Extrait des sentiments de Jean Meslier/Édition Garnier/Abrégé de sa vie

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ABRÉGÉ

DE LA VIE DE JEAN MESLIER[1].


Jean Meslier, curé d’Étrepigny et de But en Champagne, natif du village de Mazerny, dépendant du duché de Mazarin, était le fils d’un ouvrier en serge ; élevé à la campagne, il a néanmoins fait ses études, et est parvenu à la prêtrise.

Étant au séminaire, où il vécut avec beaucoup de régularité, il s’attacha au système de Descartes, Ses mœurs ont paru irréprochables, faisant souvent l’aumône, d’ailleurs très-sobre, tant sur sa bouche que sur les femmes.

MM. Voiry et Delavaux, l’un curé de Va, et l’autre curé de Boulzicourt, étaient ses confesseurs, et les seuls qu’il fréquentait.

Il était seulement rigide partisan de la justice, et poussait quelquefois ce zèle un peu trop loin. Le seigneur de son village, nommé le sieur de Touilly, ayant maltraité quelques paysans, il ne voulut pas le recommander nommément au prône : M. de Mailly, archevêque de Reims, devant qui la contestation fut portée, l’y condamna. Mais le dimanche qui suivit cette décision, ce curé monta en chaire, et se plaignit de la sentence du cardinal. « Voici, dit-il, le sort ordinaire des pauvres curés de campagne : les archevêques, qui sont de grands seigneurs, les méprisent, et ne les écoutent pas. Recommandons donc le seigneur de ce lieu. Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly, qu’il le convertisse, et lui fasse la grâce de ne point maltraiter le pauvre et dépouiller l’orphelin. »

Ce seigneur, présent à cette mortifiante recommandation, en porta de nouvelles plaintes au même archevêque, qui fit venir le sieur Meslier à Donchery, où il le maltraita de paroles.

Il n’a guère eu depuis d’autres événements dans sa vie, ni d’autre bénéfice que celui d’Étrepigny.

Les principaux de ses livres étaient la Bible, un Moréri, un Montaigne, et quelques Pères ; et ce n’est que dans la lecture de la Bible et des Pères qu’il puisa ses sentiments. Il en fit trois copies de sa main, l’une desquelles fut portée au garde des sceaux de France, sur laquelle on a tiré l’extrait suivant. Son ms. est adressé à M. Leroux, procureur et avocat en parlement, à Mézières[2].

Il est écrit à l’autre côté d’un gros papier gris qui sert d’enveloppe : « J’ai vu et reconnu les erreurs, les abus, les vanités, les folies, et les méchancetés des hommes ; je les ai haïs et détestés ; je ne l’ai osé dire pendant ma vie, mais je le dirai au moins en mourant et après ma mort ; et c’est afin qu’on le sache, que je fais et écris le présent Mémoire, afin qu’il puisse servir de témoignage de vérité à tous ceux qui le verront, et qui le liront si bon leur semble. »

On a aussi trouvé parmi les livres de ce curé un imprimé des Traités de M. de Fénelon, archevêque de Cambrai (Édit. de 1718), sur l’existence de Dieu et sur ses attributs[3], et les Réflexions du P. Tournemine, jésuite, sur l’athéisme[4] auxquels Traités il a mis ses notes en marge, signées de sa main.

Il avait écrit deux lettres aux curés de son voisinage pour leur faire part de ses Sentiments, etc. Il leur dit qu’il a consigné au greffe[5] de la justice de la paroisse une copie de son écrit, en 366 feuillets in-8o ; mais qu’il craint qu’on ne la supprime, suivant le mauvais usage établi d’empêcher que les simples ne soient instruits, et ne connaissent la vérité[6].

Il mourut en 1733, âgé de cinquante-cinq ans. On a cru que, dégoûté de la vie, il s’était exprès refusé les aliments nécessaires, parce qu’il ne voulut rien prendre, pas même un verre de vin.

Par son testament il a donné tout ce qu’il possédait, qui n’était pas considérable, à ses paroissiens, et il a prié qu’on l’enterrât dans son jardin.


  1. Ce morceau est de Voltaire.
  2. Des copies en furent prises, et Voltaire écrivait à Damilaville, le 8 février 1762, que, quinze ou vingt ans auparavant, on vendait ces manuscrits huit louis d’or.
  3. Œuvres philosophiques, ou Démonstration de l’existence de Dieu, 1718, in-12.
  4. Imprimées dans le volume cité en la note qui précède.
  5. De Sainte-Menehould. (Note de Voltaire.)
  6. On dit que M. Lebègue, grand-vicaire de Reims, s’est emparé de la troisième copie. (id.)