Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 5

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CHAPITRE V

L’UNIVERS DE MINKOWSKI
« À l’heure actuelle, l’espace et le temps considérés en eux-mêmes doivent disparaître comme des fantômes et seule leur union peut posséder une individualité. »
H. Minkowski
(Raum und Zeit, 1908.)


Union de l’espace et du temps. — Soient deux événements quelconques. Lorsqu’on les repère dans des systèmes différents, la durée qui les sépare et la distance spatiale des points où ils se produisent varient d’un système à l’autre, mais la quantité

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a la même valeur dans tous les systèmes : on le vérifie immédiatement en appliquant les formules de Lorentz.

En langage ordinaire, le carré du produit de la vitesse de la lumière par le temps écoulé entre les événements, diminué du carré de leur distance dans l’espace, est une quantité indépendante de tout système de référence (en translation uniforme).

L’INVARIANT EST L’INTERVALLE D’UNIVERS, il vient remplacer les deux invariants d’autrefois (chap. I) : le temps et la distance dans l’espace de deux événements simultanés.

Dans la théorie ancienne, la réalité objective du temps était affirmée par l’invariance du temps (le temps universel et absolu) ; la réalité objective de l’espace résultait de l’invariance de la distance géométrique de deux points (distance de deux événements simultanés).

Il n’y a plus maintenant d’espace absolu ni de temps absolu ; il ne subsiste qu’une réalité unique affirmée par l’invariant La modification est radicale : le nouvel invariant contient à la fois les trois coordonnées d’espace , , et la coordonnée de temps

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L’espace et le temps, unis par cet invariant, ne sont pas indépendants et leur union seule possède une individualité. L’Espace-Temps ou Univers est l’ensemble des événements ; c’est une multiplicité « quadridimensionnelle ».

L’Univers est indépendant du système de référence qui sert à repérer les événements ; chaque système est une division particulière de l’Univers en espace et en temps.

L’espace reste toujours l’ensemble des événements simultanés ; c’est une « coupe de l’Univers à temps donné » (P. Langevin). Cette définition s’applique à l’ancienne conception de l’espace et à celle d’aujourd’hui, mais la différence est profonde : la conception compatible avec la mécanique newtonienne admettait un temps universel, et la coupe était la même pour tous les systèmes, il n’y avait qu’une division de l’Univers en espace et en temps — d’où la possibilité d’envisager séparément l’espace et le temps — la forme des corps était la même pour tous les observateurs.

Dans l’Univers de Minkowski, la simultanéité étant relative, la coupe à temps donné dépend du système de référence : la forme des corps n’est plus invariable, il y a une infinité d’espaces euclidiens dans l’Univers « euclidien » unique à quatre dimensions (comme en géométrie il y a une infinité de plans dans l’espace euclidien à trois dimensions).


Propriétés des couples d’événements (P. Langevin). — Soient et deux événements. Trois cas peuvent se présenter, le carré de l’intervalle est négatif, nul, ou positif.

1o COUPLES DANS L’ESPACE. — Si est négatif, cela veut dire : dans tous les systèmes de référence, la distance des points où se produisent ces événements est plus grande que le trajet que parcourt la lumière dans l’intervalle de temps qui les sépare.

Une application simple des formules de Lorentz permet d’établir que deux tels événements n’ont pas un ordre de succession déterminé. Il existe une infinité de systèmes de référence dans lesquels est antérieur à , une infinité de systèmes dans lesquels est, au contraire, postérieur à , enfin un système dans lequel et sont simultanés.

La distance spatiale de ces deux événements est minimum dans le système pour lequel ils sont simultanés car étant constant, est minimum lorsque est nul.

Deux tels événements qui, par un choix convenable de la division de l’Univers en espace et en temps peuvent être amenés en coïncidence dans le temps, mais jamais dans l’espace, forment un couple d’événements dans l’espace.

Deux événements constituant un couple dans l’espace sont absolument indépendants, car s’il existait entre eux un lien de cause à effet, comme leur ordre de succession n’est pas déterminé, la cause serait, pour certains observateurs, postérieure à l’effet, ce qui est absurde : comme dit M. Einstein « on ne peut pas télégraphier dans le passé ».

2o COÏNCIDENCE ABSOLUE. — Lorsque est nul, on a dans tous les systèmes  ; c’est le cas qui se présente pour deux « points d’Univers » d’un rayon lumineux, puisque le trajet parcouru par la lumière (dans le vide) pendant le temps est précisément . Dans le cas où et sont nuls tous deux dans un système, ils sont nuls dans tous les systèmes ; les deux événements sont en coïncidence absolue.

3o COUPLES DANS LE TEMPS. — Lorsque l’invariant est positif, la distance spatiale est, dans tous les systèmes de référence, plus courte que le trajet de la lumière pendant la durée écoulée entre les deux événements. Le calcul montre que l’ordre de succession des deux événements considérés a un sens bien déterminé. On ne peut jamais les rendre simultanés, c’est-à-dire trouver un système de référence pour lequel ils soient en coïncidence dans le temps ; mais on peut les amener en coïncidence dans l’espace, et la durée qui les sépare est minimum dans le système pour lequel ils coïncident dans l’espace.

Deux événements pour lesquels est positif forment un couple dans le temps. Ils peuvent être unis par un lien de causalité ; ils peuvent aussi, bien entendu, être indépendants, mais toujours le premier événement a pu être annoncé au lieu où le second va se produire, puisque la distance spatiale qui les sépare est, dans tous les systèmes, plus courte que le trajet que parcourt, dans le temps , un signal lumineux ou électromagnétique.

L’invariant est donc positif ou négatif suivant qu’un des événements peut ou non influer sur l’autre ; il indique la « possibilité d’influence ou d’action » d’un des événements sur l’autre (M. P. Langevin).


La contraction des longueurs. — Dans deux systèmes de référence en mouvement relatif, prenons des axes ayant la disposition simple que nous avons adoptée (fig. 4). Imaginons une tige, parallèle aux axes , immobile dans le système et par conséquent se déplaçant, dans le système avec la vitesse dans le sens de sa longueur.

Prenons comme événements et les positions des extrémités de la tige à un même instant pour l’observateur du système ces deux événements étant en coïncidence dans le temps pour le système forment, d’après ce qui a été dit plus haut, un couple dans l’espace, et leur distance spatiale est minimum dans le système où ils sont simultanés.

Pour l’observateur du système la distance spatiale des positions simultanées des extrémités de la tige est la longueur de cette tige ; la tige est donc plus courte pour l’observateur du système que pour l’observateur du système pour qui les événements et ne sont plus simultanés.

Ainsi, pour l’observateur qui voit passer la tige, celle-ci est plus courte que pour l’observateur pour qui la tige est immobile ; il est facile de calculer (appendice, note 7) que le rapport entre les longueurs de la tige animée de la vitesse et de la même tige au repos est

C’est précisément la contraction de Fitzgerald-Lorentz (chap. ii) mais ici cette contraction n’a plus aucun caractère absolu, et elle ne prête plus aux objections que nous avons faites. En somme, elle résulte simplement de la manière différente dont les deux observateurs envisagent la simultanéité, et du fait que la forme d’un corps en mouvement ne peut être définie que comme l’ensemble des positions simultanées des différents points de ce corps.

La contraction est tellement peu absolue, qu’elle est réciproque, c’est-à-dire que si deux tiges identiques sont immobiles, l’une dans le système l’autre dans le système , chaque observateur estime que la tige de l’autre système est plus courte que celle de son système.

Le fait qu’un objet en mouvement est contracté dans le sens du mouvement ne signifie donc pas que l’objet a été réellement modifié par le mouvement ; il signifie qu’un observateur lié à l’objet et un observateur en mouvement par rapport à l’objet ne font pas la même décomposition de l’Univers en espace et en temps, que l’espace relatif à l’objet et l’espace relatif à l’observateur qui le voit passer ne sont pas les mêmes (ainsi que nous l’avions fait pressentir, page 32).


La dilatation du temps (Einstein). — La contraction des longueurs a une contre-partie, la dilatation du temps. Le calcul montre (appendice, note 7) que, pour les observateurs immobiles dans un des systèmes ou , les horloges de l’autre système retardent : chaque observateur, dans son système, divise par les intervalles de temps mesurés par une horloge au repos dans l’autre système.


Les lignes d’univers (Minkowski). — Suivons maintenant la succession continue des événements qui constituent la vie d’une même portion de matière ou d’un même être. Leur ensemble forme dans l’Espace-Temps une ligne d’Univers, comme en géométrie une succession continue de points forme une ligne dans l’espace.

En géométrie, pour mesurer un arc de courbe , on décompose cet arc en cordes rectilignes très petites, et l’on fait la somme de ces petites cordes , , , etc.
Fig. 10.
(fig. 10); plus les cordes sont petites (et en même temps, bien entendu, plus grand est leur nombre), plus la somme de leurs longueurs est voisine de la longueur de l’arc de courbe, ce qu’on exprime en disant que la longueur de l’arc est l’intégrale, prise de à , des cordes infiniment petites. On a l’habitude de désigner une intégrale ou sommation de quantités infiniment petites (en nombre infini) par le signe , et l’on écrit

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arc

en désignant par l’une quelconque des cordes infiniment petites[1], ou ce qui revient au même, un arc de courbe élémentaire, car l’arc de courbe et la corde rectiligne entre deux points tendent à avoir la même longueur si les deux points se rapprochent indéfiniment. Ainsi, il est bien entendu que le symbole signifie la somme des cordes infiniment petites, ou ce qui est la même chose la somme des arcs de courbe élémentaires, depuis le point jusqu’au point .

Opérons de la même manière pour une ligne d’Univers quadridimensionnelle : entre deux points-événements et de cette ligne, nous décomposons la succession continue d’événements en « intervalles » infiniment petits, dans chacun desquels le mouvement de la portion de matière envisagée peut être considéré comme rectiligne et uniforme (de même qu’en géométrie chaque arc élémentaire peut être confondu avec la corde rectiligne).

D’après ce que nous avons vu au début de ce chapitre, chacun de ces intervalles élémentaires est un invariant (comme en géométrie la longueur des cordes infiniment petites est indépendante du système de coordonnées). La longueur de l’arc de ligne d’univers, qui est la somme des intervalles infiniment petits, c’est-à-dire l’intégrale

étendue à tous les couples d’événements infiniment voisins qui se succèdent d’une manière continue le long de la ligne d’Univers, a donc une valeur indépendante du système de référence.

Prenons comme système de référence un système lié à la portion de matière considérée : dans ce système, tous les événements concernant cette portion de matière sont fixes dans l’espace, puisqu’ils occupent la même position par rapport aux axes du système ; donc, puisqu’on peut les amener en coïncidence dans l’espace, pris deux à deux ils constituent des couples dans le temps. Par suite leur ordre de succession ne peut être inversé : le passé, le présent et l’avenir gardent un ordre immuable pour les événements concernant un même objet ou un même être.


Le temps propre (Minkowski). — Sur la ligne d’Univers d’une portion de matière, choisissons deux événements infiniment voisins, séparés par un intervalle d’Univers (infiniment petit) ; soient leur distance spatiale (infiniment petite) et l’intervalle de temps (infiniment court) qui s’écoule entre eux, dans un système de référence quelconque. Nous avons, d’après la définition même de l’intervalle (éq. 9),

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invariant.

Dans le système de référence lié à la portion de matière, est nul ; soit l’intervalle de temps dans ce système

ou

et, par intégration entre deux événements et quelconques pris sur la ligne d’Univers

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arc de ligne d’Univers

est l’élément de temps propre de la portion de matière considérée et de tout le système qui lui est lié. Le temps propre total écoulé entre deux événements et est le temps que mesurera un observateur, c’est le temps qu’enregistreront les horloges dans ce système. Ce temps propre est indépendant de tout système de référence.

Ainsi une horloge liée à un mobile (dont le mouvement n’a plus besoin ici d’être soumis à la restriction de la translation uniforme) mesure la longueur, divisée par , de l’arc de ligne d’Univers de ce mobile.

Nous avons vu que lorsque deux événements forment un couple dans le temps, la durée qui les sépare est minimum dans le système pour lequel ils sont en coïncidence dans l’espace ; le temps propre jouit donc de cette propriété de minimum, il est plus court que le temps évalué dans tout système en translation uniforme.

On démontre (appendice, note 8) que si un mobile est animé d’une vitesse dans un système en translation uniforme, l’élément de temps propre écoulé entre deux événements infiniment voisins pris sur sa ligne d’Univers est lié à l’élément de temps mesuré entre les deux mêmes événements dans le système , par la relation

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Le coefficient est d’autant plus petit que la vitesse est plus voisine de la vitesse de la lumière. Le temps propre est donc d’autant plus court (par rapport au temps du système en translation uniforme) que la vitesse du mobile dans le système est plus grande.

On démontre encore (note 8) qu’entre deux événements déterminés, la plus longue ligne d’Univers est celle qui correspond au mouvement rectiligne et uniforme. Il n’y a pas de ligne de plus courte distance, mais il existe une infinité de lignes d’Univers de longueur nulle, qui correspondent à toutes les trajectoires imaginables des rayons lumineux entre les deux événements (pour un rayon lumineux, on a toujours et par conséquent ).

D’étranges conséquences se déduisent de ces résultats.

1o Dans un système en translation uniforme — la terre par exemple, car son accélération est négligeable — deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit. On déplace l’une très rapidement et on la ramène près de l’autre au bout du temps (temps du système) : le temps propre de l’horloge qu’on a déplacée, à laquelle on a fait subir une accélération, ayant été plus court que le temps du système uniforme, cette horloge se trouve en retard sur l’autre horloge, de . C’est l’accélération qui a créé la dissymétrie ; on reconnaît ici le caractère absolu de l’accélération signalé à la fin du chapitre 1.

2o Dans les mêmes conditions, un échantillon de matière radioactive aura moins évolué que celui qui n’a pas été déplacé, qui n’a pas subi d’accélérations (M. Langevin).

3o Avec M. Langevin, imaginons qu’un observateur ait une machine lui permettant de quitter la terre et d’atteindre une vitesse fantastique. Supposons, pour fixer les idées, que cette vitesse soit inférieure de 1/20 000 seulement à la vitesse de la lumière. Pendant un an, le voyageur s’éloigne de la terre et il revient au bout de deux ans ; il n’a vieilli que de deux ans, car il a vécu le temps propre de son système[2], temps enregistré par ses horloges. Cependant, à son retour, il trouve sur la terre d’autres générations, et il apprend qu’il est parti depuis 200 ans. Il s’est transporté dans l’avenir de la terre, mais sans retour possible dans le passé.

Ces chiffres supposent que la vitesse a été atteinte très rapidement, ce qui serait évidemment impossible, même si l’homme disposait d’une énergie suffisante, car la force d’inertie due à l’accélération serait telle que le voyageur serait écrasé. Toutefois, cet exemple met admirablement en évidence la relativité du temps.

Pour un mobile qui serait animé de la vitesse de la lumière (c’est-à-dire dont la ligne d’Univers serait de longueur nulle), le cours du temps serait suspendu.


La loi d’inertie. — Nous avons déjà, au chapitre 1, énoncé la loi d’inertie de Galilée : un mobile libre est animé d’un mouvement rectiligne et uniforme. D’autre part, nous venons de voir que la ligne d’Univers la plus longue entre deux événements déterminés est celle qui correspond à un mobile allant d’un événement à l’autre d’un mouvement rectiligne et uniforme. Nous pouvons donc donner à la loi de Galilée la forme suivante : entre deux événements concernant un mobile sur lequel n’est appliquée aucune force, la ligne d’Univers la plus longue est précisément la ligne d’Univers de ce mobile : ou encore, la loi d’inertie est la loi du temps propre maximum.

Le mouvement rectiligne et uniforme joue, dans l’Univers de Minkowski, le rôle que joue la ligne droite en géométrie euclidienne, avec cette différence que la ligne d’Univers qui se traduit à nous par ce que nous appelons l’état de mouvement rectiligne et uniforme entre deux événements est la ligne d’Univers la plus longue, alors qu’en géométrie la ligne droite tracée entre deux points est la ligne la plus courte. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, on peut donner un même énoncé (voir appendice, note 9) et la ligne du point matériel libre, dans un Univers régi par les formules de Lorentz, peut être qualifiée de droite d’Univers, car elle présente une analogie frappante avec la droite de la géométrie euclidienne.


  1. La lettre qui précède une autre lettre désignant une grandeur est le symbole employé pour indiquer que la grandeur considérée est infiniment petite. Les formules contenant des grandeurs infiniment petites ne sont pas rigoureuses pour des grandeurs très petites, mais elles sont d’autant plus approchées que ces grandeurs sont plus petites ; elles sont donc valables à la limite, pour des grandeurs infiniment petites.
  2. Nous posons en principe que la vie est constituée par une succession de phénomènes physico-chimiques qui se ramènent tous à des mouvements de molécules et d’électrons ; ces mouvements se succèdent dans le temps propre du voyageur, temps qui, entre deux événements communs au système du voyageur et au système terrestre (le départ et le retour) est, d’après ce qui a été dit plus haut, plus court que le temps terrestre.