Fées de la terre canadienne/09

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Éditions Albert Lévesque (p. 168-174).

« Il aperçut une jeune femme drapée dans une tunique d’azur… »

LA LÉGENDE DE LA MER BLEUE


Marguerite était une petite fille qui habitait la grande ville de Montréal.

Elle était l’unique enfant de parents riches, qui lui donnaient tous les avantages et les plaisirs que permet la fortune.

Elle était frêle et délicate, pleine de cœur, intelligente et très enthousiaste.

Marguerite avait douze ans, lorsque ses parents l’amenèrent avec eux en France, et, pendant qu’ils voyageaient dans les différents autres pays de l’Europe, ils l’avaient laissée dans un couvent à Cannes, sur les bords de la Méditerranée.

Là, Marguerite fit la connaissance de charmantes petites Françaises, elle apprit à se perfectionner dans la belle langue de sa Province, la même, sauf l’accent, que celle de ses nouvelles petites amies, et elle se prit d’un bel enthousiasme pour cette merveilleuse mer de Cannes, dont le bleu intense la ravissait.

Peu de temps après le retour de la famille au Canada, au printemps, Marguerite fut gravement malade. Après sa convalescence, elle restait un peu languissante et le médecin conseilla de la conduire, lorsque viendrait l’été, passer un mois ou deux sur la côte de Gaspé, où l’air salin est si bon et si vivifiant.

Alors, dès la mi-juin, elle arrivait avec sa mère dans un petit village de cette région.

En peu de semaines elle reprit complètement ses forces ; elle aimait à courir sur la grève, ramassant les jolis coquillages, dont elle se faisait une collection.

Elle avait aussi du plaisir à causer avec les pêcheurs qui l’amenaient parfois, pour de courtes promenades, dans leurs barques.

L’un d’eux, surtout, était son ami. C’était un vieux bonhomme à barbe blanche, mi-Français, mi-Italien, qui, tout enfant, avait habité Cannes, mais dont la famille avait émigré au Canada depuis plus de cinquante ans.

Quelques jours avant la date fixée pour le retour à Montréal, Marguerite était sur la grève à regarder le coucher du soleil. C’était un spectacle merveilleux ! La journée avait été chaude et le soleil était d’un rouge de feu. Ses rayons ardents teignaient de rose les rochers du rivage, les eaux du fleuve et les voiles des chaloupes.

Apercevant Pedro, occupé près de sa barque, Marguerite courut le trouver.

— « Quel feu de bengale, hein Pedro ! Le soleil est-il assez beau ce soir ? et la mer ! Comme elle est belle ! Mais, dis donc, Pedro, pourquoi l’eau, ici, n’est-elle pas bleue comme à Cannes ? Tu connais Cannes, toi, tu y as vécu. »

— « À Cannes ?… Ah ! oui… mais ça c’est par rapport à la Fée… »

— « Quelle Fée ? »

— « C’est une longue histoire, petite Mam-zelle… »

— « Raconte-la moi, veux-tu, Pedro ? Je me tiendrai sagement assise ici, près de toi, car j’ai une envie folle de connaître cette histoire ! »

Pedro s’assit sur le bord de sa barque, hésita un peu, puis, d’une voix mystérieuse et lointaine, il commença son récit :

« Il y avait autrefois, il y a plusieurs fois cent ans, alors que la ville de Cannes n’était qu’une forêt, et qu’on y voyait des sorciers, des nains et des fées, un superbe château, à l’endroit même où l’on voit maintenant la vieille tour qui longe la chapelle de Notre-Dame de l’Espérance. Parmi les habitants de ce château, il y avait un jeune page, élégant et joli, qui aimait la mer, les oiseaux, la verdure et les fleurs, mais dont le cœur n’avait jamais battu pour aucune femme.

« Or, un matin, étant sorti à une heure très matinale, afin de voir lever l’aurore, il aperçut non loin de lui, au bord de la mer, une troupe de nymphes et de génies qui faisaient cortège à une jeune femme drapée dans une tunique d’azur. Sa beauté était radieuse et un diadème de turquoises était posé sur ses cheveux d’or. Le page ne vit qu’elle et tendit les bras vers la vision bleue dans un geste d’admiration. La fée vit le geste et sourit ; et puis elle se retourna vers ses courtisans et leur demanda : — « Qui de vous m’est dévoué jusqu’à la mort ? » Et tous de protester d’un dévouement sans fin… Alors la fée monta sur un rocher élevé et, ôtant sa couronne, elle la lança loin, loin, dans la mer, en s’écriant : « Qui m’aime me rapportera ma couronne ! » Les courtisans se regardèrent immobiles et consternés, car il y avait à cet endroit, disait-on, un gouffre dont on n’avait jamais pu sonder la profondeur. Mais le page avait entendu ! N’écoutant que son courage, il se précipita à la mer, nagea, plongea et finalement vint tomber épuisé sur la plage, tenant dans sa main la parure de la fée… Mais ses forces l’abandonnèrent et il perdit connaissance…

« Lorsqu’il ouvrit les yeux, la fée était agenouillée à ses côtés, épiant son retour à la vie, tandis que, tout penauds, les courtisans attendaient son bon plaisir. « Ô Fée, je t’adore ! » fit le page à demi-voix. — « Beau Page, si valeureux, que te donnerai-je en retour de ma couronne de pierres bleues ? » — « Ô Fée ravissante, fais-toi mortelle, pour que je puisse t’appartenir ! » Sa voix était si douce et si enjôleuse que la fée l’aima. Elle le fit lever et, se tenant à ses côtés, elle appela sa cour et leur parla ainsi : « Courtisans timides et sans valeur, voici que je vous quitte pour toujours. À ce ciel, à cette mer, témoins du courage de celui que j’aime, je lègue à jamais le bleu de ma tunique enchantée. Dès que le soleil paraîtra à l’horizon, que ce ciel devienne plus bleu que celui des autres cieux, et que les eaux de cette mer qui ont failli engloutir mon bien aimé reflètent à jamais cet azur ! Mais, vous, infidèles, je vous condamne à devenir des mouettes aux ailes grises, et toujours vous sillonnerez cette plage, témoin de votre infidélité. »… Et, enlaçant le bras de son page, elle s’enfuit rapidement avec lui…

« Les courtisans étaient disparus… et une nuée de mouettes s’envolaient vers la mer…

« Et voilà pourquoi, conclut le vieux conteur, la mer à Cannes est si bleue… c’est rapport à fée. »

— « Et le page ? » questionna Marguerite.

— « Le page disparut pour toujours, » fit sentencieusement le vieillard, « on ne retrouva jamais ses traces, car il était parti vers un pays enchanté avec la Fée Bleue dont il avait gagné le cœur. »