Félicia/III/32

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 236-239).
Troisième partie


CHAPITRE XXXII


Conclusion de l’histoire du malheureux comte.


« Je tombai, continua-t-il, dans une si profonde mélancolie qu’au bout de deux mois je ressemblais tout à fait à une momie. Je voyais la mort arriver à grands pas, et j’en étais charmé. Mais je ne supportais pas le tourment de penser que je laisserais après moi mon rival, possédant paisiblement l’objet de mon funeste amour, — Mais quoi ! pensai-je tout à coup. Pourquoi ne troublai-je pas ses plaisirs ! Pourquoi faudra-t-il que quelqu’un aime la belle Kerlandec et soit heureux, tandis que la même passion causera mon supplice ! Oui, trop fortuné rival, tu sentiras à ton tour le poids du malheur, tu périras sous mes coups, si tu es aussi heureux à te battre qu’à faire l’amour, si tu me fais mourir une dernière fois, du moins le soin de ta liberté te forcera de fuir et tu ne verras plus ton amante… Oui, ce parti est mon unique ressource. Je suis étonné de n’y avoir pas pensé plus tôt.

« En conséquence, le même soir je me mets en embuscade, j’attends mon homme jusqu’à deux heures, il quitte sa voiture à vingt pas et s’avance, je vais au-devant de lui. — Vous ne passerez pas cette nuit avec Mme de Kerlandec, lui dis-je en mettant l’épée à la main. — Il saute en arrière, se défend, me perce de part en part et s’évade.

« Je fus ramassé sur-le-champ par quelqu’un qui sortit de l’hôtel de Kerlandec et qui peut-être attendait le moment d’introduire mon heureux ennemi. Je fus vu du beau-père, d’Aminte elle-même, le désordre, le désespoir se répandirent dans cette maison. Cependant le vieux Kerlandec, malgré sa fureur, se conduisit assez bien. — J’en vois assez, me dit-il, pour comprendre que ma belle-fille me déshonorait ; les yeux d’un rival sont plus clairvoyants que ceux d’un père. Mais, si vous avez de l’honneur, aidez-nous à cacher notre honte ; gardez le secret et comptez sur moi, malgré mes mécontentements ; rétablissez-vous et ne craignez pas que jamais je me venge… Vous n’étiez qu’un extravagant, un autre était plus coupable…

« J’indiquai ma demeure ; on m’y transporta. Cependant je m’applaudissais secrètement de mon combat : je me consolais de ma blessure, en pensant que du moins j’avais rompu la fatale intrigue. On me faisait espérer une prompte guérison, je reprenais goût à la vie. En effet, je me tirais d’affaire en assez peu de temps.

« Dès que je fus rétabli, je me remis à m’informer de Mme de Kerlandec ; mais j’appris que le lendemain de mon aventure, son beau-père l’avait emmenée dans ses terres au fond de la basse Bretagne. J’y courus. Le vieillard, qui le sut aussitôt, craignant de ne pouvoir se défaire assez promptement de moi par la voie du ministère, préféra de me tromper, en me faisant prévenir adroitement que sa belle-fille était allée rejoindre son mari ; celui-ci était pour lors à Saint-Domingue. Je m’embarquai sur le premier bâtiment qui fut prêt pour cette île. J’y trouvai M. de Kerlandec, mais seul et sur le point de retourner en Europe. J’épiai son départ, et m’arrangeai pour repasser à bord du vaisseau qu’il montait, il ne m’avait vu qu’un moment ; j’étais fort changé, il ne me reconnut point. Pendant la traversée, je trouvai le moyen de former quelque liaison avec lui et de le faire souvent parler de sa femme. Il l’aimait à la folie ; mais il ne paraissait pas aussi persuadé qu’elle eût pour lui les mêmes sentiments : et, sans s’ouvrir absolument à moi, il laissait souvent échapper qu’il n’était pas heureux. Je me gardai bien de compromettre dans son esprit celle qui m’était si chère.

« Nous arrivâmes enfin à Bordeaux. Le lendemain du débarquement, comme nous allions visiter ensemble quelques endroits curieux, nous fûmes accostés, dans une rue détournée et peu passagère, par deux hommes, dont l’un, que je reconnus aussitôt, était mon heureux rival. Ce fut lui qui porta la parole : furieux et tirant en même temps l’épée : — M. de Kerlandec, dit-il, se remet sans doute où et comment nous nous sommes vus il y a seize ans ? — Kerlandec pâlit, son adversaire le chargea, le combat fut terrible. Il fallut de même me défendre contre le compagnon de mon rival ; notre parti fut malheureux. M. de Kerlandec fut tué. Je reçus une blessure profonde, les vainqueurs eurent le bonheur de s’esquiver sans être vus.

« Cependant quelqu’un survint ; la justice se mêla de cette affaire. Je ne songeai point à prendre un autre nom que celui de Robert, que j’avais coutume de porter. Je fus soigné et détenu. On fit part de la procédure à Mme de Kerlandec, qui, sortie après la mort de son beau-père d’un couvent où celui-ci l’avait renfermée, était retournée chez elle à Paris. Son étonnement fut extrême d’apprendre que je m’étais trouvé avec son époux à Bordeaux, et qu’on m’avait relevé blessé en même temps que lui mort. Elle manda que ce Robert lui était suspect et que, si j’étais le même qu’une ridicule passion avait déjà rendu coupable de plusieurs actions violentes, je pourrais bien avoir suscité la fatale aventure à son mari, ou m’être battu moi-même contre lui. J’eus beau faire serment de la vérité, désigner le meurtrier de M. de Kerlandec, on procéda contre moi. Cependant je guéris, et l’on me transféra enfin à Paris pour y être confronté. J’eus horreur de paraître en criminel devant une femme à qui, moins malheureux, je n’aurais pas fait déshonneur comme époux. Pendant la route, je séduisis mes conducteurs et m’échappai.

« Depuis ce temps, errant, dévoré de chagrins et d’inquiétudes, j’ai parcouru toute la France ; j’allai enfin à Paris, voulant y mourir après avoir vu une dernière fois Mme de Kerlandec. Mais, le jour même de mon dernier acte de désespoir, je la rencontrai sur la grande route. Elle s’était arrêtée dans une auberge. Je reconnus devant la porte ses armes sur le panneau de la voiture. J’entrai sans me faire voir. Je la vis à mon aise, un peu défaite, mais toujours la plus belle femme de l’univers. Je ne sais où elle allait, je ne m’en suis pas même informé. Mon dernier désir satisfait, je voulais mourir.

« Le reste vous est connu, madame, vous rendez encore une fois à la vie un homme que le sort semble ne conserver que pour avoir le plaisir de le persécuter. Si vous aviez su tout ce que je viens de vous révéler, auriez-vous eu la cruelle bonté de faire prendre soin d’un reste de funestes jours ? »




Fin de la troisième partie.