Fécondité (Zola)/Livre III/Chapitre III

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Eugène Fasquelle (p. 271-293).



Un jeudi matin, Mathieu déjeunait chez le docteur Boutan dans le petit entresol que ce dernier occupait depuis plus de dix ans déjà, rue de l’Université, derrière le Palais-Bourbon. Par une contradiction dont il riait lui-même, cet apôtre passionné de la fécondité était célibataire ; et il expliquait cela en disant, de son air de bonhomie plaisante, qu’il était ainsi plus libre d’accoucher les femmes des autres. Dans la continuelle bousculade de sa grosse clientèle, il n’avait guère de libre que l’heure de déjeuner ; de sorte que, lorsqu’un ami désirait causer sérieusement avec lui, il préférait l’inviter à sa très modeste table de garçon, un œuf, une côtelette, une tasse de café, avalés en courant.

C’était un conseil sur un grave sujet que Mathieu désirait lui demander. Après deux nouvelles semaines de réflexions, son rêve de tenter la culture, de tirer du chaos ce domaine de Chantebled méconnu, ignoré de tous, l’obsédait à un tel point, qu’il en était à souffrir de n’oser prendre un parti. Chaque jour, grandissait en lui l’invincible besoin d’enfanter, de perpétuer la vie, le désir impérieux d’un homme qui a trouvé l’œuvre à faire, de la santé, de la force, de la richesse à créer, et qui n’en dort plus. Mais quel beau courage, quel souriant espoir il lui fallait, pour risquer une entreprise d’une si folle apparence, dont lui seul sentait la sagesse prévoyante et profonde ! et avec qui discuter librement cela, à qui soumettre ses hésitations dernières ? Quand l’idée lui fut venue de consulter Boutan, il lui demanda tout de suite un rendez-vous. C’était le confident dont il avait besoin, un esprit large, brave, adorateur de la vie, une intelligence vaste, dégagée des étroitesses du métier, qui verrait au-delà des difficultés premières de l’exécution.

Tout de suite, dès qu’ils furent assis face à face, aux deux côtés de la table, Mathieu, passionnément, se confessa, exposa tout au long son rêve, son poème, comme il disait lui-même en riant. Sans l’interrompre, le docteur l’écouta, gagné visiblement par son émotion grandissante de créateur. Enfin, lorsqu’il dut se prononcer :

« Mon Dieu ! mon ami, je ne puis pratiquement vous rien dire car je n’ai jamais planté une salade. J’ajoute même que votre projet me paraît d’une témérité telle, que, sûrement, tout homme du métier, si vous en consultez un, vous en détournera par les raisons les plus solides, les plus convaincantes du monde. Seulement, vous parlez de cette œuvre avec une foi superbe, un amour brûlant, qui viennent de me donner, à moi profane, la certitude absolue que vous réussirez. D’autre part, vous flattez toutes mes idées, voilà plus de dix ans que je ne cesse de démontrer la nécessité, pour la France, si elle veut refleurir les familles nombreuses, de se remettre à la passion, au culte de la terre, de déserter les villes pour la vie forte et féconde des champs. Comment voulez-vous que je ne vous approuve pas. Je vous soupçonne même de n’être venu ici, comme tous les demandeurs de conseils, que dans la pensée de trouver en moi un frère, prêt au même combat. »

Ils rirent de bon cœur tous les deux. Puis, Boutan lui ayant demandé avec quels capitaux il se mettrait en marche, Mathieu expliqua tranquillement son projet de ne point s’endetter, de débuter par quelques hectares à peine, s’il le fallait, certain de la force conquérante du travail. Il serait la tête, il trouverait bien les bras nécessaires. Sa seule préoccupation était d’amener Séguin à lui céder l’ancien pavillon de chasse, ainsi que les quelques hectares autour, par annuités et sans argent comptant. Et, comme il questionnait le docteur à ce sujet :

« Oh ! répondit celui-ci, je le crois très bien disposé, car je sais qu’il serait ravi de vendre, tellement cet immense domaine inculte l’embarrasse, dans ses croissants besoins d’argent… Vous n’ignorez pas que tout va de mal en pis dans le ménage. »

Mais, discrètement, il s’interrompit pour demander :

« Et notre ami Beauchêne, l’avez-vous prévenu que vous alliez quitter l’usine ?

— Ma foi, non, pas encore. Je vous prie même de me garder le secret, car j’attends d’avoir tout terminé, avant de lui conter la chose. » Vivement, ils en étaient au café, et le docteur lui offrit de le prendre dans sa voiture, pour le reconduire à l’usine, ou il se rendait lui-même, Mme Beauchêne l’ayant prié de venir ainsi une fois par semaine, à jour fixe, s’assurer de l’état de santé de Maurice. L’enfant, qui souffrait toujours des jambes, avait en outre un estomac si délicat, si faible, qu’il devait suivre un régime sévère.

« L’estomac des enfants que la mère n’a pas nourris, continua Boutan. Votre vaillante femme ne connaît pas ça, elle peut laisser manger à ses enfants tout ce qu’ils désirent. Pour ce pauvre petit Maurice, quatre cerises, au lieu de trois, déterminent une indigestion… Alors, c’est dit, je vous reconduis à l’usine. Seulement, il faut que je passe d’abord rue Roquepine, pour choisir une nourrice. Ça ne sera pas long, j’espère… Vite, partons ! »

Dans la voiture, il lui conta que c’était justement pour les Séguin qu’il se rendait au bureau de nourrices. Il se passait chez eux tout un drame, Séguin s’étant obstiné, le lendemain des couches repris d’une courte crise de tendresse pour sa femme, à choisir lui-même la nourrice d’Andrée, la fillette née de la veille. Il prétendait s’y connaître, il avait voulu une robuste fille, d’apparence monumentale, avec des seins énormes. Mais, depuis deux mois, l’enfant dépérissait, et le docteur, appelé, avait constaté qu’elle mourait tout simplement de faim. La superbe fille manquait de lait ou plutôt son lait, soumis à l’analyse, venait d’être jugé trop clair, insuffisant. Grosse affaire que le changement d’une nourrice ! La tempête soufflait dans la maison, Séguin faisait claquer les portes, en criant qu’il ne s’occuperait plus de rien.

« Alors, conclut Boutan, me voilà chargé de choisir et tiens une nouvelle nourrice. Et cela presse, car je suis très inquiet de cette pauvre petite Andrée. Ça fait pitié, des enfants pareils.

— Mais, demanda Mathieu, pourquoi la mère n’a-t-elle nourri ? »

Le docteur eut un grand geste désespéré.

« Ah ! mon cher, vous en demandez trop. Comment voulez-vous qu’une Parisienne de la bourgeoisie riche, avec la vie qu’elle mène avec le train de maison qu’elle se croit forcée de tenir, les réceptions les dîners, les soirées, les continuelles courses au-dehors, les obligations mondaines de toutes sortes, puisse accepter le devoir, l’œuvre courageuse et longue d’allaiter un enfant ? C’est quinze mois d’abnégation et de renoncement. Et je ne parle pas des amoureuses, des jalouses, qui, entre l’enfant et le mari, choisissent ce dernier, se gardent pour lui seul, de peur qu’il ne les plante là… Ainsi, cette petite Mme Séguin se moque du monde, lorsqu’elle prend des airs de désolation, en disant qu’elle aurait tant voulu nourrir, mais qu’elle n’a pas pu, qu’elle n’avait pas de lait. Elle n’a jamais essayé, elle aurait sans doute fait, à son premier enfant, une nourrice comme une autre. Aujourd’hui, si ce n’est plus sa tendresse pour son mari qui l’en empêche, oh ! non, il est malheureusement certain qu’elle est devenue incapable d’un tel effort, avec son existence imbécile et gâchée… Et le pis, voyez-vous, c’est qu’après trois ou quatre générations de mères qui ne nourrissent pas, elles finissent toutes par dire la vérité, elles ne peuvent plus nourrir, la glande mammaire s’atrophie, perd son pouvoir de sécrétion lactée. C’est à cela que nous marchons, mon ami, à une race de misérables femmes, détraquées, incomplètes, capables peut-être encore d’enfanter par hasard, radicalement incapables de nourrir. »

Mathieu se souvint alors de ce qu’il avait vu chez la Bourdieu et aux Enfants-Assistés. Il dit ses réflexions à Boutan, qui eut de nouveau son grand geste de désespoir. Selon celui-ci, toute une œuvre immense de solidarité humaine et de salut social restait à faire. Sans doute, un mouvement d’heureuse philanthropie s’indiquait déjà, beaucoup de bonnes œuvres privées, des maisons charitables se fondaient. Mais, devant la plaie affreuse, immense, toujours saignante, ces remèdes restreints demeuraient illusoires, n’indiquaient guère que la bonne voie à suivre. Ce qu’il fallait, c’étaient des mesures générales, des lois sauvant la nation : la femme aidée, protégée dès les premiers jours pénibles de la grossesse, soustraite aux dures besognes, devenue sacrée ; la femme, plus tard, accouchée dans le calme, en secret si elle le désire, sans qu’on lui demande rien autre que d’être une mère ; la femme et l’enfant, ensuite, soignés, secourus, pendant la convalescence, puis pendant les longs mois de l’allaitement, jusqu’au jour où, l’enfant mis au monde enfin, la femme puisse, de nouveau, être une épouse saine et vigoureuse. Il n’y avait là qu’une série de précautions à prendre, des maisons à créer, des refuges de grossesse, des maternités secrètes, des asiles de convalescence, sans parler des lois de protection ni des secours d’allaitement. Pour combattre le mal, affreux déchet des naissances, la mort soufflant par rafales sur les tout-petits, il n’existait qu’un moyen énergique, le prévenir.

C’était uniquement par des mesures préventives qu’on arrêterait l’effroyable hécatombe des nouveau-nés, cette plaie constamment ouverte au flanc de la nation, et qui l’épuise, et qui la tue un peu chaque jour.

« Et, continua le docteur, tout ceci peut se résumer en cette vérité que la mère doit nourrir son enfant… Dans notre démocratie, la femme, dès qu’elle est enceinte, devient auguste. C’est elle qui est le symbole de toute grandeur, de toute force, de toute beauté. La vierge n’est que néant, la mère est l’éternité de la vie. Il lui faut un culte social, elle devrait être notre religion. Quand nous saurons adorer la mère, la patrie d’abord, puis l’humanité seront sauvées… C’est pourquoi je voudrais, mon ami, que cette image d’une mère allaitant son enfant soit la plus haute expression de la beauté humaine. Ah ! comment donc persuader à nos Parisiennes, à toutes nos Françaises, que la beauté de la femme est d’être mère, avec un enfant sur les genoux ? Le jour où cette mode-là prendrait, comme celle de la coiffure en bandeaux ou celle des jupes étroites, nous serions la nation reine, maîtresse du monde ! »

Il finissait par rire douloureusement, dans son désespoir de ne savoir comment changer les mœurs, pour mettre à la mode les familles nombreuses, n’ignorant pas qu’on ne révolutionne un peuple que par la conception changeante de la beauté. Et il conclut :

« En somme, pour moi, il n’y a donc que l’allaitement par la mère. Toute mère qui n’allaite pas, pouvant le faire, est une grande coupable… Ensuite, lorsque certains cas se présentent, lorsque la mère est dans l’impossibilité absolue de remplir son devoir, il y a le biberon, qui, bien tenu, employé soigneusement, avec du lait stérilisé, donnent des résultats suffisants… Quant à la nourrice au loin, c’est la mort presque certaine de l’enfant, et quant à la nourrice sur lieu, c’est une transaction honteuse, une source incalculable de maux, souvent même un double crime, le double sacrifice consenti de l’enfant de la mère et de l’enfant de la nourrice. »

La voiture s’arrêta rue Roquepine, devant le bureau de nourrices.

« Je parie, reprit le docteur gaiement, que vous n’êtes jamais entré dans un bureau de nourrices, tout père de cinq enfants que vous êtes.

— Ma foi, non ! répondit Mathieu.

— Eh bien ! descendez, vous allez voir ça. Il faut tout connaître. »

Le bureau de la rue Roquepine était le plus important, le plus avantageusement connu du quartier. Il était tenu par Mme Broquette, une dame blonde d’une quarantaine années, d’un visage digne, un peu couperosé, toujours sanglée dans un corset et vêtue d’une robe fanée de soie feuille-morte. Mais, si cette dame était la dignité, la prestance de la maison, chargée des rapports avec la clientèle, l’âme véritable, l’agent sans cesse en besogne était M. Broquette, le mari, un petit homme de cinquante ans au nez pointu, aux yeux vifs, d’une agilité de furet. Chargé de la police du bureau, de la surveillance et de l’éducation des nourrices, il les recevait, les nettoyait, leur apprenait à sourire, à être gentilles, les parquait dans les chambres, les empêchait de trop manger. Du matin au soir, on ne voyait que lui, rôdant, grondant terrorisant ce terrible monde de filles sales, grossières, souvent menteuses et voleuses. La maison, un ancien petit hôtel délabré avec son rez-de-chaussée humide, seul ouvert à la clientèle, et ses deux étages de six chambres chacun, aménagées en dortoirs n’était qu’une sorte de maison garnie, d’une nature spéciale, où couchaient à la nuit les nourrices avec leurs poupons. C’étaient de continuels arrivages, de continuels départs, une galopade ininterrompue de paysannes débarquées du matin, traînant des malles charriant des enfants au maillot, emplissant les chambres, les corridors, les salles communes, de cris féroces et de mauvaises odeurs, au milieu du plus répugnant déballage qu’on pût voir. Et il y avait encore, dans la maison, Mlle Broquette, Herminie de son petit nom, une pâle fille de quinze ans, mangée de chlorose, longue et exsangue, qui promenait languissamment sa virginité fade parmi ce pullulement de chairs étalées, de cette marée de nourrices plus ou moins débordantes de lait.

Boutan, très renseigné sur la maison, entra, suivi de Mathieu. L’allée centrale, assez large, était fermée au fond par une porte vitrée, donnant sur une sorte de cour, plantée d’un arbuste maigre, au milieu d’un rond de gazon que l’humidité pourrissait. À droite de cette allée, se trouvait le bureau où Mme Broquette sur la demande des clients, faisait comparaître les nourrices, qui se tenaient, avec leurs poupons, dans une pièce voisine, simplement garnie d’une table de bois blanc graisseuse, au centre, et de banquettes, le long des murs. Le bureau avait un vieux meuble Empire de velours rouge, un guéridon d’acajou, une pendule dorée, des carrés de guipure jetés sur les dossiers des fauteuils. Puis, à gauche de l’allée, près de la cuisine, se trouvait le réfectoire commun, deux longues tables recouvertes de toile cirée, et qu’une débandade de chaises à demi dépaillées entourait. Sous le coup de balai quotidien, on devinait, dans les coins sombres, la crasse tenace, longtemps amassée. Dès le seuil, une odeur âcre s’exhalait, le graillon de la cuisine, la pestilence du lait aigri, des maillots mal tenus, de tout le linge sale de ces campagnardes, aux dessous empoisonnés.

Mais, comme Boutan poussait la porte du bureau, il trouva Mme Broquette en affaire, déballant devant un vieux monsieur assis tout un lot de nourrices. Elle reconnut le docteur, elle eut un geste de désolation.

« Non, non ! faites, dit-il en l’arrêtant. Je ne suis pas pressé, nous allons attendre. »

Par la porte ouverte, Mathieu venait d’apercevoir Herminie, la fille de la maison, au fond d’un des fauteuils de velours rouge, près de la fenêtre, rêveusement enfoncée dans la lecture d’un roman, tandis que sa mère, debout, vantait la marchandise de son air digne, menait le défilé des nourrices devant le vieux monsieur, qui, muet, semblait ne pouvoir se décider.

« Allons voir le jardin », dit le docteur en riant.

C’était en effet, dans les prospectus, une des prétentions de l’établissement, d’avoir un jardin, du bon air, un arbre même, enfin la campagne. Ils ouvrirent la porte vitrée, et trouvèrent sur un banc, près de l’arbre, une grosse fille, débarquée sans doute à l’instant même, qui essuyait le derrière de son enfant avec un morceau de journal. Elle était elle-même sordide, échouée là, sans s’être débarbouillée encore. Dans un coin, la cuisine débordait, une débâcle de terrines fêlées, de vieux ustensiles gras ou mangés de rouille. À l’autre bout, ouvrait, par une porte-fenêtre, la salle d’attente réservée aux nourrices ; et, là aussi, se déversait un cloaque, des haillons pendus, des couches souillées, traînant et séchant. C’étaient les uniques fleurs de ce coin de nature.

Mais, brusquement M. Broquette se précipita, sans qu’on put savoir au juste d’où il sortait. Il venait d’apercevoir Boutan, un client à ménager.

« Mme Broquette est donc en affaire ?… Jamais je ne consentirai à ce que vous restiez là. Venez, venez, je vous en prie. »

Ses petits yeux de furet s’étaient fixés sur la fille malpropre, en train de torcher son enfant ; et, fort ennuyé du spectacle, il n’insistait si vivement que pour ne pas laisser ces messieurs visiter davantage les dessous de la maison. Le docteur avait justement mené son compagnon jusqu’à la porte-fenêtre de la salle commune, d’où le coup d’œil jeté sur les nourrices, se mettant à l’aise, s’abandonnant, n’avait rien d’aimable. Elles se dégrafaient, s’étiraient, bâillaient, pendant les longues heures de paresse et de somnolence qu’elles passaient là, le long des banquettes à s’engourdir, dans l’attente des pratiques, elles se soulageaient les bras, posaient, comme des paquets, leurs poupons sur la table, qui en était toujours encombrée ; toutes sortes de saletés souillaient le sol, des papiers gras, des croûtes de pain, des chiffons immondes. Et le cœur des deux hommes chavirait devant cette étable, cette vacherie, si mal tenue.

« Je vous en prie, docteur, suivez-moi » répétait M. Broquette.

Enfin, il comprit qu’il fallait sévir, faire un exemple, pour sauver le bon renom de propreté. Et il tomba sur la grosse fille.

« Dites donc, grande sale, est-ce que vous ne pourriez pas prendre un peu d’eau tiède pour le nettoyer, ce petit ?… Et qu’est-ce que vous fichez là, d’abord ? Pourquoi n’être pas montée tout de suite faire votre toilette ?… Faut-il que ce soit moi qui vous jette un seau d’eau par la figure ? »

Il la força de se lever, la chassa devant lui, ahurie, prise de peur. Et, quand il l’eut ainsi poussée jusqu’à l’escalier, en ramenant les deux messieurs devant le bureau, il se lamenta.

« Ah ! docteur, si vous saviez quelle peine j’ai pour obtenir seulement de ces filles qu’elles se lavent les mains ! Nous qui sommes si propres, qui mettons tout notre orgueil à ce que la maison soit propre ! Je puis bien dire que, lorsqu’il y a un grain de poussière quelque part, ce n’est pas ma faute. »

Mais, depuis que la fille était montée, un bruit effroyable se déchaînait, aux étages supérieurs. Quelque discussion, quelque bataille sans doute. De cet escalier, où jamais le public n’était admis, descendait, par moments, ainsi que d’un égout, tout un débondage d’ignominies, mêlées à des puanteurs. Et, comme le souffle empesté apportait un redoublement d’ignoble vacarme, cela devint intolérable.

« Je vous demande pardon, finit par dire M. Broquette. Madame va vous recevoir à l’instant. »

Il fila, s’envola par l’escalier, avec une agilité muette. Et, tout de suite, il y eut un éclat. Puis, la maison tomba brusquement à un silence de mort. On n’entendit plus, dans le bureau, que la voix de madame, qui continuait, d’un air digne, à vanter la marchandise.

« Eh bien ! mon ami, expliqua Boutan à Mathieu, en se promenant avec lui d’un bout à l’autre de l’allée, ce n’est encore rien, cet envers matériel des choses. Il faudrait pouvoir vous montrer l’envers des âmes. Et remarquez que cette maison est dans la bonne moyenne, car il existe des cavernes pires, que la police est obligée de fermer parfois, pour des contraventions trop graves… Sans doute on les surveille, sans doute il y a des règlements sévères qui forcent les nourrices à ne nous arriver qu’avec des livrets, des certificats de moralité, toutes sortes de papiers qu’elles doivent, dès le premier jour, aller faire viser à la Préfecture, où l’autorisation dernière leur est accordée. Mais ce n’est là que des précautions bien illusoires, n’empêchant aucune des fraudes, ni les tromperies sur l’âge véritable du lait, ni les poupons malades, remplacés par des poupons superbes, ni même parfois les filles de nouveau enceintes, qui osent se donner pour des accouchées récentes. Vous n’imaginez pas toutes les ruses meurtrières, tous les mensonges assassins que ces femmes sont capables d’inventer, par une âpreté, une cupidité d’argent extraordinaire… Et cela s’explique, le seul fait de choisir ce métier de nourrice les met, pour moi, au bas de l’échelle humaine. Il n’y a pas d’industrie plus révoltante, plus dégradante. Beaucoup, et des filles sages jusque-là, vont au mâle, de même que l’on conduit la vache au taureau, pour le lait. L’enfant, aux yeux de la nourrice de profession, n’est qu’une nécessité préalable, un moyen de commerce. Aussi, dès qu’il est fait et qu’on peut les traire, qu’importe s’il meurt, il ne compte plus. C’est le dernier degré de l’inconscience stupide, de l’animale bassesse… Et voyez la criminelle conséquence du marché honteux qui va se conclure, car si l’enfant à qui la nourrice vend son lait meurt souvent de ce lait qui n’est point celui que lui destinait la nature, il arrive presque toujours que l’enfant de la nourrice meurt lui-même d’être remporté comme un paquet encombrant et d’être mis tout de suite à la pâtée, avec les bestiaux ; de sorte qu’il y a deux victimes et que les deux mères sont toutes deux coupables de meurtre, du meurtre le plus inquiétant, le plus lâche, celui de ces pauvres êtres à peine nés, dont la disparition ne trouble l’indifférence de personne, lorsqu’elle devrait au contraire nous faire jeter à tous un grand cri de réprobation et d’effroi, devant ce massacre imbécile de nos tendresses et de nos espoirs… Ah ! le gouffre est sans fond, le pays entier y tombera, s’y engloutira, si l’on ne cesse de payer ce tribut monstrueux au néant ! »

Comme les deux hommes, en causant, s’étaient arrêtés devant la porte du réfectoire, elle resta un moment ouverte, et ils aperçurent la Couteau attablée, entre deux jeunes paysannes, d’air agréable et proprement mises. Toutes trois, l’heure du repas étant passée, mangeaient vivement de la charcuterie, sans assiette ni fourchette, et il était à croire que, débarquée à l’instant, la meneuse, après avoir livré son lot de nourrices, se hâtait de se restaurer un peu, pour filer à ses autres courses, avec ces deux-là qui lui restaient de sa cargaison. La salle à manger, aux tables humides de vin, aux murs tachés de graisse, soufflait jusque dans l’allée une odeur d’évier mal tenu.

« Vous connaissez la Couteau ! s’écria Boutan, lorsque Mathieu lui eut conté ses rencontres. Alors, mon cher, vous avez touché le fond du crime. La Couteau, c’est l’ogresse… Et dire qu’avec notre belle organisation sociale, elle est un rouage utile, et que je vais sans doute être heureux de pouvoir remplir ma mission, en choisissant une des nourrices qu’elle vient d’amener ! »

Mais Mme Broquette, très aimable, les fit entrer dans le bureau. Après avoir longuement réfléchi devant tout ce que la maison avait de mieux en fait de gorges nourricières, le vieux monsieur s’en était allé, sans arrêter son choix, en disant qu’il reviendrait.

« Il y a des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent, déclara judicieusement Mme Broquette. Ce n’est pas ma faute, je vous prie de m’excuser mille fois, monsieur le docteur… Et si vous désirez une bonne nourrice, vous allez être content, car il vient justement de m’en arriver d’excellentes… Je vais vous montrer ça. »

Herminie n’avait pas même daigne lever le nez de son roman. Elle resta au fond de son fauteuil, lisant toujours, avec sa mince figure de chlorose, noyée de lassitude et d’ennui. Un peu à l’écart Mathieu, après s’être assis, se contentait de regarder, tandis que Boutan, tel qu’un capitaine passant une revue, demeurait debout très attentif, l’œil à chaque détail. Et le défilé commença.

D’abord, Mme Broquette, ouvrant la porte qui donnait du bureau dans la salle commune, amena sans hâte, de la plus noble des manières, la fleur de ses nourrices, par petits groupes de trois, chacune ayant sur les bras son poupon. Il en passa ainsi une douzaine, et les plus diverses, les plus dissemblables du monde, des courtes avec de gros membres, des grandes pareilles à des perches, des brunes aux durs cheveux, des blondes aux chairs très blanches, des vives et des lentes, des laides et des agréables. Mais toutes avaient le même sourire niais et inquiet, le même dandinement d’embarras craintif, cette mine anxieuse de la servante, de l’esclave à la foire qui craint de ne pas trouver acquéreur. Elles s’offraient, se donnaient, faisaient des grâces de pauvres filles maladroites, tout de suite ensoleillées d’une joie intérieure, dès que le client avait l’air de mordre, subitement assombries, au contraire, et jetant de noirs regards aux voisines, quand celles-ci semblaient devoir l’emporter. Elles arrivaient en file d’oies, s’en retournaient de même, lourdes sur le plancher, lasses et ahuries. Et, de ces douze-là le docteur en mit trois de côté, après un bref examen. Puis, de ces trois-là, il finit par n’en garder qu’une, pour la soumettre à toute une étude approfondie.

« On voit bien que monsieur le docteur s’y connaît, se permit de dire Mme Broquette avec un sourire flatteur. Je n’ai pas souvent de perles pareilles… Elle vient d’arriver, sans quoi elle ne serait sans doute plus là. Et je puis en répondre comme de moi-même à monsieur le docteur, car je l’ai déjà placée. »

C’était une fille d’environ vingt-six ans, brune, de taille moyenne assez forte, la figure épaisse et commune, avec une mâchoire dure. Mais, ayant servi déjà, elle se tenait bien.

« Alors, cet enfant n’est pas votre premier ?

— Non, monsieur, c’est mon troisième.

— Et vous n’êtes pas mariée ?

— Non, monsieur. »

Boutan parut satisfait, car, bien qu’il y ait là une prime à l’inconduite les filles mères sont préférées comme nourrices. Elles se montrent plus dociles, plus aimantes, se font aussi payer moins cher, et n’ont pas derrière elles l’embarras d’une famille, d’un mari, qui devient une continuelle terreur.

Sans la questionner davantage, le docteur, après avoir feuilleté ses papiers, ses certificats, son livret, la soumit à un examen général. Il lui visita la bouche, les gencives, constata qu’elle avait les dents blanches et saines. Il passa aux ganglions du cou, l’emmena même dans un cabinet voisin pour une visite plus intime. Puis, quand il l’eut ramenée, il finit par une étude minutieuse des seins, le développement de la glande, la forme du mamelon, la quantité et la qualité du lait. Il en avait recueilli quelques gouttes dans sa main, il le goûta, alla le regarder au grand jour.

« C’est bien, c’est bien », répétait-il de temps à autre.

Enfin, il s’occupa de l’enfant, dont la mère s’était débarrassée sur un fauteuil, et qui restait là, les yeux ouverts, très sage. C’était un garçon, de trois mois au plus, l’air solide et fort. Après lui avoir regardé la plante des pieds et la face palmaire des mains, il inspecta la muqueuse de la bouche et de l’anus, car la syphilis héréditaire est toujours à craindre. Il ne découvrit aucune tare.

Un instant, il leva la tête pour demander :

« C’est bien à vous, au moins, cet enfant-là ?

— Oh ! monsieur !… Où voulez-vous donc que je l’aie pris.

— Dame ! ma fille, ça se prête. »

L’examen était fini. Il ne se prononça pas immédiatement, la regardant encore en silence, gêné par il ne savait quoi, bien qu’elle lui parût réunir toutes les bonnes conditions désirables.

« Tout le monde se porte bien dans votre famille, vous n’avez jamais eu de parents qui soient morts de la poitrine ?

— Jamais monsieur.

— Naturellement, vous ne me le diriez pas. Il faudrait que les livrets eussent une page pour ces sortes de renseignements… Et vous, vous êtes sobre, vous ne buvez pas ?

— Oh ! monsieur ! » Cette fois, elle se fâchait, elle s’indignait, et il dut la calmer. Son visage, d’ailleurs, s’éclaira d’une joie vive, lorsque le docteur, avec le geste d’un homme qui se risque dans un de ces choix ou il y a toujours une part de chance, déclara :

« Eh bien ! c’est entendu, je vous prends… Si votre enfant peut partir tout de suite, vous entrerez dès ce soir à l’adresse que je vais vous donner… Comment vous appelez-vous ?

— Marie Lebleu. »

Mme Broquette, sans se permettre d’intervenir avec un docteur, avait gardé sa majesté, son air de dame cossue, qui était l’enseigne morale et bourgeoise de la maison. Elle se tourna vers sa fille.

« Herminie, va donc voir si Mme Couteau est encore là. »

Mais, comme la jeune demoiselle levait lentement ses yeux noyés et pâles, sans même se remuer, la mère jugea qu’elle devait faire la commission elle-même. Et elle ramena la Couteau, qui partait, avec les deux jolies filles. Ces dernières restèrent à l’attendre dans l’allée.

Le docteur réglait les questions d’argent, quatre-vingt par mois à la nourrice, quarante-cinq francs au bureau pour les frais, le logement et la nourriture de celle-ci, que les parents pouvaient lui retenir, ce qui ne faisait point. Restait la question de son poupon à ramener au pays, trente francs encore, sans compter le pourboire à la meneuse.

« Je repars ce soir, dit la Couteau, je veux bien emmener le petit. Vous dites avenue d’Antin ? Je sais, je sais, il y a une femme de chambre de mon pays, dans cette maison-là… Marie peut y aller tout de suite. Moi, dans deux heures, quand j’aurai fait mes courses, j’irai la débarrasser.

À ce moment, par la porte restée ouverte, Boutan aperçut dans l’allée, les deux jeunes paysannes, qui riaient, se poussaient avec des jeux de chattes.

« Dites donc, on ne me les a pas montrées, celles-là. Elles sont gentilles… Est-ce que ce sont des nourrices ?

— Des nourrices, non, non ! répondit la Couteau, avec son mince sourire. Ce sont des personnes qu’on m’a chargée de placer. »

En entrant, d’un coup d’œil oblique, elle avait examine Mathieu sans d’ailleurs sembler le reconnaître. Celui-ci était resté sur sa chaise, assistant à cet examen de bétail qu’on achète, écoutant ensuite ce marché de mère qui se vend, silencieux, le cœur peu à peu soulevé de pitié et de révolte. Puis, un frisson l’avait saisi lorsque la meneuse s’était tournée vers le bel enfant bien sage dont elle parlait de débarrasser la nourrice. Et il la revoyait avec les cinq autres, à la gare Saint-Lazare, s’envolant, emportant chacune un nouveau-né, telles que des corneilles de massacre et de deuil. C’était la rafle qui recommençait, de la vie encore et de l’espoir qu’on volait au grand Paris, un nouveau convoi criminel pour le néant, avec la menace cette fois d’un meurtre double comme disait le docteur, deux enfants en danger de mort, celui de la nourrice et celui de la mère.

Enfin, comme Boutan et Mathieu s’en allaient, accompagnés par les grands saluts de Mme Broquette, ils retrouvèrent, dans l’allée, la Couteau et M. Broquette en grande conversation. Ce dernier était encore tout vibrant d’une querelle qu’il venait d’avoir avec le boucher ; car il bousculait sans cesse les fournisseurs, il faisait manger à ses nourrices les plus bas morceaux, des provisions avariées, acquises au rabais, de même qu’il économisait sur le blanchissage du linge, laissant tomber à l’ordure tout ce qui ne se voyait pas. Et maintenant, nez à nez, il chuchotait avec la Couteau, en jetant des coups d’œil sur les deux jolies filles qui continuaient à rire. Sans doute, il avait une idée, une bonne place où les mettre.

« Tous les métiers ! » se contenta de dire le docteur, en remontant en voiture.

Ils arrivaient à l’usine, lorsque, devant la porte même, ils firent une rencontre qui émotionna encore Mathieu. C’était Morange que sa fille Reine, après le déjeuner ramenait à son bureau, tous les deux en grand deuil. Le lendemain de l’enterrement de Valérie, il avait repris sa besogne de comptable, dans un accablement une résignation écrasée, qui ressemblait presque à de l’oubli. Dès lors, il fut clair qu’il abandonnait tout projet ambitieux de partir de l’usine, pour tenter ailleurs une haute fortune. Mais, cependant il ne put se décider à quitter son appartement, désormais trop grand et trop cher : sa femme avait vécu là, il voulait y vivre ; puis, il entendait garder ce luxe, en faire le cadeau à sa fille. Toute la faiblesse, toute la tendresse de son cœur se portait sur cette enfant, dont la ressemblance avec sa mère le bouleversait. Il la regardait pendant des heures, les yeux en larmes. C’était une grande passion qui commençait, il n’avait plus que le rêve de la doter richement, d’être heureux par elle, s’il pouvait l’être encore, et l’avarice s’était déclarée en lui, il économisait sur tout ce qui ne la touchait pas, faisait le secret projet de chercher des travaux supplémentaires, pour lui donner plus de bien-être et grossir la dot. Sans elle, il serait mort de lassitude et d’abandon. Elle devenait sa vie.

« Mais oui, répondit-elle à une question de Boutan, avec son joli sourire, c’est moi qui le ramène, ce pauvre papa, pour être bien sûre qu’il fera un petit tour de promenade, avant de se remettre au travail. Autrement, il s’enferme dans sa chambre, il ne bouge plus. »

Morange eut un geste vague, pour s’excuser. Chez lui, en effet, anéanti de douleur et de remords, il vivait dans sa chambre, avec une collection de portraits de sa femme, à tous les âges, une quinzaine de photographies qu’il avait accrochées aux murs.

« Il fait très beau, aujourd’hui, monsieur Morange, reprit Boutan, vous avez eu raison de vous promener. »

Le pauvre homme leva des yeux étonnes, regarda le soleil, comme s’il ne l’avait pas encore vu.

« C’est vrai, il fait beau… Et puis, c’est aussi très bon pour Reine, de sortir un peu. »

Et il la contempla tendrement, si charmante, si rose, dans le noir de son deuil. Il avait toujours peur qu’elle ne s’ennuyât, pendant les longues heures où il la laissait à la maison, seule avec la bonne. La solitude était pour lui une telle détresse, toute pleine de celle qu’il pleurait, qu’il s’accusait d’avoir tuée !

« Papa ne veut pas croire qu’on ne s’ennuie jamais à mon âge, dit gaiement la jeune fille. Depuis que ma pauvre maman n’est plus là, il faut bien que je sois une petite femme… Et, d’ailleurs, la baronne vient quelquefois me chercher. »

Elle eut un léger cri, en voyant une voiture s’arrêter au bord du trottoir. Une tête de femme s’était penchée à la portière, elle l’avait reconnue.

« Et tiens ! papa, la voici, la baronne… Elle doit être allée chez nous, et Clara lui aura dit que je t’avais accompagné ici. »

C’était, en effet, ce qui venait d’arriver. Morange se hâta de conduire Reine à la voiture, dont Sérafine ne descendit même pas. Et, lorsque sa fille eut, d’un saut joyeux, disparu dans le coupe, il resta là un instant encore, remerciant avec effusion, bien heureux de se dire que la chère enfant allait se distraire. Puis, lorsqu’il eut regardé longuement le coupé disparaître, il entra dans l’usine, tout d’un coup vieilli, affaissé, comme si son chagrin lui retombait sur les épaules, l’anéantissant à ce point, qu’il oublia les deux hommes et ne les salua même pas.

« Pauvre homme ! » murmura Mathieu, que l’apparition de la tête de Sérafine, moqueuse, incendiée de ses cheveux roux, avait glacé.

À ce moment, d’une des fenêtres de l’hôtel, Beauchêne appela du geste Mathieu, pour lui dire de monter avec le docteur. Et ces deux derniers trouvèrent Constance et Maurice dans le petit salon où le père était venu achever son café, en fumant un cigare. Tout de suite, Boutan s’occupa de l’enfant, qui allait beaucoup mieux des jambes ; mais l’estomac restait troublé, la moindre infraction au régime amenait des complications fâcheuses. Alors, pendant que Constance, dont l’inquiétude maternelle était devenue très grande, sans qu’elle l’avouât, questionnait sans fin le docteur, l’écoutait avec religion, Beauchêne emmena Mathieu à l’écart.

« Dites donc, vous, pourquoi ne m’avez-vous pas raconté que tout, là-bas, était fini ? »

Il riait, le sang aux joues, suçant son cigare, souillant de grosses bouffées de fumée.

« Mais oui, la belle blonde, je l’ai rencontrée hier. »

Tranquillement, Mathieu répondit qu’il attendait d’être interrogé pour lui rendre compte de sa mission, désireux de ne pas soulever le premier ce sujet pénible. La provision d’argent, mise entre ses mains, ayant suffi, il n’avait plus qu’à lui montrer les factures, tout un petit dossier qu’il tenait à sa disposition. Et il commentait à fournir quelques détails, lorsque Beauchêne lui coupa la parole dans la joie dont éclatait son visage.

« Vous savez ce qui s’est passé ici ? Elle a eu l’audace de revenir demander du travail, pas à moi bien entendu, au chef de l’atelier des femmes. Heureusement, j’avais prévu le coup, mes ordres étaient formels, et le chef lui a répondu qu’il ne pouvait pas la reprendre, pour le bon ordre de la maison. Sa sœur Euphrasie, qui se marie la semaine prochaine, est encore à l’atelier. Les voyez-vous, de nouveau, se prendre aux cheveux ? Et puis, enfin, sa place n’est plus chez moi, que diable ! »

Il alla prendre son petit verre de cognac sur la cheminée, le vida et revint, en disant de son air gai :

« Elle est trop belle fille pour travailler. »

Mathieu se tut, devant ce mot abominable. Lui aussi, depuis la veille, savait par une rencontre que Norine, dès sa sortie de chez Mme Bourdieu, peu désireuse de recommencer une vie de querelles chez ses parents, avait, pour quelques nuits, demandé asile à une amie qui vivait avec un amant. Après sa tentative infructueuse à l’usine Beauchêne, elle s’était bien présentée dans deux autres maisons ; mais la vérité était qu’elle ne mettait pas une ardeur passionnée à chercher du travail. Pendant sa grossesse, ses quatre mois de paresse heureuse, ses grasses matinées venaient de la dégoûter à jamais de la rude vie d’ouvrière. Maintenant, ses mains étaient blanches et douces, elle n’avait plus que l’invincible désir de l’existence entretenue, des plaisirs faciles, rêvés dès enfance, le long du trottoir parisien.

« Alors, reprit Beauchêne, je vous disais donc, mon cher, que je l’ai rencontrée. Et devinez dans quelles conditions ? toute pimpante, gentiment attifée, au bras d’un gros garçon barbu, qui la mangeait des yeux… Ça y est, je vous dis que ça y est ! Vous vous doutez de mon soulagement, j’en ris encore ! »

Et il poussa un profond soupir, comme si on lui ôtait de la poitrine un poids de cent livres. Depuis sa fâcheuse aventure, il avait tâté d’abord d’une femme mariée, puis s’en était écarté, dans la brusque terreur de se trouver pris à un nouveau piège ; et il revenait maintenant aux simples filles de la rue, aux filles d’une nuit qui restent sans conséquence, les seules d’ailleurs qu’il aimât par tempérament, dont la docilité complaisante rassasiât sa goinfrerie sexuelle. Il était parfaitement heureux, jamais il n’avait paru plus triomphant, plus content de lui-même.

« Mais voyons, mon cher, c’était certain ! Rappelez-vous ce que je vous ai toujours dit. Elle était bâtie pour ça, et pas pour autre chose, ça crevait les yeux ! D’abord, ça fait des rêves, ça veut se garder pour un prince qui les paiera très cher ; puis, ça se laisse aller avec le premier garçon de marchand de vin venu, ça tâche ensuite de se raccrocher à quelque bon imbécile de bourgeois, s’il s’en trouve encore par le monde ; et, quand le coup a manqué, ca reprend vite un amant, et un autre, et un autre, autant qu’un évêque en bénirait… Ouf ! ce n’est plus mon affaire ! Bon voyage, et qu’elle ait bien du plaisir ! »

Déjà, il retournait vers sa femme et le docteur, lorsqu’un ressouvenir se réveilla, le ramena pour demander à voix plus basse :

« Vous me disiez donc que l’enfant… »

Et, lorsque Mathieu eut conté qu’il avait voulu le conduire lui-même aux Enfants-Assistés, pour être bien certain du dépôt, il lui serra vigoureusement la main.

« Parfait ! merci, mon cher… Me voilà tranquille. »

Il chantonna, il revint se planter devant Constance, qui continuait à consulter le docteur. Elle avait pris le petit Maurice contre ses genoux, elle le regardait avec la tendresse jalouse d’une somme bourgeoise, veillant sur la santé de son fils unique, qu’elle adorait, dont elle voulait faire un des princes de l’industrie et de l’argent. Tout d’un coup, elle se récria.

« Mais alors, docteur, ce serait moi la coupable… Vraiment, vous croyez qu’un enfant nourri par sa mère est toujours d’une constitution plus forte, plus résistante aux maladies de l’enfance ?

— Oh ! sans aucun doute, madame. »

Beauchêne, mâchonnant son cigare, haussa les épaules, éclata de son gros rire.

« Laisse donc ! le petit vivra cent ans, la Bourguignonne qui l’a nourri était un vrai roc… Et c’est donc décidé, docteur, vous allez faire décréter par les Chambres l’allaitement maternel obligatoire ? »

Boutan, lui aussi, riait.

« Mon Dieu ! pourquoi pas ? »

Du coup, ce fut pour Beauchêne un sujet de plaisanteries énormes, tout ce qu’une telle loi bouleverserait dans les habitudes et dans les mœurs, et la vie mondaine suspendue, les salons fermés pour cause d’allaitement général, et pas une femme qui garderait une gorge présentable au-delà de trente ans, et les maris qui seraient forcés de se syndiquer, d’avoir un sérail où ils trouveraient des femmes de rechange, lorsque les leurs se cloîtreraient dans leurs fonctions de nourrice.

« Enfin, vous voulez une révolution.

— Une révolution, oui, dit le docteur doucement. On la fera. »