Félicia/I/22

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 56-58).
Première partie


CHAPITRE XXII


Dont je ne sais comment je me tirerai.


Prendrai-je ici sur moi de faire à mes lecteurs une friponnerie en faveur de mon amour-propre ? Supprimerai-je la description d’une nuit dont Ovide lui-même peindrait difficilement les peines et les plaisirs ? Non, je suis trop de bonne foi pour user de cette supercherie triviale. Je ne donnerai point à mon éditeur l’embarras de dire qu’ici se trouve une de ces lacunes auxquelles personne ne croit plus. Je vais conter, bien imparfaitement sans doute, comment fut prise enfin une petite place très mal défendue depuis un an par les seuls contretemps, pendant que le tempérament, gouverneur, était d’intelligence avec l’ennemi.

Quoique le moment auquel je touchais eût été l’objet des plus impatients désirs, je ne sais quelle sombre inquiétude s’empara tout à coup de moi. D’Aiglemont se pressait pour me déshabiller. Comme il était habile ! Qu’il m’eut bientôt débarrassée de tout ce qui pouvait le gêner ! Quelle grêle de baisers il fit pleuvoir sur tous mes charmes ! Cependant j’étais immobile… Je n’éprouvais encore ni peine ni plaisir. Les facultés de mon âme me semblaient suspendues… J’existais dans un moment qui n’était pas encore et que je redoutais malgré moi… Je perdais la jouissance d’une infinité de gradations que mon voluptueux amant savourait avec le dernier transport… Il m’entraîna doucement, je me trouvai sur l’autel où Vénus attendait que je lui fusse immolée. Dieu ! où puisait-il les éloges passionnés qu’il prodiguait à la moindre beauté ? Je sors enfin de ma fatale apathie. Le chatouillement exquis de tant de baisers réveille mes sens engourdis. Je suis embrasée… Mon âme cherche celle qui s’apprête à s’exhaler en moi. Une tendre fureur… Mais quel obstacle s’élève ? Des douleurs aiguës troublent les plus parfaites délices ! Les désirs s’irritent… En vain, notre bonheur ne peut s’achever… Un mouvement machinal portant ma main sur l’instrument de mon martyre, je frémis, il me semble que nous avons entrepris une chose impossible… Un sang vermeil coule de ma blessure ; semblable à ces infortunés qu’on vient d’estropier dans un combat, j’ai beau supplier mon vainqueur de m’achever…, trois fois il veut m’obéir… trois fois je brave le plus affreux tourment… autant de fois il faut renoncer à la consommation du sacrifice.

Ô le plus tendre des amants ! je me souviens de tes larmes. Je les suçais sur tes beaux yeux où la tristesse éclipsait, dans ce moment, le feu du désir qui venait d’y briller ; et toi, tu recueillais mon sang, me jurant de conserver à jamais un trophée de ta plus chère victoire ! et de quel soulagement, alors inconnu pour moi, voulais-tu me faire part !… Je l’aurais agréé pour toute autre blessure, mais celle-ci… Tu m’appris par la suite à vaincre un léger scrupule, et je découvris une source féconde de voluptés.

Cependant nous étions au désespoir. — C’en est donc fait, te dis-je, cela ne sera donc jamais ? — Et je versais des larmes abondantes… Mais les douleurs deviennent moins vives ; après quelques moments de repos, je t’invite moi-même à de nouveaux efforts. J’avais éprouvé qu’à tant de souffrances se mêlaient au moins quelques douceurs ; leur attrait me prête le plus ferme courage. — Viens cher amant, m’écriai-je, transporté d’une rage voluptueuse. Viens… Encore un essai ; fais-moi mourir, s’il le faut, mais soyons unis… — Alors un mouvement concerté, dont l’amour règle la force et la précision, brise les barrières… Tu parais expirer de plaisir, j’expire de douleur.

Eh ! des faiseurs d’épithalames, qui n’ont jamais donné les premières leçons du plaisir, chanteront avec enthousiasme les ravissements d’une première jouissance ! Une pauvre fille mariée sans amour, impitoyablement labourée par un automate, qui s’est fait un point d’honneur de remplir un cruel devoir, sera persiflée le lendemain par des parents imbéciles ! Ah ! si tous ces gens savaient ce que l’on souffre… (tant pis du moins pour le couple entre qui les choses se passent autrement) si l’on savait, dis-je… on ne se permettrait pas, assurément, toutes ces mauvaises plaisanteries, tous ces compliments ridicules ! Certes, le jour de la mort d’un pucelage, on ne peut encore faire à celle qui l’a perdu que des compliments de condoléance.