompatibilité radicale, car il n’y a qu’un seul temps physique dans un même système de référence.

Le désaccord qui s’est manifesté entre la théorie mécanique de l’expérience de Michelson et le résultat expérimental apparaît comme la cause d’un conflit entre les lois de la mécanique classique et celles de l’électromagnétisme.

Il faut choisir, et il n’est pas permis d’hésiter, puisque le choix est imposé par l’expérience : les lois de l’électromagnétisme sont trop bien vérifiées pour qu’on puisse songer à les abandonner ; l’expérience est d’accord avec le groupe de Lorentz qui exprime l’invariance de ces lois. Cela est d’ailleurs logique et l’on devait s’y attendre : les lois de l’électromagnétisme ont été établies dans un système de référence qui n’est nullement privilégié dans l’univers ; elles s’expriment sous une forme claire et simple, et deviendraient compliquées par une transformation différente de celle du groupe de Lorentz. Il serait déraisonnable de supposer que ces lois simples sont spéciales à un système de référence lié à la terre et d’ailleurs la preuve de leur invariance est le fait qu’elles ne changent pas dans le cours de l’année, malgré le changement du système de référence, la terre changeant de direction sur son orbite.

Au contraire, nous n’avons aucune raison de considérer les lois de la mécanique comme exactes ; elles peuvent paraître valables dans les phénomènes ordinaires, trop grossiers pour qu’une discordance se révèle, mais dès qu’il s’agit de phénomènes comportant, comme l’expérience de Michelson, une vérification d’une haute précision, le désaccord apparaît.

Ainsi, le résultat de Michelson, l’échec de toutes les tentatives faites pour révéler le mouvement absolu de la terre, tiennent à des causes profondes, qu’on n’avait pas soupçonnées dans les débuts de la théorie électromagnétique, mais qu’on s’explique aujourd’hui. Il faut renoncer à considérer les lois de la mécanique classique comme des lois rigoureuses ; il faut soumettre la mécanique aux lois de l’électromagnétisme, en appliquant à tous les phénomènes les formules de transformation d’espace et de temps du groupe de Lorentz. Les lois classiques deviennent alors des approximations, d’ailleurs excellentes dans la plupart des cas : on remarque, en effet, que si la vitesse de la lumière était infinie, on aurait les formules de Galilée. Or la vitesse de la lumière est très grande, et tant que le carré de la vitesse des corps (vitesse par rapport à l’observateur) peut être négligé vis-à-vis du carré de la vitesse de la lumière, on peut se servir de la mécanique habituelle.

On voit, par cette dernière remarque, que le désaccord entre la mécanique newtonienne et l’électromagnétisme est un aspect du conflit profond qui a dominé la physique jusqu’à l’époque actuelle : le conflit entre la théorie des actions à distance instantanées admise en mécanique céleste jusqu’à la découverte de la loi nouvelle de la gravitation (loi d’Einstein), et la théorie de l’action de proche en proche avec vitesse finie, à laquelle Maxwell a donné son plein développement.

Les équations de Maxwell entraînent la négation du temps physique absolu ; impliquant la notion de temps relatif, ces équations interdisent la possibilité d’une relation de cause à effet, quelle qu’elle soit, pouvant se propager avec une vitesse infinie.

Nous affirmons donc que la seule cinématique ayant un sens expérimental et aussi grâce à laquelle les lois de la physique prennent une forme simple, indépendante du système de référence, est la cinématique du groupe de Lorentz. (M. P. Langevin.[1])

C’est là la base solide de la théorie de la relativité et de la mécanique nouvelle.


L’espace et le temps relatifs. — Avec les formules de Lorentz, où le temps n’est plus un invariant, nous voyons disparaître la dissymétrie qui, avec le groupe de Galilée, existait entre l’espace et le temps. Dans l’ancienne cinématique, la distance spatiale de deux événements non simultanés dépendait du système de référence, mais l’intervalle de temps écoulé entre eux était absolu. Maintenant, la durée écoulée est relative, tout comme l’intervalle d’espace. Soient, en effet, deux événements (indices 1 et 2) ; les formules de Lorentz (éq. 5) donnent :

(7)

La symétrie de ces deux équations est remarquable.

Il n’y a plus de simultanéité absolue, car lorsque deux événements sont simultanés dans un système () ils ne sont simultanés dans aucun autre système en mouvement par rapport au premier (puisque d’après la seconde équation (7) est différent de ), à moins que ces événements ne coïncident à la fois dans l’espace et dans le temps. Dans ce dernier cas, la coïncidence a lieu dans tout système, il y a coïncidence absolue. On comprend aisément que la coïncidence dans l’espace et dans le temps ait un sens absolu, car il peut en résulter un effet sur lequel tous les observateurs sont nécessairement d’accord (par exemple rupture de deux objets par choc mutuel).

La relativité complète de l’espace et du temps perçus par chaque observateur entraîne la suppression des notions de système fixe et de mouvement de translation absolu. L’éther, du moins celui admis autrefois, doué de propriétés élastiques et mécaniques, doit être supprimé. Nous verrons, dans la relativité généralisée, par quelle conception on peut le remplacer.


La composition des vitesses. — Un observateur (système ) voit passer un train avec une vitesse , dans le train (système ) un homme se déplace avec la vitesse (par rapport au train), quelle est la vitesse de cet homme par rapport à l’observateur ?

On est tenté de répondre . C’est en effet la loi de composition des vitesses qui résulte de l’ancienne cinématique.

Cela paraît évident, parce qu’il est difficile de se débarrasser des anciennes notions d’espace et de temps. Cependant il résulte des formules de Lorentz (appendice, note 6) que la vitesse du mobile, mesurée dans le système , est, non pas , mais

(8)
 

Cette formule s’applique à la composition de deux vitesses mesurées dans des systèmes différents ( est mesurée dans le système , est mesurée dans le système ).

Évidemment, dans l’exemple du train, le terme qui intervient au dénominateur est absolument négligeable, de sorte que la loi ancienne est une approximation plus que suffisante ; mais il n’en serait plus de même si les vitesses étaient considérables : supposons un observateur et deux observateurs et s’éloignant de , dans des directions opposées, avec la vitesse, mesurée par , de 200 000 kilomètres par seconde. Pour l’observateur , les observateurs et s’éloignent l’un de l’autre de 400 000 kilomètres par seconde — ceci reste exact, bien entendu — mais si chacun des observateurs et mesurait la vitesse de l’autre, il trouverait seulement 277 000 kilomètres par seconde.

La nouvelle loi de composition des vitesses montre qu’un mobile, par accroissements successifs de vitesse à partir de sa vitesse primitivement acquise, n’atteint jamais la vitesse de la lumière. La vitesse de la lumière est une vitesse limite qui ne peut être dépassée, et si l’une des vitesses ou était égale à , on trouverait encore .


L’expérience de Fizeau, dite « entraînement des ondes lumineuses par la matière en mouvement ». — Une célèbre expérience, réalisée en 1851 par Fizeau, vérifie remarquablement bien la nouvelle loi de composition des vitesses.

On sait que dans la matière au repos (par rapport à l’observateur) la vitesse de la lumière est , étant l’indice de réfraction de la matière, variable avec la radiation employée[2].

Quelle est, pour l’observateur, la vitesse de la lumière dans un milieu animé d’une vitesse  ? Fresnel a déduit de considérations théoriques que cette vitesse doit être

la « vitesse d’entraînement » s’ajoutant à la vitesse dans la matière au repos ou se retranchant de cette vitesse selon que le sens du mouvement de la matière est celui de la propagation de la lumière ou le sens opposé.

La formule de Fresnel a été vérifiée par Fizeau. Ce physicien a observé les franges d’interférences produites par deux rayons issus d’une même source, après passage en des sens opposés dans des tubes remplis d’eau, et a déduit des mesures du déplacement des franges, lorsque l’eau est en mouvement, que le « coefficient d’entraînement » est bien .

Ce résultat avait été interprété en admettant un entraînement de l’éther, non pas total, mais partiel avec une vitesse interprétation étrange car l’entraînement de l’éther dépendrait de , c’est-à-dire dépendrait de la couleur de la radiation employée.

Cette loi d’entraînement s’explique immédiatement, de la façon la plus simple, par la cinématique nouvelle.

Il suffit d’écrire la loi de composition des vitesses (8). Le courant d’eau (système ) coule relativement à l’observateur (système ) avec la vitesse . Le rayon lumineux se propage dans l’eau (système ) avec la vitesse

la vitesse de ce rayon mesurée par l’observateur est donc, d’après (8),

   
approximativement

C’est bien le résultat vérifié par Fizeau.

Il convient de mentionner que M. Lorentz avait expliqué ce phénomène par l’action des électrons entraînés avec la matière, mais cette explication, basée sur les lois de l’électromagnétisme, n’est au fond qu’une forme déguisée de l’explication relativiste.


  1. Bulletin de la société des électriciens, no 84, déc. 1919.
  2. C’est parce que varie d’une radiation à l’autre que le prisme sépare les diverses couleurs dont la superposition constitue la lumière blanche.