Aller au contenu

Extrême-Orient, 1931 — 1938/1931-6

La bibliothèque libre.
L. Fournier et Cie (p. 26-29).

EN MANDCHOURIE

10 Octobre 1931.

Depuis décembre 1928, la Mandchourie a cessé d’être possession extérieure de la Chine et ses trois provinces ont été annexées à l’État chinois. Les rapports du Japon avec Moukden sont devenus plus difficiles qu’au temps où celui-ci pouvait s’entendre avec une sorte de gouvernement autonome et le tenir plus ou moins sous sa coupe sans se préoccuper de Pékin. Maintenant, Nankin ne saurait être tenu en dehors de ce qui se passe en Mandchourie et, de ce fait, les événements mandchous quels qu’ils soient sont appelés à avoir un plus grand retentissement qu’autrefois.

À cette première considération une autre s’ajoute sur les causes profondes qui entretiennent une certaine tension et un état d’esprit dangereux dans les rapports sino-japonais en Mandchourie.

La Chine d’aujourd’hui n’est plus la Chine défaite et résignée de 1895 et de 1905 qui subissait toutes les contraintes. Elle n’est même plus celle de 1915 qui dut s’incliner devant les « vingt et une demandes » japonaises. Elle est la Chine alliée des vainqueurs de 1918 et si elle n’a pas signé le traité de Versailles, c’est de son plein gré, en quoi elle a marqué son indépendance absolue. Elle n’est surtout plus la Chine isolée. Elle a pris part à de nombreuses conférences, elle a passé des traités avec maints États, elle fait partie enfin de la Société des Nations. Ce nouveau « standing » lui a donné une assurance qu’elle n’avait pas en face des puissances et en particulier du Japon qu’elle sait à présent tenir en échec à toute occasion par le boycottage de ses produits. Au boycottage se sont même ajoutées, ces temps-ci, des mesures plus sévères ou des dispositions de grande envergure que nous avons indiquées précédemment.

Si un différend surgit, Japon et Chine trouvent toujours le moyen de le régler entre eux. Mais sur un point le Japon est intransigeant : ses « intérêts spéciaux » en Mandchourie. Et si sur ce point les arrangements étaient encore relativement aisés quand Moukden était à peu près indépendant, ils deviennent, nous le répétons, beaucoup plus difficiles depuis le ralliement de Moukden à Nankin.

Ayant renoncé à faire de la Mandchourie une colonie de peuplement, le Japon entend y maintenir la colonie d’exploitation pour laquelle il a fait de grands sacrifices. Il a investi des capitaux considérables dans l’industrie, l’agriculture, la construction de villes, de ports, de voies ferrées dont la principale est celle du Sud-Mandchourien.

Le chemin de fer du Sud-Mandchourien (South Mandchourian Railway Cie) qui descend de Tchang-Tchoun (sud de Kharbine) à Dairen (800 kil.) passa en 1905 des mains des Russes qui l’avaient construit et l’avaient à bail pour vingt-cinq ans, aux mains des Japonais par le traité de Portsmouth qui mit fin à la guerre russo-japonaise. Le traité stipulait toutefois que pour en être rendus possesseurs, les Japonais devaient recevoir l’assentiment du gouvernement chinois. Après des négociations qui durèrent plus d’un an, la Chine donna son assentiment au transfert par la Russie au Japon. En 1915, le bail de vingt-cinq ans fut transformé en un bail de quatre-vingt-dix neuf ans en tout.

Dans l’ouvrage intitulé la Chine et le droit international (Pedone) que vient d’écrire M. Jean Escarra, professeur à la faculté de droit de Paris, conseiller du gouvernement chinois, on lit : « Le South Mandchourian Railway est la pièce essentielle de toute cette politique. C’est non seulement une entreprise de chemins de fer, mais encore une organisation politico-économique complexe, comprenant des concessions de mines, des droits de navigation, des institutions militaires, financières, de justice, de police, des écoles, des laboratoires, des hôtels, des municipalités. La compagnie fut fondée le 7 juin 1906 et ce qui la caractérise est son absolue subordination au contrôle du gouvernement japonais ».

Sur les 112 milles carrés, que comprend la zone territoriale allouée tout le long de la ligne et en même temps qu’elle, les agglomérations couvrent 26 milles carrés.

La condition juridique de cette zone, dit M. Escarra, est « une autre particularité remarquable du statut du S.M.R. Ici il existe un conflit irréductible entre le point de vue japonais et le point de vue chinois. D’après les auteurs japonais, le système administratif du Japon en Mandchourie, envisagé du point de vue international, est l’exercice actuel de droits dérivant des traités, tandis que dans les rapports intérieurs des diverses parties de l’empire cette administration est seulement une pièce du système administratif japonais ». L’opinion de notre auteur est que « la situation du Japon est celle d’un pays qui a su, par une ténacité indomptable, le mépris total du droit, la complicité ou l’indifférence de certaines puissances, se créer en Mandchourie, à l’aide d’un chemin de fer, une position inexpugnable ».

Le Sud-Mandchourien s’accorde à l’Est-Chinois à Tchang-Tchoun. Six lignes secondaires s’y rattachent. Enfin le Japon exerce un contrôle sur trois lignes chinoises de Mandchourie qui ont été construites par la Chine avec des capitaux japonais.

La Chine a riposté à cette politique ferroviaire par une politique analogue. Entre 1925 et 1931, trois lignes ont été construites avec de l’argent purement chinois. Les Japonais à leur tour s’en sont émus. Une conférence s’est ouverte en janvier dernier entre Moukden et la direction du Sud-Mandchourien. Le Japon y a offert sa participation financière, mais en même temps a montré des exigences. La conférence suit péniblement son cours plusieurs fois interrompu.

Depuis 1925, parallèlement à la politique ferroviaire chinoise, l’immigration chinoise en Mandchourie, utile jusqu’à un certain point aux Japonais puisqu’elle leur procure une main-d’œuvre abondante, prend des proportions qui tout de même les inquiètent. Des habitants du Chantoung et du nord de la Chine, chassés par les bandits et la famine, arrivent en masse.

Et voici depuis trois ans que les Coréens viennent eux aussi s’établir en Mandchourie. On en comptait environ 900 000 au commencement de l’année. Les Chinois sont d’avis que le gouvernement de Tokio les y encourage parce qu’ils peuvent mieux supporter le climat que les Japonais. Sujets de l’empire du Japon depuis l’annexion de 1910, ils représentent aux yeux des Chinois un facteur d’expansion politique et économique japonaise. Il en résulte de fréquentes discussions entre les autorités chinoises et japonaises.

Voilà très résumé ce qui permet d’entrevoir au différend sino-japonais actuel des raisons plus profondes que les causes immédiates dont les parties se rejettent réciproquement la responsabilité.