Félicia/III/30

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 230-233).
Troisième partie


CHAPITRE XXX


Continuation.


« C’était à Paris, chez son beau-père, que Mme de Kerlandec devait attendre le retour éloigné de son époux. Nous partîmes de suite. J’étais un domestique si zélé, si attentif ; heureux dans mon état, je le remplissais avec tant d’exactitude, que bientôt ma belle maîtresse me témoigna combien elle était contente de mes services. Elle daignait quelquefois causer avec moi et me faire compliment de ce que je m’énonçais moins mal que le commun des laquais. Je ne bougeais de l’antichambre ; on m’y trouvait toujours occupé à lire ou à cultiver quelques dispositions que j’avais pour le dessin. Est-il rien de plus naturel pour un amant que de s’exercer dans un art qui se lie avec les sentiments de son cœur, qui a pour but de reproduire sous mille formes différentes l’objet dont il est occupé ?

« Une année se passa dans le plaisir (faible à la vérité, mais journalier et suffisant à mon espérance), dans le plaisir de voir sans cesse celle que j’aimais, de sentir qu’elle prenait à moi tout l’intérêt auquel mon état pouvait me permettre de prétendre. Je faisais quelquefois des vers passionnés, où je chantais mon adorable maîtresse sous le nom d’Aminte. Quoiqu’elle fût de sept ans plus âgée que moi, qui en avais alors vingt et un, elle méritait mille fois au delà des louanges que je pouvais donner à ses charmes, à sa fraîcheur. Née dans ces lieux fortunés, où la nature est si prodigue de ses dons en faveur de votre sexe, Géorgienne en un mot, Aminte, était un chef-d’œuvre que notre climat étonné semblait respecter… Aminte (ce nom sera plus doux à votre oreille que celui de Kerlandec), la divine Aminte accueillait mes vers ; quelquefois elle avait la complaisance de les montrer, sans nommer l’auteur, et de me transmettre les éloges qu’elle pouvait avoir recueillis dans les cercles.

« Notre maison était le séjour de la paix et de l’innocence : les seuls plaisirs d’Aminte étaient la lecture, les spectacles, la société d’un petit nombre d’amies choisies, et d’amis dont aucun ne semblait prétendre au titre d’amant, moi-même aveugle ! moi, dont le cœur était sourdement miné par les feux les plus terribles, je me croyais presque raisonnable. Je supposais Aminte attachée par le devoir à son mari, mais d’ailleurs froide, inaccessible à l’amour. Je bornais donc mes plaisirs à la contempler, à l’admirer, et croyais ne rien désirer au delà. Mais que j’étais éloigné de me connaître !

« Elle se promenait un jour sur les boulevards, et j’étais derrière sa voiture ; nous allions, d’autres équipages revenaient ; un embarras arrête la marche des deux files… Un cri d’étonnement part d’un carrosse qui faisait face au nôtre, il échappe en même temps à ma maîtresse un cri plus fort, elle s’évanouit. Un homme d’une beauté peu ordinaire se précipite à l’instant. Il est l’auteur du trouble d’Aminte ; mais il se contraint et joint ses empressements aux miens, à ceux d’une foule curieuse, dont nous sommes à l’instant entourés. Les yeux d’Aminte se rouvrent un moment : mais se voyant dans les bras de cet homme lui-même, elle s’écrie une seconde fois et veut cacher son visage. Vous savez, Madame, comment à Paris le moindre événement attire sur-le-champ l’attention d’une multitude de désœuvrés et celle de la police. Déjà nous sommes investis de peuple et d’alguazils. Un bas officier fend la presse, et ridiculement important se met à interroger. L’inconnu, sans daigner lui répondre, lui décoche un regard fier. L’homme bleu, déconcerté, ôte son chapeau et balbutie quelques excuses. Aminte, déclarant qu’elle connaît cet étranger et le priant de la reconduire chez elle, met fin à toutes les questions. La garde fait faire place à notre voiture. Celle de l’inconnu suit à vide : nous quittons les boulevards.

« C’était à mon tour d’être agité. Aminte n’avait pas plus tôt paru si troublée que la fièvre de la jalousie avait bouleversé mon sang. Quel était cet homme ? quelles relations si particulières pouvait-il avoir avec ma maîtresse ?… Il passa plus d’une heure à la maison.

« Sur le soir je tombai malade. Une fièvre inflammatoire mit bientôt ma vie en danger. Alors le dur beau-père me renvoya de l’hôtel, malgré les efforts que fit ma maîtresse pour obtenir qu’on m’y gardât. J’allais être transféré à l’hôpital si je n’avais pas eu de quoi me procurer un asile plus doux. Mon argent était chez un banquier, j’amassais alors… Je fus longtemps entre la vie et la mort. Cependant la nature prit le dessus, j’eus le malheur de me rétablir. »

Le comte paraissait fatigué de parler. Quoique je prisse à ce qu’il me racontait l’intérêt le plus vif, je le priai néanmoins de remettre la suite au lendemain. Il ne me sortit pas de l’esprit pendant la nuit, et dès qu’il fut jour chez lui, j’y courus : il avait assez bien reposé, et je le trouvai en état de me continuer le récit de ses aventures.