Félicia/II/04

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 90-93).
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Deuxième partie


CHAPITRE IV


De Thérèse et des confidences qu’elle me fit.


La maison de plaisance de M. le président pouvait être un chef-d’œuvre d’architecture ; mais elle était si peu logeable qu’après un appartement somptueusement mal décoré, qu’on donnait à Sylvina, il n’y avait plus que celui de mademoiselle qui pût recevoir une femme à qui on voulait faire quelques façons. M. le président, trouvant apparemment que j’en valais la peine, délogea sa fille en ma faveur ; ce qui occasionna d’étranges quiproquos. On dit bien vrai que les plus grands événements dérivent souvent des plus petites causes.

Comme une fille bien élevée doit être jour et nuit sous la garde de quelques argus, il y avait deux lits dans l’appartement qu’on me cédait. Notre femme de chambre devait occuper le second. Thérèse, c’est ainsi qu’elle se nommait, était entrée chez nous quelques jours avant notre départ : c’était une grande fille bien faite, extrêmement jolie, active et d’agréable humeur. Nous la tenions du valet de chambre de monseigneur ; elle était de la ville où nous allions. Souhaitant de revoir sa famille et sachant notre prochain départ, elle s’était fait recommander par Sa Grandeur elle-même ; ce visage-là nous avait plu d’abord. On voyait bien que Thérèse n’était pas une vestale, elle avait même l’air de quelque chose d’absolument différent ; mais cela nous était égal. Elle coiffait supérieurement et faisait des chiffons avec beaucoup de goût et de propreté.

— « Que pensez-vous de nos hôtes, mademoiselle ? me dit-elle avec un ris malin et en me coiffant de nuit. Ne trouvez-vous pas que ces gens-là ne ressemblent à rien et que le plaisir de les voir vaut bien la peine de venir exprès de Paris ? » Je trouvai la question singulière et n’y répondis qu’en souriant. Elle continua : « Vous ne savez peut-être pas, mademoiselle, qu’ici je suis en pays de connaissance ? J’ai servi trois ans dans cet hôpital de fous, et, si vous vouliez me promettre de ne me trahir jamais, je vous conterais des histoires qui vous réjouiraient à coup sûr… Mais pourrait-on se fier à mademoiselle ? elle est si jeune, et il y a si peu de temps que j’ai l’honneur de la servir. — Va ton chemin, Thérèse ; tu peux sans rien craindre me confier tout ce que tu voudras, je brûle déjà de savoir à fond ce qui regarde ces originaux ; compte sur un secret inviolable ; tu as donc des choses bien divertissantes à me conter de ces gens-là ? — Mademoiselle, vous allez en convenir.

« Quand j’entrai en condition dans cette maison (et il y a déjà cinq ans), j’étais encore fort jeune : M. le président m’avait tirée d’une boutique de modes, où j’étais apprentie. Ma maîtresse me persuada que je serais fort heureuse ; en effet, M. le président me combla d’amitiés. Bientôt il fit plus, il me parla d’amour ; il me donna bien de l’embarras, car cet homme est un vrai satyre. Il aime les femmes à la fureur. On dit même qu’il ne dédaigne pas les garçons ; il a toujours quelque petit laquais mignon… Mais qu’il s’arrange. Il ne faudra pourtant pas vous scandaliser, mademoiselle ; il y aura peut-être dans ce que je vous dirai des choses… — Dis, ma chère Thérèse, je suis très difficile à scandaliser. Poursuis. — De tout mon cœur. Pendant que M. le président était comme un diable après moi et se faisait abhorrer, je gagnais insensiblement les bonnes grâces de Mlle Éléonore, et je lui devins attachée de si bon cœur que, malgré les persécutions de son insupportable père, je résolus de demeurer uniquement à cause d’elle. Nous devînmes à la longue très bonnes amies ; elle me confia les affaires les plus secrètes et entre autres que, depuis près d’un an, elle soutenait une intrigue avec certain jeune officier. Une vieille guenon de femme de charge, préposée pour veiller de près sur Mlle Éléonore, gênait extraordinairement leur amour. Je fus priée de m’y intéresser. Mais vous allez voir à quel point Mlle Éléonore a l’esprit faux. Ce qu’elle imagina fut de me prier de prendre sur mon compte l’inclination de l’officier ; de me laisser apercevoir lui parlant et lui faisant même des agaceries ; de le recevoir en un mot, et de lui prêter quelquefois mon petit réduit. Cet amant devait épouser quelque jour ; mais ce ne pouvait être qu’après la mort d’un oncle, qui n’avait encore que cinquante-cinq ans et pas la moindre infirmité ; gaillard encore, du plus militaire enthousiasme et capable de casser bras et jambes à son cher neveu, s’il l’eût soupçonné d’en conter pour le mariage à la fille d’un président de province.

« Sans vouloir dépriser Mlle Éléonore, je puis croire que je la vaux, tout au moins pour la figure ; j’étais plus jeune, car, entre nous soit dit, elle a six bonnes années de plus que moi et elle est parfois quinteuse et maussade. Son officier, qui n’était pas amoureux à en perdre la tête, finit par s’ennuyer de tant de hauts et de bas ; il avait souvent occasion de passer des heures entières tête à tête avec moi, qui suis d’une humeur tout à fait opposée à celle de Mlle Éléonore. Il était joli, frais, entreprenant. Le président, me rabattant sans cesse les oreilles du doux plaisir qu’on goûte en faisant des heureux, fortifiait en moi le désir d’éprouver, mais avec tout autre que lui, si c’était en effet quelque chose de si satisfaisant. Mon officier ne manqua pas de s’apercevoir du bien que je commençais à lui vouloir ; s’il n’osait m’avouer qu’il me désirait aussi, c’est qu’il craignait que je ne le trahisse auprès de Mlle Éléonore. Qu’il était novice ! Il ne savait donc pas que jamais une femme ne se joue à elle-même un mauvais tour et ne manque d’en jouer un à sa rivale quand elle peut. En effet, un jour le feu prit aux étoupes. Le galant fit en ma faveur la plus grave infidélité possible à sa maîtresse. Nous nous en trouvâmes si bien l’un et l’autre que nous convînmes de nous occuper sérieusement des moyens de tromper ma rivale ; ce qui n’était pas absolument difficile, vu la tournure romanesque de son esprit et la prodigieuse dose qu’elle avait d’amour-propre. »