Extrait des Œuvres italiennes du Bandel (trad. Belleforest)

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Bandel
(traduction par François de Belleforest)
Extrait des Œuvres italiennes du Bandel
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XIV : Les farces
Paris, Pagnerre, 1873
p. 425-447
Extrait des nouvelles du Purgatoire Wikisource

EXTRAIT DES ŒUVRES ITALIENNES DU BANDEL

MISES EN LANGUE FRANÇOISE
PAR FRANÇOIS DE BELLE-FOREST COMINGEOIS.
Histoire soixante-troisième.


Du temps que les gens de l’empereur prirent et saccagèrent Rome, il y avait en ladite cité un marchand d’Ess, nommé Ambroise Nanni, homme assez riche, et loyal en son trafic, ayant fils et fille seuls restés après la mort de sa femme, beaux en perfection, et qui se rapportaient si parfaitement de visage et contenance, qu’il était presque impossible de les discerner l’un de l’autre, bien appris en ce que l’âge pouvait porter, n’ayant encore atteint l’an quinzième du sac, et père et enfants furent faits prisonniers, mais qui tombèrent en diverses mains. Car Paul, ainsi se nommait le fils, vint sous la puissance d’un Allemand, qui l’emmena à Naples ; la fille, nommée Nicole, fut la proie de deux Espagnols, lesquels se disant être de bon lieu, elle fut bien et honorablement traitée, et le père sauvé, et ce fut sans rançon, par le moyen de quelques Napolitains siens amis, épargnant une bonne somme de deniers, ayant mis sous terre son or et argent, et le plus précieux de ses meubles durant le pillage. Le bonhomme qui avait recouvert sa fille, vivait néanmoins fort mal content, ne sachant que son fils pouvait être devenu, qui fut cause que laissant Rome, il se retira en son pays et cité d’Essi.

Or, en icelle il y avait un citoyen très-riche nommé Gérard Lanzetti, grand ami d’Ambroise, lequel étant seul après le décès de sa femme, se fâchait de coucher sans compagnie, comme celui qui sentait un grand refroidissement à cause de sa vieillesse, lui étant âgé pour le moins de quelque soixante ans, ou environ. Ce vieux satyre voyant l’excellente beauté de Nicole, fille de Nanni, se vit surpris d’amour, et sentit éveiller en soi les appétits jà amortis de la sensualité, ayant plus de désirs que d’effet, et les yeux plus gros et gloutons que n’étaient fortes les parties plus nécessaires. Et en cela on connaît l’imperfection du jugement de ceux qui aiment, et la corruption que nature a semée en nous. Si ce n’est qu’on veuille dire que toute chose tend à la participation du beau, lequel est proposé pour le contentement de l’esprit, et pour parfaire ce qui reste de la perfection de nos âmes, vu que l’enfance plus tendre, et l’adolescence, et l’âge mûr, et la vieillesse jà cassée et caduque, sont chatouillés de ce démangement les uns avec plus, les autres avec moins de véhémence, selon que les affections les transportent. Aveuglé que fut ainsi ce vieillard, il s’enhardit de demander cette fille en mariage au père, lequel s’ébahissant de telle requête, vu le peu de convenance des âges, et le tort qu’on fait à une fille si jeune de l’apparier si peu selon sa gaillardise, ne voulut refuser du tout le parti, ni l’accorder aussi, mais délayant la réponse, le pria l’excuser s’il ne lui faisait largesse du sien ainsi qu’il désirait et voudrait : car il ne prétendait pourvoir sa fille qu’il ne fût assuré si son fils vivait, ou était trépassé en quelque terre étrange, vu que, depuis le sac de Rome, il n’en avait rien su entendre, de quoi il vivait en une extrême détresse. Étant ainsi renommée l’insigne beauté de cette fille, et admirée de chacun sa gentillesse et sa bonne grâce, advint qu’un jeune homme de sa cité, nommé Lactance Puccin, enfant de grandes richesses, l’ayant vue, se sentit pris et expérimenta en soi la maladie contagieuse qui prend par les yeux, et va poser son siége au cœur, laquelle encore il n’avait jamais savourée. Il vous commença dès lors à faire des promenades par devant le logis d’Ambroise, où les œillades n’étaient mises en oubli, lorsqu’il voyait sa sainte : laquelle aussi ayant pris plaisir en la beauté, disposition et gentillesse de Lactance, lui montrait bon visage, comme celle qui était atteinte du même mal, et symbolisant avec lui en égalité de passion et d’affections amoureuses. Mais savez-vous si elle en avait sa part ? De telle sorte qu’ayant l’esprit gentil, et sachant discerner les grossiers d’avec ceux qui avaient quelque cas de rare et singulier, voyant ne sais quoi de généreux en ce jeune homme, elle en fut éprise, et les flammes amoureuses entrèrent si avant dans son cœur tendrelet et susceptible de telles impressions, que le jour qu’elle passait sans le voir, elle ne pouvait vivre à son aise. Or, étant impossible qu’où les cœurs sont ainsi unis, et les volontés qui se correspondent, que facilement les amants ne viennent au-dessus de leurs entreprises, Lactance trouva moyen d’écrire son désir à Nicole en une épître de telle substance.

LETTRE DE LACTANCE.

Madame, puisque mon bonheur m’a si heureusement conduit que sans forcer rien de l’honnêteté, ni rang des miens, que je suis devenu l’esclave de vos perfections, il vous plaira aussi être si courtoise, qu’égalant la douceur avec cette divine beauté, qui vous rend admirable à chacun, comme une rare lumière de cette contrée, vous ayez compassion de celuy qui ne désire rien de vous que ce qu’honnêtement il peut souhaiter, à savoir d’être aimé réciproquement, afin que par cette liaison mutuelle, il puisse s’hazarder plus avant, et poursuivre l’alliance qui unisse inséparablement aussi bien les corps que les affections. Attendant la félicité de votre réponse, je me recommanderai bien humblement à vos bonnes grâces.

Votre esclave,
L. Puccin.

Cette lettre fut mise en main à la nourrice qui avait élevé Nicole dès le berceau, laquelle ne se fit guère tirer l’oreille à faire cette ambassade, s’étant déjà pris garde des contenances de la fille, lorsqu’elle voyait cet adolescent, et voyant que le mariage de ce beau couple ne pouvait réussir qu’à bonne fin et heureuse. Comme la fille vit ces lettres, et sut d’où elles venaient, quoique de prime face elle feignît n’en tenir compte, et plus encore se montra fort rétive à y répondre, se couvrant de l’honnêteté, et qu’il était mal séant à une fille d’être si facile, et si légèrement condescendre à satisfaire au moindre désir des jeunes hommes, les pensées desquels étant flottantes et vitupérables, se changeaient de jour à autre ; mais la nourrice lui mettant en jeu le mariage que Lactance souhaitait de pratiquer avec son père, et que le parti était fort avantageux, à cause des richesses, vertu et race ancienne du jeune homme, elle se laissa vaincre, assez surmontée de sa propre violence, et pour ce lui écrivit ce petit mot, qu’elle donna à la commune messagère et arbitre d’amour.

LETTRE DE NICOLE À LACTANCE.

Seigneur Lactance, la seule opinion que j’ai de votre vertu en ayant ouï faire récit, m’a fait oublier jusque-là de vous écrire, non pour vous donner occasion de faire votre profit de telle faveur, car elle est trop froide pour y asseoir fondement de chose qu’on puisse souhaiter, seulement pour vous remercier de l’honneur que me faites, souhaitant notre alliance, et ne sera jour de ma vie que je ne vous aime davantage : vous savez que je n’ai point puissance de rien accorder, et que j’ai un père à qui je dois obéissance : bien vous direz, sans dissimuler, que si le choix m’était donné pour écrire ce qui serait selon mon désir, que vous auriez le premier lieu, et emporteriez la victoire. Par ainsi usez de diligence de votre part, et verrez que je ne vous dois rien de moins, ainsi pensez que je vous surpasse en loyale et sincère affection, au moins si la fortune veut que nos désirs s’effectuent.

Votre bonne amie,
Nicole de Nanni.

La messagère porta à Lactance cette réponse, de quoi il fut plus content que si on l’eût fait gonfalonnier de l’Église, et ne cherchait que l’opportunité de parler à Ambroise pour lui demander sa fille. Mais délayant, comme saisi de quelque honte, ou peut-être craignant que ses parents et curateurs ne lui empêchassent les desseins, lui étant encore mineur, la fortune lui ôta pour ce coup cet aise, afin de faire sentir ses mobilités à celle que depuis il eut pour épouse. Car le père ayant certaines affaires à Rome, fut contraint d’y aller, et ne voulant que sa fille demeurât sans honnête compagnie, l’emmena quant et lui et la mit chez un sien frère à Fabrian. Cette allée donna une grande transe et soubresaut au cœur de Lactance, et plus de mécontentement à la fille, laquelle étant chez son oncle, y fut tenue de si court qu’il lui fut impossible de parler à personne pour mander de ses nouvelles à son ami, qui la mit en telle angoisse qu’il n’y avait moyen aucun de la faire réjouir, et quoique ses cousines lui tinssent bonne compagnie, si elle eût mieux aimé la solitude pour se rassasier de pensement et se nourrir de la mémoire de son Lactance. Lequel comme légèrement avait appréhendé l’amour pour se coiffer de la beauté de Nicole présente, aussi inconstamment l’oublia-t-il en discontinuant la vue : car il devint amoureux de la fille du Lanzetti, de ce vieillard que nous avons dit ci-dessus avoir requis le Nanni pour avoir Nicole en mariage. Ainsi voyez-vous que les appréhensions, tant plus elles sont violentes et soudaines, tant plus aussi elles s’envolent, et est effacée leur trace en la mémoire dès que l’on en perd le premier objet : et procède ceci d’une grande imperfection de jugement au choix de ce qui nous est profitable, et d’une inconstance qui le plus souvent accompagne les amoureux, quelque grande parade qu’ils fassent de leur loyauté qui n’est qu’imaginaire, et dépendant de l’opinion sans effet, vu que s’ils s’éloignent tant soit peu de la chose aimée, trouvant sujet propre à leur dessein, ils changent d’affection, la feignant comme le miroir et idée de la première. Ambroise, ayant demeuré six ou sept mois à Rome, repassa par Fabrian, où prenant sa fille, prit le chemin de sa maison avec un si grand contentement d’elle, qu’il lui semblait sortir du plus obscur des enfers, pour rentrer en un paradis de tout plaisir et liesse : mais elle fut trompée, car sa joie fut aussitôt amortie qu’elle eut demeuré trois ou quatre jours à Giese : car Lactance, bien que sût son retour, de ce averti par la nourrice, ne se souciait-il plus de se pourmener devant la maison de sa mie oubliée, et si par cas il y passait, c’était avec une si maigre contenance, qu’on eût jugé que jamais il ne l’avait connue. Nicole, étonnée de ces étranges façons de faire, et devenant curieuse d’en savoir l’occasion, elle fut avertie que son ami était engagé ailleurs qu’à la banque, ni à la bourse d’Anuers, étant si idolâtre de sa nouvelle maîtresse, qu’il ne pensait à chose quelconque qu’à la servir et lui complaire. Ceci fut pour faire désespérer cette misérable amante, se voyant si lâchement trompée, car elle sentait un ver si poignant en son cœur, que nuit et jour pointe et rongée par son démangement, elle ne prenait aucun repos : et tout son contentement était de se plaindre à sa nourrice, et la prier de chercher les moyens que son ami, quittant cette pratique, convertit ses yeux vers elle, et se souvint d’elle et de ses premières poursuites. Elle lui écrivit plusieurs fois, mais le tout en vain, lui s’excusant tantôt sur une chose, tantôt sur une autre, ce qui nourrissait une si étrange jalousie au cœur de cette fille, que si elle eût tenu à discrétion et à son plaisir celle qui lui ravissait la moitié de son âme, je pense qu’elle eût fait une pareille anatomie que fit Médée de son frère, lorsqu’avec Jason elle fuyait la fureur de son père, et emportait la riche proie de la toison d’or. Aussi lui semblait-il impossible que Lactance, en aimant une autre qu’elle, pût rester en vie, vu que son cœur n’étant plus en elle, et possédé par celui qui le maltraitait, et ne lui demeurait autre remède que la défaite, et vivant en ses rêveries, elle qui savait tout plein de belles rimes italiennes, lui écrivit une complainte que je n’ai voulu laisser en arrière, ainsi l’ai mise en notre langue.


Complainte de l’amante sur la déloyauté de son amant.

Las ! où est cette promesse,
Où est ce nom de maîtresse,
Et ce mariage saint ?
La foy tienne est infidèle.
Et ta maîtresse fidèle,
Et sans nul fard, et toi faint.
Faut-il que de toi me plaigne,
Et que la terre je baigne
Comme un arrosoir de pleurs ?
Et que cruel tu te ries
De mes grandes mélancolies.
De mes ennuis et douleurs ?
Serai-je ainsi méprisée ?
Serai-je ainsi délaissée
Sans avoir rien offensé ?

Las ! ami vois ma constance,
Et celle persévérance
Qui ne voit de temps passé.
Je ne suis point inconstante,
Ni follement languissante
Après divers amoureux :
Mon cœur ne reçoit figure
Que de celle portraiture,
Qu’il eut pour son sort heureux.
Je ne suis en rien semblable
À la Grecque détestable.
Femme de plusieurs époux,
Ni à l’épouse insensée
Du fort et vaillant Thésée :
Mon naturel est plus doux.
Je ne suis pas si cruelle
En mes désirs comme celle
Qui enflamma le palais
De Créon, et fut meurtrière
De sa proie la plus chère :
Car je n’aime que la paix.
Rien, doux ami, ne désire,
À autre cas je n’aspire
Qu’à te voir le seul support
De ma vie déplorée,
Ou d’aller (désespérée
De t’avoir) souffrir la mort.
Car vivre ainsi délaissée
Et me voir méprisée
Pour une moindre que moi.
Je ne puis, et y résiste
Mon destin, et le sort triste,
Qui fait constante ma foi.
Viens, ami, et plein de grâce
Notre amour encore embrasse.
Faisant revivre mon cœur.
Te voyant, je prends envie
De garder forte ma vie
Et de reprendre vigueur.

Finit qu’elle eut ces vers, elle les donna à sa fidèle nourrice avec charge de lui rapporter avec quelle face et contenance son Lactance les lirait : la bonne dame fit son message, et ayant trouve son homme à propos lui met l’écrit en main, lequel le lisant sentit de grandes émotions en son âme, et telles que presque la larme lui vient à l’œil, lui semblant offrir une même peine que celle qu’il connaissait violenter à bon escient le cœur de cette pauvre fille ; pour laquelle consoler, et afin qu’elle ne se forçât point, il répondit toutes bonnes paroles à la nourrice, quoiqu’il fût si ravi ailleurs, que sur l’heure il ne se pouvait point vanter d’avoir la puissance de soi-même. Bien pensé-je que s’il eût parlé à la fille de Nanni, que facilement sa flamme féconde s’épanouissant, il eût donné place au feu déjà éteint de ses amours premières, voire si la chose eût guère plus continué, et que Nicole n’eût cessé de lui envoyer ses commis et entremetteurs de paix, facilement elle en eût emporté la victoire : mais son père retournant encore à Rome, et elle ne voulant plus aller à Fabrian chez son oncle, il la mit en une religion de femmes à Gièse, avec une sienne cousine, afin de n’apprendre point ailleurs les folies mondaines, et s’envelopper en l’amour, en l’abîme duquel elle était déjà plus que misérablement plongée. Toutefois le bonhomme était trompé de plus de moitié, car tout ainsi qu’il pensait sa fille être sans savoir que c’est que d’aimer, et néanmoins elle y était experte maîtresse : aussi estimait Nicole que les religieuses, où elle fut menée, ignorassent les trames d’amour, et que parmi elles on ne trouvât que sainteté, continence et austérité de vie : mais quand elle vit la délicatesse et effémination cachée sous la blancheur de leurs voiles, les chemises de fine toile et parfumées en lieu de la rudesse de quelque haire, ou grosse toile d’étoupe, contemplant leurs tresses annelées en lieu d’être tondues, et les cheveux frisés, les sourcils pincetés tout ainsi qu’en usent les courtisanes, et femmes qui aiment plus la chair que l’esprit, voyant encore la jeunesse y aller capituler des transactions et complots de leurs alliances, elle perdit cette première opinion, connaissant la vie de plusieurs des dames voilées être plus beaucoup déréglée que les femmes de ce siècle : comme aussi nous en voyons les exemples en France, à la grande confusion des pères qui vont (ainsi guidés d’avarice) perdre à leur escient leurs filles. Cette amoureuse donc se voyant en lieu où l’amour était demené plus avant que des yeux, et ayant familiarité avec plusieurs religieuses, sans en trouver une qui n’eût un serviteur, les estimait cent fois plus heureuses, que celles qui vivaient au monde, et que ces femmes étant ainsi séquestrées, s’exemptent aussi de la captivité d’un mari, et de la garde fâcheuse que les parents mettent sur les filles. Or, entre toute la jeunesse qu’elle vit aller au monastère, elle y reconnut son Lactance, lequel s’alliait de sa maîtresse par alliance spirituelle, à cause que la cousine de cette fille était celle qui faisait le petit meuble de linge de son ami. Elle épia finement tout ce qui se faisait, étant ordinairement aux écoutes, mais elle vit que tout allait bien, et que sa cousine ne courait point sur ses terres, mais que Lactance l’aimait honnêtement pour en tirer autre service ; aussi lui contait-il toutes ses déconvenues, ainsi qu’un jour il se doutait d’avoir perdu un garçon de Pérouse, le plus gentil qu’il était possible de voir, et s’en montrait si fâché que presque il en pleurait de tristesse. La folle amante oyant ceci, et comme il souhaitait d’en trouver un semblable, se mit en tête de changer l’habit, et sous le masque d’un homme aller servir celui par qui elle avait été honorée et servie. Et ne sachant où recouvrer habillement d’homme, s’avisa que son père avait prié sa nourrice de la visiter, et quelquefois la conduire en sa maison pour la récréer, ayant ainsi donné charge à la religieuse de lui donner licence. Ayant donc Nicole fait venir sa nourrice au monastère, la raisonna en secret, lui manifestant sa pensée, et tout ce qu’elle avait entrepris de faire : sur quoi la bonne femme la tança, et remontra la malséance d’une fille en tel habit, les périls qui en peuvent survenir, et le scandale pour son honneur si la chose venait en connaissance. Mais l’opiniâtreté de Nicole eut plus de force que les raisons de la vieille, laquelle la mena en sa maison : et vêtue qu’elle l’eut en garçon, le lendemain l’envoya pour trouver parti en la rue, où se tenait Lactance, lequel la voyant en cet équipage, estimant autre cas que ce qu’elle était, s’étant enquis de son état, et le voyant de bonne grâce, la retint à son service. Voilà cette fille sous le nom de Romule se mettre en hasard de prodiguer sa virginité, étant reconnue pour telle qu’elle était ; et qui lui eût demandé qui l’induisait à ce faire, toute raison laissée, on eût eu recours à la déraison, et dit que c’était l’amour à qui personne ne saurait faire résistance. Ce page fendu servait avec telle diligence son maître, et se montrait si bien appris et gracieux à chacun, que son maître se glorifiait de n’avoir été si bien servi de sa vie, et pour ce le vêtit fort gentiment de ses couleurs, et le caressait, et aimait sur toute chose, ce qui donnait un merveilleux contentement au feint Romule, espérant par ce moyen trouver voie pour se découvrir, et faire Lactance tant sien, qu’enfin il quitterait sa Catelle, car ainsi s’appelait celle que Lactance amourachait avec si grande captivité et servitude. Et ce d’autant que cette fine femelle ne tenait compte de lui, quoiqu’il l’aimât ardemment, toutefois ne se fiait guère en ses promesses. Le jeune homme connaissait le bon esprit de son Romule, comme il haranguait et discourait bien à propos, l’ayant embouché de ce qu’il avait à dire, l’envoya à sa maîtresse, où il alla avec un tel contentement, que pouvez penser que reçoit une dame, contente de caresser celle de qui elle pense recevoir quelque injure. Aussi devant qu’effectuer sa charge, elle s’en vint visiter la nourrice, lui contant de cette commission si fâcheuse, et le désespoir auquel elle se voyait réduite, n’ayant encore osé découvrir à Lactance qui elle était, et la cause de cette métamorphose, quoiqu’elle vécût en un crève-cœur insupportable le voyant si affectionné à une autre, et vers laquelle il lui fallait servir d’ambassade amoureuse. Que s’il advenait que cette autre l’emportât, et l’eût pour mari, il n’y avait aucun moyen pour la tenir en vie, elle ne pouvant demeurer en être, tandis qu’une autre jouirait de ce qu’elle méritait toute seule. Qu’au reste, elle ne saurait que faire, et que si son père était averti de ce changement d’état et d’habits, elle ne voyait aucun chemin pour la sauver, connaissant son père fort sévère, et vu la naturelle jalousie des hommes de cette contrée. La nourrice continua là-dessus, la tançant de sa folie et de ce qu’elle n’avait voulu croire son conseil, vu qu’il serait malaisé que, son fait étant publié, elle trouvât homme qui la voulût épouser : et par ainsi les choses étant en bon état, encore lui conseilla de se retirer sans s’hasarder à pire fortune, qu’il y avait assez de jeunes hommes qui valaient bien Lactance, qui s’estimeraient heureux de l’avoir pour épouse. Nicole connaissait bien l’importance de son fait, et n’ignorait combien véritables étaient les paroles de cette bonne femme, pour ce demeura un longtemps comme ravie, mâchant et pensant le tout en sa pensée : puis tirant un grand soupir du profond de son estomac lui dit :

— Ma chère mère, je vois que l’amitié que me portez vous fait tenir ce langage tant à mon profit, et avantageux pour mon honneur et votre bonne réputation : toutefois puisque j’ai tant fait, et le péril n’étant encore trop évident, je passerai outre pour en voir la fin, et irai voir Catelle, à laquelle Lactance n’a point encore grande accointance, puis nous aviserons à ce qui sera de faire, espérant en Dieu, qui connaît mon cœur, qu’il fera prospérer mon affaire si bien, que je m’attends que mon ami ne sera jamais l’époux d’autre que de Nicole votre belle fille.

Ainsi s’en va vers le logis de Catelle, où ce beau Romule fut introduit par la chambrière, le vieillard étant en ville pour ses affaires et négoces. Catelle voyant que le page de Lactance était en bas, qui voulait lui parler, elle qui s’en était si follement amourachée, comme Lactance mourait après elle, et Romule définait pour l’amour de son maître, vint tout soudain vers lui, qui lui fit tout aussitôt le discours de son ambassade ; mais Catelle, qui avait plus l’œil sur l’orateur, et sur la naïve beauté, que l’oreille aux paroles venant d’ailleurs, était en une étrange peine, et volontiers se fût jetée à son col pour le baiser tout à son aise, mais la honte la retint pour un temps : à la fin n’en pouvant plus, et vaincue de cette impatience d’amour, et se trouvant favorisée de la commodité, ne sut se tant commander, que l’embrassant fort étroitement elle ne le baisât plus d’une douzaine de fois, et ce, avec telle lascivité et gestes effrontés, que Romule s’aperçut bien que celle-ci avait plus chère son accointance que les ambassades de celui qui la courtisait. À cette cause lui dit :

— Je vous prie, madame, me faire tant de bien que me donnant congé, j’aie de vous quelque gracieuse réponse, avec laquelle je puisse faire content et joyeux mon seigneur, lequel est en souci et tourment continuel, pour ne savoir votre volonté vers lui, et s’il a rien acquis en vos bonnes grâces.

Catelle humant de plus en plus le venin d’amour par les yeux, lui semblait que Romule devînt de fois à autre plus beau, et pour ce en lieu de lui satisfaire à ce qu’il lui disait pour son maître, lui dit :

— Je ne sais, mon ami, qu’est-ce que tu as fait en mon endroit, mais j’estime que tu m’as enchantée.

— Je ne suis sortilège ni charmeur, dit Romule, seulement vous supplie me dire qu’est-ce que vous voulez que je réponde de votre part à Lactance, afin qu’il soit assuré que j’ai fidèlement exécuté ma charge.

Catelle qui était hors de soi, et affolée d’amour, embrassant encore un coup Romule, lui dit, ne pouvant plus couvrir le feu caché en son âme :

— Ah ! mon espérance, et seul soutien de ma vie, il n’y a jeune homme au monde qui m’eût su faire oublier de la sorte que tu vois que je m’égare, si ce n’est toi, qui es le plus accompli en beauté que je pense qui soit à présent sous tout ce que les cieux entourent en leur concavité. Il faut que je te dise, que si tu veux, je n’aurai jamais autre époux que toi, et ne te soucie des richesses, car j’en aurai assez pour nous entretenir. Prends garde à tes affaires sans te soigner de ton maître, lequel je ne prétends d’aimer en sorte aucune, et dès à présent je lui montrerai si mauvais visage, qu’il sera bien simple s’il ne connaît le peu de compte que je fais de ses poursuites.

Romule, voyant la besogne aller si bien pour son heur, la pria de se supporter pour un temps, qui lui était serviteur très-affectionné, et qu’il s’estimerait plus que bien fortuné de lui obéir et complaire, ne refusant point un trésor si précieux, la remerciant d’un offre de telle conséquence, comme indigne de si grande faveur, mais ajouta qu’il s’y fallait gouverner sagement, afin que Lactance ne s’en prît garde, et lui jouât quelque mauvais tour, à ce conduit d’extrême rage de jalousie. Cet accord tut juré avec tant de baisers que rien plus, et ne craignait Romule, sinon que Catelle, transportée de quelque fol appétit, et s’oubliant en ses honnêtetés, ne mît la main en lui, qui lui eût pu refroidir cette flamme tant véhémente, n’y trouvant point ce qu’elle aimait le plus et servait à faire la liaison des parties disjointes et mal assemblées. Romule s’en revint chargé d’excuses de son tarder et longue demeure, rejetant l’occasion sur le père qui avait été longuement sans bouger de la maison empêché en ses affaires. Puis, venant sur le propos, lui dit qu’il l’avait trouvée en un merveilleux courroux et mécontentement de lui, tant pour ce que son père l’en avait ce même jour tancée, que pour avoir entendu que Lactance aimait ailleurs, et la poursuivait pour après se moquer d’elle. Ajouta qu’il s’était mis en tout devoir de faire perdre cette opinion à sa dame, mais, quelque raison qu’il eût su mettre en avant, néanmoins elle est demeurée ferme en son opinion et fantaisie, ce que Lactance connut avoir quelque verisimilitude, d’autant que passant devant la porte de Lanzetti ; Catelle qui était en fenêtre se retira tout aussitôt : ce qu’elle n’avait point de coutume.

Ce fut ici que Lactance commença se dédaigner et courroucer, disant qu’il n’y avait pas tant de perfections en elle, fût en beauté ou richesses, qu’il ne s’en trouvât bien, et de plus belles et parfaites, et lesquelles n’étaient point si rigoureuses. Et continuant à vomir son mal talent, confessa à son Romule que quelques mois auparavant il avait aimé une fille de plus rare et singulière beauté qui fût en tout le pays, et telle estimée entre les plus renommées même de Rome : mais, que pendant que cette-là se tint, ne sais où, avec son père absente de la ville, il avait jeté l’œil sur Catelle, se rendant son esclave, ainsi qu’il le voyait être à présent. N’oublia lui réciter comme Nicole l’avait depuis sollicité par lettres et messages, sans qu’il en eût tenu compte, étant vivement épris de cette seconde.

— Ah ! monsieur, dit lors Romule (à qui le fait touchait), ce n’est que la justice de Dieu qui vous poursuit, vous rendant le contre-change selon votre mérite, car étant aimé d’une telle perfection que vous dites, ç’a été mal avisé à vous (pardonnez-moi si je parle trop hardiment à vous) de la laisser sitôt pour faire nouvelle partie : aussi le plus bel expédient est d’aimer ceux qui vous veulent bien, et ne vous amuser point follement après celles qui vous fuient. Et que savez-vous si cette pauvre fille languit encore pour l’amour de vous et est en détresse ? Car j’ai entendu dire que les filles en leurs premières appréhensions aiment d’une véhémence tout autre, et plus grande que ne font les hommes, et que mal-aisément on éteint cette flamme ainsi vivement éprise, ayant trouvé sujet non occupé en autre chose.

Lactance prenait plaisir, oyant les discours de son page, et n’eût été que Nicole lui paraissait plus grande ayant son accoutrement de femme, il eût pensé de Romule la vérité du changement : mais perdant tout aussitôt cette opinion, il le pria de retourner encore un coup vers Catelle pour la convertir à avoir pitié de lui, et l’assurer de sa constance et loyauté ; et comme il protestait de n’avoir son cœur engagé ailleurs qu’à elle seule de qui dépendait son heur et sa vie. Mais durant ceci survinrent d’autres succès, qui nous feront diversifier l’histoire pour lui donner la fin comique, afin que toujours nous ne soyons sur les misères, peines, ennuis, douleurs et massacres. Vous avez ouï dès le commencement qu’Ambroise avait un fils, lequel fut pris par un Allemand qui l’emmena à Naples, puis prenant la route d’Allemagne, il devint malade en Lombardie, dont mort s’ensuivit, et ainsi Paul s’en revint à son pays chargé des hardes et dépouilles de son Tudesque. Arrivé qu’il est à Gièse, se retira de prime arrivée à l’hôtellerie, puis se mit par ville pour entendre nouvelle de son père. Mais comme de fortune il passait par devant le logis de Catelle, elle, pensant que ce fût son Romule, vu que (comme j’ai dit) Paul et Nicole se rapportaient du tout de visage, et pour lors ce nouveau venu était habillé de blanc tout ainsi que le page de Lactance, elle donc, trompée par ce rapport, le fait appeler par sa chambrière. Lui étonné de cette aventure ne fut si peu accort, que s’oyant nommer Romule, ne pensât aussi tôt qu’on le prenait pour un autre, mais qu’il saurait qui était cette dame qui le demandait, et suivrait sa bonne fortune. Or comme il approchait la porte du logis pour entrer, la chambrière vit venir le seigneur Lanzetti, et pour ce elle dit au jeune homme :

— Romule, passe pour cette heure chemin, car voici le père de Catelle qui vient.

Ce que le bon garçon fit, marquant toutefois le logis pour y passer à meilleure saison et plus opportune, et cependant arriva le vieillard, sans être aperçu de rien qui se fût passé, comme celui qu’on aurait vu de loin, et qui marchait à pas de tortue. C’est ici qu’entrevient la concurrence de tous les troubles de la farce : car Paul ayant vu Catelle en fenêtre la désira soudain comme la trouvant fort belle à son poste, et pour ce bientôt après se délibéra de ne point laisser écouler cette occasion, et perdre une si bonne rencontre : par ainsi s’en retourna vers le logis bien remarqué de Lanzetti, lequel était sorti pour se promener par la ville. Lui étant sur la poursuite, voici Ambroise retournant de Rome, encore étant à cheval, qui le rencontre, auquel Gérard Lanzetti fit grand caresse, disant que s’il eût été en ville ces jours passés, ils eussent conclu sur le mariage de sa fille, le priant d’y penser, et ne le tenir si longuement en attente, mais lui en éclairât le fait ou failli. Ambroise répond qu’encore n’avait-il pas été jusques à sa maison, mais que lui étant de repos, ils auraient loisir d’en parler tout à leur aise. Comme ils parlaient ensemble, voici le page féminin de Lactance qui s’en venait faire son message à Catelle, mais voyant son père de retour, en lieu de parfaire sa pointe, et exécuter sa charge, elle doubla chemin, et sien courut au plus qu’il lui fut possible chez sa nourrice, et lui conta, toute éperdue, la venue de son père, se disant ruinée, ne sachant plus presque que devenir. Mais la vieille lui donna cœur, et l’assura de toutes ses craintes, puisque son heur l’avait conduite jusque là, que son père n’était point encore descendu de cheval. Et l’ayant revêtue de ses habits, la vieille s’en alla soudain au logis du père, lequel la voyant lui fit une grande fête et s’enquit de sa fille : de laquelle l’autre lui dit les meilleures nouvelles du monde, et que souvent elle l’avait visitée et menée en sa maison, et que la pauvre fille était toute en souci ne le voyant point, au reste lui dit que, s’il le trouvait bon, elle l’irait quérir au monastère pour la lui mener, l’ayant tenue quelque jour avec elle pour voir si elle aurait quelque nécessité. Le bonhomme qui pleurait de joie, voyant l’amitié que sa fille lui portait et le profit qu’elle avait fait entre les dames à bien coudre, et besogner en tapisserie, se rapporta à la nourrice du tout, l’estimant plus curieuse de l’honneur de sa fille que de sa vie propre. La nourrice, arrivée que fut à sa maison, dit à la fille, qu’elle s’apprêtât pour s’en aller chez son père dans un jour ou deux, ce qu’elle trouva de fort dure digestion, à cause qu’elle se faisait forte de dégoûter tellement Catelle de Lactance, que jamais il n’en aurait bon visage, et se plaignait de sa fortune qui lui avait amené si mal à propos son père. Mais la vieille la consolait avec ce mot que, si Lactance devait être le mari de Catelle, il n’y avait ruse, art, ni industrie, qui y pût donner empêchement, qu’elle se résolût de ne plus y penser, vu que les choses ne lui succédaient point aucunement selon ses desseins. Cependant que Nicole est en ces altères, et qu’elle se tourmente pour ne pouvoir mettre fin à son entreprise, voici son frère Paul qui s’en va voir la Catelle, là où il fit un beau ménage, se faisant connaître pour tel que la fille, ayant goûté ce qu’il savait faire, après s’être entre-promis la foi, le retint plus que l’un ni l’autre n’eussent voulu : car Gérard, père de Catelle, les trouva ensemble, et pensant de Paul que ce fût Nicole qui se fût déguisée en garçon pour voir son ménage, et le train de son logis, le caressa et recueillit trop plus familièrement que Paul ne souhaitait, craignant d’y souffrir sous ce nom de Nicole, chose qu’honnêtement on ne saurait dire : toutefois joua-t-il si accortement son personnage, qu’il se dépêtra des mains du vieillard, lui donnant pour tout paiement cette réponse que son père était venu, et qu’il la demandât en mariage, et lors il la pourrait baiser et caresser tout à son aise : et sorti qu’il est de ce péril, ne savait que penser qu’on l’eût pris pour ne sais quel Romule, sous la similitude duquel il aurait joui de la fille de Lanzetti, et lui le prenait pour sa sœur Nicole : mais, quoiqu’il en fût, il s’estimait heureux de telle rencontre, et n’acceptait pas à peu de chose de s’être accointé de Catelle, laquelle il avait pris en telle amitié qu’il ne tendait ailleurs que de la faire demander en mariage. Durant ceci Lactance cherchait son page partout, si marri de l’avoir perdu, qu’il n’en pouvait se contenter, tant il l’aimait à cause de son bon esprit et gentillesse, joint que l’ayant fait secrétaire de son cœur, il ne pouvait rien sans son secours. Il s’enquiert à chacun, donnant les enseignes et de sa beauté, et de son habillement, si bien qu’enfin on lui dit qu’on l’avait vu entrer chez cette nourrice : le jeune homme s’en y va et heurte à la porte : elle le voyant fut ébahie, se doutant de ce qui était, toutefois descend-elle en bas pour entendre ce que Lactance voulait dire : lequel la pria lui faire tant de bien que de lui dire nouvelles d’un sien page qu’on lui avait dit être venu en sa maison, qu’elle ne celât point, d’autant qu’il ne lui ferait tort, ni offense quelconque, et si le garçon n’était content de lui, et ne voulait plus le servir, que pour cela il ne lui ferait pire visage, seulement voulait lui parler pour un sien affaire d’importance, qu’il lui avait donné en charge afin d’en savoir la résolution. La vieille souriant lui nia avoir vu page aucun en sa maison :

— Mais, dit-elle, vous voyant ainsi soupirer, on dirait que vous seriez amoureux de celui que vous cherchez, mais ayant su l’amitié ardente et excessive que vous portiez à une certaine fille, je change d’avis, et n’estime point que soyez devenu autre que l’affectionné serviteur des dames : aussi n’ignore pas à qui est-ce que s’adressent vos dévotions, mais elle est si éprise ailleurs que vous perdez peine de vous y amuser. Et par ainsi il vous vaudrait mieux rechercher vos amours premières, et plus belles et plus loyales, et où vous êtes le bien-aimé, que suivre celle qui ne tient compte de vous. Nicole vous honore et prise plus que sa vie, et vous la méprisez ; Catelle vous hait à mort, et en a choisi un autre pour ami, et cependant vous en êtes idolâtre, je n’ai affaire de vous solliciter davantage de votre profit, faites en ainsi que bon vous semblera, mais je m’assure qu’avant que soit longtemps, vous connaîtrez que je dis vrai, et vous repentirez de votre faute, et ne sais si ce sera trop tard, n’ayant ni celle qui vous fuit, ni celle qui vous désire.

Lactance oyant ceci fut tout ébahi, et enquis qu’il s’est de sa Catelle, l’autre l’assure sur sa foi qu’elle avait pris ailleurs parti : au reste lui demanda, si Nicole l’aimait encore, s’il voudrait point entendre à l’avoir pour épouse.

— Ah ! dit-il en soupirant, je l’ai tant offensée, la méprisant comme je l’ai fait, en ne tenant compte de ses lettres, étant lié et charmé ailleurs comme j’étais, que je ne pense point qu’elle daignât me regarder pour m’aimer ou favoriser.

— Mais que diriez-vous si elle a été en votre maison et usé en votre endroit de tout tel service que saurait faire le moindre serviteur, pour tâcher d’acquérir votre grâce, et ôter à une autre ce que justement elle seule mérite ?

— Si cela est vrai (dit-il), je m’estime tant obligé en son endroit, que ne vois récompense plus digne pour satisfaire à telle obligation que de la rendre dame de moi et de mes biens.

— C’est parler en homme de bien, répond la nourrice.

Et soudain elle appela Nicole, et fit porter son habit de page, afin de montrer au jeune homme la pure et ferme amitié de cette fille.

— Voici, dit la nourrice, votre Nicole, voyez Romule, votre page tant désiré, lequel pour l’amour de vous oubliant son rang et hazardant sa vie et son honneur vous a servi si longuement, sans que l’amour vous ait fait connaître ce que vous aviez de rare en votre compagnie.

L’amant transporté d’étonnement, demeurait aussi immobile que ce grand jeûneur qui est au parvis Notre-Dame de Paris, ou que le Marfoire de Rome, et ne savait si ce qu’il voyait était songe ou chose véritable. À la fin revenant à soi, comme s’il fût sorti d’un profond sommeil, ayant entendu toute l’histoire de la hardiesse de Nicole, mesurant son affection avec le peu d’amitié que lui portait Catelle, et parangonnant les beautés des deux, voyait que cette cy en avait le dessus, tout ainsi que la clarté du jour surpasse la splendeur sombre de l’astre luisant de nuit : s’adressant à Nicole, la pria lui pardonner sa faute, de laquelle il ne voulait point s’excuser, comme étant sans voile qui fût raisonnable : au reste que, s’il lui plaisait lui faire tant de faveur, comme l’assurait sa nourrice, de le prendre pour époux, qu’il s’estimerait heureux d’avoir gagné une si excellente épouse, en poursuivant celle qui ne l’égale en rien qui soit de beauté ou bonne grâce. La fille usant de sa modestie accoutumée, lui répond qu’elle était la même que jadis, et que son vouloir demeurait immuable, d’autant qu’il était hors de sa puissance d’aimer jamais autre que lui, ou d’en épouser un sans l’aimer, cela ne saurait tomber en l’esprit de Nicole : et soudain se donnent la foi, et Lactance promit que dès qu’il aurait dîné il irait voir Ambroise pour lui requérir sa fille pour femme. La nourrice ayant si bien ouvré pour le soulagement de sa fille de lait, épousés qu’elle les eut selon la façon d’Italie, là où ils couchent souvent avec leurs femmes avant de se présenter à l’église, la mena vers son père qui la reçut fort gracieusement. Bientôt après arriva Lactance, lequel pria le bonhomme de lui donner sa fille en mariage, ce qu’il ne refusa point, connaissant le parti fort sortable, étant le jeune homme riche, et bien apparenté et au reste estimé entre les plus modestes et courtois de la ville. Le comble de la joie fut parfait, lorsqu’étant sur l’accord du mariage, voici Paul qui entra, donnant un aise pareil au père, et à sa sœur, et à Lactance un si grand étonnement, que s’il n’eût eu sa fiancée en main, il eût estimé qu’elle eût été encore vêtue en page. Comme ils se caressaient en toute joie, et qu’on dressait la collation de diverses confitures, voici le seigneur Lanzetti qui entre, et voyant cette compagnie et les deux enfants d’Ambroise se rapportant (comme j’ai dit) demeura aussi étonné que Vulcain, se voyant en bas précipité du ciel, par la colère de Jupiter : mais Paul qui ne voulait perdre temps, et aimait Catelle, le fit prier par son père de la lui accorder pour épouse : ce que Lanzetti fit fort volontiers, se doutant aucunement de ce qui s’était passé, et comme il avait été déçu par cette similitude et rapport de visage ; et voyant que Lactance avait volé sa place, et gagné le devant en épousant celle qu’il souhaitait, prit patience, quoiqu’il en eût un grand regret au cœur. Mais le laissant là jusqu’à tant qu’il s’apaise et nous arrêtant sur ce que l’amour opère en ceux qui sont follement saisis, par l’exemple de cette fille, et de cette grande reine, femme de Mithridate, roi d’Asie, qui n’en faisait pas moins, suivant son mari sous l’habillement d’un homme, tant elle l’aimait et révérait, nous laisserons ces amants jouir de leurs aises, afin de prendre nouvelle pâture pour nos esprits, ainsi que nous avons commencé en la variété de l’histoire.

Extrait des nouvelles du Purgatoire
Extrait des Œuvres italiennes du Bandel