Félicia/II/24

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 139-141).
Deuxième partie


CHAPITRE XXIV


Comment se termina la partie de plaisir.


J’eus bien de la peine à ressusciter nos jeunes gens ; cependant je les arrachai d’auprès des femmes qui ne s’en aperçurent point. Déjà le chevalier, armé d’un bâton, avait ouvert et frappait de grands coups ; ses deux amis parurent à propos pour rompre un cercle dans lequel on commençait à l’enfermer avec les plus méchantes intentions. Ce renfort puissant effraya les assiégeants, ils gagnèrent au pied ; les plus lestes furent les moins battus.

Le vieux président, retardé dans sa course par le poids énorme de madame son épouse, fut un des traîneurs, et ce couple nous demeura pour otages. On les avait reconnus et ménagés : on les fit même entrer en leur témoignant beaucoup d’égards. Mme  la présidente, pour lors en sûreté, pensa qu’il n’était pas hors de propos de s’évanouir ; elle perdit connaissance avec beaucoup de grâce ; le président marquait les plus vives inquiétudes au sujet de sa fille Eléonore, dont le conducteur avait été l’un des rossés. Cependant on se renferma. Un officier se mit en sentinelle devant la porte, dont personne n’osa plus approcher. La lourde présidente reprit, au bout d’un temps convenable, l’usage de ses sens. On parla, on s’entendit. C’était chez Mme  Dupré ; nous étions, le président, la femme, le chevalier, un officier, Thérèse et moi ; le reste de la compagnie tremblait, dormait ou vomissait en haut : bientôt les deux sœurs nous rejoignirent ; leur frère descendit le dernier, plus mort que vif. Il n’y eut que monseigneur qui ne parut point, à cause du président, et qui fit bien.

Nos prisonniers de guerre nous contèrent que plusieurs amateurs, et eux-mêmes, nous sachant réunis, s’attendaient à quelque musique après le souper et s’étaient ainsi rassemblés, malgré la rigueur de la saison. Cependant, au lieu d’un concert, on n’avait entendu qu’un vacarme affreux, et conformément au bon esprit de la province, on avait clabaudé, chacun avait hasardé des conjectures et donné son avis : le président, sans la moindre humeur, et de très bonne foi, soutenait que tout ceci ne manquerait pas d’occasionner un gros procès criminel. Mais nos jeunes gens s’en moquaient et prétendaient que les citadins étaient trop heureux de s’être tirés de la bagarre avec leurs bras et leurs jambes. Les curieux étaient, en effet, dans leur tort, ayant menacé d’enfoncer les portes.

Personne ne s’effraya donc des suites que pourraient avoir les nombreux coups de bâton qui venaient de se distribuer. Les nôtres ne s’étaient pas servis d’épées, quoique quelques combattants de l’autre parti eussent courageusement les leurs en fuyant.

Dès que l’on ne vit plus personne dans la rue et que le président et madame se furent retirés, escortés d’un de nos officiers, on mit la police dans l’intérieur : les crapuleux Italiens furent conduits par des valets, qui les portèrent chez eux. La signora, qui avait fait cocu son jaloux avec tant d’effronterie, redevenue de sang-froid et confuse, demandait humblement le secret ; on le lui promit. Monseigneur, accompagné de son neveu, reprit le chemin du palais épiscopal à pied, en manteau bleu et en chapeau bordé. Géronimo se chargea de ses sœurs. Mme  Dupré, très mécontente, à ce qu’il paraissait, se barricada chez elle. Je fis déshabiller et coucher Sylvina, qui n’était pas encore tout à fait quitte de ses vapeurs. Thérèse vint ensuite réparer le désordre de mon lit ; je m’y mis non sans nécessité, recevant de la part de ma rivale subalterne des compliments badins qui me parurent assez sincères.