Fécondité (Zola)/Livre III/Chapitre V

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Eugène Fasquelle (p. 319-345).


Le jour où le premier coup de pioche fut donné, Marianne vint avec Gervais aux bras, s’asseoir près des travaux, dans l’émotion heureuse de cette œuvre de foi et d’espoir que Mathieu entreprenait si hardiment. C’était par une journée claire et chaude du milieu de juin, sous un grand ciel pur d’encourageante confiance. Et comme les enfants avaient congé, ils jouaient parmi les herbes, on entendait les cris aigus de la petite Rose, qui s’amusait à poursuivre les trois garçons.

« Veux-tu donner le premier coup de pioche ? » demanda gaiement Mathieu.

Mais elle montra son nourrisson.

« Non ? non ! j’ai ma besogne… Donne-le, toi. Tu es le père. »

Il était là, avec deux hommes sous ses ordres, prêt lui-même au dur travail des bras, pour la réalisation de l’idée si longtemps discutée et mûrie. Très prudent, très sage, il s’était assuré un an d’existence modeste, tout entière vouée à l’effort, par un intelligent système d’association et de prêt remboursable sur le gain, qui, sans l’endetter, lui permettrait d’attendre la première moisson.

Et il jouait simplement sa vie sur cette moisson future, si la terre la refusait à son culte et à son travail. Mais il était le fidèle, le croyant, certain de vaincre, parce qu’il aimait et qu’il voulait. Chez lui, cette énergie créatrice s’était révélée depuis son dernier enfant avait de plus en plus éclaté, avec une puissance extraordinaire. Malgré sa douceur, lorsqu’on l’accusait d’entêtement au sujet de son rêve fou de Chantebled, il répondait en riant qu’il finirait, en effet, par être un bon professeur de volonté. Agir, créer, le passionnait. Et, un matin, il avait amusé Marianne, en découvrant enfin, en expliquant pourquoi tous les deux désiraient et faisaient tant d’enfants. N’était-ce pas de la volonté, de l’énergie, de l’action vivante et humaine, et la plus puissante au monde, la vie élargie et victorieuse ?

« Alors, c’est fait, cria-t-il bravement. Que la terre nous soit une bonne mère ! »

Et il donna le coup de pioche. Cela se passait, à gauche de l’ancien pavillon de chasse, dans un coin du vaste plateau marécageux, que des sources noyaient de toutes parts, et où ne poussaient que des roseaux. Il ne s’agissait encore que de drainer quelques hectares, en captant ces sources, en les canalisant, pour les verser ensuite sur les pentes sablonneuses et desséchées qui descendaient jusqu’à la ligne du chemin de fer. Grâce à un examen attentif, il avait découvert que ces travaux seraient d’une exécution aisée, que des rigoles d’irrigation suffiraient, facilitées par la disposition et la nature des terrains. C’était même là sa vraie trouvaille, sans parler de la certitude où il était de la couche d’humus amassée sur le plateau, de la fécondité formidable qui s’y déclarerait, dès que la charrue y aurait passé. Et son coup de pioche n’était donc que l’acte du trouveur, du créateur, commençant la tranchée, ouvrant la voie aux sources captives, pour assainir les hauts terrains humides et féconder, plus bas, les terrains que la soif brûlait, nus et stériles.

Mais Gervais affamé sans doute par le grand air, s’était mis à crier. Il avait maintenant trois mois et demi, c’était un fort garçon qui ne plaisantait pas sur l’heure de ses repas. Il poussait comme un des jeunes arbres du bois voisin, il montrait une belle santé de plein soleil, des menottes qui ne lâchaient pas ce qu’elles avaient empoigné, des yeux de lumière où passaient des rires et des larmes, surtout un bec d’oiseau gourmand, toujours ouvert, déchaînant une tempête, lorsque sa mère le faisait attendre.

« Oui, oui, je sais que tu es là… Allons, tiens ! ne nous étourdis pas davantage. »

Elle s’était dégrafée, lui avait donné le sein. Et l’on n’entendit plus qu’un ronron de petit chat heureux, tétant à perdre haleine, pétrissant la chair blanche, pour en avoir davantage. La source bienfaisante s’était remise à couler, comme intarissable. Le léger ruissellement du lait chuchotait, chuchotait sans fin ; et l’on aurait dit qu’on l’entendait descendre, s’épandre, tandis que Mathieu continuait à ouvrir la tranchée, aidé maintenant des deux hommes, robustes gaillards dont l’apprentissage était fait.

Il se releva, s’essuya le front, et, de son air de tranquille certitude :

« Ce n’est qu’un métier à savoir. Dans quelques mois, je ne serai plus qu’un paysan… Regarde ici, cette mare stagnante verdie de plantes d’eau. La source qui l’alimente, qui en fait une flaque boueuse, est là, dans cette touffe de grandes herbes. Et quand cette rigole sera ouverte, jusqu’au bord de la pente, là-bas tu verras la mare se tarir, la source jaillir et prendre son cours, portant au loin l’eau bienfaisante.

— Ah ! dit Marianne, qu’elle féconde donc toutes ces pierrailles car rien n’est plus triste que des terres mortes. Vont-elles être heureuses, de boire à leur soif et de revivre ! »

Elle s’interrompit brusquement, pour gronder Gervais, avec son beau rire.

« Dites donc, monsieur, si vous ne tiriez pas si fort ! Attendez que ça vienne, vous savez bien que tout est pour vous. »

Les pioches des deux hommes sonnaient, la tranchée avançait rapidement dans le sol gras, bientôt l’eau coulerait jusqu’aux veines desséchées des sablonnières voisines, pour les féconder. Et le petit ruissellement du lait continuait avec son léger murmure de source inépuisable, infinie, coulant du sein de la mère dans la bouche de l’enfant, comme d’une fontaine d’éternelle vie. Il coulait toujours, il faisait de la chair, de la pensée, du travail et de la force. Il mêlerait bientôt son chuchotement au bruit de la source délivrée, lorsqu’elle descendrait, par les rigoles, vers les terres brûlantes ; et ce serait le même ruisseau, le même fleuve peu à peu débordant, portant la vie à toute la terre, le grand fleuve de lait nourricier coulant par les veines du monde, créant sans relâche, refaisant plus de jeunesse et plus de santé, à chaque nouveau printemps.

Puis, ce furent les semailles, au même endroit, quatre mois plus tard, dès que Mathieu et ses hommes eurent terminé les labours d’automne. Marianne se retrouva là, par une très douce journée grise, si douce, qu’elle put s’asseoir encore et donner gaiement le sein au petit Gervais. Il avait huit mois déjà, c’était tout un personnage. À vue d’œil, il grandissait un peu chaque jour, aux bras de sa mère, sur cette poitrine tiède où il buvait l’existence. Il n’en était point détaché, tel le grain qui tient au sol, tant que la plante ne l’a pas mûri. Et même, dans le premier frisson de novembre, à cette approche de l’hiver qui allait endormir les germes au fond des sillons, il enfouissait sa petite face frileuse dans la chaleur du corsage, il tétait plus silencieusement, comme si le fleuve de vie se fût perdu et amassé sous terre.

« Ah ! dit-elle en riant, monsieur n’a pas chaud, il est temps qu’il prenne ses quartiers d’hivernage. »

Son sac de semeur à la taille, Mathieu revenait vers eux, lançant le grain d’un grand geste rythmique, à toute volée. Il avait entendu et il s’arrêta, pour répondre.

« Qu’il tète et qu’il dorme, en attendant le retour du soleil. Nous aurons un homme à la moisson. »

Puis, montrant le vaste champ qu’il ensemençait avec ses deux aides :

« Ceci poussera et mûrira, lorsque notre Gervais marchera et parlera… Vois donc, vois donc notre conquête ! »

Il en était justement fier. Maintenant, quatre à cinq hectares du plateau étaient débarrassés des mares stagnantes, défrichés, aplanis, et ils s’étendaient en une nappe brune, toute grasse du terreau amassé, tandis que les rigoles qui les sillonnaient portaient l’eau des sources sur les pentes voisines. Là, pour livrer à la culture ces terrains secs, il fallait attendre que l’humidité les eût pénétrés et fertilisés. Ce serait le travail des saisons futures, la vie de proche en proche ranimerait tout le domaine. Au début, il suffisait que l’éveil se fît de ces quelques hectares, de quoi payer les premiers frais, vivre et annoncer le prodige.

« Le soir va venir, reprit-il. Il faut se hâter. »

Et Mathieu repartit, lançant le grain à la volée, de son grand geste rythmique. Pendant que Marianne le regardait s’éloigner, grave et souriante, la petite Rose, qui était là, eut l’idée de semer elle aussi. Elle l’accompagna, elle prit des poignées de terre qu’elle jeta au vent du ciel. Les trois garçons l’aperçurent, Blaise et Denis accoururent les premiers, Ambroise se hâta ensuite, tous semant à pleins bras. Ils en riaient follement, tourbillonnaient comme un vol sans fin, autour du père. Et il sembla un moment que Mathieu du même rythme dont il confiait aux sillons les germes du blé attendu, les semait aussi, ces chers enfants adorés, les multipliait sans compter, à l’infini, pour que tout un petit peuple de semeurs futurs, nés de son geste, achevât de peupler le monde.

Mais Marianne eut une surprise, elle reconnut tout à coup, devant elle, les Angelin, le ménage d’amoureux, venus sans bruit par un sentier. Avant de s’enfermer jalousement, pour tout l’hiver, dans leur petite maison de Janville, ils promenaient leur tendresse le long des routes désertes, que jaunissaient les dernières feuilles. Et, lorsqu’ils erraient ainsi par les champs lointains, serrés l’un contre l’autre, ils étaient si profondément à leur amour, qu’ils ne voyaient même rien des horizons. De sorte que, levant la tête, tirés de leur rêve par la rencontre inattendue, ils s’étonnèrent de cette terre nouvelle, de ces travaux qu’ils n’ignoraient pourtant pas. Mathieu avait fini par leur apparaître comme un original, qui, au lieu d’aimer la terre, de vouloir lui faire des enfants, à elle aussi, aurait dû se contenter de sa charmante femme. Et, d’ailleurs, ces choses étaient si loin d’eux !

Cependant, ils causèrent, affectèrent de s’émerveiller des résultats obtenus, par simple désir d’être aimables. Dans leur continuel ravissement, ils avaient cela d’exquis, qu’ils voulaient, à leur exemple, que tout le monde fût heureux. Jusque-là, leur vie n’avait jamais été qu’une fête, elle toute à l’unique enchantement d’être adorée, lui aimé, bien portant, riche, ne peignant ses quelques éventails que pour la joie d’y semer des vols de femmes et de fleurs.

Mais Mme Angelin, restée debout, au bras de son mari, appuyée tendrement à son épaule, parut tomber en une rêverie vague, les yeux sur Mathieu, qui, après les avoir salués, continuait les bonnes semailles, de son grand geste. Et, brusquement, sans doute frappée du jeu des enfants, de cet essaim de gais petits êtres, comme envolés des mains du semeur, tourbillonnant autour de lui, elle dit d’une voix ralentie, sans transition apparente :

« Je viens de perdre une tante, une sœur de ma mère, qui est certainement morte du chagrin de n’avoir pas d’enfants. Elle avait épousé un solide gaillard de six pieds, elle-même était grande, forte, très belle, et je me souviens de son désespoir, lorsqu’elle rencontrait des petites femmes de rien du tout, comblées de famille… Le mari avait gagné une grosse fortune, le ménage possédait tout, argent, santé, affections nombreuses. Mais aucun de ces biens n’existait, je ne les ai connus que dans la peine, souhaitant uniquement la seule joie qu’ils n’avaient pas, des garçons, des filles, pour égayer leur triste maison vide… Et ce souci, ils l’avaient eu, dès le lendemain de leur mariage, étonnes d’abord de ne rien voir venir, puis de plus en plus inquiets, à mesure que se succédaient les années stériles, désespérés enfin, lorsque l’affreuse impuissance leur fut démontrée définitivement. Vous n’imaginez pas ce qu’ils ont tenté, les médecins, les eaux, les drogues, une lutte de plus de quinze années, sans repos, peu à peu honteux des efforts inutiles, se cachant comme d’une tare et d’une faute… Encore eurent-ils, dans leur malheur, la tendresse de ne pas s’accuser l’un l’autre, de vivre leur misère en pauvres êtres également frappés ; car on m’a parlé d’un autre ménage qui était devenu un enfer, ni l’homme ni la femme ne voulant accepter à son compte cette déchéance d’être infécond… Ah ! la chère et triste tante, je la revois toujours, si désolée, portant partout son deuil de mère, suffoquée de larmes, le jour de l’an, quand elle nous embrassait, nous les petites nièces. Elle s’est éteinte, consumée comme par un remords de toutes les heures, et je crois bien que son pauvre vieux mari va la suivre, tant il est seul et perdu désormais. »

Il y eut un silence, tandis qu’un grand frisson, très doux, passait par le vaste ciel gris de novembre.

« Mais, fit remarquer Marianne, je pensais que, vous-même, vous ne vouliez pas d’enfants.

— Moi, grand Dieu ! qui vous a dit cela ?… Je ne veux pas d’enfants maintenant, parce qu’il y a temps pour tout, n’est-ce pas ? On peut bien, à notre âge, jouir un peu du plaisir d’aimer… Seulement, dès que la sagesse viendra, vous allez voir. Il nous en faut quatre, deux garçons et deux filles. »

Son joli rire d’amoureuse s’éteignit dans un nouveau silence que traversa encore le léger souffle de la terre, ensommeillée déjà par l’immensité nue.

« Et, reprit Marianne, si vous aviez trop attendu, s’il était trop tard ? »

Stupéfaite, Mme Angelin la regarda. Puis, elle se remit à rire follement.

« Oh ! qu’est-ce que vous dites ? Nous autres ne pas avoir d’enfants !… Si vous saviez comme c’est drôle, cette idée ! »

Elle s’interrompit, prise d’embarras, confuse des choses qu’elle sous-entendait ; et elle ne balbutia plus que des mots de plaisir et de caresse, avec son roucoulement de tourterelle pâmée.

« Voyons, voyons ! mon chéri, c’est à toi de te défendre… Pas d’enfants, voyons !

— C’est comme si vous disiez, madame, cria plaisamment Angelin, aggravant les allusions galantes, qu’il ne poussera pas un épi de blé, dans ce champ que votre mari ensemence ! »

Les deux femmes s’égayèrent alors, un peu rougissantes et gênées. Et, à ce moment, suivi de ses deux hommes, Mathieu revenait, lançant toujours le bon grain, le confiant à la terre, du geste large qui semblait emplir l’horizon. Pendant des semaines, le grain allait dormir, tout à l’obscur travail du germe, à l’effort souterrain de vie qui s’épanouirait plus tard sous le soleil d’été. C’était le repos nécessaire, l’existence puisée au trésor commun, au lac immense des forces, qui baigne le sol de l’inépuisable source où s’alimente l’éternité des êtres. Et, sur le sein de Marianne, Gervais lui-même s’était à moitié endormi, en tétant, buvant désormais d’une lèvre si lente, que le ruissellement du lait n’était plus qu’un murmure insensible, à peine le petit bruit de la semence hivernale, nourrie par l’éternel fleuve vivant qui coule dans les veines du monde.

Deux mois se passèrent, et l’on était en janvier, le jour de grande gelée où les Froment reçurent la visite imprévue de Séguin et de Beauchêne, venus pour la chasse aux canards, parmi les mares non encore drainées du plateau. C’était un dimanche, toute la famille se trouvait réunie dans la vaste cuisine, égayée d’un grand feu ; tandis que, par les fenêtres claires, on apercevait la campagne vaste, blanche de givre, raidie et dormante sous cette châsse de cristal, pareille à la morte sacrée, que la résurrection d’avril attendait. Et, ce jour-là, quand les visiteurs se présentèrent, Gervais dormait également dans son berceau très blanc, assoupi par la saison, gras cependant comme les alouettes à l’époque des froids, n’attendant, lui aussi, que le réveil, pour réapparaître en sa force acquise, amassée, soudain décisive et triomphale.

La famille avait gaiement déjeuné ; et, maintenant, avant que la nuit tombât, les quatre enfants s’étaient réunis devant la fenêtre, autour d’une table, absorbés dans un jeu de création, qui les passionnait. Les deux jumeaux, Blaise et Denis, aidés de l’autre garçon, Ambroise, bâtissaient tout un village, avec des morceaux de carton et de la colle. Il y avait des maisons, une mairie, une église, une école. Et Rose, à qui l’on avait défendu l’usage des ciseaux, n’était préposée qu’à l’emploi de la colle, dont elle s’inondait jusqu’aux cheveux. Dans la grande paix où sonnaient de temps à autre leurs rires, le père et la mère étaient restés assis côte à côte, en face du grand feu, goûtant délicieusement cette paix du dimanche, après le dur travail de la semaine. Ils vivaient là très simplement, installés en paysans véritables, sans luxe aucun, sans autre distraction que la joie d’être ensemble. Toute la cuisine joyeuse et flambante respirait cette facile vie primitive, que l’on vit près de la terre, guéri dès lors des nécessités factices, des ambitions et des plaisirs. Et aucune fortune, aucune puissance n’aurait pu payer la douceur d’un si calme après-midi d’intimité heureuses pendant que le dernier-né dormait son bon sommeil sans qu’on entendît même le petit souffle de ses lèvres.

Beauchêne et Séguin firent une invasion de chasseurs malchanceux, les jambes lasses, la face et les mains gelées. Au milieu des exclamations de surprise qui les accueillaient, ils pestèrent contre la fâcheuse idée qu’ils avaient eue de se hasarder hors de Paris, par un temps pareil.

« Imaginez-vous, mon cher, dit Beauchêne, que nous n’avons pas vu un canard. Sans doute, il fait trop froid pour eux. Et vous ne vous doutez pas du vent glacé qui souffle là-haut, sur le plateau, au milieu de ces mares et de ces broussailles hérissées de givre… Ma foi, nous avons lâché la chasse. Vous allez nous donner un verre de vin chaud, et nous rentrons bien vite à Paris. »

Séguin, plus maussade encore, se dégourdissait devant le feu ; et, tandis que Marianne s’empressait à faire chauffer du vin, il parla des champs défrichés, dont il venait de longer le vaste espace nu. Mais, sous la couche de glace où ils dormaient, raidis, gardant l’inconnu de la semence, il n’avait rien vu, rien compris, inquiet d’une affaire qui se présentait si mal, ayant peur déjà de n’être pas payé. Aussi se permit-il d’être ironique.

« Dites donc, mon cher, je crains bien que vous n’ayez perdu votre temps et votre peine, là-haut. J’ai aperçu ça en passant, ça ne m’a pas fait bon effet. Comment pouvez-vous nourrir l’espoir de récolter quelque chose, dans un terrain pourri, où il ne pousse que des roseaux depuis des siècles ?

— Il faut attendre, répondit tranquillement Mathieu. Vous reviendrez voir cela en juin. »

Beauchêne les interrompit.

« Je crois qu’il y a un train à quatre heures. Dépêchons-nous, car nous serions désolés de le manquer, n’est-ce pas, Séguin ? »

Et il lui jeta un coup d’œil de complice gaillard, quelque partie qu’ils avaient dû décider ensemble, en maris qui entendent utiliser pleinement leur libre jour de chasse. Puis, quand ils eurent bu, réchauffés, remis d’aplomb, ils s’étonnèrent, ils se récrièrent.

« Mon bon ami, déclara Beauchêne, c’est stupéfiant que vous puissiez vivre dans cette solitude, en plein hiver. Il y a de quoi mourir. Je suis pour qu’on travaille ; seulement, après, que diable ! il faut bien qu’on s’amuse.

— Mais nous nous amusons beaucoup », dit Mathieu, en montrant d un geste toute cette cuisine rustique, où se resserrait leur bonne vie de famille.

Les deux hommes suivirent ce geste, regardèrent avec ébahissement les murs, garnis d’ustensiles, les meubles grossiers, la table sur laquelle les enfants continuaient leurs constructions, après avoir tendu leurs joues aux lèvres distraites des visiteurs. Sans doute les plaisirs qui pouvaient tenir là leur échappaient complètement, ils hochèrent la tête, en réprimant un rire goguenard. C’était vraiment, pour eux, une existence extraordinaire, d’un bien singulier goût.

« Venez voir mon petit Gervais, dit tendrement Marianne. Il dort, ne me le réveillez pas. »

Par politesse, tous deux se penchèrent sur le berceau, s’émerveillèrent qu’un enfant de dix mois pût être si fort. Il était aussi bien sage. Seulement, quand il allait se réveiller, il étourdirait tout le monde. Et puis, si un bel enfant avait suffi pour rendre la vie heureuse, que de gens seraient coupables de la gâter à plaisir ! Ils revinrent devant le feu, ils n’avaient que la hâte de partir, maintenant qu’ils étaient ragaillardis.

« Alors, c’est bien entendu, demanda Mathieu, vous ne voulez pas rester, pour dîner avec nous ?

— Ah ! non, par exemple ! » crièrent-ils d’une même voix.

Et, désireux de rattraper ce qu’un tel cri avait de désobligeant, Beauchêne plaisanta, accepta l’invitation pour plus tard, lorsqu’il ferait chaud.

« Parole d’honneur, nous avons une affaire à Paris… Mais je vous promets qu’à la belle saison, nous reviendrons tous passer ici une journée, oui ! avec nos femmes et nos enfants. Et vous nous montrerez vos travaux, et nous verrons bien si c’est vous qui aurez eu raison… Tous mes vœux, mon cher ! Au revoir, cousine ! Au revoir, petits, soyez sages ! »

Il y eut encore des baisers, des poignées de main, puis les deux hommes disparurent. Et, lorsque le doux silence fut retombé, Mathieu et Marianne se retrouvèrent à la même place, devant le feu clair, tandis que les enfants achevaient leur village, à grand renfort de colle, et que Gervais continuait son bon sommeil, d’un léger souffle. Avaient-ils donc rêvé ? Quel soudain coup de vent, venu des hontes et des souffrances de Paris, avait donc souillé dans leur tendre paix lointaine ? Au-dehors, la campagne gardait sa rigidité glacée. Le feu chantait seul l’espoir futur du réveil. Et brusquement Mathieu, après quelques minutes de rêverie, se mit à parler, comme s’il trouvait enfin l’explication décisive, la réponse à toutes sortes de questions graves qui se posaient depuis longtemps en lui.

« Mais ces gens-là n’aiment pas, mais ils sont incapables d’aimer ! L’argent, le pouvoir, l’ambition, le plaisir, oui ! ils peuvent ces choses, mais ils ne peuvent pas l’amour ! Même ces maris qui trompent leurs femmes n’aiment pas leurs maîtresses. Ils n’ont jamais brûlé du grand désir, du divin désir qui est l’âme du monde, le brasier d’éternelle existence. Et cela explique tout. Qui n’a pas le désir, qui n’a pas l’amour, est sans courage et sans force. On n’enfante, on ne crée que par l’amour. Comment veut-on que les hommes d’aujourd’hui trouvent la belle vaillance d’une famille nombreuse, s’ils n’ont pas l’amour qui accomplit sans lâche restriction sa mission de vie ? Ils mentent, ils fraudent, parce qu’ils n’aiment pas. Ils souffrent ensuite, ils tombent aux pires déchéances morales et physiques, parce qu’ils n’aiment pas. Au bout, il y a la douleur, il y a aussi cet effondrement d’une société pourrie, qui craque sous nos yeux chaque jour davantage… Voilà donc la vérité que je cherchais ! C’est le désir ; c’est l’amour qui sauvent. Qui aimera, qui enfantera, qui créera, est le sauveur révolutionnaire, le faiseur d’hommes pour le monde qui va naître. »

Jamais il n’avait si nettement compris que leur ménage, que sa femme et lui étaient autres. Cela le frappait, à cette minute, avec une évidence, un éclat extraordinaire ; et des comparaisons s’imposaient, et leur existence si simple, dégagée de l’âpre souci de l’argent, leur dédain du luxe, des vanités mondaines, toute leur action commune mise dans le travail, dans la vie acceptée, enfantée, glorifiée, toute cette façon d’être qui faisait leur joie et leur force ne jaillissait que de la source d’éternelle énergie, de l’amour dont le divin désir les embrasait. Si, plus tard, la victoire leur restait acquise, s’ils laissaient, un jour, des œuvres, de la santé, du bonheur, ce serait uniquement qu’ils auraient eu la puissance d’aimer, la bravoure de faire des hommes, cette famille pullulante, poussée d’eux comme une moisson, pour le soutien et la conquête. Et cette brusque certitude l’exalta, lui embrasa les veines d’une telle passion, qu’il se pencha vers sa femme, émue de l’entendre parler ainsi, pour la baiser ardemment sur les lèvres. C’était le divin désir qui passait en un vent de flamme. Mais, défaillante elle-même, les yeux brûlants elle eut pourtant la force de l’arrêter, avec un léger rire de gronderie, en disant :

« Chut ! chut ! Tu vas réveiller Gervais. Plus tard, quand il n’aura plus besoin de moi. »

Ils restèrent la main dans la main, à s’étreindre les doigts fortement, et leur silence fut délicieux. Le soir venait, la pièce s’emplissait d’une paix dernière, tandis que les enfants, à leur table de jeux poussaient des cris de ravissement, devant leur village terminé parmi des bouts de bois, qui figuraient des arbres. Et les yeux attendris des époux allaient au loin, par la fenêtre claire, jusqu’à la moisson endormie, là-bas, sous le cristal du givre, puis revenaient au berceau de leur dernier-né, où dormait aussi l’espérance.

De nouveau, il s’écoula deux grands mois, Gervais venait d’avoir un an, et de beaux jours précoces hâtaient le réveil de la terre. Un matin que Marianne et les enfants allèrent, comme promenade, retrouver Mathieu sur le plateau, ils s’exclamèrent, tellement les premiers soleils avaient, en une semaine, transformé le vaste champ, conquis sur les marécages. Il n’était plus qu’un immense velours vert, une nappe sans fin, drue et forte, roulant le blé en herbe, d’une délicatesse tendre d’émeraude. Jamais si miraculeuse récolte ne s’était indiquée. Aussi, dans la tiède et radieuse matinée d’avril, au milieu de cette campagne sortie enfin du sommeil de l’hiver, toute frémissante de sa jeunesse nouvelle, la famille s’égaya-t-elle de cette santé, de cette fécondité en marche, qui semblait devoir combler son espérance. Et leur ravissement grandit encore, lorsque, tout d’un coup, ils s’aperçurent que le petit Gervais, lui aussi, dégagé des premiers liens, s’éveillait à l’existence, prenait des forces décisives. Comme il se débattait dans sa petite voiture et que sa mère l’en sortait, le voilà qui avait pris son vol et qui, en chancelant, venait de faire quatre pas, pour aller s’accrocher, de ses deux menottes, aux jambes de son père. Il y eut un cri d’extraordinaire joie.

« Mais il marche, il marche ! »

Ah ! ces balbutiements de la vie, ces envolements successifs des chers petits êtres, le premier regard, le premier sourire, le premier pas, quelles délices ils apportent aux cœurs des époux ! Ce sont les étapes ravies de la petite enfance, que les parents guettent, attendent impatiemment, saluent par des exclamations de victoire, comme si elles étaient chacune une conquête, une entrée nouvelle dans l’existence. L’enfant a grandi, l’enfant devient un homme. Et il y a encore la première dent perçant, telle qu’une pointe d’aiguille, la gencive rose ; et il y a aussi le premier mot bégayé, le « papa », le « maman », que l’on met beaucoup de bon vouloir à comprendre, parmi le caquetage informe, un ronron de petit chat, un babil d’oiseau bavard. La vie fait son œuvre, le père et la mère soûlés toujours ébahis d’admiration et d’attendrissement, devant cette floraison de leur chair et de leur âme.

« Attends, dit Marianne, il va revenir me trouver… Gervais ! Gervais ! »

Et l’enfant revint, après une hésitation, un faux départ, reprit, sa course, refit les quatre pas, les bras élargis et battant l’air, comme d’un balancier.

« Gervais ! Gervais ! » appela Mathieu à son tour.

Et l’enfant revint, et dix fois on voulut qu’il recommençât le voyage, au milieu des cris d’allégresse, tant on le trouvait gentil et drôle, à mourir de rire.

Puis, voyant les quatre autres, enthousiasmés, qui commençaient à le pousser et à jouer trop fort, Marianne le leur enleva. Et, une fois de plus, à cette place, noyée avec lui dans les jeunes herbes, elle lui donna le sein, disant en plaisantant qu’il avait mérité ce régal, bien que l’heure du repas ne fût pas tout à fait venue. D’ailleurs, il était toujours prêt, il enfouit sa large face avec une hâte gourmande, on n’entendit plus que le petit ruissellement du lait, qui se remettait à couler par les veines du monde, pour achever de nourrir les moissons futures.

À ce moment, il y eut une rencontre. Le long du champ, passait un chemin de traverse, en assez mauvais état, qui conduisait à une bourgade voisine. Et, justement, une charrette en débouchait, cahotée dans les ornières, conduite par un paysan que la vue des terrains défrichés absorbait à un tel point, qu’il aurait laissé son cheval monter sur un tas de cailloux, si la femme, qui était avec lui, n’avait tiré brusquement sur les guides. Le cheval s’arrêta, l’homme cria, goguenard :

« Alors, c’est ça votre ouvrage, monsieur Froment ? »

Mathieu et Marianne reconnurent les Lepailleur, les gens du moulin. Ils n’ignoraient pas les gorges chaudes qu’on faisait à Janville sur la folie de leur tentative, cette idée de récolter du blé dans les marais du plateau. Lepailleur, surtout, se distinguait par des plaisanteries violentes contre ce Parisien, ayant une bonne place, étant un monsieur, et bête au point de se faire paysan, de jeter ses quatre sous à cette gueuse de terre, qui les avalerait, lui, ses mioches, ainsi que ses quatre sous, sans rendre seulement assez de farine pour tous les accommoder. Aussi la vue du champ venait-elle de le stupéfier. Il n’était point passé par là depuis longtemps, jamais il n’aurait cru que la semence lèverait si dru, car il avait répété cent fois que pas un grain ne pousserait tant ces terres étaient pourries. Mais, bien qu’il étranglât d’une sourde colère, à voir sa prédiction se réaliser si mal, il s’obstina, ne voulant pas se rendre, affectant un air de doute ironique.

« Alors, vous croyez que ça poussera ?… Ah ! on ne peut pas dire que ça n’a pas levé. Seulement, faut voir si c’est capable de mûrir. »

Et, comme Mathieu souriait tranquillement dans son espoir, dans sa certitude :

« Ah ! dame, continua-t-il, cherchant à empoisonner sa joie, quand vous connaîtrez la terre, vous verrez bien qu’elle est pareille à ces sales femmes, dont on ne sait jamais si l’on aura, jusqu’au bout, du plaisir ou de la peine. J’en ai vu, de ces récoltes, qui s’annonçaient magnifiques ; et puis, il suffisait d’une trahison de la gueuse, un orage, un coup de vent, des fois même rien, un caprice, et tout coulait, c’était la ruine !… Mais vous êtes encore trop jeune dans le métier, le malheur fera votre apprentissage. »

Sa femme, qui l’écoutait parler si bien, en l’approuvant d’un hochement de tête, s’en prit à Marianne.

« Ce n’est pas pour vous décourager, madame, ce que mon homme vous dit là. La terre, vous savez, c’est comme les enfants. Il y en a qui vivent, il y en a qui meurent, les uns vous apportent de l’agrément, les autres vous tuent de chagrin. Mais, si l’on compte bien, on donne toujours plus qu’on ne reçoit, et l’on finit quand même par être dupe. Vous verrez, vous verrez ! »

Doucement, sans répondre, Marianne avait levé sur Mathieu des yeux confiants, émue de ces méchantes prédictions. Et Mathieu, un instant irrité devant tout ce qu’il sentait là d’ignorance, d’envie et d’ambition imbéciles, se contenta de plaisanter.

« C’est cela, nous verrons… Quand votre fils Antonin sera préfet, et que mes douze filles ne seront plus que des paysannes, je vous inviterai à leurs noces, car ce sera votre moulin qu’on aura dû rebâtir, avec une belle machine à vapeur, pour moudre tout le blé de mon domaine, là-bas à droite, à gauche, partout ! »

Son geste embrassait de si vastes terres, que le meunier, vexé se fâcha presque, n’aimant pas qu’on se moquât de lui. Il allongea un grand coup de fouet à son cheval, la voiture repartit en cahotant dans les ornières.

« Blé qui lève n’est pas blé au moulin… Au revoir, et bonne chance tout de même !

— Merci, au revoir ! »

Tandis que les enfants couraient, cherchaient les précoces primevères, parmi les mousses. Mathieu vint s’asseoir un instant à côté de Marianne, qu’il sentait toute frissonnante. Il ne lui dit rien, il la savait assez forte, de confiance assez solide, pour surmonter d’elle-même la crainte où des menaces d’avenir pouvaient jeter son cœur de femme. Simplement, il s’était mis là, si près d’elle, qu’il la touchait, la regardant, lui souriant. Et, tout de suite, elle se calma, elle retrouva son sourire, elle aussi, tandis que le petit Gervais, que les propos des méchants ne troublaient pas encore, continuait sans perdre une gorgée, tétait de plus belle, avec son ronron vorace de béate satisfaction. Le ruissellement du lait coulait, coulait sans cesse, gonflait les petits membres de jour en jour plus forts, se répandait dans la terre, emplissait le monde, nourrissait la vie accrue à chaque heure, épanouie en une éternelle floraison. N’était-ce pas la réponse de foi et d’espoir à toute menace de mort, la victoire certaine de la vie, les beaux enfants qui toujours grandiront au soleil, les belles récoltes dont les nappes vertes monteront toujours du sol, à chaque printemps ? Demain, une fois de plus, au jour glorieux de la moisson, les blés auront mûri, les enfants seront des hommes.

Et il en fut ainsi, trois mois plus tard, lorsque les Beauchêne et les Séguin, tenant leur promesse, vinrent tous, les maris, les femmes, les enfants, passer à Chantebled l’après-midi d’un dimanche. Ils avaient même décidé Morange à être de la fête, avec Reine, ayant comploté ensemble de le tirer, pour un jour, de anéantissement douloureux où il vivait. Dès que ce beau monde fut débarqué du chemin de fer, on fit la partie de monter sur le plateau, pour voir le fameux champ, car c’était la curiosité de tous, tant l’idée que Mathieu avait eue de retourner à la terre, de se faire paysan, leur semblait extravagante, inexplicable. Il riait gaiement, il eut au moins un succès de profonde surprise, quand, du geste, il montra le champ qui déroulait à l’infini, sous le grand ciel bleu, la mer des tiges vertes devenues hautes, des épis déjà lourds, ondulant aux moindres brises. Par le chaud et splendide après-midi, c’était la fécondité triomphante, une poussée des germes que le sol gras, le terreau accumulé par les siècles, avait nourris d’une prodigieuse sève, déterminant cette première et formidable moisson, comme pour glorifier l’éternelle source de vie qui dort aux flancs de la terre. Le lait avait coulé, le blé grandissait de partout en un débordement d’énergie, créait de la santé et de la force, disait le travail de l’homme, la bonté et la solidarité du monde. Il était la mer bienfaisante, nourrissante, où toutes les faims s’apaiseraient, où demain pourrait naître, de cette houle des tiges qui portait la bonne nouvelle, d’un bout à l’autre de l’horizon. Jamais champ si victorieux n’avait flambé sous un plus beau soleil. Ni Constance, ni Valentine n’en étaient très touchées, indifférentes devant cette herbe, la tête occupée d’autres ambitions ; pas plus, d’ailleurs, que Morange, qui, les yeux vagues et éteints, semblait regarder sans voir. Mais Beauchêne et Séguin se récriaient, en se souvenant de leur visite au mois de janvier, lorsque la terre glacée dormait encore, mystérieuse. Ils n’avaient rien deviné, ils restaient effarés devant ce miraculeux réveil, cette fertilité conquérante qui avait changé un coin du plateau marécageux et sauvage en un champ de vivante richesse. Et Séguin surtout ne tarissait pas d’élogieuses admirations, certain maintenant d’être payé, espérant déjà que Mathieu traiterait pour une nouvelle partie du domaine.

Puis, dès qu’on fut revenu à l’ancien pavillon, transformé en petite ferme, et qu’on se fut assis dans le jardin, en attendant le dîner, la conversation tomba sur les enfants. Marianne, la veille avait justement sevré Gervais ; elle lui avait donné la dernière tétée le soir ; et il était là, au milieu de ces dames, encore bien peu solide sur ses pieds, allant pourtant de l’une à l’autre d’un air gaillard, malgré les continuelles chutes qui l’étalaient sur le dos ou sur le nez. C’était un enfant gai qui ne se fâchait pas, sans doute parce qu’il se portait bien. Ses grands yeux clairs riaient, ses petites mains se tendaient amicalement, et il était très blanc, très rose, très robuste, un petit homme déjà pour ses quinze mois et demi. Le fleuve de lait avait aussi passé là, c’était la poussée heureuse de la bonne source maternelle, la floraison magnifique dans la terre où la semence avait germé. Et Constance, et Valentine l’admiraient, tandis que Marianne plaisantait, l’écartait de sa gorge, chaque fois que, de son geste familier, il allongeait ses menottes par gourmandise.

« Non, non ! monsieur, c’est fini… Vous n’aurez plus que de la soupe, maintenant.

— Ces sevrages, quelle terrible chose ! dit Constance. Est-ce qu’il vous a laissée dormir cette nuit ?

— Oh ! oui, il avait de bonnes habitudes, il ne tétait jamais la nuit. Mais c’est ce matin qu’il a été stupéfait et qu’il a commencé par crier. Vous voyez, il est assez sage déjà. Jamais je n’ai eu plus d’ennuis avec les autres. »

Beauchêne, debout, écoutait en fumant d’un air de satisfaction son éternel cigare et Constance le prit à témoin.

« Vous avez de la chance, car tu te souviens, mon ami, de la vie que Maurice nous a faite, lorsque la nourrice s’en est allée. De trois nuits, on n’a pas pu dormir. Je crois bien, Dieu me pardonne ! que c’est une des raisons pour lesquelles je n’aurais jamais voulu avoir un second enfant. »

Elle riait, et Beauchêne s’écria :

« Tiens ! regarde-le donc jouer, ton Maurice, et puis tu viendras me dire encore qu’il est malade !

— Mais je ne dis plus ça, mon ami, il va très bien à présent. Et, d’ailleurs, je n’ai jamais été inquiète, je sais qu’il est très fort. »

Dans le jardin, au travers des allées et même des plates-bandes, une grande partie s’était engagée, entre les huit enfants qui se trouvaient là. Il y avait les quatre de la maison, Blaise, Denis Ambroise et Rose. puis, Gaston et Lucie, le petit garçon et la fillette des Séguin qui s’étaient dispensés d’amener Andrée, leur dernière ; puis, Reine et Maurice. Et ce dernier, en effet, semblait maintenant d’aplomb sur ses jambes, l’air toujours un peu pâle malgré sa face carrée, à l’épaisse mâchoire. Sa mère le regardait courir, si heureuse, si vaniteuse de son rêve réalisé, qu’elle en devenait aimable, même pour ces petits parents dont l’installation à la campagne semblait une déchéance incompréhensible, qui les rayait à jamais de son monde. Ils n’étaient plus.

« Ah ! dame reprit Beauchêne, je n’en fais pas souvent, mais quand j’en fais, ils sont bâtis comme ça, n’est-ce pas, Mathieu ? »

Tout de suite, il dut regretter cette plaisanterie, il eut un léger frisson des paupières, un petit froid qui lui glaça les joues, lorsqu’il rencontra le regard de son ancien dessinateur fixé sur le sien, un regard clair où il venait de voir reparaître l’autre, l’enfant de Norine, jeté là-bas, on ne savait où. Et il y eut un silence, les cris aigus des garçons et des fillettes, jouant à cache-cache, retentirent, pendant qu’un vol de petites ombres passaient dans le beau soleil, les petits maudits des maisons de sage-femme, des hôpitaux et de l’Administration, les tout-petits à peine nés, ramassés, emportés par les meneuses, abandonnes au hasard dans les coins, morts de froid et de faim peut-être. C’était l’affreux déchet volontaire de la moisson humaine, et quelle épouvante brusque, quelle pitié au cœur !

Mathieu n’avait pu trouver un mot de réponse. Son émotion s’attendrit encore, lorsqu’il aperçut Morange, affaissé sur une chaise, regardant le petit Gervais rire et marcher, s’absorbant dans la vue de cette enfance si gaie et si saine, les yeux troubles, peu à peu gonflés de larmes. Venait-il de voir, lui aussi, passer le fantôme de la morte, emmenée par l’enfant qu’ils avaient refusé d’accueillir, le garçon tant désiré autrefois, qui s’en était allé avant que d’être ? Les spectres tragiques évoquaient l’abominable bouge, toute la maternité sanglante, assassinée, dans ce coin de jardin ensoleillé, que le jeu éperdu des enfants emplissait d’une si joyeuse turbulence.

« Que votre Reine est délicieuse ! dit Mathieu, pour le tirer de la hantise de son remords. Regardez-la donc courir, si gamine, comme si elle n’était pas bientôt bonne à marier ! »

Morange, qui avait lentement levé la tête, regarda sa fille ; et, dans ses yeux, encore mouillés de larmes, un sourire reparut, toute une adoration chaque jour croissante. À mesure qu’elle grandissait, il trouvait qu’elle ressemblait davantage à sa mère, il était pris pour elle d’une passion, où avaient sombré ses autres tendresses, ses désirs et ses égoïsmes d’homme. Rien n’existait plus que de la rendre très belle, très heureuse, très riche. Ce serait là comme son pardon, la seule joie qu’il pouvait espérer encore. Et cela n’allait plus déjà sans une sorte de jalousie, à l’idée qu’un mari, un jour, la lui prendrait, et qu’il resterait seul, dans sa noire solitude, seul avec l’ombre de la morte.

« Oh ! la marier, murmura-t-il, pas encore ! Elle n’a que quatorze ans. »

Tout le monde se récria, on lui en aurait donne dix-huit, tellement elle était forte, formée, d’une beauté de femme. Et c’était vrai, il se dégageait d’elle, de ses épais cheveux bruns, de sa peau fraîche et ambrée, une odeur d’amour précoce, de même que l’ardeur dont sa mère avait brûlé pour le plaisir et le luxe, s’accentuait encore chez elle, se trahissait, jusque dans ses jeux, par le don entier de sa personne, tout un emportement de gestes et de cris.

« La vérité est, reprit le père, flatté dans sa passion, qu’on me l’a déjà demandée en mariage. Vous savez que la baronne de Lowicz veut bien la venir prendre parfois, pour la promener un peu, et elle m’a conté qu’un étranger archimillionnaire en était tombé amoureux fou… Qu’il attende ! J’ai encore cinq ou six bonnes années à la garder pour moi. »

Et il ne pleurait plus, il eut un petit rire de satisfaction égoïste sans remarquer le froid que venait de jeter le nom de Sérafine, Beauchêne lui-même trouvant sa sœur compromettante, d’une société peu convenable pour une jeune fille.

Marianne, inquiète de voir tomber la conversation, questionna Valentine, tandis que, sournoisement, Gervais s’installait enfin sur ses genoux.

« Pourquoi donc n’avez-vous pas amené votre chère petite Andrée ? J’aurais été si heureuse de l’embrasser. Et puis, elle aurait joué avec ce petit monsieur, qui, vous le voyez, ne me laisse pas une minute de paix. »

Mais Séguin ne donna pas même à sa femme le temps de répondre.

« Ah ! bien ! non, alors ! c’est moi qui ne serais pas venu ! Il suffit qu’on ait déjà les deux autres à traîner. Une sacrée gamine qui ne cesse de nous casser les oreilles, depuis que sa nourrice est partie ! »

Valentine expliqua qu’en effet Andrée n’était pas très sage. On l’avait sevrée au commencement de la semaine, et la Catiche, après avoir terrorisé la maison, pendant plus d’un an, par la dure tyrannie de sa royauté, venait de la plonger, par son départ, dans des embarras anarchiques de toutes sortes. Ah ! cette Catiche ! elle pouvait se vanter d’avoir coûté cher, renvoyée presque de force comme une reine qui doit finir par abdiquer, comblée de cadeaux pour elle, pour son homme et sa fillette, au pays ! Et, maintenant on avait eu beau prendre une nourrice sèche, Andrée ne jetait qu’un cri du matin au soir, on s’apercevait que la Catiche avait emporté des quantités de linge, sans compter qu’elle laissait derrière elle tout le personnel gâté, désorganisé, au point d’obliger les maîtres à faire maison nette. Cette nécessité terrible d’une nourrice, n’était-ce pas assez pour empêcher les jeunes ménages d’avoir des enfants ?

« Bah ! reprit obligeamment Marianne, quand les enfants se portent bien, tout le reste s’oublie.

— Eh ! si vous croyez qu’Andrée se porte bien ! s’écria Séguin cédant à un de ses accès de brutalité. Sans doute, cette Catiche l’avait remise d’aplomb ; mais, ensuite, je ne sais pas ce qu’elle lui a fait, la petite n’a que les os et la peau. »

Et, comme sa femme voulait protester, il se fâcha.

« Voyons, je mens, peut-être ? Nos deux autres, qui sont là, ont aussi des figures de papier mâché. C’est que tu ne t’occupes pas assez d’eux, évidemment… Tu sais bien que Santerre les appelle des fonds de panier. »

L’autorité de Santerre restait intacte, pour lui ; et Valentine se contenta de hausser doucement les épaules ; tandis que les personnes présentes, un peu gênées, s’étaient mises à regarder Gaston et, Lucie, qui, en effet, au milieu des autres enfants, s’essoufflaient vite, demeuraient en arrière, défiants et revêches.

« Chère amie, demanda Constance à Valentine, est-ce que notre bon docteur Boutan ne vous a pas dit que tout le mal venait de ce que vous n’avez pas nourri vos enfants vous-même ? Moi, il m’a mis ce compliment dans la main. »

Au nom de Boutan, un haro amical s’était élevé. Oh ! Boutan ! Boutan ! il était comme tous les spécialistes. Séguin ricana, Beauchêne plaisanta sur l’allaitement maternel obligatoire, décrété par les Chambres. Et il n’y eut que Mathieu et Marianne qui se turent.

« Naturellement, chère amie, reprit Constance, en se tournant vers cette dernière, ce n’est pas vous que nous plaisantons. Et d’ailleurs, vos enfants sont en effet superbes, personne ne dit le contraire. »

Marianne, égayée, eut un geste comme pour répondre qu’on pouvait la plaisanter, qu’elle serait contente d’être un sujet de joie. Mais, à ce moment, elle s’aperçut que Gervais, profitant de son inattention, fouillait son corsage, cherchait le paradis perdu. Et elle le remit par terre.

« Ah ! non, non, monsieur ! je vous ai dit que c’était fini… Vous voyez bien qu’on rirait de nous. »

Et ce qui advint alors fut délicieux. Attendri, Mathieu regardait Marianne. Elle lui revenait donc, le devoir accompli, ayant achevé de mettre au monde l’enfant, en le nourrissant de sa chair. C’était l’épouse, l’amoureuse au réveil, redevenue femme, avec la sensation si gaie du sevrage, un printemps nouveau, une terre nouvelle reposée, une fois encore frémissante de fécondité. Jamais il l’avait trouvée si belle, d’une beauté si forte et si calme, dans ce triomphe de la maternité heureuse, comme divinisée par ce fleuve de lait qui avait ruisselé d’elle, coulant par le monde. Toute une gloire chantait, gloire à la source de vie, gloire à la mère véritable, à celle qui nourrit après avoir enfanté, car il n’en est pas d’autres, les autres ne sont que d’incomplètes et lâches ouvrières coupables d’incalculables désastres. Et à la voir ainsi, dans cette gloire, au milieu de ses enfants vigoureux, telle que la bonne déesse, en constante fertilité, déjà prête pour demain, il sentit qu’il l’adorait, qu’il la voulait, d’un désir accru, la flamme inextinguible de l’immortel soleil. Le divin désir passait, l’âme brûlante dont les champs palpitent, qui roule dans les eaux et flotte dans le vent engendrant à chaque seconde des milliards d’êtres. Peut-être ne fut-il grisé que par l’odeur à peine sensible de sa chevelure, comme par un parfum de fleur lointaine. Peut-être n’y eut-il, entre eux, que la tendresse conquérante d’un simple regard échangé, la reprise mutuelle de tout ce qui, chez l’un, appartenait à l’autre. Et ce fut délicieux, l’extase où ils tombèrent, l’oubli du reste du monde, de tous ces gens qui étaient là. Ils ne les virent plus, n’eurent plus que le besoin de se reprendre, de se dire qu’ils s’aimaient, que la saison était venue où refleurissait l’amour. Il avança les lèvres, elle tendit les siennes, et ils se baisèrent.

« Eh bien ! ne vous gênez pas, cria gaillardement Beauchêne. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Voulez-vous que nous nous en allions ? » ajouta Séguin.

Et, pendant que Valentine riait follement et que Constance restait gênée, l’air prude, Morange eut ce mot profond de regret, d’une voix où remontaient des larmes :

« Ah ! vous avez bien raison ! »

Étonnés de ce qu’ils venaient de faire, n’ayant pas voulu le faire, Mathieu et Marianne demeurèrent un moment interdits, se regardant avec consternation. Et puis, ils éclatèrent d’un bon rire, ils s’excusèrent gaiement. Aimer, aimer ! pouvoir aimer ! c’est toute la santé, c’est tout vouloir et tout pouvoir !

« Alors, reprit Beauchêne goguenard, au sixième maintenant ! C’est pour cette nuit, le sixième ! »

Gervais était allé, de sa marche encore chancelante, retrouver les trois grands frères et la grande sœur, qui menaient le jeu des autres enfants, d’un terrible galop, au travers du jardin ensoleillé.

« Mais certainement, au sixième ! » dit Mathieu, tandis que Marianne, d’un tendre signe de tête, consentait.

Et il répéta, avec son geste large, qui désignait le vaste champ là-bas, roulant sous la brise la prochaine et débordante moisson : « Au sixième, puisque voilà de quoi le nourrir ! »

C’était le cri de l’homme d’énergie et de volonté, qui se promettait de ne plus mettre au monde un enfant, sans créer en même temps sa part de subsistances. Cela lui semblait honnête, sa conscience avait retrouvé sa belle sérénité, grâce à cette solution de ne pas jeter des parasites par le monde. À mesure que la famille croîtrait le domaine s’élargirait, conquérant de nouveaux champs fertiles sur les marais, sur les ronces et sur les pierres. Et la terre et la femme achèveraient ensemble l’œuvre de création, victorieuses des pires déchets, allant toujours à plus de vie, à plus de richesse et de force.