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Félicia/II/07

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 100-102).
Deuxième partie


CHAPITRE VII


Vengeance de Thérèse.


Préparez-vous, ami lecteur, à voir ici quelque chose d’incroyable… Mais pourquoi vous priver du plaisir de la surprise ? Lisez, et vous croirez si vous pouvez. Quant à moi, si je n’avais pas été témoin, j’aurais bien eu de la peine à me persuader la possibilité de ce que je vais vous apprendre. Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Il y avait déjà quelque temps que mes gens argumentaient assez haut pour que je ne perdisse pas un mot de leur entretien, quand enfin la fausse Éléonore avança ce délicat et captieux raisonnement : — Cessez, dit-elle, de vous plaindre du retard que j’apporte à votre bonheur, mon cher Caffardot : il ne tient qu’à moi, je vous l’avoue, d’engager mon père à couronner dès demain, de son consentement, le vœu qui lie déjà nos destinées ; mais l’extrême passion qui me possède ne s’accorde point avec le froid dénouement de ne devoir qu’au mariage la possession du plus aimable des mortels. L’hymen sera donc pour nous, comme pour le vulgaire, une affaire de convenance. Ah ! que ne suis-je assez heureuse pour trouver dans mon amant… ces élans passionnés… qui m’élèvent quelquefois au-dessus de ces chimères qu’on nomme devoir, honneur, vertu ! — Ah ! que dites-vous là, mademoiselle Éléonore ! quel oubli de ce que prescrit la sainte religion ! — Eh ! laisse un moment à part ta sainte religion, mon cœur, et réponds à cette simple question : si tu avais attaqué ma pudeur et que je t’eusse cédé, me mépriserais-tu ?… Refuserais-tu de m’épouser ? — Mais… non. Si j’avais promis… il faudrait bien que je tinsse parole… le parjure est un grand péché. — Eh bien ! cher Caffardot, je suis, comme toi, l’ennemie du parjure : j’ai juré, dans mon amour excessif, de ne me lier indissolublement à toi que lorsque ta passion et la mienne auraient subi la plus forte des épreuves, lorsque je me serais assurée qu’après avoir joui de ton amante, tu sauras encore en connaître le prix, et que de même, après t’avoir possédé, j’en conserverai le désir, au point de souhaiter que nous soyons l’un à l’autre le reste de nos jours. Où en serions-nous, dis-moi, si après quelques mois de mariage, dégoûtés réciproquement, nous venions à détester nos liens ? Or, si ce dégoût peut naître de la jouissance, ne vaut-il pas mieux en courir les risques avant les sacrements ? Quelles délices, au contraire, si lorsque j’aurais fait pour toi ce qui, dit-on, déshonore une femme, je te vois rechercher avec le même empressement le bonheur de m’épouser ! Quel rempart pour ma tendresse que la reconnaissance infinie dont je me sentirais redevable envers le plus généreux des amants !… »

Cela était trop subtil et trop pressant pour notre Joseph ; il ne sut qu’y répondre… À quoi bon faire attendre plus longtemps le dénouement imprévu de cette singulière scène ? L’amour… la nature… l’imbécillité elle-même, réunies contre les préjugés, remportèrent sur eux un complet avantage. Après plusieurs si, mais, cependant, le sot, que la fausse Éléonore comblait de caresses perfides, chancela… s’oublia… partagea le lit de la lubrique Thérèse… On peut s’en rapporter pour le reste à l’expérience et à l’avidité de cette actrice passionnée.

L’effronterie avec laquelle la soubrette me manquait dans cette occasion excita d’abord une colère que j’eus peine à réprimer ; mais bientôt les doux accents de ces ravissements m’intéressèrent, et je fus au-devant de tout ce qui pouvait la justifier. Je compris que, comptant sur mon sommeil et trouvant une occasion aussi favorable de se venger, elle était excusable de l’avoir saisie. La part que je l’entendais prendre aux travaux de l’heureux prosélyte allumait en moi mille feux. Caffardot, qui, dans ses ravissements, laissait échapper quelques Sainte-Vierge, Saint-Esprit, Ah ! doux Jésus ! me divertissait au possible. En un mot, j’unis mon intention à ce couple fortuné, l’écho de leurs plaisirs retentit plusieurs fois en moi. Je m’endormis au plus doux murmure de leurs voluptueuses caresses et dans l’étonnement que me causait la durée de ces débats. Voilà les fruits de la sagesse ; heureux qui commence tard à jouir !