Aller au contenu

Félicia/II/10

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 107-110).
Deuxième partie


CHAPITRE X


C’est le chevalier qui parle.


« Le funeste président nous faisant visiter tous les recoins de sa maison, avec autant d’exactitude que si nous eussions été un détachement de maréchaussée, commandé pour y déterrer quelque malfaiteur, avait annoncé la pièce où nous sommes maintenant comme l’appartement de sa fille, et celle d’en haut, où je suis venu m’égarer, comme l’une des chambres qu’il donne aux étrangers, en attendant que le premier soit en état. La droite est pour les femmes, les hommes sont de l’autre côté. Ayant bien mis cette distribution dans ma tête, assuré d’ailleurs que Sylvina devait occuper au-dessous le bel appartement et présumant en conséquence que tu coucherais nécessairement dans une chambre où il n’y aurait qu’un lit, il me semblait que rien ne pouvait s’opposer au bonheur de passer la nuit avec toi ; je suis donc parti pour le quartier des femmes, dès que j’ai présumé que tout le monde pouvait à peu près dormir. J’ai porté la main sur plusieurs serrures ; enfin j’ai trouvé la clef dans l’une, j’ai ouvert. Quelqu’un dormait, mais au bruit que j’ai fait, on s’est éveillé… J’hésitais. — Entre donc, Saint-Jean, a dit très distinctement une voix que j’ai reconnue tout de suite pour celle d’Éléonore ; alors il m’est venu l’idée la plus folle. La répugnance de passer pour Saint-Jean et la curiosité de voir quel micmac allait naître de ma visite m’ont fait commencer sur l’heure le rôle de somnambule, et sans répondre à la voix, je me suis mis à déclamer assez bas. — Jardin délicieux où la divine Cloé vient chaque matin disputer à la rose et au jasmin le prix de la fraîcheur… Lieux enchantés où le serment d’un amour à l’épreuve des siècles précéda le vœu que nous prononçâmes au pied des autels… (Je me suis assis). Fontaine plus limpide que celle de Vaucluse ! Cristal, où mon épouse chérie… — Ah çà, Saint-Jean, a interrompu la voix, voilà qui est très bien, mais c’est assez de ces gentillesses ; dis-moi par quel heureux hasard… — Le hasard n’eut point de part à mon choix, il fut forcé dès que je vis sa prunelle plus éclatante que l’étoile du matin. — Ah ! ah ! monsieur Saint-Jean, vous faites votre agréable ! où donc avez-vous puisé tant d’esprit ? — Personne n’en a comme elle. Phébus, jaloux de ses moindres paroles, se couvre d’un nuage pâle dès qu’elle ouvre la bouche… Adorable épouse ! divine Cloé… » — Laisse-moi rire, mon d’Aiglemont, dis-je à l’aimable fou, dont le poids délicieux gênait le jeu de ma poitrine, je n’y tiens plus : le soleil qui s’obscurcit, le temps qui se couvre, dès que Cloé se met à parler ! Cela est trop extravagant… mais que veux-tu faire ? oui, je sens que tu es désenchanté ; à la bonne heure ; cependant, pour ta pénitence, tu patienteras jusqu’à ce que tu m’aies achevé ton récit, nous verrons après ; sois sage et conte.

« — Mis au fait par l’apostrophe d’Éléonore à Saint-Jean, tu penses bien que je me suis mis à mon aise. J’ai profité de la première invitation, qui est encore échappée à la belle, pour courir à son lit, disant : Qu’entends-je ? Elle est déjà sous ce berceau de chèvrefeuille ! les sons de sa voix mélodieuse ont frappé mon oreille !… Ah ! chère épouse !… C’est toi !… C’est elle-même… Hélas ! après une si longue absence… tes bras se refusent à ceux d’un époux chéri !… amour, ô hyménée ! venez éclairer de vos brillants flambeaux les yeux de Cloé, qui méconnaissent le plus tendre des époux.

« Soit qu’Éléonore ait eu l’esprit assez présent pour sentir tout le parti qu’on peut tirer d’un somnambule, soit qu’un tempérament dominant ne lui ait pas permis de refuser une occasion, peut-être dangereuse, elle n’a fait aucun effort pour m’empêcher de partager son lit. Cependant il n’était plus possible qu’elle me prît pour Saint-Jean, dont elle doit sans doute connaître la voix. Je ne déguisais point la mienne. J’ai fait les choses en galant homme ; et ne voulant pas mettre la belle à mal sans être assuré de son parfait consentement, j’ai débuté, au lit, par tourner le dos, comme pour dormir. Quelques minutes après, j’ai fait semblant de ronfler. Bientôt Éléonore s’est levée. Je m’apprêtais à m’esquiver, craignant qu’elle n’allât appeler du secours, mais prudente, ennemie de l’éclat, elle ne voulait que fermer la porte et mettre les verrous, de peur sans doute qu’il ne vînt plus de monde qu’il ne lui en fallait. Après cette sage précaution, elle s’est recouchée, et voici ce que j’ai jugé à propos d’ajouter à mes folies : — Cesse de t’abuser, divine Cloé. Quelle que soit la beauté de l’incomparable Éléonore, rien ne peut combattre dans mon cœur ton image adorée ; en vain cette auguste princesse est la rivale de Minerve et de Diane, toi seule as le prix… Je ne disconviens pas que mes yeux éblouis, mon oreille enchantée… Tu surprends ma rougeur, céleste Cloé ? pardonne, je suis coupable… Mais que dis-je ? je ne le suis plus. Tes charmes divins détruisent une illusion passagère… Permets-moi seulement de répéter une dernière fois que si je n’étais l’amant et l’époux de Cloé, je ne pourrais vivre que pour Éléonore. »

Après une pause dont nous avions besoin tous deux, pour soulager notre envie de rire, le chevalier me dit encore qu’il s’était payé deux fois de ses éloges et qu’Éléonore avait fait très savamment la Cloé. Qu’ensuite, comme il faisait de nouveau semblant de dormir, elle l’avait tiraillé doucement, afin de se défaire de lui, s’il était possible, sans l’éveiller ; qu’il s’était prêté à tout, soutenant avec beaucoup de vraisemblance le rôle de somnambule, et qu’on l’avait enfin attiré vers la porte. Thérèse s’était trouvée là précisément comme Éléonore ouvrait. Le chevalier, par pure malice, avait recommencé ses monologues, sans rentrer, sans sortir, le tout pour prolonger l’embarras de la divine Cloé. Thérèse avait profité d’un moment favorable pour se glisser dans la chambre et poser la culotte sur un fauteuil voisin du lit. Puis, laissant le chevalier continuer sa comédie, elle était revenue vers moi ; par bonheur, lorsqu’elle était retournée, le somnambule n’avait pas encore pris le parti de la retraite. Celui-ci, sentant qu’une main féminine s’emparait de lui dans les ténèbres, s’était laissé conduire. Thérèse l’avait mis au fait en chemin ; puis, le laissant à la porte de la chambre, elle s’en était allée, par discrétion, attendre le jour quelque part, ne manquant pas de connaissances dans une maison où elle avait servi.