Félicia/III/18

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 198-200).
Troisième partie


CHAPITRE XVIII


Où le beau Monrose reparaît.


La maison de sir Sydney abondait en tout ce qui peut contribuer à faire passer le temps agréablement. Voitures, chevaux de main, équipage de chasse, bateaux, filets, jeu de paume, billard, théâtres, livres, instruments, chère exquise ; tout ce que les gens sensuels et connaisseurs peuvent désirer, toutes les bagatelles qui peuvent amuser les femmes, du jeu, de la musique, de la danse, des feux d’artifice. Par-dessus tout cela, une union parfaite ; jour et nuit de l’amour et de la volupté ; nous étions vraiment aux Champs-Élysées.

Je n’étais pas la seule à qui Vénus et son fils eussent destiné de nouveaux présents pendant notre heureux voyage. Monrose, qui, les premiers jours, avait paru un peu triste, commençait à se dérider : il me cherchait, et ne voulant pas le désobliger je fis naître l’occasion de me trouver en particulier avec lui. — Ma chère Félicia, me dit-il, vous devenez inaccessible pour moi. J’ai tenté plusieurs fois de me rendre auprès de vous la nuit, mais vous êtes toujours impitoyablement barricadée, cela est bien cruel ! — Cher Monrose, répondis-je avec un peu de fausseté, je ne puis vivre avec toi, chez sir Sydney, aussi librement que je le faisais à Paris. Nous étions chez nous, mais nous devons des égards à un étranger qui nous reçoit ; il serait malhonnête… — Quel conte, ma bonne amie ! Toutes nos dames ne sont pas aussi scrupuleuses… et je vous dirai que, si je pouvais vous être infidèle, je saurais bien avec qui passer des nuits que je trouve d’une longueur insupportable depuis que nous sommes ici, etc.

Nous étions dans un lieu favorable. Monrose me priait de si bonne grâce d’adoucir ses peines !… j’avais le cœur trop bon pour le lui refuser. Le pauvre enfant usa de ma complaisance en affamé. Cette fois je ne le taxai point. Cette précaution devenait inutile, puisqu’il prenait fantaisie à quelque autre femme d’essayer du charmant jouvenceau. — Puis-je savoir, lui dis-je pendant un entr’acte, de qui tu es ainsi recherché ? — Devinez. — De Sylvina ? — Non. — De notre ami Dorville ? — Point du tout. — Ce sera Mlle Thérèse ! — Encore moins. Mais ma voisine, Mme de Soligny, pourquoi ne voulez-vous donc pas y penser ? Elle est charmante, et vous conviendrez que cela serait bien commode.

À la vérité, il ne m’était pas venu dans l’idée de soupçonner cette belle, qui, m’ayant l’air d’être d’un gros tempérament et fort libertine, ne semblait pas devoir jeter son dévolu sur un enfant. Mais en amour tout n’est-il pas caprice ?

Milord Kinston, cet Anglais amant de la Soligny, buvait volontiers le soir ; et, à l’heure de se retirer, il avait ordinairement plus besoin de dormir que de caresser sa maîtresse ; elle était donc souvent exposée à coucher seule. Les hommes, qui avaient chacun leur amie et qui ne se mettaient pas encore assez à leur aise pour chercher à troquer, ne lui proposaient rien. Monrose couchait, comme on le sait, très près d’elle. Il valait mieux que rien. On voulait le mettre à l’épreuve ; on se flattait qu’il avait des prémices à donner, et les femmes sont à cet égard à peu près du même goût que les hommes, quoique cela soit fort différent pour elles, comme je crois en avoir déjà fait mention ailleurs.

En un mot, Soligny avait déjà fait beaucoup d’avance à Monrose. Le soir on le faisait causer ; on lui demandait mille petits services, qu’il rendait de bon cœur ; on l’employait presque en manière de valet de chambre. Ses appointements étaient force de choses flatteuses, force indécences qui le mettaient à de rudes épreuves. Quelquefois c’était son tour d’être servi. On prenait la peine de rouler ses cheveux qu’il avait de la plus grande beauté ; on le voyait se mettre au lit ; on le veillait jusqu’à ce qu’il eût les yeux fermés. La porte de communication demeurait ouverte toute la nuit, afin de pouvoir causer quand il s’éveillait. Les choses en étaient encore là quand je reçus les confidences de Monrose. — Mon bon ami, lui dis-je, je ne veux pas mésuser de ta tendresse et de tes serments pour t’interdire des plaisirs que je ne conçois pas que tu puisses refuser sans des efforts trop pénibles. Tu deviendrais aux yeux de ta voisine un être ridicule ; peut-être t’en ferais-tu haïr, si tu ne répondais pas à des avances aussi positives. Je te permets donc de terminer avec elle ; mais sois modéré et n’oublie pas de te ménager pour moi, qui ne t’aime pas uniquement pour mes plaisirs, mais qui prends le plus tendre intérêt à ta conservation.

Il me combla de remerciements et de caresses. Je vis que le fripon était ravi de la permission, et que si je la lui eusse refusée, il n’en eût sans doute été ni plus ni moins.