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Extrême-Orient, 1931 — 1938/1934-2

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L. Fournier et Cie (p. 84-87).

AU TURKESTAN CHINOIS

5 Février 1934.

Après la Mandchourie, la Mongolie et le Thibet, le Sin-Kiang ou Turkestan chinois, cette quatrième possession extérieure de la Chine, commence à faire l’objet de pas mal de télégrammes d’Extrême-Orient, et suscite un intérêt qui tout d’abord étonne un peu. Mais, réflexion faite, l’on comprend que la construction de chemins de fer et de routes qui se développe en Asie centrale sous des impulsions diverses ne laisse les Européens indifférents à aucune des parties de cette immense contrée.

Pour cette raison, plus encore qu’à cause des batailles qui se déroulent au Turkestan chinois, nous n’hésitons pas à revenir sur ce pays.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les influences russes et anglaises s’y font sentir ; mais, depuis l’abandon dans lequel le gouvernement chinois laisse malheureusement ses possessions extérieures, le Turkestan a été travaillé comme les autres, et l’on peut se demander si les combats qui s’y livrent entre Chinois et musulmans ne sont pas une forme déguisée de l’éternelle querelle russo-anglaise en Asie.

Quoi qu’il en soit, on a vu les musulmans se révolter contre l’autorité provinciale chinoise, un gouvernement musulman, dont nous avons parlé précédemment, se constituer à Kachgar, un autre, appuyé par l’émir de Khotan (sud-est de Kachgar), prendre sa place, mais toujours avec un programme antichinois et d’indépendance à l’égard de Nankin. Le dernier est antikémaliste alors que le précédent était kémaliste ; en outre, il ne serait pas ennemi des Russes, dit-on, alors que l’autre l’était autant que des Chinois. Il s’en créera probablement d’autres, et pendant ce temps l’influence russe et anglaise pénétrera dans le pays à la faveur des troubles : les Russes tendant à descendre vers les Indes, les Anglais s’efforçant de les tenir à distance des frontières de leur empire et de fixer le plus possible leur propre commerce en Kachgarie.

L’on conçoit aisément que, parmi les dix groupes de races différentes qui composent la population du Sin-Kiang, et dont les principaux sont les Chinois, les mahométans chinois, les Turki-mahométans, les Kirghiz et les Mongols, la Grande-Bretagne et l’U. R. S. S. ne soient pas en peine de recruter des partisans à tout instant et pour toutes les causes. Mais l’on pourrait se demander si le Turkestan chinois offre économiquement assez d’intérêt pour justifier un gros effort de la part de ces puissances.

Quand on sait qu’il s’y trouve des dépôts aurifères, du charbon, du pétrole, des mines de sel, des minerais d’argent, de fer et de cuivre, on est immédiatement renseigné.

La position économique de l’U. R. S. S. est là-bas beaucoup plus importante que celle de l’Angleterre. Un article de la Revue nationale chinoise du 14 décembre dernier nous apprend que les chefs militaires chinois chargés de gouverner le Turkestan se sont livrés complètement aux Soviets dans leurs tractations avec eux.

En 1925, commença la grande activité de l’U. R. S. S., aidée par les tribus nomades kirghiz, dans l’ouest du Sin-Kiang, le long des deux mille kilomètres de frontière commune. Les Soviets conclurent donc des contrats de forme purement économique, mais qui leur facilitaient l’accès des districts frontières ; et, grâce à ces contrats, ils purent entreprendre la construction de routes et de chemins de fer dont le plus important est le « Turksib » (Turkestan russe-Sibérie), qui longe la frontière nord-ouest du Sin-Kiang, et qui fut officiellement inauguré le 28 avril 1930.

Dans le système des communications ferroviaires de l’Asie russe, c’est un chaînon de 1 442 kilomètres d’un intérêt considérable, car il draine, ou du moins peut drainer sans craindre de concurrence, la production des régions méridionales, Uzbékistan, Turkménistan, Tadjinistan, Kirghizistan, vers la Sibérie, et entre autres produits le coton, dont l’extension de la culture est fortement envisagée par les Soviets.

Jusqu’ici, le Turksib, pour des raisons techniques et matérielles, a fonctionné médiocrement, mais les Russes sont loin de l’oublier, et le désir que l’on sent chez eux à présent de s’orienter vers les Indes aura pour premier effet de donner de la vie à cette ligne. Les nouveaux gouvernements de Kachgarie s’entendent, paraît-il, avec l’Afghanistan. Des intrigues se nouent en bordure des Indes, que la Grande-Bretagne doit certainement surveiller. On apprenait hier que le Japon allait avoir une légation à Kaboul. La politique internationale en Asie centrale ne fait encore que se dessiner. Elle s’accentuera avec l’augmentation des moyens de communication. La Russie et l’Angleterre s’y rencontreront de plus en plus, et le Japonais, au contraire, là au moins, ne sera pas l’adversaire du Russe, trop heureux de l’aider à « chercher la mer » dans cette direction… « La diplomatie soviétique, lisait-on dans le Bulletin de l’Asie française de février 1933, sous la signature autorisée de M. Taillardat, la diplomatie soviétique a été mise en échec lors de l’abdication du roi Aman Oullah, mais elle continue à travailler l’Afghanistan. En Perse, elle a regagné bien du terrain perdu. Avec le temps, elle espère triompher sur le plateau de l’Iran, et elle compte bien arriver à établir une frontière commune avec les Indes depuis le golfe Persique jusqu’à l’Himalaya. L’appui direct ou indirect du Japon lui permettrait également de rejoindre les Indes à travers le Turkestan chinois et le Thibet occidental. C’est en encourageant l’expansion japonaise que les Soviets espèrent obtenir, donnant donnant, l’appui du Japon à leurs entreprises contre l’empire des Indes. »

Ces lignes suggestives confirment les impressions que nous avons eues nous-même à la lecture de maints télégrammes d’information. Les relations de deux puissances, en Asie comme ailleurs, ne se présentent plus avec la simplicité d’il y a seulement trente ans. On se plaît communément à convenir que les progrès matériels réalisés dans le monde ont modifié, en les entremêlant, les intérêts des nations ; mais on oublie souvent que, pour cette raison même, l’attitude de celles-ci à l’égard les unes des autres ne suffit pas à nous faire deviner leurs destins, même les plus proches ; des données situées sur des points que nous ne voyons pas nous échappent. La citation que l’on vient de lire est faite pour le rappeler, fort opportunément, semble-t-il, aux personnes qui ne voient dans la politique russo-japonaise actuelle que des raisons de croire à un conflit, et qui, en même temps s’imaginent qu’une guerre entre la Russie et le Japon pourrait être limitée de nos jours comme elle le fut en 1904.