Félicia/I/09

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 27-29).
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Première partie


CHAPITRE IX


Peu intéressant, mais qui n’est pas inutile.


Lambert, depuis son expédition, avait ses entrées et Sylvina le voyait tous les jours, mais ce n’était pas, à beaucoup près, avec cette satisfaction que lui causaient les visites du docteur. Cependant ces deux hommes n’étaient pas à comparer. Béatin avait la physionomie d’un prêtre, le maintien, les mouvements embarrassés d’un pédant, vermeil à la vérité, et qui pouvait valoir quelque chose ; mais Lambert était vraiment beau : sa taille, sa jambe, ses traits étaient au mieux, il souriait agréablement, ses yeux pétillaient d’une vivacité tendre ; en un mot, la femme de Sylvino, l’un des plus beaux cavaliers de Paris, était impardonnable de lui faire infidélité pour un Béatin ; mais bien traiter Lambert, c’était toute autre chose. Il devait prétendre à triompher des bégueules les plus austères et les plus froides. Pouvait-il manquer d’intéresser enfin l’inflammable Sylvina ?

On ne me renvoyait pas encore pour lui ; mais je m’esquivais à dessein. Plusieurs fois ma tante m’avait rappelée ; cependant elle se fit à mes absences. Je la voyais s’humaniser par degrés avec Lambert, plus délicat, mais non moins empressé que le directeur. De jour en jour les situations devenaient plus instructives, et j’aurais fait en peu de temps un cours complet sans la fantaisie qu’eut tout à coup Sylvina d’abandonner son théâtre ordinaire pour aller représenter dans un petit cabinet, dont son ami venait de lui faire une espèce de boudoir. Ce déplacement me fit perdre ce qui manquait à mon instruction. J’essayai vainement de voir mes gens dans leur nouveau réduit : j’en fus inconsolable.

Cependant, depuis qu’au lieu de porte-soutane, nous avions sans cesse avec nous l’amusant Lambert, ma tante n’était plus la même. Elle se coiffait, se parait ; sa physionomie n’était plus sombre, elle avait recouvré son enjouement. Nous n’entendions plus autant de messes ; bientôt nous nous en passâmes tout à fait. Nous recherchâmes les connaissances négligées ; il en coûta bien des mensonges. Il fallut supposer des indispositions continuelles : demandez à ma nièce ; et je protestai avec beaucoup d’effronterie que ma tante avait été très malade. On le croyait ou non. Mais maintenant, on reçoit les justifications, pour peu qu’elles vaillent, avec beaucoup d’indulgence. Il n’est plus d’usage qu’on se brouille avec les gens parce qu’il leur a plu de vivre quelque temps séparés de la société.

Sylvino revint : tout alla le mieux du monde. Lambert fut l’ami de la maison. Ma tante n’avait jamais été d’aussi belle humeur ni d’un commerce aussi facile.

Cocuage ! bon, mais malheureux Monarque ! tes États sont immenses, tes sujets innombrables ; tu rends heureux par mille moyens différents tous ceux qui consentent à le devenir par toi ; cependant, la plupart sont des ingrats qui te maudissent, au lieu de te bénir ! quel aveuglement ! Sylvino te rendait plus de justice ! Depuis son retour, sa femme se comportait si bien à son égard qu’il ne doutait plus du bonheur d’être enfin au nombre de tes vassaux. Il n’avait garde d’en prendre de l’humeur. Béatin, qui n’oubliait pas ses soufflets, fit bientôt naître une occasion délicate… mais ce fut alors que l’admirable époux signala son esprit… sa générosité… Ô Sylvino ! que vous étiez un galant homme ! que vous vous conduisiez bien ! Que ne puis-je, en traçant votre éloge, inspirer à tous les cocus présents et à venir le bon sens de vous imiter.