Félicia/III/15

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 190-192).
Troisième partie


CHAPITRE XV


Qui en annonce d’autres plus intéressants.


Le premier soir, je me mis au lit sans sommeil, et ne pouvant garder, pour babiller, Thérèse dont les soins devaient être partagés entre plusieurs femmes, je lui dis de m’apporter, d’une petite bibliothèque dont chacun de nos appartements était pourvu, le premier livre qui lui tomberait sous la main. Ce fut précisément Thérèse philosophe. Cette lecture m’eut bientôt mise en feu. Pour lors je m’affligeai de ma solitude et du guignon de demeurer en proie aux désirs, tandis que j’avais sous le même toit mon Monrose, mon prélat, mon chevalier et Sydney. Je m’asseyais sur mon lit ; j’y rentrais, je soupirais… je prêtais attentivement l’oreille, mais un profond silence me désespérait ; on eût entendu le vol d’une mouche dans le calme insupportable qui régnait autour de moi. Une faible ressource, que je mettais en usage, ne trompait que pour quelques instants mon ennui.

Je me trouvais réellement à plaindre, quand le doux murmure d’une harpe se fit entendre si près de moi que d’abord je la crus dans ma chambre et contre mon lit. Il n’y avait cependant personne. Après un charmant prélude, une voix faible, mais touchante, mêla ses accents à ceux de l’instrument et peignit, dans plusieurs couplets dignes d’Anacréon, la vive inquiétude d’une passion encore ignorée de son objet, et le souci d’un amant que sa flamme prive du sommeil. Cette musique me parut ravissante, et ne doutant pas qu’elle ne vînt de la pièce voisine, j’y allai avec un flambeau, mais je m’étais trompée. Ce fut avec aussi peu de fruit que je parcourus successivement toutes les pièces de l’appartement. Je n’étais jamais plus près des sons que lorsque je revenais à mon lit : j’allai m’y mettre après m’être assurée à plusieurs reprises de l’inutilité de mes recherches… Mais quel fat mon étonnement quand je vis sir Sydney ! Comment se trouvait-il chez moi ? Par où s’était-il introduit ? Je le grondai et me couchai.

— Belle Félicia, me dit-il avec un respect timide, malgré la colère où je vous vois, je me crois fort innocent. Soyez sûre que je n’aurais pas eu la témérité de me rendre auprès de vous si je n’avais pas été certain que vous ne dormiez pas. — Quoi donc ! répliquai-je avec un peu d’humeur, vous étiez caché ? L’on n’est donc pas en sûreté chez vous, sir Sydney ? Je me croyais seule ; et cependant… — Pardonnez, aimable Félicia, pardonnez à un homme qui vous adore une curiosité qui n’a rien d’offensant pour vous. Le propriétaire de cette maison peut pénétrer secrètement dans les appartements de tous ceux qu’il reçoit ; mais je suis généreux et ne veux point abuser avec vous de cet avantage ; et me suis permis une fois, pour ne plus y revenir si vous me défendez, le plaisir de voir votre toilette de nuit. J’attendais que vous vous endormissiez, mais vous avez veillé, et j’ai cru m’apercevoir… — Allez, sir Sydney, dis-je en m’enfonçant sous mes couvertures, vous êtes un homme affreux, vous m’avez fait un tour… que je ne vous pardonnerai de ma vie. — Je mériterai mon pardon, belle Félicia, dit-il, s’agenouillant près du lit et serrant une de mes mains qu’il baisait avec transport. Cependant je ne me sentais guère disposée à lui pardonner d’avoir vu mes folies ; cette idée me donna autant de colère que de confusion. — Je m’y suis bien mal pris, ajouta-t-il d’un ton peiné, si je me suis attiré votre ressentiment, quand, au contraire, tous mes soins, depuis que j’ai le bonheur de vous connaître, n’avaient pour objet que de concilier votre attachement et votre estime. Je m’attendris enfin. — Mais, lui dis-je, cette musique que je viens d’entendre !… — C’est moi, répondit-il, qui vous avais ménagé ce moment de plaisir. Il y a sous tous ces appartements une espèce d’entresol ignoré, dont mon véritable logement fait partie, le reste est partagé en plusieurs petits réduits d’où l’on se rend à des espaces pratiqués dans l’épaisseur des murs : de là on peut entendre, au moyen de certains tubes de fer-blanc, il en passe un à votre chevet. Ce tuyau, terminé par un pavillon sous lequel était le musicien, que j’avais placé moi-même, donne dans mon entre-sol et finit tout près de votre oreille, à la soupape que vous voyez. C’est ce qui vous a fait croire que vous étiez si près de l’instrument et de la voix.

Je vis, en effet, la soupape que l’on pouvait ouvrir et fermer à son gré. Sir Sydney me mit de même au fait du danger de certain trumeau placé entre les deux croisées et en face de mon lit. Derrière la glace, il y avait, creusé dans l’épaisseur du mur, une niche commode où l’on arrivait du bas ; je dirai bientôt comment. De ce poste l’on battait en ruine toute la chambre, moyennant des petits trous peu remarquables, dont une partie d’ornements du cadre était criblée. Il y avait dans l’intérieur de la chambre, et à l’usage de la personne qui y demeurait, de quoi condamner les trous et rendre la niche inaccessible : à l’autre face de la pièce, un moyen à peu près semblable ouvrait et fermait à volonté certaine coulisse dont on ne pouvait se douter et par laquelle sir Sydney s’était introduit. Je fus enchantée du sacrifice qu’il me faisait de ces ressources secrètes, et je lui fis grâce en faveur de sa bonne foi.