Félicia/II/28

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 149-152).
Deuxième partie


CHAPITRE XXVIII


Repentir de Camille. — Fin tragique de la duègne.


Le chevalier s’était mis sur le pied de venir familièrement et à toute heure chez les Fiorelli, depuis son arrangement avec Camille, favorisée de la duègne, qui gouvernait absolument le père. Les soins du galant ayant changé d’objet, on eût bien désiré de l’éliminer, mais sous quel prétexte ? On devait des égards à sa naissance, à son état : il était homme à faire un mauvais traitement à qui se fût opposé à ses assiduités ; cependant, la jalouse Camille avait d’abord beaucoup souffert des entrées libres du chevalier ; elles devenaient désormais nécessaires à l’exécution du fatal projet. La vengeresse était toujours pourvue de poisons subtils : il ne s’agissait plus que de trouver occasion d’en faire usage.

Le hasard voulut que d’Aiglemont, se trouvant le lendemain de bonne heure chez les Fiorelli, Argentine l’invitât à prendre du chocolat en famille. La sœur et le frère unirent leurs invitations : d’Aiglemont accepta.

Ce fut la rancuneuse Camille, dont on était bien éloigné d’interpréter la perfide joie, qui se chargea de donner les ordres nécessaires. Elle alla trouver l’exécrable duègne, qui se mit aussitôt à l’ouvrage. On convint d’apporter le chocolat tout versé dans quatre tasses : deux blanches empoisonnées, dont Camille aurait soin de présenter, l’une au chevalier et l’autre à sa sœur ; et deux coloriées, naturelles, dont une serait pour le frère et l’autre pour Camille elle-même. Le père Fiorelli était déjà depuis longtemps à la taverne. Le crime ainsi concerté, Camille rejoignit la compagnie…

Mais à peine fut-elle rentrée qu’un frisson violent agita tous ses membres ; son visage devint pâle, livide… elle s’évanouit. On s’empressa de la secourir, on lui fit respirer des sels : elle revint… « — Ah ! mes amis, que je suis heureuse », s’écria-t-elle avec une espèce de transport, voyant qu’on n’avait pas encore servi le chocolat, « mes chers amis, gardez-vous de goûter du fatal breuvage qui va paraître… il y va de tes jours, ma pauvre Argentine… et des vôtres, cruel », tendant en même temps les mains à sa sœur et au charmant chevalier.

Puis elle leur conta ce dont il s’agissait, comment son abominable confidente l’avait excitée au fatal projet, comment elle avait eu la faiblesse de s’y prêter. Sa confession était mêlée des épithètes les plus outrageantes pour elle-même… On entendit enfin le pas de l’exécrable exécutrice. Camille pria qu’on se contraignît. La duègne parut avec un front assuré, portant les quatre tasses sur un plateau. Elle vanta beaucoup la qualité du chocolat et le talent qu’elle avait de le préparer supérieurement. Puis, ayant fait un second voyage pour apporter des échaudés, elle vit avec joie que chacun avait devant soi la tasse qui lui était destinée : on paraissait attendre, pour déjeuner, que la boisson, qu’on transvasait des tasses dans les soucoupes, fût un peu refroidie. Cependant Géromino dit qu’il ne se sentait point d’appétit et remit une des tasses coloriées sur le plateau. L’infâme empoisonneuse, trompée par la couleur, demanda cette tasse, et de là, forte, donna d’elle-même dans le piège qui venait de lui être tendu. Pendant qu’elle avait été dehors, on s’était hâté de substituer proprement au chocolat naturel, qui était en premier lieu dans la tasse coloriée, celui que devait avaler l’un des deux proscrits. Géromino, cruel comme tous les lâches, ne put être dissuadé de venger ainsi sa chère Argentine. Le chevalier, effrayé de tout ce qui se passait, n’osa avertir la perfide duègne. Géromino avait prévu sa gourmandise ; lorsqu’elle emporta le chocolat, il la suivit, sous prétexte de se faire donner quelque chose qu’il demandait, mais en effet pour empêcher qu’elle ne partageât avec quelque domestique la fatale mixtion. Il eut la satisfaction de la lui voir avaler avec sensualité.

L’effet fut prompt. D’affreuses convulsions l’annonçaient presque sur-le-champ ; une servante effrayée courut appeler des docteurs ; mais ce fut en vain : la duègne, vomissant mille imprécations, voulut noircir en mourant la coupable et repentante Camille : la scélérate, heureusement, ne savait pas un mot de français : ses dépositions décousues ne furent comprises ni des médecins, ni des spectateurs : il était évident qu’elle-même avait préparé le chocolat. Celui qui existait encore, et qu’on avait mêlé, constatait quelque dessein criminel ; mais ce secret demeurait entre les intéressés et ne pouvait se découvrir. La duègne venait d’exhaler son âme atroce quand le père Fiorelli rentra. Le crime de son amie fut regardé comme un acte de démence et n’eut aucune suite.