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Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-6

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L. Fournier et Cie (p. 48-50).

LES AMÉRICAINS ET LE PROBLÈME DU PACIFIQUE

23 Août 1932.

Commentant le discours de M. Stimson, secrétaire d’État des États-Unis, le correspondant particulier du Temps à New-York concluait « L’évolution de la politique américaine vers une action concertée des grandes puissances en faveur du maintien de la paix s’explique aisément par les événements d’Extrême-Orient. L’expérience a prouvé que seule cette pression pouvait constituer une menace suffisante pour arrêter le Japon. » Cette conclusion est, selon nous, très juste. L’affaire de Mandchourie a précisé une fois de plus et d’une nouvelle manière le problème du Pacifique, dont la réalité, écrivions-nous ici le 25 juillet, s’impose de plus en plus aux yeux les moins exercés.

Pressentant à cette date le contre-coup des événements de Mandchourie sur les rapports nippo-américains, nous rappelions certain passage d’un discours prononcé en juin, à Tokio, par le vicomte Ishii, ancien ambassadeur à Washington. Envisageant les possibilités de conflit entre le Japon et les États-Unis, il en voyait une sans hésiter dans le cas où ces derniers tenteraient « de dominer l’Asie (moralement et économiquement s’entend) et s’opposeraient au développement pacifique du Japon sur le continent asiatique ». Aussitôt, disions-nous, les Américains ombrageux comparaient ces paroles à une sorte de doctrine de Monroe asiatique, et même, si l’on s’en rapportait aux articles parus dans la presse de New-York, l’intervention actuelle des Japonais en Mandchourie était déjà aux yeux des Américains l’application de cette doctrine.

Or voici que cette impression est suivie d’une interprétation du pacte Briand-Kellogg par le secrétaire d’État des États-Unis qui se traduit par un désir de ces derniers de se rapprocher des puissances.

On se souvient qu’au début de l’année les Américains avaient tenté ce rapprochement contre l’action du Japon en Mandchourie et que, devant le peu d’empressement marqué par certaine puissance à se lancer dans une affaire qui risquait d’ailleurs de compliquer la situation internationale déjà suffisamment délicate, ils avaient adopté à l’égard du Japon une attitude extrêmement modérée. Élargissant leur horizon politique, ils englobent aujourd’hui le cas spécial qui les occupe dans une mesure générale ; mais, comme l’écrit encore le correspondant du Temps : « Washington désire pouvoir disposer d’une pression des grandes puissances au cas où le nouveau gouvernement militaire de Tokio tenterait de renouveler une opération similaire à celle de Shanghaï. »

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre cette politique de sauvegarde et celle qui aboutit en 1921 à la conférence de Washington, où le Japon dut s’incliner devant l’intransigeance unanime des puissances convoquées par l’Amérique. L’on ne tarda pas toutefois à s’apercevoir alors que le problème du Pacifique n’avait pas été résolu par la conférence, que la paix n’avait pas été solidement assurée, que les compétitions reprenaient de plus belle, que la Chine inspirait la politique du Japon plus encore depuis que la rupture de l’alliance qui européanisait celui-ci le rendait sans réserve à ses destinées asiatiques.

Que, devant la nouvelle initiative américaine à laquelle nous assistons, le Japon rentre de nouveau en lui-même comme il sait le faire, le problème n’en sera pas pour cela résolu. Il pourrait l’être d’autant moins que la position internationale du Japon menace de ne plus être demain ce qu’elle est aujourd’hui. Nous voulons dire que le Japon est peut-être à la veille de reprendre son indépendance vis-à-vis des puissances membres de la Société des Nations. Tout dépend de ce que contiendra le fameux rapport de la commission Lytton en Mandchourie. Il est devenu évident pour tout le monde qu’après les déclarations faites ces temps-ci par diverses personnalités officielles de Tokio, le Japon n’hésitera pas à se retirer de la Société des Nations si ledit rapport gêne en quelque manière ce que le vicomte Ishii appelait « son développement pacifique sur le continent asiatique » ; formule aussi élastique que l’on veut et qui réserve amplement l’avenir.

Le bruit court depuis un mois que, malgré l’effort de la commission pour éviter de compliquer la situation internationale, ce rapport ne contentera pas le Japon. On laisse même entendre à présent que le mécontentement de celui-ci se traduira par son départ de Genève. Il faut reconnaître que la situation des rédacteurs de ce rapport est fort embarrassante. Pris entre la crainte de provoquer ce départ désastreux pour le prestige de la Société des Nations et celle d’affermir le Japon dans une position qui porte ombrage aux États-Unis, leur sort n’est pas enviable.

Les chancelleries sont manifestement préoccupées de ce qui suivra. Certaines paraissent redouter de sérieuses difficultés, et leurs préoccupations dépassent les limites de la Mandchourie. Le souvenir de la conférence de Washington pèse sur elles. Le détachement du Japon de la Société de Genève n’est pas fatalement pour lui l’isolement qui naguère encore eût pu les rassurer.

Quoi qu’il en soit, il faut attendre sans redouter le pire, sans escompter le mieux, car, suivant le mot de Frédéric le Grand, « tout le mal comme tout le bien qu’on prévoit n’arrive pas ». Il faut éviter en tout cas de tenir une solution éventuelle de l’affaire de Mandchourie comme un événement décisif. L’affaire de Mandchourie n’est, nous le répétons — et l’attitude des États-Unis le prouve, — qu’une difficulté de plus ajoutée à toutes celles qui constituent le problème du Pacifique ou de la concurrence internationale, et en particulier des États-Unis et du Japon, en Extrême-Orient.