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Extrême-Orient, 1931 — 1938/1934-5

La bibliothèque libre.
L. Fournier et Cie (p. 95-97).

L’INDÉPENDANCE DES PHILIPPINES

19 Avril 1934.

La signature par le président Roosevelt du bill d’indépendance des Philippines sous certaines conditions n’est pas un événement indifférent ; aussi a-t-il inspiré nombre d’articles, en Amérique et ailleurs, dont certains s’évadent des limites du simple commentaire et embrassent un plus large horizon.

Un de nos confrères citait récemment un article de l’American Mercury, où l’auteur, un professeur de l’université de Buffalo, montrait la médiocrité des résultats obtenus par les États-Unis dans les différents pays occupés par eux. Partout, d’après lui, « la pluie d’or américain a semé la ruine et fait germer un prolétariat misérable ». Aussi l’impérialisme enthousiaste du commencement du siècle s’est-il singulièrement refroidi. Le peuple américain est convaincu que, décidément, l’impérialisme ne paye pas : loin de là ! Le Nicaragua a donc été évacué, et la décision prise au sujet des Philippines semble procéder du même sentiment.

Nous voulons insister sur le fait que quelque chose de plus l’explique et lui donne son véritable caractère : une raison politique d’un ordre de grandeur qui laisse loin derrière soi toute autre considération.

On apprend que la base navale de Manille sera transférée à Honolulu, dans les îles Hawaï, qui naturellement vont prendre une valeur stratégique de première importance.

Est-ce que ce transfert ne jette pas une lumière assez vive sur les mobiles de l’indépendance des Philippines ? Ne sait-on pas que Manille n’est qu’à quarante-huit heures de la grande île japonaise de Formose ? Venant s’ajouter aux déceptions que nous signalions tout à l’heure, cette dernière considération ne peut-elle pas tout emporter ? Parlons franc : on peut les colorer des couleurs que l’on voudra, les véritables mobiles ressortent clairement.

Quand, le 7 février 1933, nous écrivions ici que l’indépendance des Philippines était vivement désirée par les producteurs américains de l’Ouest, parce qu’ils y gagneraient la limitation des importations de sucre des îles, nous ne pensions pas que cette raison économique, évidemment insuffisante à décider du sort de celles-ci, fût accompagnée d’aussi près d’une raison politique. Cela prouve que la politique visible et invisible nippo-américaine commande l’avenir de l’Extrême-Orient plus encore que nous ne le croyions, et domine de cent coudées le jeu des diverses puissances dans ces régions lointaines. Demandez à nombre de Chinois ce qu’ils pensent de l’indépendance des Philippines et quelle en sera la conséquence. Demandez-leur pourquoi ils tiennent au voisinage de la République américaine, pourquoi ils affirment hautement à Genève le principe de « la porte ouverte ». Demandez-leur, à eux qui s’y entendent, si l’archipel est une voie d’accès au continent. En un mot, demandez-leur si l’indépendance des Philippines ne favorisera pas la pénétration japonaise.

Certes, il y a déjà des Nippons aux Philippines, malgré la présence des Américains ; mais que sera-ce après le départ de ceux-ci ! Et pourtant les Américains s’en iront ; cela paraît cette fois certain. Le Parlement de Manille a accepté de ratifier avant octobre la signature du président Roosevelt.

Le Japon, disent les Chinois, qu’ils soient du nord ou du sud, c’est-à-dire partisans plus ou moins décidés et militants de « l’Asie aux Asiatiques », le Japon trouvera aux Philippines le marché laissé libre par les États-Unis et les produits tropicaux qui lui manquent, sans parler de l’intérêt que son état-major naval attache à ces îles.

Cette façon de résumer l’affaire est peut-être un peu sommaire, mais elle n’est certainement pas inexacte ; c’est pourquoi l’on peut dire que la signature du président Roosevelt n’est pas un événement indifférent. Sans vouloir dramatiser et sans prendre le moindrement parti, mais en tenant compte de la conséquence immédiate qu’aura cet événement et de l’atmosphère politique dans laquelle il a lieu, force nous est de reconnaître que le Japon marque un point de plus dans la partie engagée en Extrême-Orient ; partie tellement engagée, du reste, qu’il serait aussi vain de la nier que d’en prédire l’issue.