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Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-3

La bibliothèque libre.
L. Fournier et Cie (p. 38-41).

LES PHILIPPINES ET LE PROBLÈME DU PACIFIQUE

21 Avril 1932.

Comme si le destin eût voulu rappeler le caractère profond des événements qui se déroulent en Extrême-Orient en les plaçant dans leur vrai cadre politique, une des questions qui constituent un des éléments essentiels du problème du Pacifique, et dont on n’avait pas parlé depuis assez longtemps, a soudain surgi de nouveau : celle de l’indépendance des Philippines.

Il y a beau temps que les avis en Amérique sont divisés sur ce point. On a vu des hommes tels que Taft, Roosevelt, Wilson, Harding, favorables à l’indépendance. Les dépêches d’hier rappelaient que les démocrates avaient promis l’autonomie aux Philippines en 1916. Depuis lors, à différentes reprises, il en fut question, mais à vrai dire sans grande précision. Cette fois, au contraire, par 306 voix contre 47, la Chambre américaine des représentants a adopté un projet de loi déposé par M. Hare, président de la Commission des affaires insulaires, accordant l’indépendance aux îles Philippines dans un délai de huit années.

D’ici là les Philippins pourront instituer un gouvernement qui jouira de l’autonomie absolue dans les affaires intérieures politiques et financières. Mais d’ici là également des événements se dérouleront peut-être qui pourront faire revenir les États-Unis sur leur décision d’aujourd’hui. Rien ne permet donc d’affirmer que tout se passera comme la majorité de la Chambre des représentants l’a décidé.

Cette forte majorité provient de ce que les producteurs américains dont les produits sont concurrencés par les importations de l’archipel actuellement admises en franchise, notamment le sucre, se sont joints aux hommes politiques partisans de l’indépendance. Ce qui le prouve, c’est que le projet voté comporte une clause qui limite dans une large mesure les importations des Philippines pendant la période de transition de huit ans elles seront soumises à un contingentement ; par exemple, les 750 000 tonnes de sucre actuellement importées de Manille seront peut-être réduites à quelques dizaines de mille. À l’expiration des huit ans, le tarif général sera appliqué à tous les produits philippins au même titre qu’aux autres pays étrangers.

L’on comprend qu’après deux ans de crise économique les députés à la veille des élections qui doivent avoir lieu exactement en novembre prochain, veuillent aider leurs électeurs à combattre la concurrence des Philippines, mais il ne paraît pas moins naturel que l’opposition du gouvernement fasse appel aux intérêts politiques. La mesure, nous dit-on, est vivement combattue par M. Hoover et par M. Hurley, secrétaire à la guerre. De son côté, M. Stimson, secrétaire d’État, redoute qu’à l’autorité américaine ne succède aux Philippines celle d’une puissance étrangère, telle que le Japon ou la Chine. « Pour les États-Unis, dit-il notamment, abandonner les Philippines serait une preuve de lâcheté et d’inconscience qui serait considérée comme telle par toutes les nations étrangères. Le prestige moral de l’Amérique en Extrême-Orient en serait immédiatement diminué, car cet acte apparaîtrait comme l’abandon d’une garde que les États-Unis se sont engagés à monter. En Orient, plus qu’en Occident, le prestige est le critérium du succès, et un tel changement serait un coup irréparable porté à l’influence des États-Unis, car, que nous nous en apercevions ou non, nous sommes déjà une grande puissance dans le Pacifique et nous devons porter un intérêt de plus en plus vif aux affaires de cette partie du monde ».

On remarquera que la considération de la puissance des États-Unis dans le Pacifique, n’a pas manqué d’apparaître dans l’argumentation gouvernementale. La position géographique des Philippines a permis déjà trop d’hypothèses en fonction d’un conflit possible : dans le Pacifique, pour que nous revenions sur ce sujet ; mais quoi que vaillent ces hypothèses, il suffit qu’elles aient pu être formulées pour que la question des Philippines prenne un aspect particulier. Bref, c’est à une question nippo-américaine et par conséquent à un élément du problème du Pacifique qu’aboutit le vote de la Chambre américaine des représentants. À cet égard, que le Sénat le ratifie ou non, il n’en restera pas moins caractéristique.

Il n’a cessé d’être évident dans le conflit sino-japonais que les États-Unis ont tenu à jouer un rôle directeur du point de vue international, sans toutefois s’engager à fond dans une affaire où ils risquaient de ne pas être secondés. En somme il n’était pas besoin de vote de la Chambre américaine des représentants à propos des Philippines pour démontrer l’actualité du problème du Pacifique ; les événements qui se déroulent en Extrême-Orient depuis sept mois la démontrent suffisamment ; mais plus cette actualité apparaîtra réelle et vivante, plus peut-être les peuples s’appliqueront-ils à écarter la menace qu’elle porte en soi.

Le moyen le plus sûr d’y parvenir réside selon nous dans un équilibre constitué par l’Europe, l’Amérique et le Japon, autrement dit dans une coopération, une sorte d’union des trois civilisations. C’est sous cet angle et pour ce but essentiellement pratique que nous avons toujours envisagé et recommandé la reconnaissance du principe de l’égalité des races, car c’est par là qu’il faut commencer. Nous parlons de reconnaissance d’un principe. Certains nous ont fait dire là-dessus tout autre chose que ce que nous avons dit.

Le refus des Américains en 1919 de reconnaître ce principe est une erreur dont les événements se chargent de démontrer la gravité. Ce refus nous étonnera quelque jour, tout autant que nous étonnent l’état d’esprit et les procédés de nos pères à l’égard des noirs.

La base de tout équilibre et de toute paix dans le Pacifique, où trois civilisations se rencontrent en même temps que la race blanche et la race jaune, c’est la reconnaissance du principe de l’égalité des races. Prétendre que cette reconnaissance est un danger c’est parler contre la vérité. Le danger est au contraire dans un refus catégorique qui décèle aux peuples humiliés la fausseté d’un idéal trop souvent invoqué, l’ambition secrète d’une domination positive, et qui finalement rend impossible toute coopération, donc tout équilibre de paix.