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Extrême-Orient, 1931 — 1938/Avertissement

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L. Fournier et Cie (p. 7-8).

AVERTISSEMENT



Des lecteurs m’ont demandé de grouper mes chroniques du Temps sur la politique d’Extrême-Orient. Je me tiens pour honoré d’avoir été sollicité de façon si flatteuse, mais ce n’est pas sans appréhension que je soumets ce recueil à l’appréciation du public. Si près des événements que soient ces chroniques, elles n’en restent pas moins des vues successives projetées sur l’écran de la politique et qui ne constituent pas le film d’une seule trame que serait un livre composé. Ce qu’elles offrent pourtant de particulier, c’est la vie que leur donne précisément l’actualité sans cesse renouvelée qu’elles contiennent et commentent. De l’historien de demain peut-être faciliteront-elles le travail de synthèse ; à l’homme d’État peut-être fourniront-elles des précédents à imiter ou à ne pas suivre.

Mais je songe tout d’abord au lecteur d’aujourd’hui. C’est de lui qu’à mon tour je sollicite audience. Je lui apporte au moins la variété des questions, reflet de la vie politique des deux principaux peuples d’Asie dont le destin a pris depuis quelques années une allure qu’il n’avait jamais eue. Je lui garantis la sincérité de mes commentaires. On ne me fit jamais de meilleur compliment qu’en me reprochant quelquefois de n’être ni pro-chinois ni pro-japonais. Je n’ai jamais désiré qu’être assez moi-même pour n’être ni l’un ni l’autre et je souhaite que le lecteur s’en aperçoive encore.

Depuis 1931 la politique extrême-orientale est dominée par l’action du Japon, mais au moment où nous écrivons, la poussée japonaise en Chine éprouve une résistance sérieuse de la part des Chinois et le conflit sino-japonais bat son plein. On s’étonnera peut-être de lire dans plusieurs chroniques qui précédent ces événements, l’opinion qu’un certain rapprochement était possible entre les deux peuples. C’est que de l’avis de Chinois et d’étrangers avertis, un rapprochement fondé sur l’intérêt économique était dans l’air, et nous avions pu le constater nous-même à Nankin, dans les milieux gouvernementaux, en mai 1937. Malheureusement ces tendances ont été réduites à néant ; mais tout n’est peut-être pas à recommencer. Il est même probable que les batailles d’à présent feront place à une collaboration économique dont beaucoup de Chinois du nord demeurent malgré tout partisans.

Quant à l’unité chinoise, elle reste pour nous, en dépit des faits d’aujourd’hui, moins politique que morale. Elle est fondée sur la notion innée qu’ont tous les Chinois, quel que soit leur lieu d’origine, d’une âme commune coulée dans le moule d’une éthique traditionnelle qui trouve son véhicule dans une écriture idéographique identique pour tous. Toutefois, il n’est pas contestable que les Japonais ont créé soudain entre les Chinois une unité dans la haine et la défense ; mais avant de proclamer définitive cette sorte d’unité politique, il faut au moins attendre la fin du conflit.

Enfin le Kouomintang qui a donné des gages au bolchévisme avant et pendant ce conflit apparaîtra-t-il dans l’Histoire comme un facteur de progrès ou comme un maître néfaste ? Il n’est guère à craindre en tout cas que Moscou bolchévise purement et simplement la Chine. Opportuniste, le Chinois décevra toujours à la longue ceux qui prétendront l’asservir à leurs doctrines. Qu’une fois la tourmente passée, la Chine se dégage : nous n’en serons nullement surpris. L’avenir est sur les genoux des dieux. Celui de l’Extrême-Orient n’appartient pas aux bolchévistes.

A. D.