Félicia/I/31

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 77-79).
Première partie


CHAPITRE XXXI


Qui fait voir que le chevalier n’avait pas moins que son oncle l’esprit de conciliation.


Nous comptions sur d’Aiglemont. Mais Mme d’Orville craignit que s’il venait à la savoir avec nous, il ne voulût pas entrer. Elle pria donc Sylvina de faire dire, quand il paraîtrait, qu’il n’y avait aucune personne étrangère et qu’il était attendu.

Notre héros arriva sur le soir ; sa parure annonçait le plus grand dessein de plaire ; un peu de rouge, que la rencontre imprévue de Mme d’Orville lui fit monter au visage, acheva de le rendre d’une beauté plus qu’humaine. Le beau fils de Priam se trouva jadis avec trois déesses rivales, qui le jetèrent dans un étrange embarras. Celui du chevalier n’était pas moins grand sans doute. S’il n’eût été question que de disposer d’une pomme, il se fût tiré lestement d’affaire ; il eût partagé entre trois femmes, entre dix, et chacune l’eût cru équitable envers elle seule et simplement poli envers ses concurrentes. Mais il s’agissait de disposer de lui-même ; et comment ne pas mécontenter l’une ou l’autre ?

Mme d’Orville avait raison, le chevalier était fourbe, fourbissime : nos yeux pénétrants cherchèrent en vain à démêler à laquelle des trois il donnait une véritable préférence. Il se conduisit tout au mieux avec Mme d’Orville, lorsqu’elle lui déclara qu’elle venait de lui donner un successeur ; il protesta que c’était de tout son cœur qu’il la voyait passer à de nouveaux liens, non qu’il ne sentît vivement une aussi grande perte, mais parce qu’il se trouvait forcé d’avouer qu’il n’avait pas assez mérité tout ce qu’on avait fait pour lui. Puis il soutint très courageusement, auprès de Sylvina, le rôle d’amant en titre ; il était aisé de voir que celle-ci ne doutait en aucune façon de la sincérité des sentiments qu’on lui témoignait. Mais ce fut surtout en ma faveur que le démon mit en usage les dernières ressources de son grand talent de séduire. Que de choses ne me disaient pas ses beaux yeux ! Je les comprenais à merveille, mais je n’osais plus me fier à leur éloquence. Cependant je l’aimais toujours avec passion. Je fus transportée de trouver dans un petit billet, adroitement glissé, qu’il sortait de chez un peintre et que son portrait, que je lui avais demandé, serait parfaitement ressemblant ; j’avais douté que cela fût possible. Il me disait enfin qu’il mourait d’amour et d’impatience de m’entretenir tête à tête. Pouvait-il en avoir autant que moi ? Je ne comptais plus sur son cœur depuis qu’on m’avait appris qu’il ne se piquait pas d’en avoir un pour aimer. Je brûlais pour le plus bel objet de l’univers ; et sans m’occuper de l’avenir je ne songeais plus qu’à jouir du présent et à rendre le moins désavantageuses que je pourrais les prétentions de Sylvina, avec qui j’enrageais néanmoins de partager ; mais je me consolais en espérant que les propos de d’Orville, le peu d’ardeur du chevalier, et le retour de monseigneur, qui convenait à Sylvina beaucoup mieux qu’à moi, la guériraient bientôt et me vaudraient de garder le chevalier, qui me convenait beaucoup mieux qu’à elle.